Wiegandová c. République tchèque

Résumé juridique
Janvier 2024

Wiegandová c. République tchèque – 51391/19

Arrêt 11.1.2024 [Section V]
Article 1 du Protocole n° 1
Article 1 al. 1 du Protocole n° 1
Respect des biens
Article 1 al. 2 du Protocole n° 1
Réglementer l’usage des biens

Appartement appartenant à la requérante grevé d’une servitude ex lege à titre gratuit créée en faveur d’une coopérative de logement par la législation relative à la restitution des biens : non-violation

En fait– En 2003, la requérante hérita d’un immeuble de rapport dont son compagnon était devenu propriétaire en 1991 dans le cadre des mesures de restitution par l’État prévues par la loi no 87/1991 sur les réhabilitations extrajudiciaires, étant donné que ledit immeuble avait fait l’objet d’une expropriation en faveur de l’État en 1961 alors qu’il appartenait au prédécesseur légal du compagnon de la requérante. Le bâtiment comptait, parmi d’autres logements et des locaux non résidentiels, six appartements qui avaient été bâtis par une coopérative de construction au cours de la période où il appartenait à l’État. Depuis 1992, ces appartements étaient grevés, en vertu de la mesure législative no 297/1992, d’une servitude en faveur d’une coopérative de logement, laquelle les avait achetés à la coopérative de construction en 1987. En 2009, la requérante fit relativement à l’immeuble une déclaration du propriétaire, sur la base de laquelle des parties spécifiquement définies du bâtiment furent enregistrées comme logements ou comme locaux non résidentiels ; au total, l’immeuble était constitué de 59 locaux et logements, en comptant ceux bâtis par la coopérative de construction. La requérante devint propriétaire de l’ensemble de ces locaux et logements. Les servitudes en faveur de la coopérative de logement concernant l’usage des six appartements furent préservées. Entre 2009 et 2019, la requérante vendit successivement 58 des 59 locaux et logements que comptait l’immeuble, dont cinq des appartements grevés par les servitudes, lesquels furent achetés par leurs occupants, qui étaient membres de la coopérative. Elle demeure propriétaire du dernier appartement. Elle a engagé des recours visant à mettre fin à la servitude ou à la réduire, sans succès.

En droit

Article 1 du Protocole no 1 :

a) Sur l’existence d’une ingérence

Il ne fait pas de doute que la persistance de la servitude pesant sur l’appartement dont la requérante est toujours propriétaire a limité la jouissance par elle de cet appartement. En particulier, du fait de cette servitude, la requérante ne peut pas utiliser l’appartement, étant donné que la coopérative est investie des droits et obligations afférents à la qualité de propriétaire, sans limitation de durée, ainsi que du droit de percevoir les loyers versés par les occupants actuels de l’appartement. De fait, il apparaît que la requérante ne peut conclure aucune transaction relative à l’appartement, à l’exception de sa vente. Dès lors, il y a donc eu une ingérence dans l’exercice par la requérante de son droit de propriété, et cette ingérence relève du champ d’application du deuxième paragraphe de l’article 1 du Protocole no 1, qui autorise les États contractants à réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général.

b) Sur la légalité de l’ingérence et sa « conformité à l’intérêt général »

La servitude était fondée sur la mesure législative no 297/1992, portant modification de la loi no 42/1992. Par ailleurs, les servitudes qui, comme celle en cause en l’espèce, découlaient du processus de restitution des biens immobiliers confisqués par le régime antérieur communiste avaient pour but de réglementer les relations entre deux groupes de personnes titulaires de droits de propriété protégés par l’article 1 du Protocole no 1 : d’une part les propriétaires d’origine ou leurs successeurs légaux, auxquels l’État restituait les biens immobiliers en question, et d’autre part les membres des coopératives de logement auxquelles le régime communiste avait donné la possibilité de bâtir, à leurs frais, des appartements sur le terrain des biens immobiliers faisant l’objet de la restitution. Dans ces circonstances, la Cour admet que la servitude pesant sur l’appartement dont la requérante est propriétaire était et continue à être non seulement dans l’intérêt de la coopérative de logement et de ses membres mais aussi dans l’intérêt général de la société dans son ensemble. En outre, les relations juridiques créées par la servitude litigieuse sont demeurées inchangées au fil du temps.

c) Sur la proportionnalité de l’ingérence

Lorsque la requérante a hérité de la propriété de l’immeuble, en 2003, elle devait avoir connaissance de l’existence de la servitude pesant sur les appartements en question et du régime juridique applicable, et, en particulier, du fait que la servitude n’était en principe pas limitée dans le temps et que l’amélioration du bâtiment résultant de la construction des appartements par une coopérative de construction était considérée comme une indemnité suffisante pour la restriction pesant sur le droit de propriété. Or elle a accepté l’héritage et elle est donc devenue propriétaire du bien en question. Depuis lors, aucune évolution législative, jurisprudentielle ou autre n’a conduit à une modification de son statut légal, à savoir celui de propriétaire d’un bien dont une partie est grevée d’une servitude créée ex lege par la mesure législative pertinente. Il n’y a pas non plus d’éléments de nature à étayer l’idée que la requérante ait pu, à quelque moment que ce soit, avoir une espérance légitime, au sens de la jurisprudence relative à la Convention, de voir les règles applicables à la servitude évoluer dans un sens rendant possible d’y mettre fin ou de la réduire.

