AFFAIRE SUTY c. FRANCE – 34/18

La présente requête concerne la durée d’une procédure sous l’angle de l’article 6 § 1 de la Convention.


Cour européenne des droits de l’homme
CINQUIÈME SECTION
AFFAIRE SUTY c. FRANCE
(Requête no 34/18)
ARRÊT
STRASBOURG
11 janvier 2024

Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Suty c. France,

La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en un comité composé de :
Stéphanie Mourou-Vikström, présidente,
Mattias Guyomar,
Kateřina Šimáčková, juges,
et de Martina Keller, greffière adjointe de section,
Vu :
la requête (no 34/18) dirigée contre la République française et dont deux ressortissants de cet État, Mme Denise Suty et M. Dominique Suty (« les requérants ») ont saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 8 décembre 2017,
le courrier du conseil des requérants en date du 9 février 2021 informant la Cour du décès de la requérante le 16 décembre 2020, et du souhait de son fils, le requérant, de poursuivre la procédure et de se substituer à sa mère,
la décision de porter à la connaissance du gouvernement français (« le Gouvernement ») la requête,
les observations des parties,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 30 novembre 2023,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

OBJET DE L’AFFAIRE

1. La présente requête concerne la durée d’une procédure sous l’angle de l’article 6 § 1 de la Convention.

EN FAIT

2. Le requérant est né en 1961 et réside à Schaeffersheim. Devant la Cour, lui et sa feue mère, la requérante, étaient représentés par Me G. Thuan Dit Dieudonné, avocat à Strasbourg.

3. Le Gouvernement est représenté par son agent, M. D. Colas, directeur des affaires juridiques au ministère de l’Europe et des Affaires étrangères.

4. Les requérants sont la veuve (elle-même décédée en 2021, paragraphes 34 et 35 ci-dessous) et le fils de Jean-Marie Suty (JMS). Entre 1976 et 1984, ce dernier subit plusieurs opérations chirurgicales. Au cours de l’année 1993, les personnes ayant subi une transfusion ou une intervention chirurgicale entre 1980 et 1985 furent invitées à pratiquer un dépistage de l’hépatite C. JMS effectua un dépistage qui se révéla positif.

I. LES PROCÉDURES DE RÉFÉRÉ

5. Aux fins de déterminer l’origine de sa contamination, JMS présenta une première demande d’expertise médicale en référé le 17 mars 1998 puis une seconde le 15 novembre 2002. Ces procédures aboutirent à la remise de rapports datés respectivement des 6 avril 2000 et 17 mai 2004. Le premier rapport conclut que la contamination pouvait être secondaire aux hospitalisations multiples et aux transfusions sanguines ayant eu lieu entre 1976 et 1984, le deuxième indiqua qu’il s’agissait de celles pratiquées en 1976. Les rapports conclurent à l’absence de consolidation de l’état médical de JMS, préconisant un nouvel examen de révision dans les vingt‑quatre mois.

II. LA PROCÉDURE AU FOND

6. Le 23 août 2005, JMS et la requérante assignèrent l’Établissement français du sang (EFS) et la caisse primaire d’assurance maladie devant le tribunal de grande instance de Strasbourg (TGI) afin de les voir condamner à réparer leur préjudice. L’EFS appela son assureur, la société AXA (AXA), en garantie.

7. Les 7 et 22 septembre 2006, JMS et la requérante adressèrent une requête et un mémoire au juge de la mise en état aux fins de voir ordonner une nouvelle expertise médicale. Par une ordonnance du 8 janvier 2007, le juge enjoint à JMS de produire son dossier médical à l’EFS. Le 19 février 2007, il lui rappela les termes de cette ordonnance.

8. Le 13 août 2007, le juge fit droit à la demande d’expertise, et l’expert accepta la mission en septembre 2007. Sans nouvelles de ce dernier, le juge le pria, le 21 mai 2008, de déposer son rapport.

9. Après avoir obtenu une prolongation de délai, l’expert déposa son rapport le 27 octobre 2008. Il conclut à « l’imputabilité hautement probable » de l’hépatite C aux transfusions sanguines et, s’agissant de l’évaluation du préjudice, à l’absence de consolidation de l’état médical de JMS, préconisant une réévaluation dans les vingt-quatre mois.

