INTRODUCTION. La présente requête a trait à l’équité de la procédure pénale pour trafic d’influence menée contre le requérant sous l’angle de l’article 6 de la Convention. Elle soulève également une question relative aux obligations des autorités nationales découlant de l’article 34 de la Convention.
QUATRIÈME SECTION
AFFAIRE LUNGU c. ROUMANIE
(Requête no 22078/13)
ARRÊT
STRASBOURG
8 décembre 2020
Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Lungu c. Roumanie,
La Cour européenne des droits de l’homme (quatrième section), siégeant en un comité composé de :
Gabriele Kucsko-Stadlmayer, présidente,
Iulia Antoanella Motoc,
Pere Pastor Vilanova, juges,
et de Ilse Freiwirth, greffière adjointe de section,
Vu :
la requête (no 22078/13) dirigée contre la Roumanie et dont un ressortissant de cet État, M. Manuel-Viorel Lungu (« le requérant »), a saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 27 mars 2013,
la décision de porter la requête à la connaissance du gouvernement roumain (« le Gouvernement »),
les observations des parties,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 17 novembre 2020,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
inTRODUCTION
1. La présente requête a trait à l’équité de la procédure pénale pour trafic d’influence menée contre le requérant sous l’angle de l’article 6 de la Convention. Elle soulève également une question relative aux obligations des autorités nationales découlant de l’article 34 de la Convention.
EN FAIT
2. Le requérant est né en 1979 et réside à Bucarest. Il a été représenté par Me Hatneanu, avocate.
3. Le Gouvernement a été représenté par ses agentes, Mme C. Brumar et, en dernier lieu, Mme O. Ezer, représentantes permanentes de la Roumanie auprès de la Cour européenne des droits de l’homme.
4. Le requérant était, au moment des faits, agent de police rattaché à la direction générale de la police de Bucarest.
I. La procÉdure pénale pour trafic d’influence
A. Les poursuites pénales
5. Le 29 février 2008, un certain N.R. saisit les autorités d’une dénonciation pénale dirigée contre le requérant et un autre agent de police, O.F., alléguant que ceux-ci lui avaient indiqué qu’ils pouvaient intervenir en sa faveur dans une affaire pénale en cours en échange d’un pot-de-vin. Le parquet près le tribunal départemental de Bucarest (« le parquet ») ouvrit une enquête, et il sollicita et obtint des autorisations judiciaires pour l’interception et l’enregistrement des communications du requérant, de N.R. et de O.F. Ces autorisations avaient comme objet les conversations téléphoniques des intéressés ainsi que les autres conversations qu’ils pouvaient avoir eues directement entre eux ou avec des tiers (înregistrări în mediu ambiental).
6. Les autorités d’enquête procédèrent à l’interception et à l’enregistrement des communications visées le 4 mars, les 16, 17 et 18 avril et les 8 et 26 mai 2008. Ces communications furent enregistrées sur des CD et leur contenu fut transcrit dans des procès-verbaux versés au dossier de l’affaire. D’après les allégations faites par le requérant devant la Cour, les transcriptions comportaient des passages inintelligibles et de nombreux points de suspension.
7. Le 26 mai 2008, une opération de flagrant délit fut réalisée. À cette occasion, le requérant fut appréhendé en possession d’une somme de 2 000 euros (EUR), que N.R. venait de lui donner.
8. Le 19 juin 2008, O.F. se rendit au siège du parquet pour prendre connaissance du dossier de poursuites et demanda que les enregistrements qui n’étaient pas utiles pour l’examen de l’affaire fussent retirés du dossier. Le procureur accéda à sa demande.
9. Le 24 juin 2008, le requérant se rendit lui aussi au siège du parquet pour prendre connaissance du dossier de poursuites. D’après le Gouvernement, à cette occasion, l’intéressé a pu prendre connaissance, entre autres, des procès-verbaux contenant la transcription des enregistrements de ses communications et il n’a pas formulé de demandes à cet égard.
10. Au cours de l’enquête du parquet, N.R. fut entendu à plusieurs reprises. Selon le requérant, les déclarations versées au dossier du parquet comportent des divergences dans l’écriture manuscrite de ce témoin.
11. Par un réquisitoire du 15 juillet 2008, le parquet renvoya le requérant en jugement du chef de trafic d’influence.
B. La procédure en première instance
12. L’affaire fut enregistrée par le tribunal départemental de Bucarest (« le tribunal départemental »). Le tribunal entendit les inculpés et décida d’entendre N.R. comme témoin.
1. Les mesures entreprises en vue de la localisation du témoin N.R.
13. N.R. fut cité dans un premier temps à l’adresse figurant dans le dossier du parquet, mais ne se présenta pas.
14. Le 15 février 2010, le tribunal départemental délivra contre lui un mandat d’amener à la même adresse et lui enjoignit de se présenter sous peine de condamnation à une amende d’un montant de 5 000 lei roumains (RON). Il ressort du dossier que le mandat d’amener fut mis en application et que, dans le cadre de cette mise à exécution, le propriétaire de l’immeuble sis à l’adresse indiquée déclara qu’il avait seulement permis à N.R. d’y élire domicile, mais que ce dernier n’avait jamais habité à cette adresse ni donné de nouvelles.
15. À l’issue de l’audience du 15 mars 2010, le tribunal départemental demanda au bureau des registres de la population de lui communiquer l’adresse courante (actualul domiciliu) de N.R.