Même s’il convient de prendre en considération, pour déterminer si un juste équilibre a été ménagé entre les intérêts en jeu, l’absence d’indemnisation relative aux restrictions permanentes que la servitude fait peser sur la jouissance par la requérante de son droit de propriété sur l’appartement et en particulier à l’impossibilité pour elle de l’utiliser et de le louer librement, cette absence d’indemnisation n’est pas en elle-même suffisante pour s’analyser en une violation de l’article 1 du Protocole no 1. À cet égard, la Cour prend note du caractère spécifique des servitudes créées ex lege par la mesure législative no 297/1992, ainsi que du fait que cette mesure a été approuvée par la Cour constitutionnelle, qui a exclu les servitudes litigieuses du champ d’application de l’article 11 § 4 de la Charte des droits et libertés fondamentaux tchèque, selon lequel toute limitation du droit de propriété doit faire l’objet d’une indemnisation. Il s’agit du résultat d’un compromis difficile effectué par l’État dans la situation complexe de la transition postcommuniste dans le domaine du droit de propriété. Les États contractants jouissent d’une large marge d’appréciation dans de tels contextes spécifiques.

Pour apprécier la proportionnalité de l’ingérence en cause, il convient de tenir compte non seulement de la situation de l’appartement restant mais aussi du fait que la requérante a tiré une somme importante de la vente de la plupart des logements et des locaux non résidentiels de l’immeuble.

Les juridictions internes ont jugé que l’écoulement du temps ne pouvait à lui seul entraîner une rupture de l’équilibre existant entre d’une part une amélioration durable du bien et d’autre part des restrictions à l’exercice du droit de propriété sur ce bien. Elles ont expliqué que, par la mesure législative no 297/1992, le législateur avait mis en balance les deux droits réels et imprescriptibles absolus en jeu – le droit de propriété de la requérante sur les appartements et le droit de propriété de la coopérative de logement sur le bien créé – en établissant un type de servitude particulier. Elles ont jugé que le simple écoulement du temps ne pouvait en conséquence pas avoir constitué dans ces circonstances un changement entraînant un grave déséquilibre entre le préjudice causé par la servitude et le bénéfice qu’elle procurait à sa titulaire, ce qui aurait pu être un motif d’annulation ou de limitation de la servitude. Elles ont ajouté que mettre fin à la servitude existant en faveur de la coopérative entraînerait l’extinction d’un droit de propriété, à savoir le droit de location de l’appartement en question, ainsi qu’une dépréciation de la part sociale du locataire, et qu’une réduction de la servitude impliquerait que la coopérative de logement devrait verser à la requérante une somme allant au-delà du montant statutaire des contributions versées par ses membres pour l’usage des logements.

Il apparaît que les juridictions internes ont pris en considération tous les éléments disponibles, et leurs conclusions sont cohérentes au regard de la pratique jurisprudentielle interne pertinente, y compris la jurisprudence de la Cour constitutionnelle. Il est important de noter que la Cour constitutionnelle a considéré que le caractère permanent de la servitude était essentiel pour la préservation des droits de propriété acquis en échange de contributions financières par des personnes privées de bonne foi, à savoir la coopérative et ses membres.

Eu égard aux considérations qui précèdent, et soulignant par-dessus tout que l’État défendeur jouit d’une ample marge d’appréciation, la Cour juge que la servitude pesant sur l’appartement qui est demeuré propriété de la requérante n’a pas fait peser sur celle-ci une charge spéciale et exorbitante. Dès lors, dans les circonstances spécifiques de l’espèce, l’équilibre entre les intérêts de la communauté et ceux de la requérante n’a pas été rompu.

Conclusion : non-violation (unanimité).

(Voir aussi Pincová et Pinc c. République tchèque, no 36548/97, 5 novembre 2002, résumé juridique ; Velikovi et autres c. Bulgarie, nos 43278/98 et al., 15 mars 2007, résumé juridique ; Petrová et Valo c. Slovaquie (déc.), no 49103/09, 5 novembre 2013)

Dernière mise à jour le janvier 11, 2024 par loisdumonde

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