AFFAIRE ALKHATIB ET AUTRES c. GRÈCE – 3566/16

La requête concerne une grave blessure subie par un proche des requérants le 22 septembre 2014, près de l’île de Pserimos, à la suite d’un coup de feu tiré par un garde-côte lors d’une opération d’interception d’un bateau transportant illégalement des personnes en Grèce.


Cour européenne des droits de l’homme
TROISIÈME SECTION
AFFAIRE ALKHATIB ET AUTRES c. GRÈCE
(Requête no 3566/16)
ARRÊT

Art 2 (procédural) • Enquête lacunaire et inadéquate au sujet d’un passager gravement blessé à la suite de tirs par un garde-côte sur le moteur d’un bateau contrôlé lors d’une poursuite en vue de son interception • Impossibilité d’établir si le recours à la force potentiellement meurtrière se justifiait ou non dans les circonstances particulières de l’opération d’interception
Art 2 (matériel) • Usage excessif de la force par les garde-côtes pouvant présumer la présence de passagers cachés à bord du bateau • Absence de vigilance requise pour réduire au minimum le recours à la force meurtrière et les éventuels risques pour la vie • Manquement de l’État dans la mise en place d’un cadre adéquat régissant l’usage de la force potentiellement meurtrière dans le domaine des opérations de surveillance maritime • Caractère incertain du cadre juridique applicable • Usage de la force ni absolument nécessaire ni strictement proportionné dans les circonstances particulières de l’espèce
Préparé par le Greffe. Ne lie pas la Cour.

STRASBOURG
16 janvier 2024

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Alkhatib et autres c. Grèce,

La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :
Pere Pastor Vilanova, président,
Yonko Grozev,
Georgios A. Serghides,
Darian Pavli,
Ioannis Ktistakis,
Andreas Zünd,
Oddný Mjöll Arnardóttir, juges,
et de Milan Blaško, greffier de section,

Vu :
la requête (no 3566/16) dirigée contre la République hellénique et dont trois ressortissants syriens, Douaa Alkhatib, Nourredin Tello et Lana Tello « les requérants ») ont saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 28 décembre 2015,
la décision de porter à la connaissance du gouvernement grec (« le Gouvernement ») les griefs concernant la violation du volet matériel et procédural de l’article 2 de la Convention,
les observations des parties,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 5 décembre 2023,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

INTRODUCTION

1. La requête concerne une grave blessure subie par un proche des requérants le 22 septembre 2014, près de l’île de Pserimos, à la suite d’un coup de feu tiré par un garde-côte lors d’une opération d’interception d’un bateau transportant illégalement des personnes en Grèce.

EN FAIT

2. Les requérants sont nés respectivement en 1991, 2011 et 2012 à Damas. Ils résident à Täby, Suède. Ils ont été représentés par Me M. Tzeferakou, avocate à Athènes.

3. Le Gouvernement a été représenté par son agent Mme N. Marioli et ses déléguées, Mme G. Papadaki, assesseure auprès du Conseil juridique de l’État et Mme I. Kotsoni, auditrice auprès du Conseil juridique de l’État.

LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

4. Les faits de la cause, tels qu’ils ont été exposés par les parties, peuvent se résumer comme suit.

A. Sur les événements survenus le 22 septembre 2014

1. Les faits non contestés

5. Au matin du 22 septembre 2014, dans la zone maritime de Pserimos, un bateau des garde-côtes de Kalymnos, le PLS 1012, effectua avec un équipage de deux hommes, à savoir le commandant A.S. et le conducteur G.B., une patrouille programmée.

6. À 6 h 45, l’équipage repéra à 500 m environ de la côte nord-est de l’île de Pserimos une vedette en polyester dépourvue de signes distinctifs et de pavillon (l’« IMREN 1 ») qui entrait dans le golfe de Vassiliki. Le PLS 1012 se dirigea vers elle pour entamer une procédure de reconnaissance. Le commandant actionna les avertisseurs sonores (sirène) et lumineux (phares) et fit connaître en anglais, via des haut-parleurs, l’identité de son bateau, ordonnant à la vedette de s’arrêter pour un contrôle. Le conducteur de la vedette ne se conforma pas à l’ordre donné.

7. À 6 h 50, le conducteur de l’IMREN 1 commença à se livrer à des manœuvres dangereuses, et la vedette entra en collision avec le PLS 1012 à deux ou trois reprises. L’impact provoqua une déchirure d’environ un centimètre de longueur sur la partie avant droite de la chambre à air (πρωραίο δεξιό τμήμα αεροθαλάμου) du bateau de patrouille, causant ainsi une fuite d’air.

8. Le commandant du PLS ordonna alors au conducteur G.B. de procéder à des tirs d’avertissement sur un espace maritime sécurisé. L’ordre fut exécuté, mais le conducteur de l’IMREN 1 ne s’arrêta pas.

9. Par suite, le commandant ordonna au conducteur G.B. de procéder à des tirs ciblés sur le moteur hors-bord de l’IMREN 1 afin de le mettre hors d’état de fonctionner et d’immobiliser ainsi la vedette.

10. Il ressort du rapport individuel établi le jour de l’incident par G.B. que celui-ci tira, au total, sept coups d’avertissement sur un espace maritime sécurisé, et treize coups ciblés sur le moteur de la vedette, soit un chargeur entier (vingt balles).

11. À 6 h 55, l’IMREN 1 fut immobilisé. À son bord se trouvaient quatorze personnes, à savoir douze ressortissants syriens et deux ressortissants turcs. Certains passagers étaient allongés sur le pont inférieur de la vedette et d’autres se trouvaient dans la cabine. Parmi ceux-ci, deux ressortissants syriens étaient grièvement blessés, l’un étant touché à l’épaule et l’autre, Belal Tello, l’époux ou père des requérants selon le cas, ayant reçu une balle dans la tête. Tous les passagers furent embarqués à bord du PLS 1012 et transférés à Kalymnos. Le proche des requérants, qui était alors dans le coma, fut ensuite conduit à bord d’un hélicoptère à l’hôpital de Rhodes, où il fut placé sous ventilation mécanique dans l’unité de soins intensifs après qu’une lésion cérébrale grave eut été constatée.

