La requête porte, sous l’angle de l’article 6 de la Convention, sur le formalisme excessif allégué de la Cour de cassation dans le cadre d’une procédure civile en garantie de vices cachés, intentée par le requérant, acquéreur d’un appartement, contre le vendeur, sur base de l’article 1641 du code civil.
Cour européenne des droits de l’homme
CINQUIÈME SECTION
AFFAIRE MARQUILIE c. LUXEMBOURG
(Requête no 28239/21)
ARRÊT
STRASBOURG
11 janvier 2024
Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Marquilie c. Luxembourg,
La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en un comité composé de :
Mārtiņš Mits, président,
Georges Ravarani,
María Elósegui, juges,
et de Martina Keller, greffière adjointe de section,
Vu :
la requête (no 28239/21) contre le Grand-Duché de Luxembourg et dont un ressortissant de cet État, M. Franck Marquilie (« le requérant »), né en 1967 et résidant à Strassen, représenté par Me C. Arendt, avocate à Luxembourg, a saisi la Cour le 22 mai 2021 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »),
la décision de porter à la connaissance du gouvernement luxembourgeois (« le Gouvernement »), représenté par son agent, David Weis, puis l’agente ad interim Cathy Wiseler, de la Représentation permanente du Luxembourg auprès du Conseil de l’Europe, le grief tiré du formalisme excessif allégué de la Cour de cassation en relation avec les troisième et quatrième moyens de cassation et de déclarer irrecevable la requête pour le surplus,
les observations des parties,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 7 décembre 2023,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
OBJET DE L’AFFAIRE
1. La requête porte, sous l’angle de l’article 6 de la Convention, sur le formalisme excessif allégué de la Cour de cassation dans le cadre d’une procédure civile en garantie de vices cachés, intentée par le requérant, acquéreur d’un appartement, contre le vendeur, sur base de l’article 1641 du code civil.
2. La Cour d’appel estima que les désordres invoqués par le requérant étaient à qualifier de vices cachés, mais que la condition de l’antériorité des vices à la vente, prévue par l’article 1641 du code civil, n’était pas remplie.
3. Le 26 novembre 2020, la Cour de cassation rejeta le pourvoi du requérant.
4. Dans un troisième moyen de cassation, « tiré de la contradiction des motifs », le requérant avait reproché à la Cour d’appel d’avoir, d’une part, retenu l’existence de vices provenant, selon le rapport d’expertise, d’une étanchéité défectueuse du toit et, d’autre part, estimé que le fait qu’il s’agissait de vices liés à un problème de construction de l’immeuble n’était pas de nature à établir leur antériorité à la vente. Le requérant avait exposé qu’en rejetant sa demande sur base de cette motivation, l’arrêt d’appel contenait une contrariété de motifs, puisque les vices ne pouvaient pas à la fois avoir leur origine dans les défauts de construction, laquelle datait de 1973, et être postérieurs à la vente, ayant eu lieu en 2018.
La Cour de cassation déclara irrecevable ce moyen de cassation, pour ne pas avoir indiqué le texte de loi qui aurait été violé.
5. Dans un quatrième moyen, « tiré du défaut de base légale, à savoir de l’insuffisance des constatations de fait qui sont nécessaires pour statuer sur le droit », le requérant avait reproché à l’arrêt d’appel d’avoir fait abstraction d’une partie des faits à la base de l’affaire et d’avoir ainsi insuffisamment motivé sa décision en fait. Il avait souligné que, une partie des faits à la base de la demande ayant été passée sous silence, l’analyse juridique de l’applicabilité de l’article 1641 du code civil et du bien-fondé de la demande s’était trouvée faussée. Dans trois branches du moyen, il avait développé ses critiques.
La Cour de cassation déclara ce moyen, pris en ses trois branches, irrecevable pour avoir contenu un grief étranger au cas d’ouverture invoqué. Elle décida, en effet, que « le grief fait aux juges d’appel d’avoir limité à la toiture de l’immeuble l’examen de la nature et de l’antériorité à la vente des vices et d’avoir ainsi omis d’examiner les vices dont le [requérant] avait encore fait état relativement à d’autres parties de l’immeuble, et de ne pas avoir pris position par rapport à sa demande liée aux frais de remise en état des parties communes de l’immeuble vise le défaut de motivation ».