16. À l’audience du 12 avril 2010, le tribunal reconduisit le mandat d’amener, cette fois à l’adresse figurant dans les registres de la population, et, au terme de cette audience, il procéda à la vérification du dossier du parquet afin d’identifier une autre adresse de N.R., mais sans succès. Aux dires du requérant, aucun élément de preuve n’atteste que cette vérification a bien été faite. S’agissant de l’exécution du mandat d’amener, il ressort du dossier que la propriétaire de l’immeuble visé déclara qu’elle ne connaissait pas N.R. et que celui-ci n’avait jamais habité à l’adresse en question.
17. En vue de l’audience du 7 juin 2010 devant le tribunal départemental, le requérant versa au dossier une note contenant une autre adresse de N.R. Le tribunal cita à nouveau ce dernier à comparaître, mais la citation fut retournée et versée au dossier avec mention du déménagement de son destinataire.
18. Le 21 juin 2010, le requérant versa au dossier une seconde note. Il y indiquait qu’il avait rencontré N.R. par hasard et que ce dernier lui avait dit qu’il n’avait reçu aucune communication du tribunal départemental. Il y précisait que N.R. ne lui avait pas donné son adresse, mais qu’il lui avait communiqué son numéro de téléphone. Sur instruction du juge chargé de l’affaire, un greffier appela ce numéro à plusieurs reprises, mais personne ne répondit.
19. Le 4 août 2010, le tribunal départemental entendit le témoin M.A., qui fournit des informations, entre autres, sur l’employeur et le lieu de travail de N.R. À l’audience du 27 septembre 2010, le tribunal ordonna la citation de N.R. à l’adresse correspondant au lieu de travail et enjoignit au témoin de se présenter sous peine de condamnation à une amende d’un montant de 5 000 RON. Le témoin ne se présenta toujours pas. Le 4 octobre 2010, l’employeur informa le tribunal que N.R. n’était plus son salarié depuis le 26 août 2010.
20. À l’audience du 22 novembre 2010, le tribunal départemental constata l’impossibilité d’entendre N.R., les démarches effectuées dans l’année afin de localiser ce témoin ayant été infructueuses, et fit application des normes procédurales disposant la lecture en audience publique des déclarations faites au cours de l’enquête du parquet (paragraphe 44 ci‑dessous).
2. Les enregistrements des communications du requérant
21. Lors de l’audience publique du 18 janvier 2010, l’avocat du requérant sollicita une copie des enregistrements « pour effectuer certaines vérifications ». Le tribunal rejeta sa demande, au motif que la défense gardait la possibilité d’écouter les enregistrements au cours de la procédure.
22. Devant la Cour, le Gouvernement soutient que ni le requérant ni son avocat n’ont demandé à écouter les enregistrements au cours de la procédure devant le tribunal départemental. Le requérant réplique que la question de l’écoute des enregistrements a été discutée à plusieurs reprises devant le tribunal départemental, mais qu’elle n’a pas été incluse dans les procès-verbaux des audiences, et qu’il entendait écouter ces enregistrements pour pouvoir, si nécessaire, contester leur contenu.
3. Le jugement du tribunal départemental
23. Par un jugement du 3 décembre 2010, le tribunal départemental condamna le requérant à une peine de trois ans d’emprisonnement avec sursis. Le tribunal jugea que le requérant, agissant avec la complicité de O.F., avait réclamé à N.R. la somme de 2 000 EUR en lui promettant d’intervenir en sa faveur dans un dossier pénal en cours. Il s’exprima en ces termes :
« La situation de fait a été établie par le tribunal en corroborant les déclarations du témoin auteur de la dénonciation par les procès-verbaux de constatation du flagrant délit, par [les procès-verbaux de consignation des numéros] de série des billets de banque utilisés pour la réalisation de l’opération de flagrant délit et de remise [aux mains du] témoin à l’origine de la dénonciation N.R. et par [les procès-verbaux de] transcription/reproduction des enregistrements des conversations téléphoniques et des [enregistrements] audio/vidéo directs (realizate în mediu ambiental) ainsi que, en partie, par les déclarations faites par les inculpés au cours de la procédure pénale. »
24. Le tribunal départemental poursuivit son raisonnement en résumant les parties des déclarations de N.R. et des inculpés ainsi que des transcriptions des conversations de ce témoin avec le requérant, qui, de son avis, prouvaient tant le comportement de ce dernier que son intention de commettre l’infraction retenue à sa charge. S’agissant de la demande du requérant visant à ce que les enregistrements de ses conversations fussent écartés du dossier, le tribunal départemental la rejeta au motif que l’interception des communications avait été légalement autorisée et réalisée.
C. La procédure en appel
25. Le requérant interjeta appel contre le jugement du tribunal départemental. Son recours fut enregistré par la cour d’appel de Bucarest (« la cour d’appel »). Dans ses motifs d’appel, le requérant critiquait, entre autres, le défaut d’audition de N.R. en première instance et alléguait que les preuves étaient illégales car, à ses dires, l’interception de ses conversations n’avait pas été autorisée et elle avait été réalisée au cours de l’enquête préliminaire en méconnaissance des normes procédurales.
26. À l’audience du 31 mars 2011, la cour d’appel décida d’entendre N.R. et le cita à comparaître aux adresses figurant dans le dossier (la adresele cunoscute). Il ressort des éléments verses au dossier que la citation fut affichée sur la porte des immeubles, l’agent de la cour d’appel n’ayant pu trouver N.R. pour la lui remettre.