10. Auparavant, le 25 mai 2008, JMS et la requérante avaient demandé au tribunal de statuer sur la question de la responsabilité de l’EFS, de liquider sans attendre certains postes de préjudice d’ores et déjà fixés et d’accorder une provision sur les autres.

11. La loi no 2008-1330 du 17 décembre 2008 de financement de la sécurité sociale pour 2009 vint modifier les règles d’indemnisation des victimes de préjudices résultant de la contamination par le virus de l’hépatite C. L’article 67 de cette loi introduisit un système dérogatoire du droit commun de la responsabilité permettant aux victimes d’obtenir l’indemnisation de leur préjudice auprès de l’Office national d’indemnisation des accidents médicaux, des affections iatrogènes et des infections nosocomiales (ONIAM) dans le cadre d’une procédure amiable. Il prévoyait également que l’ONIAM se substituerait à l’EFS dans les contentieux en cours n’ayant pas donné lieu à une décision irrévocable.

12. L’affaire fut ensuite renvoyée aux audiences de mise en état des 12 janvier 2009, 9 mars 2009 (injonction de conclure adressée à l’avocat de JMS), 25 mai 2009, 28 septembre 2009 (injonction de conclure adressée à l’avocat d’AXA) et 23 novembre 2009 (injonction de conclure adressée à l’avocat d’AXA à peine de clôture).

13. Le 20 novembre 2009, AXA conclut à la nécessité de mettre en cause l’ONIAM dans le contentieux en cours.

14. L’affaire fut renvoyée aux audiences de mise en état des 25 janvier et 22 mars 2010 (pour clôture à l’audience du 19 avril 2010) puis à celles des 19 avril et 7 juin 2010.

15. Auparavant, le 7 mai 2010, JMS et son épouse assignèrent en intervention forcée l’ONIAM, en application de l’article 67 de la loi du 17 décembre 2008 et de ses décrets d’application du 11 mars 2010.

16. Entre le 27 septembre 2010 et 12 mars 2012, l’affaire fut renvoyée à neuf reprises avec des injonctions de conclure aux défendeurs essentiellement.

17. Le 12 mars 2012, JMS et son épouse déposèrent un mémoire contenant leurs demandes indemnitaires à l’encontre de l’ONIAM. Des conclusions furent échangées entre mars et décembre 2012.

18. Le 9 janvier 2013, JMS décéda. La procédure fut poursuivie par ses ayants droit, la requérante, le requérant et un autre de ses fils. Le 15 mars 2013, ces derniers déposèrent des conclusions tendant à l’octroi de provisions.

19. Le 25 mars 2013, ils saisirent le juge de la mise en état d’une demande de retour du dossier à l’expert judiciaire et d’octroi de provisions. Le 13 mai 2013, l’ONIAM conclut au rejet des demandes, subsidiairement à la garantie d’AXA. Le même jour, l’affaire fut renvoyée à l’audience de mise en état du 24 juin 2013 avec injonction de conclure à l’EFS. En août 2013, le requérant et la requérante déposèrent des conclusions récapitulatives. L’affaire fut renvoyée à l’audience du 23 septembre 2013.

20. Par une ordonnance du 27 novembre 2013, le juge rejeta les demandes de provisions et ordonna le retour du dossier à l’expert, invité à déposer son rapport avant le 14 mars 2014. Il instaura un calendrier de procédure pour organiser les échanges de conclusions entre les parties et fixa la clôture de la procédure au 8 septembre 2014.

21. Par une ordonnance du 19 mai 2014, le juge répara, de sa propre initiative, une erreur matérielle et ajouta au dispositif de l’ordonnance du 27 novembre 2013 qu’il serait chargé du contrôle de la mesure d’expertise.

22. Par une ordonnance du 20 mai 2014, il refusa la demande de prolongation de délai de l’expert. Ce dernier rendit son rapport le 1er septembre 2014.

23. Le requérant et la requérante déposèrent leurs dernières conclusions récapitulatives en novembre 2014. S’ensuivit des échanges d’observations des autres parties.