12. Lors de l’opération d’interception, le conducteur du PLS 1012, G.B., avait chuté, se blessant au bras gauche. Il fut transféré à l’hôpital de Kalymnos pour recevoir les premiers soins.

2. Les faits contestés

13. La Cour note que les thèses des parties divergent sensiblement sur les trois éléments factuels suivants.

14. En premier lieu, le Gouvernement soutient que quand l’IMREN 1 a été repéré, son conducteur a brusquement accéléré en se dirigeant vers le PLS 1012 dans le but manifeste de l’aborder (éperonner). Les requérants réfutent cette affirmation et expliquent que le conducteur de l’IMREN 1, en cherchant à s’enfuir, a effectué des manœuvres dangereuses qui ont accidentellement provoqué une collision avec le PLS 1012.

15. En second lieu, le Gouvernement allègue que la collision entre les deux bateaux, qui a entraîné une déchirure de la chambre à air du PLS 1012 et, partant, une fuite d’air, a mis la vie de l’équipage en danger. Les requérants estiment quant à eux que ladite mise en danger n’est pas établie.

16. Enfin, le Gouvernement affirme que ce n’est qu’au moment de l’immobilisation de l’IMREN 1 que l’équipage du PLS 1012 s’est rendu compte que d’autres personnes que le conducteur se trouvaient à son bord, dont en particulier les deux ressortissants syriens blessés. Les requérants arguent au contraire que les garde-côtes auraient dû considérer comme probable que l’IMREN 1 transportait des réfugiés, puisqu’ils reconnaissent qu’ils ne l’ont vu débarquer aucune personne.

B. Les procédures internes

1. Le rapport d’expertise

17. Le jour de l’incident, un ingénieur en construction navale inspecta les deux véhicules et rédigea un rapport d’expertise, qui indiquait notamment ce qui suit :

« Le PLS 1012 porte des traces de chocs et de rayures à une hauteur de 0,60 à 1 mètre au-dessus du niveau de la mer ainsi qu’une déchirure d’environ un centimètre sur la partie avant droite de la chambre à air, résultant d’une collision avec un autre bateau, et qui a occasionné une perte d’air de la chambre à air, laquelle s’est maintenue en position droite grâce à son amarrage aux sièges et à la console. L’IMREN 1 est une vedette en polyester de type pilotine avec une petite cabine d’une longueur de 6,4 mètres et un moteur hors-bord de type Evinrude 225 HP. Sur ce véhicule ont été relevés : une fissure sur la partie gauche de la bordure de protection ; une détérioration du davier de proue ; plusieurs impacts de tirs sur le capot du moteur hors-bord (au moins cinq ont été détectés) ainsi qu’un impact de tir sur la plateforme de poupe à côté du moteur ; des traces de sang sur la partie avant gauche et sur le sol du cockpit ; des traces de couleur grise sur sa partie droite. »

18. L’expert déduisait de ces constats les éléments suivants :

« 1) L’IMREN 1 a reçu des balles [provenant] du PLS 1012 sur son moteur hors-bord au niveau de la poupe ; 2) Le PLS 1012 est entré latéralement en collision avec l’IMREN 1. Cette collision a provoqué la déchirure de la chambre à air (σχίσιμο του μπαλονιού) du PLS et les rayures relevées sur sa partie avant droite, ainsi que les tâches grises découvertes sur la partie droite de l’IMREN 1 ; 3) Aucun impact de tir n’a été détecté sur les autres parties de la vedette, donc le plus probable est que la blessure des passagers a été provoquée par le ricochet d’une balle tirée sur le moteur hors-bord. »

2. Les dépositions recueillies le jour de l’incident

19. Dans le cadre de l’enquête préliminaire diligentée pour entrée illégale dans le pays, les dix ressortissants syriens qui n’avaient pas été blessés à bord de l’IMREN 1 furent entendus sans prestation de serment, avec l’assistance d’un interprète. Dans leurs dépositions, ils expliquèrent qu’ils avaient quitté les côtes turques très tôt le matin, en direction des côtes grecques, et qu’environ une demi-heure après le conducteur de leur embarcation leur avait dit de s’allonger parce qu’il avait vu un bateau s’approcher. Ils précisèrent qu’en dépit des tirs d’avertissement, le conducteur ne s’était pas conformé aux ordres répétés lui intimant de s’arrêter qui émanaient du bateau de patrouille, et qu’il avait changé de direction en effectuant à des manœuvres dangereuses, ce qui avait occasionné les blessures des deux personnes qui se trouvaient dans la cabine. À la question de savoir qui était responsable desdites blessures, les dix passagers répondirent que « le conducteur de la vedette était responsable concernant les blessures des deux personnes, parce qu’il n’a[vait] pas obéi aux ordres du bateau de patrouille lui enjoignant de s’arrêter ». Certains passagers ajoutèrent que « si le conducteur s’était arrêté, conformément aux ordres reçus, aucune personne n’aurait été blessée ». Par ailleurs, les passagers interrogés identifièrent les deux ressortissants turcs comme étant le conducteur de l’IMREN 1 et son assistant, respectivement.

20. Les deux ressortissants turcs furent mis en examen pour trafic illégal de personnes. Dans leurs dépositions, recueillies avec l’assistance d’un interprète, ils déclarèrent ce qui suit.

21. Le premier accusé réfuta les allégations selon lesquelles il était l’assistant du conducteur de l’IMREN 1, affirmant que lorsqu’ils avaient été repérés par le bateau des garde-côtes, il s’était allongé sur le pont de la vedette. Selon lui, quand les passagers avaient entendu les voix provenant du bateau grec, ils avaient tous cherché à se baisser afin de se cacher. Il ajouta que le conducteur turc avait essayé de s’enfuir, mais que le moteur de la vedette s’était éteint et qu’ils avaient ainsi été immobilisés.