27. À l’audience du 21 avril 2011, la cour d’appel délivra un mandat d’amener contre N.R. mais celui-ci ne put être localisé. Lors de la mise à exécution du mandat, il apparut à nouveau que le propriétaire de l’immeuble sis à l’adresse figurant dans le dossier du parquet avait permis à N.R. d’y élire domicile, mais que celui-ci n’y avait jamais habité (paragraphe 14 ci‑dessus).
28. Le 16 mai 2011, la cour d’appel décerna un deuxième mandat d’amener pour une adresse différente. Lors de la mise à exécution de ce mandat, la propriétaire de l’immeuble visé déclara que N.R. était le concubin de sa nièce, qu’il n’habitait pas dans son immeuble et qu’elle ne connaissait pas son adresse courante parce qu’elle n’entretenait pas de bonnes relations avec lui.
29. Le 7 juin 2011, la cour d’appel délivra un troisième mandat d’amener pour une autre adresse. Le mandat ne put être exécuté parce que l’adresse comportait des erreurs qui ne permirent pas l’identification de l’immeuble.
30. À l’audience du 21 juillet 2011, la cour d’appel releva que des démarches suffisantes avaient été entreprises afin de localiser N.R. (s-au făcut suficiente demersuri pentru audierea martorului) et qu’aucune autre mesure ne pouvait être disposée afin d’entendre ce témoin. En outre, la cour d’appel rejeta la demande de réalisation d’une expertise technique des enregistrements des conversations du requérant au motif que l’intéressé n’avait pas fait d’objections, ni au cours de l’enquête du parquet ni devant le tribunal départemental, et que la demande était dès lors dépourvue de pertinence. Ensuite, la cour d’appel entendit l’avocat du requérant.
31. Il ressort du procès-verbal de l’audience du 21 juillet 2011 que, devant la cour d’appel, l’avocat du requérant contesta principalement la légalité des preuves et exposa, entre autres, que son client ne niait pas avoir eu les conversations en cause, mais que les transcriptions étaient incomplètes et donc que leur contenu était dénaturé. Il en ressort aussi que le représentant du requérant précisa qu’il avait demandé à ce qu’il fût procédé à une écoute des enregistrements et que celle-ci avait été autorisée, mais n’avait pas été possible pour des raisons techniques. Ni la demande d’écoute des enregistrements ni l’autorisation d’une telle mesure par les tribunaux ne figurent dans le dossier devant la Cour. En outre, aucune précision quant à la nature des motifs techniques qui auraient rendu impossible l’écoute de ces enregistrements n’est donnée par le requérant. Quant au Gouvernement, il conteste qu’un tel empêchement ait eu lieu et il signale qu’aucun procès-verbal d’audience n’atteste l’impossibilité d’écouter ou de regarder les enregistrements.
32. Par un arrêt du 25 juillet 2011, la cour d’appel rejeta l’appel et confirma le jugement du tribunal départemental.
D. La procédure de recours
33. Le requérant forma un recours (recurs). Dans les motifs qu’il avança à cet égard, il se plaignait de ne pas avoir pu interroger N.R. en audience publique et d’avoir été condamné sur la base des enregistrements de ses conversations, alors que, selon lui, ces preuves avaient été obtenues de manière illégale. Il plaidait également qu’il n’avait pas pu écouter ces enregistrements et que ceux-ci ne se trouvaient plus dans le dossier.
34. Le recours fut enregistré par la Haute Cour de cassation et de justice (« la Haute Cour »). À l’audience du 2 avril 2012, l’avocat du requérant critiqua le défaut d’audition par les tribunaux du témoin N.R. et l’impossibilité de prendre connaissance de l’intégralité des enregistrements des conversations interceptées à laquelle il aurait été confronté. Le procureur présent à l’audience soutint qu’une copie du CD comportant les enregistrements se trouvait dans le dossier du parquet.
35. Par un arrêt rendu le même jour, la Haute Cour rejeta le recours et confirma les décisions rendues en première instance et en appel. S’agissant de l’audition de N.R., la Haute Cour constata que celle-ci n’avait pas été possible, même si ce témoin avait été cité à comparaître de manière conforme aux normes procédurales. Quant à l’interception des communications, la Haute Cour jugea qu’elle avait été décidée de manière légale et que les procès-verbaux de transcription des enregistrements devaient être examinés à la lumière des autres éléments de preuve. La Haute Cour ajouta ce qui suit :
« Il convient d’observer que […] les inculpés n’ont pas contesté le contenu [des procès-verbaux de transcription des enregistrements] au cours de l’enquête pénale et [que], lors de la phase judiciaire, la juridiction d’appel s’est prononcée [à cet égard], jugeant que la preuve n’était pas utile en l’espèce […]
(…)
Après [la fin de l’enquête pénale], le suspect ou l’inculpé a le droit de prendre connaissance des enregistrements [et dispose de] la possibilité de les contester ; ces droits ont été respectés en l’espèce, le tribunal (instanţa) ayant approuvé au cours de l’enquête judiciaire la réalisation d’une expertise criminalistique. »
36. Il ressort d’une attestation délivrée par la Haute Cour que l’arrêt du 2 avril 2012 fut rédigé le 24 mai 2012, dactylographié (tehnoredactat) le 15 juin 2012 et mis à la disposition des parties (a devenit disponibil părţilor) le 28 septembre 2012.