24. Le 23 mars 2015, le juge de la mise en état rendit son ordonnance de clôture. Le 20 avril 2015, AXA sollicita la révocation de cette ordonnance.

25. Par un jugement du 10 juillet 2015, le TGI rejeta la demande de révocation de l’ordonnance de clôture. Après avoir appliqué la présomption d’imputabilité de la contamination à une transfusion sanguine, prévue par l’article 102 de la loi no 2002-303 du 4 mars 2002 relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé, et rappelé la conclusion de l’expert à cet égard (paragraphe 9 ci-dessus), il fit droit aux demandes d’indemnisation. Il condamna l’ONIAM à payer à la requérante, au requérant et à son frère la somme 145 410,10 euros (EUR) pour le préjudice spécifique de contamination ainsi que, au titre des autres préjudices, 61 178,80 EUR à la requérante et 12 000 EUR au requérant.

26. Le 9 août 2015, la requérante et le requérant firent appel de ce jugement. Le 13 août 2015, l’ONIAM fit de même.

27. Par un arrêt du 22 juin 2017, la cour d’appel confirma pour l’essentiel le jugement de première instance.

III. LA PROCÉDURE EN RESPONSABILITÉ DE L’ÉTAT (ARTICLE L. 141-1 DU CODE DE L’ORGANISATION JUDICIAIRE)

28. Le 7 décembre 2012, les requérants firent assigner l’Agent judicaire de l’État, dans le cadre d’une action en responsabilité de l’État, aux fins d’obtenir la condamnation de celui-ci et la réparation de leur préjudice pour la durée excessive de la procédure en indemnisation.

29. Par un jugement du 18 juin 2014, le TGI de Paris les débouta. Il indiqua que si la justice avait été saisie en 1998, ce n’était qu’en 2005 qu’ils avaient engagé des demandes au fond, de sorte que « leur choix procédural [avait] indubitablement contribué à l’allongement de la durée du procès ». Il considéra que la demande d’expertise en septembre 2006 était utile mais qu’elle avait objectivement contribué à l’allongement de la procédure. Il justifia la durée de cette dernière par l’entrée en vigueur de la loi de 2008 « non imputable à un dysfonctionnement du service public de la justice, s’agissant d’une cause extérieure et insurmontable », qui avait compliqué le débat, et par le fait que les requérants avaient tardé à assigner l’ONIAM et à formuler leurs demandes à son encontre. Enfin, il fit valoir que ces derniers avaient pris l’initiative d’un nouvel incident devant le juge de la mise en état en mars 2013. Il conclut ainsi :

« (…) si l’on peut regretter la durée de la procédure (…), cette situation ne saurait être imputée à un dysfonctionnement du service public de la justice, mais essentiellement aux choix procéduraux des parties, à la complexité de l’affaire et à l’intervention d’une loi nouvelle. »

30. En juillet 2014, les requérants firent appel de ce jugement.

31. Dans ses conclusions du 13 octobre 2015, le ministère public conclut à l’infirmation du jugement en ce que le délai de la procédure n’était pas raisonnable au sens de l’article 6 § 1 de la Convention. Il soutint que la réforme législative n’était pas imputable aux requérants et que les autorités internes auraient dû faire preuve d’une diligence exceptionnelle.

32. Par un arrêt du 28 juin 2016, la cour d’appel de Paris confirma le jugement. Outre la complexité de l’affaire combinée à l’intervention de la loi de 2008, elle retint que les délais écoulés entre la mise en cause de l’ONIAM, le 7 mai 2010, et l’ordonnance du 27 novembre 2013, ainsi qu’entre la fin de l’année 2013 et l’année 2015, n’étaient pas déraisonnables, compte tenu des nombreux échanges de conclusions entre les parties.