22. Le second accusé, à savoir le conducteur de l’IMREN 1, indiqua qu’après avoir quitté la Türkiye, et alors qu’il s’apprêtait à débarquer les migrants, dont aucun n’était debout dans la vedette, la moitié environ étant allongés sur le pont alors que les autres étaient sur le sol de la cabine, ils avaient été remarqués par des garde-côtes grecs. Il relata qu’ayant pris peur, il avait commencé à se diriger vers la Türkiye mais qu’il avait entendu des coups de feu et s’était baissé, et que le moteur avait alors cessé de fonctionner. Selon ses dires, après leur immobilisation, il était entré dans la cabine et avait constaté qu’un des passagers était blessé. Il précisa avoir eu très peur et n’avoir su que faire, expliquant en outre qu’il n’avait pas répondu aux avertissements sonores émis par le bateau des garde-côtes grecs car il avait pris peur et voulait repartir en Türkiye.

23. Les deux garde-côtes impliqués dans l’incident déposèrent sous serment. Ils affirmèrent, entre autres, que le conducteur de l’IMREN 1 avait tenté de percer la chambre à air du PLS 1012 dans le but de le couler et qu’il avait percuté au moins trois fois leur bateau à cette fin, mettant ainsi leur sécurité en danger. Ils indiquèrent qu’ils avaient d’abord effectué des tirs d’avertissement, puis des tirs ciblés sur le moteur. Ils ajoutèrent que lorsqu’ils avaient localisé la vedette, seul son conducteur était visible et qu’ils s’étaient rendu compte seulement par la suite qu’il y avait d’autres personnes à bord. Ils déclarèrent enfin qu’ils avaient respecté toutes les procédures prévues par la législation nationale.

3. L’enquête administrative sous serment (ένορκη διοικητική εξέταση)

24. Le 24 septembre 2014, le chef d’état-major des garde-côtes ordonna l’ouverture d’une « enquête administrative sous serment » concernant a) les circonstances dans lesquelles G.B., le conducteur du PLS 1012, et les deux migrants illégaux avaient été blessés et b) les dégâts causés à la partie avant droite du PLS 1012, aux fins de recherche d’éventuelles infractions, disciplinaires ou autre, imputables aux garde-côtes impliqués dans l’incident.

25. Le 20 novembre 2014, les deux membres de l’équipage du PLS 1012 déposèrent en tant que témoins dans le cadre de cette enquête. Réitérant, en les complétant, les déclarations qu’ils avaient faites le jour de l’incident (paragraphe 23 ci-dessus), les deux garde-côtes exposèrent ce qui suit.

26. Le commandant du PLS 1012, A.S., indiqua les éléments suivants :

« Le 22 septembre 2014, à 6 h 45, dans le cadre d’une patrouille programmée, j’ai repéré une vedette dépourvue de signes distinctifs et de pavillon qui entrait dans le golfe de Vassiliki de l’île de Pserimos. Nous nous sommes dirigés immédiatement vers elle pour effectuer un contrôle. Alors que nous nous approchions du golfe en question, la vedette a commencé à s’éloigner vers les côtes turques. Quand [le conducteur] s’est rendu compte de notre présence, [il] s’est dirigé droit sur le PLS 1012, agressivement et en accélérant [jusqu’à atteindre] une grande vitesse, dans le but manifeste de nous aborder (με προφανή σκοπό τον εμβολισμό μας). À bord de la vedette, un homme seul était clairement visible. Nous avons immédiatement actionné les avertisseurs sonores du bateau et nous avons fait connaître notre identité, en anglais, avec les hauts parleurs en vue d’un arrêt immédiat de la vedette pour un contrôle. On avait déjà commencé la poursuite, et après avoir rattrapé la vedette poursuivie notre bateau s’est maintenu à sa hauteur. Elle a percuté à grande vitesse notre bateau au moins trois fois afin de causer des dégâts au PLS 1012 et s’enfuir, mettant en danger ma vie ainsi que celle de mon collègue G.B., qui conduisait le PLS. Le conducteur de la vedette cherchait à atteindre la chambre à air du PLS 1012 dans le but manifeste de nous couler, ce qui indiquait qu’il s’agissait d’un conducteur de navire expérimenté et sans scrupules. À ce moment-là, j’ai donné l’ordre au conducteur du PLS 102, G.B., de procéder à des tirs d’avertissement sur un espace maritime sécurisé. À 6 h 50, la vedette a percuté la partie droite de notre proue, causant la chute de G.B. ainsi que sa blessure. J’ai à nouveau donné l’ordre de procéder à des tirs, [cette fois] sur le moteur hors-bord de la vedette. Ces tirs étaient effectués « coup après coup » afin de maintenir le plus de contrôle possible, compte tenu aussi des conditions météorologiques dans la zone en question (4-5 BF). Le conducteur de la vedette a été contraint de s’arrêter et quand nous nous sommes approchés nous avons constaté avec surprise que des personnes sortaient de la cabine, en criant en anglais que deux personnes avaient été blessées. Tous les passagers ont été embarqués à bord du PLS 1012 et transférés au port de Kalymnos. »

27. À la question portant sur les circonstances dans lesquelles la blessure de G.B. était intervenue et aux responsabilités y afférentes, A.S. répondit ce qui suit :

« La blessure est due au fait qu’au cours de la poursuite de la vedette, celle-ci a heurté la partie avant droite du PLS, causant ainsi la chute de G.B. Les responsables de cette blessure sont le conducteur de la vedette ainsi que son assistant, qui ne se sont pas arrêtés, malgré nos avertissements répétés, afin de se soumettre à un contrôle. Nullement décontenancé, le conducteur de la vedette s’est montré particulièrement agressif, prenant des risques qui nous ont fait craindre, moi-même et mon collègue, pour notre vie. »

28. À la question relative aux circonstances dans lesquelles les deux ressortissants syriens avaient été blessés à bord de l’IMREN 1 et aux responsabilités concernant ces blessures, A.S. fit les déclarations suivantes :