E. La question des supports d’enregistrement des conversations du requérant
37. Devant la Cour, le requérant a produit une attestation qu’il dit avoir obtenue du greffe du tribunal départemental et sur laquelle figurent un tampon censé être celui de cette juridiction ainsi que des signatures supposées être celles d’un juge et d’un greffier, non nommément désignés. Selon ce document, les supports d’enregistrement des conversations (suporţi audio-video) du requérant avaient été détruits en décembre 2011.
38. À ce sujet, le requérant a indiqué avoir formulé en août 2015 une plainte administrative devant le tribunal départemental pour dénoncer la destruction de ces supports ainsi que l’absence du dossier des déclarations de N.R. – alléguées par lui – et s’être vu répondre par cette instance que les supports n’avaient pas été détruits et que les déclarations figuraient bien au dossier. Il a ajouté que, par la suite, en octobre 2015, il avait déposé une plainte pénale et que l’examen de celle-ci était toujours pendant.
39. Le Gouvernement a répliqué en contestant l’authenticité de l’attestation produite par le requérant devant la Cour. Il a soumis une note du 4 juillet 2018 émanant du tribunal départemental. D’après ce document, les auteurs des signatures apposées sur l’attestation n’avaient pas pu être identifiés, le tampon utilisé ne correspondait pas à celui du tribunal et les termes juridiques n’étaient pas correctement employés. Toujours selon ce document, les moyens de preuve utilisés dans des dossiers pénaux n’étaient jamais détruits et seuls les biens ayant fait l’objet d’une confiscation pouvaient être détruits.
40. Auparavant, le 29 juin 2018, le parquet près le tribunal départemental avait informé le Gouvernement qu’il conservait les supports des enregistrements des conversations réalisés les 4 mars, 16, 17 et 18 avril et 8 mai 2008.
II. La procédure pénale pour faux EN ÉCRITURE ENGAGée par les autorités après la communication de la requête
41. Le 6 juillet 2018, le tribunal départemental saisit le parquet aux fins de la vérification de la manière dont l’attestation produite par le requérant devant la Cour avait été rédigée. Le parquet procéda à l’ouverture d’un dossier pénal.
42. Le 18 septembre 2018, le requérant fut entendu comme témoin dans le cadre de ce dossier. Le 2 octobre 2018, il fut de nouveau entendu et, à cette occasion, il apprit que sa plainte pénale déposée en 2015 (paragraphe 38 ci-dessus) avait été jointe à ce dossier. Le 4 octobre 2018, il sollicita du parquet la communication des copies des documents versés au dossier, au motif qu’il en avait besoin pour les déposer devant la Cour. Seule une copie de sa plainte pénale lui fut remise.
43. Les parties n’ont pas informé la Cour de l’issue de cette procédure.
LE CADRE JURIDIQUE INTERNE PERTINENT
44. L’ancien code de procédure pénale, en vigueur jusqu’au 1er février 2014, comportait les dispositions pertinentes en l’espèce suivantes :
Article 83 – L’obligation de comparution [du témoin]
« Une personne appelée [à déposer] en qualité de témoin doit comparaître au lieu, au jour et à l’heure indiqués dans la citation et a le devoir de dire tout ce qu’elle sait des faits de l’affaire. »
Article 327– L’audition du témoin, de l’expert ou de l’interprète
« (…)
3. Si l’audition de l’un des témoins n’est plus possible, le tribunal ordonne la lecture de la déclaration faite au cours des poursuites pénales et en tient compte pour juger l’affaire.
(…) »
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 DE LA CONVENTION
45. Le requérant se plaint d’un défaut d’équité de la procédure pénale menée contre lui, à raison de la non-audition par les tribunaux du témoin N.R. et de l’utilisation des transcriptions des enregistrements de ses conversations qu’il n’aurait pas pu consulter et dont il n’aurait pas pu obtenir l’expertise. Il invoque l’article 6 de la Convention, qui est ainsi libellé en ses parties pertinentes en l’espèce :
« 1. Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (…) et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial, (…) qui décidera (…) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. (…).
(…)
3. Tout accusé a droit notamment à :
(…)
d) interroger ou faire interroger les témoins à charge (…) ;
(…) »
A. Sur la recevabilité
46. Le Gouvernement soulève une exception de tardivité de la requête. Il plaide qu’en l’espèce le délai de six mois devrait être calculé à compter du 2 avril 2012, date à laquelle la Haute Cour a rendu son arrêt définitif, et non pas à la date, ultérieure, de la mise à disposition de l’arrêt aux parties. Il estime que les griefs du requérant ne sont pas liés à la motivation de l’arrêt et ont trait à des aspects antérieurs à la rédaction de l’arrêt définitif et que l’intéressé n’a pas fourni de justifications pour avoir attendu la mise à disposition de l’arrêt définitif avant de saisir la Cour. À titre subsidiaire, il invite la Cour à envisager que l’arrêt définitif ait pu être rédigé à une date antérieure au 28 septembre 2012, eu égard au fait que, selon l’attestation délivrée par la Haute Cour, l’arrêt a été dactylographié le 15 juin 2012, et il exprime l’avis que l’intéressé aurait pu en réalité prendre connaissance du contenu de l’arrêt avant le 27 septembre 2012.