33. Le 12 juillet 2017, la Cour de cassation déclara non admis une partie du pourvoi et rejeta l’autre partie par une décision ainsi motivée :

« (…) l’arrêt constate que l’intervention de la loi du 17 décembre 2008 et de ses décrets d’application du 11 mars 2010 substituant l’ONIAM à l’EFS ont contraint l’assureur de ce dernier à demander la mise en cause de l’ONIAM et les consorts X… à assigner cet organisme en intervention forcée ; qu’il ajoute que le juge de la mise en état, qui avait prévu de clôturer l’instruction de l’affaire au mois d’avril 2010, a dû la différer, que, par la suite, l’ONIAM s’est vu délivrer à deux reprises une injonction de conclure et que le conseil de [JMS] a demandé de répliquer aux conclusions adverses ; qu’en l’état de ces constatations et énonciations, la cour d’appel a pu retenir que la durée de la procédure, rendue complexe par l’intervention de la loi nouvelle, n’avait pas été excessive ; (…) »

appréciation de la cour

I. QUESTION PRÉLIMINAIRE

34. La Cour note d’emblée que la requérante est décédée après l’introduction de la requête et que son fils, le requérant, a demandé à la Cour de reconnaître sa qualité pour se substituer à elle dans le cadre de cette requête.

35. La Cour rappelle que dans des cas où le requérant était décédé après l’introduction de la requête, elle a admis qu’un proche parent ou un héritier pouvait en principe poursuivre la procédure dès lors qu’il avait un intérêt suffisant dans l’affaire (Centre de ressources juridiques au nom de Valentin Câmpeanu c. Roumanie [GC], no 47848/08, § 97, CEDH 2014). Elle considère que le requérant a qualité pour poursuivre la procédure en lieu et place de la requérante décédée. Pour des raisons d’ordre pratique, le présent arrêt continuera à désigner Mme Denise Suty comme « « requérante », bien qu’il faille aujourd’hui attribuer la qualité de « requérant » à son fils uniquement.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION

36. Les requérants se plaignent de la durée de la procédure, invoquant l’article 6 § 1 de la Convention.

A. Sur la recevabilité

37. Constatant que la requête n’est pas manifestement mal fondée ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour la déclare recevable.

B. Sur le fond

1. Thèses des parties

a) Les requérants

38. Selon les requérants, la procédure litigieuse a débuté avec l’engagement du premier référé en 1998. À titre subsidiaire, et si la Cour devait considérer que la période à considérer a débuté le 23 août 2005, ils font valoir que les autorités internes n’ont pas respecté les exigences de l’article 6 en matière de délai raisonnable compte tenu de l’enjeu de la procédure pour JMS.

39. Les requérants ne partagent pas l’analyse du Gouvernement sur la complexité de l’affaire dès lors que la détermination de la source de la contamination était résolue au dépôt du rapport d’expertise en 2008 et que le système d’indemnisation reposait sur une simple probabilité. Ils soutiennent également que l’expert et le juge savaient que l’état de JMS ne serait jamais consolidé et qu’il y avait lieu de contrôler davantage l’expertise à cet égard. Ils désapprouvent la justification du délai de jugement par l’entrée en vigueur de la loi de 2008, précisant que celle-ci était claire et prévisible tant pour les parties que les juridictions. Enfin, ils indiquent que leur affaire était similaire à de nombreuses affaires relatives à la sécurité transfusionnelle portées devant les tribunaux dans les années 1990.

40. À l’exception d’un retard en août 2007, les requérants soutiennent qu’ils n’ont pas participé à la durée déraisonnable de la procédure. Ils auraient agi au mieux face à l’inertie de l’expert, et sollicité tant la reconnaissance de principe du droit à indemnisation que le versement de provisions. Ils ajoutent que le Gouvernement ne peut pas leur reprocher d’avoir attendu la publication des décrets d’application de la loi de 2008 pour diriger leur demande vers l’ONIAM, et qu’ils n’ont pas fait de demandes de renvois intempestives.

41. Les requérants soutiennent que le contrôle de l’expertise par le juge de la mise en état était déficient, tout comme la mise en état dans son ensemble, en l’absence de calendrier de procédure clair et strict. Ils déplorent le manque d’explication du Gouvernement sur les périodes de latence de la première instance. Se référant à l’historique du dossier versé par l’Agent judiciaire de l’État dans la procédure en responsabilité, ils indiquent qu’il fait état de quarante-sept audiences de mise en état du dossier.

b) Le Gouvernement

42. Le Gouvernement soutient que la procédure a débuté avec l’assignation de l’EFS le 23 août 2005.

43. Il reconnaît que le type de litige dont relève la présente requête fait partie de ceux pour lesquels la Cour impose une célérité particulière.