« Lors de la poursuite, le conducteur de la vedette ne se conformait pas à nos consignes, il est devenu au contraire particulièrement agressif, prenant des risques qui nous ont fait craindre, moi-même et mon collègue, pour notre vie, [car il] effectuait sans discontinuer des manœuvres dangereuses et il a percuté au moins à trois reprises le bateau PLS 1012. À bord de la vedette, seul le conducteur était visible et personne d’autre. À ce moment-là, j’ai donné l’ordre à G.B. de procéder à des tirs d’avertissement sur un espace sécurisé afin d’intimider le conducteur pour qu’il stoppe la vedette, mais celui-ci a conservé sa posture agressive, percutant de nouveau la partie droite de la proue. J’ai alors donné l’ordre de procéder à des tirs ciblés sur le moteur afin de le mettre hors d’état de fonctionner et d’immobiliser ainsi la vedette. Ensuite, une fois la vedette immobilisée, on a constaté avec surprise qu’il y avait d’autres personnes à bord, qui étaient cachées soit dans la cabine soit en étant allongées sur le pont inférieur de la vedette. Concernant la blessure des deux ressortissants de pays tiers, le conducteur et son assistant sont responsables parce qu’ils n’ont pas arrêté dès le départ leur progression, malgré nos avertissements répétés. »

29. À la question de savoir qui était responsable des dégâts causés à la chambre à air située sur la partie avant droite du PLS, A.S. indiqua ce qui suit :

« Concernant ces dégâts, le conducteur de la vedette et son assistant sont responsables car ils ont propulsé la vedette à plusieurs reprises contre la partie droite de la chambre à air du PLS 1012 dans le but de s’enfuir. Parce que la vedette avait l’avantage sur le gonflable PLS 1012 en raison du matériau dont elle était faite, de la puissance supérieure de son moteur, de la structure en métal inoxydable qui l’entourait et de son davier de proue. La vedette nous a éperonnés, et elle constituait non seulement un danger pour notre intégrité physique, mais risquait aussi de couler le gonflable PLS 1012. De plus, la vedette avait le dessus sur notre bateau du fait du matériau qui la composait. »

30. Le conducteur du PLS 1012, G.B., confirma la version des faits donnée par le commandant du bateau de patrouille, fournissant des réponses quasiment identiques aux questions posées. Il précisa par ailleurs ce qui suit :

« Pour tirer sur l’espace sécurisé je me suis servi de mon fusil FN FAL car je ne pouvais pas utiliser mon pistolet de service dans ce type de situation (…) De plus, je souhaite déclarer de manière claire et catégorique que quand nous avons repéré la vedette, la seule personne visible à bord était son conducteur. En outre, nous avons suivi toutes les procédures prévues par la législation existante. »

31. Le 3 août 2015, le responsable de l’« enquête administrative sous serment » rendit ses conclusions (πόρισμα). Se fondant sur le rapport d’expertise des deux véhicules et sur les dépositions des ressortissants d’États tiers, des deux accusés ainsi que des deux membres de l’équipage du PLS 1012, il considéra que les faits tels qu’ils avaient été exposés par les deux garde-côtes étaient pour l’essentiel établis. Dans les motifs de l’acte en question, il exposa entre autres ce qui suit :

« (…) Quand le conducteur de la vedette s’est rendu compte de la présence du bateau de patrouille, il a tenté de s’enfuir et s’est dirigé, agressivement et à grande vitesse, droit sur le PLS 1012.

Le commandant du PLS a suivi les règles d’engagement prévues par l’ordre permanent sur les moyens opérationnels (Πάγια Διαταγή Επιχειρησιακών Μέσων) no 5/92 du 23 décembre 1992.

L’équipage du PLS a épuisé tous les moyens (lumineux et sonores) [dont il disposait] pour exhorter le conducteur de la vedette à réduire son allure et à se soumette au contrôle. Cependant, le conducteur ne s’y est pas conformé, mais a commencé à se livrer à des manœuvres dangereuses en ignorant les ordres de l’équipage.

G.B. a reçu l’ordre du commandant de procéder à des tirs d’avertissement en l’air et sur un espace maritime sécurisé en faisant usage d’une arme portable, puisque le PLS 1012 n’était pas équipé d’une arme fixe, ce qu’il a fait. Le conducteur de la vedette ne s’est pas conformé aux avertissements progressifs, mais a au contraire accéléré jusqu’à atteindre une grande vitesse et a continué d’effectuer des manœuvres dangereuses qui avaient pour but d’aborder le bateau de patrouille.

Du point de vue de sa construction, la vedette était en polyester avec une bordure inoxydable tout autour, [elle était] équipée d’un moteur de grande puissance (225 chevaux) et, de plus, elle comportait un davier de proue, contrairement au bateau de patrouille qui était gonflable et avait un franc-bord bas.

Le conducteur turc a abordé avec la partie avant de sa vedette la partie avant droite du bateau de patrouille, ce qui a causé la chute et la blessure de G.B. et a mis la vie de l’équipage en danger immédiat, les exposant à un risque de submersion du bateau de patrouille.

Face à cette situation, le conducteur du bateau de patrouille a donné l’ordre à G.B. de procéder à des tirs ciblés sur le moteur afin d’immobiliser la vedette, ce qu’il a fait avec succès. La blessure des deux ressortissants syriens a été provoquée par le ricochet d’une balle en conséquence des manœuvres maladroites et dangereuses du conducteur turc de la vedette.

G.B. a agi avec un professionnalisme absolu et a appliqué les règles d’engagement et [les dispositions prévoyant] l’usage graduel des armes prévues, ce qui a empêché le naufrage du bateau de patrouille avec tout ce que cela aurait impliqué pour ses passagers (…). »

32. Les conclusions de l’enquête précisaient en outre, dans le dispositif, que les responsables des blessures de G.B. et des deux ressortissants syriens ainsi que des dégâts causés au PLS 1012 étaient le conducteur de la vedette et son assistant et qu’aucune question de responsabilité disciplinaire ou administrative ne se posait à l’égard de l’équipage du PLS 1012.