47. Le requérant indique qu’il a pris connaissance de l’arrêt définitif de la Haute Cour le 28 septembre 2012 et il estime que le délai de six mois doit être calculé à compter de cette date. Il dit avoir entrepris des démarches avant cette date afin de prendre connaissance du contenu de l’arrêt définitif, mais sans succès. Il argue également qu’il ne pouvait pas valablement saisir la Cour sans avoir connaissance de la motivation retenue par la Haute Cour.
48. La Cour rappelle que, lorsque le requérant est en droit de se voir signifier d’office une copie de la décision interne définitive, il est plus conforme à l’objet et au but de l’article 35 § 1 de la Convention de considérer que le délai de six mois commence à courir à compter de la date de la signification de la copie de la décision et que, lorsque la signification n’est pas prévue en droit interne, il convient de prendre en considération la date de la « mise au net » de la décision, date à partir de laquelle les parties peuvent réellement prendre connaissance de son contenu (Papachelas c. Grèce [GC], no 31423/96, § 30, CEDH 1999‑II).
49. En l’espèce, la Cour observe que le Gouvernement ne conteste pas que le requérant a pris connaissance de l’arrêt définitif de la Haute Cour le 28 septembre 2012. Le Gouvernement argue toutefois que l’intéressé aurait pu saisir la Cour avant de prendre connaissance de la motivation retenue par la Haute Cour (paragraphe 46 ci-dessus). Or une telle thèse ne cadre pas avec la jurisprudence de la Cour (Papachelas, précité, § 30). Quant à la possibilité pour le requérant d’entreprendre des démarches pour obtenir une copie de l’arrêt définitif à une date antérieure à la date de sa communication (paragraphe 46 ci‑dessus), la Cour note qu’une telle suggestion du Gouvernement relève de la spéculation, dans la mesure où celui-ci ne mentionne pas de base juridique ni ne fait état d’une pratique courante des tribunaux internes dont l’intéressé aurait pu se prévaloir. Elle constate que l’arrêt définitif de la Haute Cour a été mis à la disposition des parties le 28 septembre 2012 (paragraphe 36 ci-dessus) et que le délai de six mois a commencé à courir en l’espèce à compter de cette date. Il convient donc de rejeter l’exception soulevée par le Gouvernement.
50. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour le déclare recevable.
B. Sur le fond
51. La Cour note que le grief du requérant comporte deux branches, qu’il convient d’examiner séparément.
1. Sur le défaut d’audition du témoin N.R.
a) Thèses des parties
52. Le requérant estime que les déclarations du témoin N.R. ont été déterminantes pour justifier sa condamnation. Il soutient que, s’il avait pu confronter ce témoin en audience publique, il aurait pu présenter des arguments complets sur la légalité des autres éléments de preuve, notamment sur la manière dont l’interception de ses communications avait été réalisée. Il expose que les efforts déployés par les autorités afin de localiser le témoin n’ont pas été suffisants et que l’absence de ce dernier n’était pas justifiée par une raison sérieuse. Aux dires du requérant, les éléments du dossier font plutôt penser que N.R. n’a simplement pas souhaité témoigner devant les tribunaux, alors qu’il avait une obligation légale en ce sens. Toujours à ses dires, les démarches entreprises par les tribunaux afin d’assurer la comparution du témoin n’ont pas été efficaces et n’ont pas été accompagnées de mesures telles que l’application d’une amende. Selon le requérant, N.R. était partie à une procédure pénale conduite en même temps que la procédure visée en l’espèce et, dans le cadre de cette première procédure, il a pu être localisé par la police et il s’est d’ailleurs présenté au bureau de police où lui-même l’avait rencontré le 21 juin 2010.
53. Le requérant allègue qu’il n’a bénéficié d’aucune garantie procédurale pour contrebalancer l’absence du témoin devant les tribunaux. La lecture en audience publique des déclarations de N.R. – dont le requérant met en doute la véracité en raison de divergences d’écriture dans les déclarations versées au dossier – ne représenterait pas une telle garantie.
54. Le Gouvernement réplique que les autorités ont accompli les diligences nécessaires afin de localiser N.R. et que l’absence de ce témoin ne peut pas leur être imputée. Il estime qu’aucune autre mesure ne pouvait être prise pour se renseigner sur le lieu de résidence de ce témoin. De son avis, ce dernier n’a pas souhaité comparaître devant les tribunaux et son attitude a rendu impossible sa localisation. Le Gouvernement invite en conséquence la Cour à constater qu’il y avait de bonnes raisons pour les juridictions internes d’admettre les déclarations du témoin absent, compte tenu de l’impossibilité de localiser celui-ci malgré les efforts déployés. En outre, le Gouvernement estime que les dépositions de N.R. n’ont pas été la preuve unique ou déterminante dans l’affaire, puisque les juridictions internes les auraient prises en compte en se rapportant aux autres éléments de preuve, tels les déclarations du requérant et d’un autre témoin et les enregistrements réalisés. Il conclut que la procédure a été équitable dans son ensemble.
b) Appréciation de la Cour
i. Principes généraux
55. La Cour se réfère aux principes pertinents en la matière concernant les critères d’appréciation des griefs formulés sur le terrain de l’article 6 §§ 1 et 3 d) de la Convention pour ce qui est de l’absence des témoins à l’audience, tels qu’exposés dans les arrêts Al-Khawaja et Tahery c. Royaume-Uni ([GC], nos 26766/05 et 22228/06, §§ 118-147, CEDH 2011) et Schatschaschwili c. Allemagne ([GC], no 9154/10, §§ 100-131, CEDH 2015).