6. Invoquant les articles 6 § 1 et 13 de la Convention, le requérant estime avoir été privé de son droit d’accès à un tribunal, reprochant à la Cour de cassation d’avoir fait preuve d’un formalisme excessif.
APPRÉCIATION DE LA COUR
SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION
7. La Cour, maîtresse de la qualification juridique des faits, estime approprié d’examiner le grief du requérant sous l’angle du seul article 6 § 1 de la Convention.
8. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour le déclare recevable.
9. Les principes généraux concernant l’accès à un tribunal et, plus particulièrement, à une juridiction supérieure, ont été résumés dans l’arrêt Dos Santos Calado et autres c. Portugal (nos 55997/14 et 3 autres, §§ 108 à 117, 31 mars 2020).
10. Quant au troisième moyen de cassation, le Gouvernement expose que la décision de la Cour de cassation – étant une application classique d’une jurisprudence constante et accessible au public sur le site internet de la justice – est certes sévère, mais ni imprévisible, ni arbitraire, ni encore manifestement déraisonnable au sens de l’article 6 de la Convention.
11. Le requérant réplique qu’il avait clairement énoncé ce qu’il demandait à la Cour de cassation de vérifier.
12. La loi sur la cassation oblige le demandeur en cassation de préciser dans son moyen de cassation le cas d’ouverture invoqué. La Cour de cassation rejette systématiquement les moyens qui n’indiquent pas le texte légal sur lequel ils sont fondés. Il s’agit ainsi d’une pratique judiciaire constante qui était prévisible. La Cour concède que cette exigence de viser non seulement le cas d’ouverture mais également le texte de loi prétendument méconnu, peut être considérée comme servant le but d’une bonne administration de la justice, en ce qu’elle permet à la Cour de cassation de lever tout doute quant au moyen soulevé. Toutefois, pareille observation cesse d’être judicieuse lorsque l’énoncé d’un moyen est à ce point clair qu’aucune hésitation n’est possible quant à l’identification et la teneur de la demande adressée aux juges de cassation. Or, tel était précisément le cas en l’espèce. À travers son troisième moyen, le requérant avait concrètement porté à la connaissance de la Cour de cassation ses doléances à l’égard de l’arrêt d’appel, exposant en quoi il estimait que celui-ci contenait une contrariété évidente de motifs. L’impératif d’indiquer le texte de loi qui aurait été violé n’était donc pas indispensable pour que la Cour de cassation fût mise en mesure d’exercer son contrôle.
13. Face à ce constat indéniable en l’espèce, la Cour ne saurait cautionner l’affirmation du Gouvernement selon laquelle elle aurait « avalisé la décision de rejeter un moyen tiré du défaut de base légale pour ne pas avoir indiqué le texte de loi violé » dans la décision Pillar Sécuritisation c. Luxembourg [comité] (40582/19, décision du 25 janvier 2022), cette affaire se situant dans un contexte non comparable. À ce dernier égard, la Cour rappelle que, pour se prononcer sur un grief tiré d’un formalisme excessif ayant entaché les décisions des tribunaux internes, la Cour examine en principe l’affaire dans son ensemble, eu égard aux circonstances particulières de celle-ci (Zubac c. Croatie [GC], no 40160/12, § 98, 5 avril 2018).
14. Dans les circonstances de la présente affaire, la Cour conclut que, concernant le troisième moyen de cassation, l’application faite par la Cour de cassation de la règle procédurale a restreint de manière injustifiée le droit du requérant d’accéder à un tribunal.
15. Partant, il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention à cet égard.
16. Quant au quatrième moyen de cassation, le Gouvernement expose que le défaut de base légale, qui constitue un vice de fond, vise le cas où une décision entreprise comporte des motifs incomplets à un point tel que la Cour de cassation est dans l’impossibilité de contrôler l’application de la loi. Il poursuit que le défaut de motivation, qui constitue un vice de forme, suppose l’absence de toute motivation sur un point considéré. Selon le Gouvernement, le fait que la Cour d’appel n’ait pas pris en compte certains faits invoqués par le requérant s’analyse non pas en un défaut de base légale, mais en un défaut de réponse à conclusions. Le Gouvernement conclut que l’avocat du requérant aurait dû connaître la différence de régime entre un défaut de base légale et un défaut de motivation – fruit d’une jurisprudence constante et accessible au public – et formuler son moyen de cassation en conséquence.