4. La procédure pénale dirigée contre les deux garde-côtes

33. Le 23 décembre 2014, le procureur près le tribunal de la marine nationale du Pirée (« le tribunal maritime ») ordonna une enquête préliminaire concernant une éventuelle responsabilité pénale des garde-côtes impliqués dans l’incident en cause.

34. Dans le cadre de cette enquête, les deux membres de l’équipage du PLS 1012 firent une déposition le 25 février 2015. Ils réitérèrent en substance leurs déclarations recueillies respectivement le 22 septembre 2014 et le 20 novembre 2014 (paragraphes 23 et 26 à 30 ci-dessus).

35. Les 26 et 27 février 2015, trois témoins furent entendus.

36. Répondant à une question concernant les procédures prévues par les ordres permanents en vigueur en cas de localisation d’un bateau suspect par un bateau des garde-côtes, le premier témoin, le garde-côte L.K., exposa la procédure décrite dans l’ordre permanent sur les moyens opérationnels (Πάγια Διαταγή Επιχειρησιακών Μέσων) no 5/92 du 23 décembre 1992 (paragraphes 61 à 63 ci-dessous).

37. Le second témoin, le garde-côte M.M., indiqua que le jour de l’incident, le commandant du PLS 1012 l’avait contacté pour l’informer qu’il y avait des passagers blessés à bord du bateau contrôlé et lui demander d’appeler une ambulance, ce qu’il avait fait.

38. Le troisième témoin entendu était l’ingénieur en construction navale qui avait, le jour de l’incident, inspecté les deux véhicules impliqués et rédigé un rapport d’expertise (paragraphes 17 et 18 ci-dessus). Répondant à la question de savoir si la vedette était susceptible, du fait de ses caractéristiques techniques et de son matériau de construction, de provoquer sur le PLS 1012 de graves dégâts pouvant conduire au naufrage de celui-ci, il affirma que la vedette pouvait, au cours d’une collision, percer notamment avec son davier de proue les chambres à air (φουσκωτά μπαλόνια) du PLS, ce qui s’était produit en partie concernant la partie avant droite de celui-ci. Il ajouta que la fuite d’air ainsi occasionnée aurait pu provoquer le naufrage du bateau gonflable, voire son renversement en raison d’une perte de stabilité. Enfin, il indiqua avoir relevé des traces de balles logées dans, et de balles de ricochet sur, le moteur hors-bord ainsi que sur la plateforme de poupe de la vedette.

39. Par un acte no 241/2015 du 18 juin 2015, le procureur près le tribunal maritime du Pirée ordonna le classement sans suite de l’affaire, estimant qu’il n’y avait aucun indice de comportement punissable ou repréhensible de la part du personnel de l’autorité maritime de Kalymnos, et en particulier des deux garde-côtes, relativement à l’incident qui s’était produit le 22 septembre 2014.

40. Le procureur se fonda sur les faits tels qu’ils avaient été exposés par les deux garde-côtes dans leurs dépositions ainsi que sur les conclusions de l’« enquête administrative sous serment ». En particulier, il considéra que la vedette et le PLS étaient entrés en collision à deux reprises, et que l’accrochage avait entraîné une fuite d’air dans la partie avant droite de la chambre à air du PLS, « mettant en danger la vie de l’équipage ». Il releva aussi que lors de la tentative d’immobilisation de la vedette, du fait des manœuvres dangereuses effectuées par son conducteur et de l’éperonnage dont le PLS 1012 avait fait l’objet (καθώς και του εμβολισμού που υπέστη), le conducteur du PLS avait été blessé. Il indiqua en outre « que tous les migrants illégaux, y compris les deux blessés, [avaient] déclaré que » les responsables des blessures subies lors de l’incident étaient le conducteur turc et son assistant, qui n’avaient pas obéi aux ordres leur enjoignant de s’arrêter, et il fit également sienne la conclusion de l’expert selon laquelle les blessures infligées aux deux passagers étaient dues au ricochet d’une balle résultant des manœuvres maladroites et dangereuses auxquelles s’était livré le conducteur turc. Il précisa que le conducteur de l’IMREN 1 avait abordé (εμβόλισε) la partie avant droite du PLS avec la partie avant de la vedette, provoquant ainsi la chute et la blessure de G.B. et mettant la vie de l’équipage en danger immédiat en raison d’un risque de submersion du PLS. Il estima, enfin, que G.B. avait agi avec un professionnalisme absolu et qu’il avait appliqué les règles d’engagement régissant l’usage graduel des armes en pareille situation, empêchant ainsi le naufrage du bateau de patrouille.

41. Le 30 juin 2015, le procureur près la cour d’appel de la marine nationale (αναθεωρητικό δικαστήριο) confirma le classement sans suite de l’affaire.

5. La procédure pénale dirigée contre les deux ressortissants turcs

42. Le 24 septembre 2014, le procureur près le tribunal de première instance de Kos engagea des poursuites pénales contre les deux ressortissants turcs, ordonnant leur détention provisoire. Les intéressés furent inculpés pour, concernant le premier, O.A., a) trafic illégal de ressortissants de pays tiers, b) entrée illégale sur le territoire grec, c) tentative de provocation d’un naufrage mettant en péril la vie humaine, d) blessure corporelle grave et e) exposition d’autrui à un risque pour sa vie et, pour ce qui est du second, D.S., a) complicité de trafic illégal de ressortissants de pays tiers et b) entrée illégale dans le pays.

43. Le 15 mai 2015, une audience se tint devant la cour d’assises de Rhodes, au cours de laquelle les deux garde-côtes impliqués dans l’incident déposèrent en tant que témoins à charge.