56. Dans son arrêt Schatschaschwili, la Cour a rappelé que, selon les principes dégagés dans l’arrêt Al-Khawaja et Tahery (précité), l’examen de la compatibilité avec l’article 6 §§ 1 et 3 d) de la Convention d’une procédure dans laquelle les déclarations d’un témoin qui n’a pas comparu et n’a pas été interrogé pendant le procès sont utilisées à titre de preuves comporte trois étapes (Schatschaschwili, précité, § 107). Ainsi, la Cour doit rechercher :
i. s’il existait un motif sérieux justifiant la non-comparution du témoin et, en conséquence, l’admission à titre de preuve de sa déposition (ibidem, §§ 119-122) ;
ii. si la déposition du témoin absent a constitué le fondement unique ou déterminant de la condamnation (ibidem, §§ 123-124) ; et
iii. s’il existait des éléments compensateurs, notamment des garanties procédurales solides, suffisants pour contrebalancer les difficultés causées à la défense en conséquence de l’admission d’une telle preuve et pour assurer l’équité de la procédure dans son ensemble (ibidem, §§ 125-131).
57. Il y a lieu d’insister sur le fait que l’absence de motifs sérieux justifiant la non‑comparution d’un témoin ne peut en soi rendre un procès inéquitable. Cela étant, le manque de tels motifs constitue un élément de poids s’agissant de l’appréciation de l’équité globale d’un procès : pareil élément est susceptible de faire pencher la balance en faveur d’un constat de violation de l’article 6 §§ 1 et 3 d) de la Convention (ibidem, § 113 in fine). De plus, le souci de la Cour étant de s’assurer que la procédure dans son ensemble était équitable, elle doit vérifier s’il existait des éléments compensateurs suffisants non seulement dans les affaires où les déclarations d’un témoin absent constituaient le fondement unique ou déterminant de la condamnation de l’accusé, mais aussi dans celles où elle juge difficile de discerner si ces éléments constituaient la preuve unique ou déterminante mais est néanmoins convaincue qu’ils revêtaient un poids certain et que leur admission pouvait avoir causé des difficultés à la défense. La portée des facteurs compensateurs nécessaires pour que le procès soit considéré comme équitable dépendra de l’importance que revêtent les déclarations du témoin absent. Plus cette importance est grande, plus les éléments compensateurs devront être solides afin que la procédure dans son ensemble soit considérée comme équitable (ibidem, § 116 ; Seton c. Royaume-Uni, no 55287/10, § 59, 31 mars 2016).
58. La Cour doit donc vérifier les trois étapes du critère Al‑Khawaja et Tahery – dans l’ordre défini dans cet arrêt –, tout en gardant à l’esprit que ces étapes sont interdépendantes et, prises ensemble, servent à établir si la procédure pénale dans le cas d’espèce a été globalement équitable (Schatschaschwili, précité, § 118).
ii. Application au cas d’espèce
59. S’agissant de la question de savoir si l’absence du témoin N.R. était justifiée par un motif sérieux, la Cour note que tant le tribunal départemental que la cour d’appel ont cité ce témoin à comparaître, mais que celui-ci ne s’est pas présenté (paragraphes 20 et 30 ci-dessus). Il ressort des éléments soumis à la Cour que l’intéressé n’a pas pu être trouvé aux adresses indiquées par les parties et les autres témoins ou à celles identifiées par les juridictions au cours de la procédure (paragraphes 13-19 et 26-29 ci‑dessus). Toutefois, la Cour doute que les juridictions internes aient entrepris des démarches suffisantes afin de localiser ce témoin. En effet, il résulte des allégations du requérant, non contredites par le Gouvernement, que N.R. avait été en contact direct avec la police dans le cadre d’une procédure menée en même temps que la procédure visée en l’espèce (paragraphes 52 et 54 ci-dessus ; voir aussi paragraphe 18 ci-dessus). Le Gouvernement admet d’ailleurs que ce témoin n’a pas souhaité comparaître (paragraphe 54 ci-dessus), alors que, selon le code de procédure pénale, les personnes citées comme témoins ont l’obligation légale de se présenter devant les tribunaux et de faire une déclaration (paragraphe 44 ci-dessus). Dans ces circonstances, la Cour est sceptique quant à la question de savoir si les juridictions roumaines ont déployé tous les efforts que l’on pouvait raisonnablement attendre d’elles pour assurer la comparution de N.R.
60. S’agissant ensuite du poids qu’ont revêtu les dépositions du témoin absent dans la condamnation du requérant, la Cour note que le tribunal départemental s’est fondé sur les déclarations que N.R. avait faites en qualité de témoin auteur d’une dénonciation et sur d’autres éléments de preuve en lien avec la personne de N.R., tels le procès-verbal de flagrant délit auquel ce témoin avait aussi participé ou les enregistrements des conversations que ce dernier avait eues avec le requérant (paragraphes 23 et 24 ci-dessus). La Cour en déduit que les déclarations de N.R. ont eu un poids certain dans la mesure où elles ont déterminé la conduite de l’enquête par le parquet et les mesures qui ont été disposées dans ce cadre, telles l’interception des communications du requérant et l’organisation d’une procédure de flagrant délit. La Cour note de plus que la situation de fait que le tribunal départemental a établie sur la base de ces éléments de preuve a ensuite été confirmée par les juridictions d’appel et de recours (paragraphes 32 et 35 ci‑dessus). Dans ces conditions, la Cour est convaincue que les déclarations de N.R. revêtaient un poids certain, voire de grande importance, et que leur administration a causé des difficultés à la défense (Valdhuter c. Roumanie, no 70792/10, § 49, 27 juin 2017).