17. Le requérant réplique qu’il avait, par référence à la jurisprudence de la Cour de cassation française, relevé que la Cour d’appel avait insuffisamment motivé sa décision en fait et que par cette prise en compte incomplète des faits, la Cour d’appel avait apprécié de manière incorrecte l’applicabilité de l’article 1641 du code civil. Il poursuit que la Cour d’appel n’avait en effet analysé les conditions de cet article que pour une partie des faits allégués, en négligeant complètement les autres. Fournissant des développements sur la doctrine et jurisprudence française – à laquelle la Cour de cassation luxembourgeoise aurait l’habitude de se référer –, le requérant rappelle qu’il ne reprochait pas à la Cour d’appel un défaut de motivation mais précisément ce que la Cour de cassation française sanctionne sous le grief du défaut de base légale, à savoir le fait que les juges du fond n’ont pas tenu compte de l’ensemble des faits et des preuves pour tirer leurs conclusions en droit.
18. La Cour n’a pas à tenir lieu de juge de quatrième instance et elle ne remet pas en cause, sous l’angle de l’article 6 § 1, l’appréciation des tribunaux nationaux, sauf si leurs conclusions peuvent passer pour arbitraires ou manifestement déraisonnables (voir, notamment, Zubac, précité, § 79, ainsi que les références qui y figurent). En l’espèce, la Cour ne relève aucun signe de procédé arbitraire ni manifestement déraisonnable dans le rejet par la Cour de cassation du quatrième moyen, au motif que le grief formulé à l’appui du moyen visait le défaut de motivation par rapport à un certain nombre de faits invoqués – ce qui, selon les explications du Gouvernement, constitue un vice de forme –, alors que le cas d’ouverture invoqué était celui de défaut de base légale par rapport aux conditions de mise en œuvre de l’article 1641 du code civil – ce qui, selon les explications du Gouvernement, constitue un vice de fond.
19. Dans ces conditions, la Cour conclut que le volet du grief en relation avec le quatrième moyen de cassation est manifestement mal fondé et doit être rejeté en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.
APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
20. Le requérant demande 216.471,09 euros (EUR) au titre du dommage matériel et 50.000 EUR au titre du dommage moral qu’il estime avoir subi, ainsi que 18.112,43 EUR au titre des frais et dépens qu’il dit avoir engagés dans le cadre des procédures menées devant les juridictions internes et la Cour (parmi lesquels figurent des frais d’expertise et d’architecte, ainsi que des frais et émoluments réclamés par la partie adverse dans la procédure interne).
21. Le Gouvernement estime qu’il n’y a pas lieu de faire droit à la demande de satisfaction équitable de la partie requérante.
22. L’octroi d’un dommage pécuniaire ne peut se fonder que sur le fait que le requérant n’a pas bénéficié des garanties de l’article 6 § 1 de la Convention. La Cour ne peut spéculer sur l’issue de la procédure s’il en avait été autrement. Ne distinguant aucun lien de causalité entre la violation constatée et le dommage matériel allégué, la Cour rejette la demande formulée à ce titre. Toutefois, elle octroie au requérant 12.000 EUR pour dommage moral, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt.
23. Compte tenu des documents en sa possession et de sa jurisprudence, la Cour juge raisonnable d’allouer au requérant la somme de 8.000 EUR tous frais confondus, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare le grief tiré de l’article 6 de la Convention en relation avec le troisième moyen de cassation recevable et le surplus de la requête irrecevable ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 de la Convention en relation avec le troisième moyen de cassation ;
3. Dit,
a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans un délai de trois mois les sommes suivantes :
i. 12.000 EUR (douze mille euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt, pour dommage moral ;
ii. 8.000 EUR (huit mille euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme par le requérant à titre d’impôt, pour frais et dépens ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
4. Rejette le surplus de la demande de satisfaction équitable.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 11 janvier 2024, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Martina Keller Mārtiņš Mits
Greffière adjointe Président
Dernière mise à jour le janvier 11, 2024 par loisdumonde
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