44. G.B. déclara ce qui suit :

« Nous étions en patrouille programmée. Nous avons repéré un bateau [qui se déplaçait] en direction de Pserimos. Il faisait jour et nous l’avons vu. C’était une vedette avec un moteur hors-bord et un conducteur à son bord. Elle se dirigeait vers Pserimos. Nous sommes allés la contrôler. On s’est approché trop près. Quand le conducteur a compris qu’on était un bateau de patrouille, il s’est dirigé vers la Türkiye. Nous avons allumé nos phares et nous avons crié en anglais avec les haut-parleurs. On s’est approché à cinquante mètres. La vedette ne s’est pas conformée [à nos indications]. Nous étions certains qu’elle transportait des migrants (Ήμασταν σίγουροι ότι μετέφερε μετανάστες). Nous étions au même niveau qu’elle. À ce moment-là on ne voyait qu’une personne. C’est le premier accusé, je le reconnais. Nous essayions de rester près [de la vedette]. Le commandant m’a ordonné de lancer des tirs d’avertissement. Je l’ai fait vers un espace sécurisé mais [le premier accusé] ne s’est pas arrêté. Faisant une manœuvre, il nous a percuté et a déchiré notre flotteur]. Il essayait par tous les moyens de s’enfuir. Nous étions en parcours parallèle. Il cherchait à causer des dégâts à notre bateau pour que l’on s’arrête. Notre bateau était gonflable avec deux moteurs. Il était plus rapide et donc il voulait faire des dégâts pour que l’on s’arrête. Il a remarqué les tirs d’avertissement. Il [nous a] percuté une fois. Il a percé le flotteur. C’est un flotteur divisé en compartiments et il ne s’est pas dégonflé (Είναι χωρισμένο σε τμήματα και δεν ξεφούσκωσε). Conformément aux règles d’engagement, je devais tirer sur le moteur. Je l’ai fait. Après des gens sont sortis, ils disaient que quelqu’un avait été blessé. Nous devions gérer la situation. Les gens sont sortis. Il y avait douze personnes plus le conducteur. Concernant le second accusé, il ressort des témoignages des Syriens que c’était son assistant. Les Syriens étaient dans la cabine, alors que le second accusé était allongé par terre. Des femmes ont demandé de l’aide. Un Syrien a été blessé à l’épaule par le ricochet de balles et un autre à la tête. L’accusé disposait d’un livret de marin, il était marin dans son pays. Les autres avaient des sacs de voyage, pas lui. Quand la vedette s’est arrêtée, il a essayé lui aussi d’entrer dans la cabine. Nous ne les avons pas vu débarquer des migrants clandestins, mais ils en transportaient (Δεν είδαμε να αποβιβάζουν λαθρομετανάστες, αλλά μετέφεραν). Nous avions une arme de service. Nous avons tiré depuis une distance d’environ 10 mètres. Il y avait des règles d’engagement. Nous ne voulions pas qu’un homme soit blessé, c’est pour ça qu’on a tiré sur le moteur (Δεν θέλαμε να τραυματιστεί άνθρωπος γι αυτό πυροβολήσαμε στη μηχανή). Pareil incident s’est déjà produit dans le passé. Le flotteur périmétrique sert à la navigation et à la sûreté du bateau. En cas de collision, il est plus probable que notre bateau soit coulé. Il aurait pu percer tout notre flotteur. Le second accusé, nous l’avons uniquement vu allongé par terre et le reste ressort des témoignages des Syriens. »

45. Le second témoin à charge, A.S., indiqua notamment ce qui suit :

« (…) La vedette a accéléré et a fait des manœuvres dangereuses, elle venait vers nous. Nous avons essayé de l’esquiver. Nous avons procédé à des tirs d’avertissement. Elle ne s’est pas arrêtée. Nous avons immobilisé la vedette. Les tirs de coups de feu sont prévus, quand notre intégrité physique est en danger et, en second lieu, pour effectuer une arrestation. On criait par le haut-parleur, nous avons procédé à des tirs d’avertissement. Nous croyions qu’il les avait débarqués, que la vedette était vide (Πιστεύαμε ότι τους είχε αποβιβάσει, ότι ήταν άδειο το σκάφος). Si nous avions su qu’il y avait des gens à bord, nous n’aurions pas tiré sur le moteur (Αν γνωρίζαμε ότι υπήρχε κόσμος μέσα δεν θα ρίχναμε πυρά στη μηχανή). Je reconnais le premier accusé comme étant le capitaine, le second n’était pas visible. D’abord, des signaux sonores, puis des tirs d’avertissement sur un secteur sécurisé. Nous avons choisi en dernier lieu de tirer sur le moteur. Il faisait jour, celui qui tirait les coups de feu voyait très bien. Notre bateau est plus vulnérable en cas de collision. La vedette s’approchait des côtes de Pserimos. Nous ne l’avons pas vu s’arrêter (Προσέγγιζε τις ακτές της Ψερίμου. Δεν το είδαμε να σταματάει). Notre bateau dispose d’un flotteur. J’ai donné l’ordre de tirer. On ne pouvait pas tirer sur les jambes du conducteur. Je pouvais voir seulement sa tête. Après j’ai vu les personnes blessées, nous les avons transférées. L’un était blessé à la tête, l’autre au bras. La plateforme était derrière le moteur, les blessés étaient dans la cabine. Le plus probable est que les blessures sont dues à un ricochet. »

46. Le premier accusé, O.A., déclara, entre autres, qu’il avait cherché à retourner en Türkiye, que les garde-côtes l’avaient poursuivi, mais qu’il ne se souvenait pas si des tirs d’avertissement avaient eu lieu ou si des sirènes avaient été utilisées. Il nia par ailleurs avoir fait des manœuvres.

47. Le second accusé, D.S., affirma notamment qu’il ne connaissait pas le conducteur de la vedette, qu’il y avait quatre personnes à côté de celui-ci et que les autres étaient dans la cabine.

48. Par des jugements nos 50/2015 à 56/2015 rendus le 15 mai 2015, la cour d’assises de Rhodes déclara les deux ressortissants turcs coupables d’entrée illégale dans le pays et de trafic illégal de ressortissants de pays tiers et acquitta le premier accusé des trois autres chefs d’accusation.