44. Toutefois, le Gouvernement soutient que l’affaire était complexe en raison de la détermination de l’imputabilité de la contamination de JMS et de l’absence de consolidation de son état de santé. Il plaide également que l’identification de l’organisme chargé de l’indemnisation était délicate et que l’intervention de la loi de 2008 a apporté une complexité supplémentaire à cet égard.

45. Le Gouvernement reproche aux requérants d’avoir contribué à l’allongement de la procédure, notamment par les changements d’avocat, la saisine du juge de la mise en état aux fins d’expertise et de provision alors qu’il pouvait dès le début demander la reconnaissance de principe du droit à l’indemnisation, le retard dans la communication de pièces ou dans la formulation de ses demandes à l’ONIAM et les demandes de renvois. Il soutient par ailleurs que les parties ont contribué à allonger la procédure en demandant des renvois et en ne produisant pas leurs conclusions dans les temps.

46. Selon le Gouvernement, le juge en charge du suivi et du contrôle de la procédure a fait usage de toutes ses prérogatives pour assurer la bonne conduite de l’instance, mais ses intentions de clôture ont été contrariées par l’intervention de la loi de 2008 et le comportement des parties à la procédure.

2. Appréciation de la Cour

a) Principes généraux

47. La Cour renvoie aux principes généraux maintes fois réaffirmés depuis l’arrêt Frydlender c. France ([GC], no 30979, § 43, CEDH 2000-VII) et rappelés dans l’arrêt Tabouret c. France (no 43078/15, §§ 83 à 87, 12 mai 2022).

b) Application en l’espèce

i. Période à considérer

48. A l’instar des juridictions internes et du Gouvernement, la Cour estime que la période à considérer a débuté le 23 août 2005, date à laquelle la requérante a saisi le TGI, avec JMS, d’une action au fond, car cette saisine ne dépendait pas de l’introduction d’une action en référé (Gozalvo c. France, no 38894/97, § 20, 9 novembre 1999, et, a contrario, s’agissant d’une action préalable obligatoire à la saisine du juge du fond, X c. France du 31 mars 1992, § 31, série A no 234-C). Ayant pris fin le 22 juin 2017, la procédure s’étend donc sur onze années, dix mois et deux jours pour deux degrés d’instance.

ii. Caractère raisonnable de la procédure

49. La Cour considère que l’affaire revêtait une certaine complexité. D’une part, sa mise en état a exigé une expertise médicale, en plus de celles qui avaient déjà été réalisées. D’autre part, la réforme des règles d’indemnisation des victimes de préjudice résultant de la contamination par le virus de l’hépatite C issue de la loi du 17 décembre 2008 a compliqué cette phase de l’instance du fait de l’intervention d’une nouvelle partie au litige en 2010, l’ONIAM, et des questions inédites qui en ont résulté pour les parties.

50. Toutefois, ce fait ne pouvait justifier à lui seul la longueur de la procédure en question dans la mesure où, d’une part, cinq années s’étaient déjà écoulées entre la saisine du tribunal et l’assignation de l’ONIAM, et que le délai de cinq années qui a suivi l’intervention de cet organisme à l’instance ne s’explique pas par la réforme législative, étant rappelé que les parties ont sollicité de très nombreux renvois d’audience. En outre, la Cour observe, à l’instar du requérant, que dès 2008, la source de contamination était identifiée, fondée sur la présomption d’imputabilité édictée par la loi du 4 mars 2002 (paragraphes 9 et 25 ci-dessus).

51. La Cour constate ensuite que le Gouvernement et les juges internes justifient la durée de la procédure par la conduite des intéressés qui auraient tardé à saisir le juge du fond, déposé de nombreuses conclusions, changé d’avocats et attendu trop longtemps pour assigner l’ONIAM. Or, sur ce dernier point, elle considère qu’il ne saurait leur être reproché d’avoir assigné l’ONIAM le 7 mai 2010 dès lors que les décrets d’application de la loi de 2008, conditionnant la compétence de cet organisme, ont été publiés le 11 mars 2010. En tout état de cause, elle estime que le retard éventuellement causé par le comportement des requérants n’est pas déterminant au regard de la durée globale de la procédure.