61. La Cour doit ensuite examiner s’il existait des éléments compensateurs suffisants pour contrebalancer les difficultés causées à la défense par l’impossibilité de contre-interroger N.R. Elle note que, puisqu’il n’avait pas pu entendre le témoin, le tribunal départemental a procédé à la lecture en audience publique des déclarations que N.R. avait faites au cours de l’enquête (paragraphe 20 ci‑dessus). Une telle possibilité, qui découle des normes de procédure pénale (paragraphe 44 ci-dessus), peut représenter un facteur compensateur à prendre en considération (voir, en ce sens, D et autres c. Roumanie, no 75953/16, § 107 in fine, 14 janvier 2020). Cependant, d’autres éléments sont sujets à caution. La Cour note en effet que tant la cour d’appel que la Haute Cour se sont limitées à constater que la procédure de citation avait été respectée (paragraphes 30 et 35 ci-dessus) sans rechercher si l’absence du témoin pouvait avoir un impact sur l’équité de la procédure. Elle estime que les juridictions nationales n’ont pas abordé les dépositions du témoin absent avec prudence, alors que le tribunal départemental avait établi la situation de fait sur la base des déclarations que N.R. avait faites au cours de l’enquête (paragraphes 23-24 ci-dessus). La Cour renvoie à son constat selon lequel les autres éléments de preuve ayant justifié la condamnation du requérant, tels le procès-verbal de flagrant délit ou les enregistrements susmentionnés, reposaient sur les déclarations de N.R. (paragraphe 60 ci‑dessus), et elle estime que, dans ce contexte, l’existence d’éléments de preuve autres que ces déclarations ne peut passer pour avoir contrebalancé de manière adéquate les difficultés causées à la défense (voir, a contrario, Virgil Dan Vasile c. Roumanie, no 35517/11, § 69, 15 mai 2018).
62. Compte tenu de la procédure prise dans son ensemble, la Cour observe qu’il n’a pas été valablement démontré que l’absence du témoin N.R. était justifiée par un motif sérieux. Elle note également que les dépositions de N.R. ont revêtu un poids certain dans la condamnation du requérant et que les éléments compensateurs dont ce dernier a bénéficié n’ont pas été suffisants et de nature à contrebalancer les difficultés rencontrées par la défense.
63. Partant, il y a eu violation de l’article 6 §§ 1 et 3 d) de la Convention.
2. Sur l’utilisation des enregistrements effectués au cours de la procédure
64. Le requérant critique l’utilisation au cours de la procédure pénale des transcriptions des enregistrements de ses conversations qu’il n’aurait pas pu consulter et dont il n’aurait pas pu obtenir l’expertise.
65. Eu égard à la conclusion à laquelle elle est parvenue quant au défaut d’audition du témoin N.R. (paragraphe 62 ci-dessus), la Cour estime qu’il n’y a pas lieu d’examiner cette branche du grief présenté par le requérant sous l’angle de l’article 6 de la Convention.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 34 DE LA CONVENTION
66. Après la communication de la requête, le requérant a allégué que la procédure pénale pour faux en écriture engagée à la demande du tribunal départemental (paragraphe 41 ci-dessus) était la conséquence de l’introduction de sa requête devant la Cour et il a déclaré qu’il craignait de devenir un suspect dans le cadre de cette procédure. Il invoque l’article 34 de la Convention, ainsi libellé :
« La Cour peut être saisie d’une requête par toute personne physique, toute organisation non gouvernementale ou tout groupe de particuliers qui se prétend victime d’une violation par l’une des Hautes Parties contractantes des droits reconnus dans la Convention ou ses Protocoles. Les Hautes Parties contractantes s’engagent à n’entraver par aucune mesure l’exercice efficace de ce droit. »
67. Le Gouvernement indique que les fonctionnaires publics ont l’obligation, de par les dispositions pertinentes en la matière du code pénal, de saisir le parquet s’ils prennent connaissance, dans l’exercice de leurs fonctions, de la commission d’une infraction. Il ajoute ce qui suit : en l’espèce, la saisine du parquet par le tribunal départemental a été faite en application de ces normes légales ; or il a été procédé à cette saisine cinq ans après celle de la Cour par le requérant et il n’a nullement été porté atteinte aux droits de l’intéressé ; celui-ci a ainsi pu présenter ses arguments devant la Cour, de même que des observations supplémentaires à cet égard ; de plus, l’enquête pénale a pour but de vérifier la contradiction entre le contenu de l’attestation produite par le requérant – selon laquelle les supports des enregistrements ont été détruits – et la réalité, confirmée par le parquet, qui possède toujours ces supports.
68. Le Gouvernement estime que le fait que l’intéressé a été amené à déposer comme témoin dans le cadre de la procédure en cause n’a pas porté atteinte à son droit de saisir la Cour. Il précise que la déposition du requérant était nécessaire pour clarifier la manière dont celui-ci s’était procuré l’attestation en question et qu’il ne s’agit pas, au moyen de ladite enquête, de vérifier le comportement de l’intéressé. Il ajoute que, lors de ses auditions, le requérant n’a pas été menacé et n’a pas été contraint de donner des informations sur sa requête devant la Cour autres que celles qui étaient nécessaires pour clarifier les circonstances dans lesquelles il s’était procuré l’attestation.