49. La cour d’assises estima tout d’abord qu’il était établi que lorsqu’il s’était rendu compte de la présence du bateau de patrouille PLS 1012 près des côtes de Pserimos, le premier accusé avait accéléré, qu’il s’était livré à des manœuvres visant à éviter l’immobilisation de la vedette et qu’il avait heurté à trois reprises le PLS, et que ces collisions avaient occasionné sur la partie avant droite de celui-ci des dégâts à une hauteur de 0,60 à 1 m et une déchirure de sa chambre à air sur une longueur d’environ 1 cm, sans cependant que celle-ci se dégonflât car elle était, de par sa construction, séparée en trois compartiments et, par conséquent, sans que cela pût provoquer le naufrage du PLS et mettre en danger la vie de ses passagers.

50. La cour d’assises jugea ensuite établi que la vedette ne s’était pas conformée aux avertissements sonores et aux tirs d’avertissement effectués par l’équipage du PLS, que celui-ci avait alors procédé à des tirs sur le moteur hors-bord de l’IMREN 1, et que des balles tirées avaient ricoché, provoquant les graves blessures subies par les deux ressortissants syriens. Cependant, la cour d’assises estima ce qui suit :

« Cependant, il n’a pas été établi dans les circonstances dans lesquelles les deux blessures ont eu lieu qu’en tentant d’éviter l’immobilisation de la vedette par le PLS, le premier accusé ait envisagé comme potentielles, en raison des tirs effectués par l’équipage du PLS, les blessures des deux personnes qu’il transportait eu égard notamment au fait que les étrangers transportés se trouvaient dans la cabine de la vedette poursuivie et que les tirs visaient un espace sécurisé, à savoir le moteur hors-bord. »

51. Enfin, la cour d’assises considéra qu’il n’avait pas été établi, compte tenu de sa nature négligeable, que la blessure subie par G.B. sur son bras gauche du fait des collisions, et notamment de leur intensité, provoquées par le premier accusé aurait pu dégénérer en blessure corporelle grave.

52. Par un arrêt no 10/2017 du 6 février 2017, la cour d’appel d’assises du Dodécanèse rejeta l’appel formé par le second accusé et ajourna sine die l’audience d’appel concernant le premier accusé. Par un arrêt no 54/2018 du 8 octobre 2018, la même cour ajourna à nouveau ladite audience en vue de la convocation des témoins. Le dossier ne permet pas de savoir quelle a été la suite de cette procédure.

C. Le décès du proche des requérants

53. Il ressort des pièces soumises par les requérants à la Cour qu’à la suite des événements litigieux, Belal Tello resta en soins intensifs à l’hôpital de Rhodes jusqu’au 13 mars 2015, date à laquelle il fut transféré à la clinique générale du même hôpital où il subit une trachéotomie et une gastrotomie, lesquelles le contraignaient à rester allongé sur un lit sans pouvoir bouger ou parler. Après l’acceptation de sa demande d’asile avec réunification familiale, il fut transféré le 20 août 2015 en Suède, où résidaient sa femme et ses enfants (les requérants) et où il fut pris en charge par l’unité de neuro-réhabilitation de l’hôpital universitaire Karolinska à Stockholm. Selon un certificat médical établi par cet hôpital le 19 novembre 2015, qui détaillait les complications entraînées par la lésion cérébrale dont souffrait le proche des requérants et indiquait le traitement chirurgical envisagé, l’intéressé était quasi inconscient, et même en cas de succès de l’opération préconisée, il resterait atteint de graves handicaps permanents rendant nécessaire sa prise en charge à vie par d’autres personnes. Le 16 décembre 2015, Belal Tello aurait dû subir une autre opération. Il décéda le 17 décembre 2015.

54. Dans ses observations, le Gouvernement soutient qu’il n’existe aucun indice permettant d’établir que la mort de Belal Tello était liée à la blessure subie lors de l’incident litigieux, le certificat délivré le 19 novembre 2015 par l’hôpital suédois ne mentionnant ni n’établissant un quelconque lien de causalité entre ladite blessure et un possible décès, lequel est survenu quelques jours plus tard.

55. Les requérants contestent cette thèse en s’appuyant sur un certificat de décès établi par les autorités suédoises compétentes, soumis à la Cour le 14 juin 2023, et indiquant que Belal Tello avait succombé des suites des complications d’une lésion cérébrale grave ayant résulté de la blessure par balle qu’il avait reçue. Le Gouvernement n’a formulé aucun commentaire sur ce point.

LE CADRE JURIDIQUE INTERNE PERTINENT

I. LE Règlement relatif à la possession, au port et à l’utilisation d’armes à feu par le personnel du corps des garde-côtes

56. Le règlement relatif à la possession, au port et à l’utilisation d’armes à feu par le personnel du corps des garde-côtes, approuvé par la décision du ministre de la Marine marchande 1141.1/04/2004 du 27 avril 2004 (ci-après le « Règlement de 2004 »), prévoit ce qui suit en son article 10 :

Article 10

« Utilisation des armes à feu dans l’exercice des fonctions et principes qui la régissent

1. Le personnel du corps des garde-côtes est autorisé, dans l’exercice de ses fonctions, à pointer l’arme à feu [en vue de procéder à un tir], s’il existe un risque d’agression armée contre lui ou un tiers.

2. L’utilisation d’une arme à feu est l’activation intentionnelle de l’arme et la décharge d’un projectile (tir). Le tir, en fonction de sa cible, relève de l’une des catégories suivantes d’intensité :

(1) tir d’intimidation, lorsqu’aucune cible n’est visée ;

(2) tir contre des objets, lorsque des objets sont visés ;

(3) tir d’immobilisation, lorsque des parties non vitales du corps humain sont visées, en particulier les membres inférieurs ; et

(4) de neutralisation, lorsqu’une personne est visée et sa mort est considérée comme probable.