52. La Cour relève en effet que l’enjeu de la procédure litigieuse revêtait une importance cruciale pour JMS, eu égard au mal incurable dont il souffrait et à son espérance de vie réduite (X c. France du 31 mars 1992, série A no 234-C, p. 94, § 47, G.N. et autres c. Italie, no 43134/05, § 98, 1er décembre 2009). Une diligence exceptionnelle s’imposait donc aux autorités, y compris à l’égard des requérants qui ont poursuivi l’instance après son décès, compte tenu du laps de temps qui s’était déjà écoulé entre la saisine du tribunal et ce décès. Or, s’agissant de la première instance, qui a duré dix ans, la Cour relève en particulier que la clôture de la mise en état a eu lieu le 23 mars 2015 alors qu’elle était initialement prévue le 19 avril 2010 puis, après le décès de JMS, le 8 septembre 2014. De plus, elle note qu’entre 2010 et 2015, le juge de la mise en état a accordé de très nombreuses demandes de renvois de l’affaire aux fins de dépôt des conclusions des parties et toléré que la remise du rapport de l’expert soit différée de près de six mois par rapport à la date fixée. La Cour considère que de tels délais à mettre l’affaire en état d’être jugée sont anormalement longs. À titre de comparaison, elle rappelle avoir déjà reconnu, dans des affaires similaires « qu’une durée de plus de quatre ans pour obtenir un jugement de première instance dépasse largement le délai raisonnable » (G.N., précité, et les références citées).

iii. Conclusion

53. Soulignant que les circonstances de la cause obligeaient les autorités à faire preuve de diligence exceptionnelle et que la procédure en première instance a duré dix ans, la Cour conclut, contrairement aux juridictions internes, que le délai de jugement excessif est principalement imputable au comportement des autorités compétentes, et qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

54. Aux termes de l’article 41 de la Convention :

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

55. Le requérant réclame 50 000 euros (EUR) au titre du préjudice moral qu’aurait subi JMS, ainsi que 40 000 EUR et 25 000 EUR au titre des préjudices subis par la requérante et par lui.

56. Le Gouvernement soutient qu’aucune satisfaction équitable ne peut être accordée au titre du préjudice subi par JMS, et qu’il en est de même pour le requérant, ses préjudices ayant été réparés par l’ONIAM. Il estime excessif le montant demandé au titre du préjudice subi par la requérante, et considère qu’une somme de 10 000 EUR pourrait être allouée.

57. Statuant en équité, la Cour considère qu’il y a lieu d’allouer au requérant la somme qu’il réclame au titre de son préjudice personnel, soit 25 000 EUR au titre du préjudice moral.

B. Frais et dépens

58. Le requérant réclame la somme de 11 723,94 EUR dont 8 123,89 EUR pour les frais et dépens engagés devant les juridictions internes et 3 600 EUR pour la procédure devant la Cour.

59. Le Gouvernement considère que ces sommes, dûment justifiées, peuvent être octroyée au requérant.

60. Compte tenu des documents dont elle dispose et des critères de sa jurisprudence, la Cour estime raisonnable la somme de 11 723,94 EUR et l’accorde au requérant.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Dit que le requérant peut poursuivre la procédure en lieu et place de la requérante ;

2. Déclare la requête recevable ;

3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention ;

4. Dit

a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans un délai de trois mois les sommes suivantes :

i. 25 000 EUR (vingt-cinq mille euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt, pour dommage moral ;

ii. 11 723,94 EUR (onze mille sept cent vingt-trois euros et quatre‑vingt-quatorze centimes), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme par les requérants à titre d’impôt, pour frais et dépens ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

5. Rejette le surplus de la demande de satisfaction équitable.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 11 janvier 2024, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Martina Keller                 Stéphanie Mourou-Vikström
Greffière adjointe                        Présidente

Dernière mise à jour le janvier 11, 2024 par loisdumonde

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