69. Le requérant réplique que la procédure pénale pour faux en écriture est en réalité dirigée contre lui parce qu’il a été le seul à s’être servi de l’attestation en question. Il reproche au parquet d’avoir refusé de lui communiquer les copies des documents versés au dossier. Il indique qu’il s’était déjà plaint en 2015 devant les autorités nationales de la destruction – alléguée par lui – des supports d’enregistrement de ses conversations et il s’étonne que les autorités n’aient réagi en déclenchant les poursuites pénales qu’après la communication de sa requête par la Cour. Selon lui, son éventuelle condamnation dans le cadre de cette procédure serait la conséquence directe de l’introduction de sa requête devant la Cour, tandis qu’un classement des poursuites aurait comme effet d’avoir jeté le doute sur le bien-fondé de ses allégations devant la Cour.
70. La Cour rappelle que, pour que le mécanisme de recours individuel instauré à l’article 34 de la Convention soit efficace, il est de la plus haute importance que les requérants, déclarés ou potentiels, soient libres de communiquer avec elle, sans que les autorités ne les pressent en aucune manière de retirer ou modifier leurs griefs. Le terme « presse[r] » vise non seulement la coercition directe et les actes flagrants d’intimidation des requérants, déclarés ou potentiels, de leur famille ou de leurs représentants en justice, mais aussi les actes ou contacts indirects et de mauvais aloi tendant à dissuader ceux-ci ou à les décourager de se prévaloir du recours qu’offre la Convention (Iambor c. Roumanie (no 1), no 64536/01, § 212, 24 juin 2008).
71. En l’espèce, la Cour note que le requérant n’est pas privé de liberté, qu’il est représenté devant elle par un avocat de son choix et qu’il a pu et peut toujours communiquer librement avec elle. Elle note ensuite que le requérant a été cité à comparaître dans la procédure pénale pour faux en écriture en qualité de témoin et que ses craintes de devenir un suspect dans le cadre de cette procédure ne sont pas étayées par des éléments de preuve. En effet, en l’absence d’informations récentes sur le déroulement de cette instance, la Cour conclut que, deux ans environ après son déclenchement, le requérant conserve sa qualité de témoin. En outre, elle relève qu’il n’a pas été établi devant elle que, lors de son interrogatoire en tant que témoin dans le cadre de cette procédure, l’intéressé ait fait l’objet, de la part des policiers ou du procureur, de pressions ou d’intimidations ou bien de quelconques remarques relatives à sa requête (voir, a contrario, Salman c. Turquie [GC], no 21986/93, § 131, CEDH 2000‑VII). Dès lors, elle estime que la conduite de la procédure pénale pour faux en écriture n’a pas empiété sur l’examen, par ses soins, de la présente requête (voir, mutatis mutandis, Blaj c. Roumanie, no 36259/04, §§ 164-165, 8 avril 2014).
72. Partant, la Cour conclut que les autorités roumaines n’ont pas manqué en l’espèce à leurs obligations au titre de la seconde phrase de l’article 34 de la Convention.
III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
73. Aux termes de l’article 41 de la Convention :
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
74. Le requérant réclame 10 000 euros (EUR) au titre du préjudice moral qu’il dit avoir subi.
75. Le Gouvernement estime que le constat de violation pourrait constituer une réparation suffisante et que la somme sollicitée est excessive au regard de la jurisprudence de la Cour.
76. La Cour considère qu’il y a lieu d’octroyer au requérant 6 000 EUR pour préjudice moral.
B. Frais et dépens
77. Le requérant demande 4 633,92 EUR au titre des frais et dépens engagés, et il sollicite le versement direct de cette somme sur le compte bancaire de son avocate. Il produit une note de frais mentionnant le type de services prestés par sa représentante et le tarif horaire correspondant, ainsi qu’un contrat d’assistance juridique aux termes duquel le paiement des honoraires dus s’effectuera directement auprès de celle-ci.
78. Le Gouvernement estime que la somme demandée est excessive au regard des services prestés par le conseil de l’intéressé.
79. Compte tenu des documents dont elle dispose et de sa jurisprudence, la Cour octroie au requérant la somme de 1 550 EUR, à verser directement à son avocate.
C. Intérêts moratoires
80. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 §§ 1 et 3 d) de la Convention à raison du défaut d’audition du témoin N.R. lors des débats ;
3. Dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner la branche du grief formulé sur le terrain de l’article 6 de la Convention quant à l’utilisation des enregistrements des conversations du requérant ;
4. Dit que l’État défendeur n’a pas manqué à ses obligations au regard de l’article 34 de la Convention ;
5. Dit,
a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans un délai de trois mois, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement :
i. 6 000 EUR (six mille euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt, pour dommage moral,
ii. 1 550 EUR (mille cinq cent cinquante euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme par le requérant à titre d’impôt, pour frais et dépens, à verser directement à son avocate,
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
6. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 8 décembre 2020, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Ilse Freiwirth Gabriele Kucsko-Stadlmayer
Greffière adjointe Présidente
Dernière mise à jour le décembre 8, 2020 par loisdumonde
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