3. Le personnel du corps des garde-côtes est autorisé à utiliser une arme à feu si cela est nécessaire dans l’exercice de ses fonctions et si les conditions suivantes sont remplies :

a. Tous les moyens de moindre intensité ont été épuisés, à moins qu’ils ne soient pas utilisables ou appropriés dans le cas d’espèce. Les moyens de moindre intensité comprennent principalement l’exhortation, l’incitation, le recours à des obstacles, l’utilisation de la force physique, la matraque, les substances chimiques autorisées ou d’autres moyens spécialisés, l’avertissement de l’utilisation possible d’une arme à feu ou la menace avec une arme à feu.

b. Le membre du personnel a décliné sa qualité et a averti de manière claire et compréhensible de l’utilisation imminente d’une arme à feu, laissant un délai suffisant pour réagir, à moins que cela ne soit vain dans les circonstances particulières ou n’augmente le risque de mort ou de blessure corporelle.

c. L’usage d’une arme à feu ne constitue pas une mesure excessive au regard du type de préjudice imminent et de la dangerosité de la menace.

4. Lorsque les conditions du paragraphe précédent sont remplies, un usage modéré de l’arme à feu est requis, à moins que cela ne soit vain dans les circonstances particulières ou n’augmente le risque de mort ou de blessure corporelle. L’utilisation modérée d’une arme à feu signifie, selon le paragraphe 2 du présent article, son utilisation graduelle en vue de provoquer qu’une atteinte nécessaire et la moins grave possible.

5. Le tir d’intimidation ou le tir sur des objets est autorisé, notamment en cas de danger provenant d’un animal ou lorsqu’il est nécessaire d’avertir qu’un coup de feu est susceptible d’être tiré sur une personne, à condition que toutes les mesures nécessaires aient été prises pour que personne ne soit blessé par un tir manqué ou par le ricochet du projectile. Le tir sur véhicule qui présente un risque de blessure pour une personne à bord n’est autorisé qu’aux conditions visées au paragraphe suivant.

6. Le tir d’immobilisation est autorisé s’il est nécessaire pour :

a. repousser une attaque armée, lorsque l’attaque a commencé ou est imminente de sorte que tout retard de réaction rendrait la défense inefficace.

b. empêcher la commission imminente ou la continuation d’un crime [exposant plusieurs personnes à] un danger commun ou d’un crime commis par utilisation ou menace de la violence physique.

c. appréhender une personne condamnée, ou assignée à comparaître, ou recherchée qui est surprise en train de commettre un crime ou un délit de son propre chef, si elle réagit à son arrestation et qu’il existe un risque immédiat qu’elle fasse usage d’une arme.

d. empêcher l’entrée illégale dans le pays ou la sortie de celui-ci des personnes qui tentent [de commettre] un trafic illégal de personnes ou de biens et portent [une ou plusieurs] des armes visées à la sous-section a du paragraphe 1 de l’article 1 de la loi 2168/1993.

(…)

8. Les tirs d’immobilisation ou de neutralisation sont interdits :

a. s’il existe un risque grave de blessure d’un tiers par un tir manqué ou par le ricochet du projectile

(…)

d. à l’encontre d’une personne qui s’enfuit lorsqu’elle est appelée à se soumettre à un contrôle légal

(…). »

II. L’Ordre régissant l’opération européenne mixte « Poséidon – Frontières maritimes 2014 »

57. Selon l’ordre (Διαταγή) du chef d’état-major des garde-côtes régissant l’opération européenne mixte « Poséidon – Frontières maritimes 2014 » de l’agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes (Frontex), daté du 16 septembre 2014, le but de cette opération – menée sous la coordination de l’état-major des garde-côtes, en coopération avec la police grecque, et sous la supervision de Frontex – est de faire face au franchissement illégal des frontières et lutter contre la criminalité transfrontière.

58. Aux termes de la section 6 de cet ordre, portant sur le concours d’États membres de l’Union européenne et la coopération, les officiers étrangers invités ainsi que les garde-côtes grecs à bord des véhicules communautaires participant l’opération ne peuvent faire usage de leur arme de service que dans le respect des conditions posées sous les conditions posées par la loi no 3169/2003 (§§ 2 et 6).

59. Dans sa section 11, qui définit les règles applicables, cet ordre prévoit que l’opération sera menée en conformité avec plusieurs instruments internationaux et européens, ainsi qu’avec certains règlements nationaux, y compris l’ordre permanent sur les moyens opérationnels no 5/92 du 23 décembre 1992 (paragraphes 61 à 63 ci-dessous). Le Règlement de 2004 (paragraphe 56 ci-dessus) n’y figure pas.

60. Enfin, dans sa section 14, portant sur les droits fondamentaux, cet ordre prévoit que tous les participants à l’opération (personnel des garde‑côtes et de la police, officiers étrangers invités, personnel de Frontex) doivent respecter la dignité humaine et les droits fondamentaux de tout individu conformément aux dispositions pertinentes du droit international, européen et national, telles, entre autres, celles de la Convention et de ses protocoles (§ 1).

III. L’Ordre permanent sur les moyens opérationnels (ΠΑγια ΔιαταΓΗ ΕπιχειρησιαΚΩν ΜΕσων) No 5/92 du 23 décembre 1992

61. Édicté par les directions de la police portuaire et de la sécurité d’État du ministère de la Marine marchande, l’ordre permanent no 5/92 du 23 décembre 1992 portant « règles d’engagement pour les bateaux de patrouille » (Οδηγία εμπλοκής, les « règles d’engagement de 1992 ») a pour objet de réglementer le contrôle, la poursuite, l’arrestation de navires suspects de toute nature et de leurs passagers, ainsi que la lutte contre la violence armée en émanant.

62. La Cour relève que l’ordre en question a été communiqué par la partie requérante et non pas par le Gouvernement, qui s’est prévalu de son caractère confidentiel. Les parties s’accordent cependant sur son contenu.

63. Les règles d’engagement de 1992 précisent les procédures à respecter concernant les différentes étapes d’une interception en mer (détection, approche, reconnaissance, appel / contrôle (usage des avertisseurs sonores et lumineux), protection, ordres, poursuite / interception, insubordination et réaction violente / armée). Les règles relatives aux deux dernières procédures, qui intéressent particulièrement la présente affaire, sont libellées comme suit :

« H. Insubordination : dans le cas où le bateau intercepté ignore un ordre explicite de ne pas maintenir son cap, ou reste inactif sans se conformer à un ordre de s’éloigner, ou se livre illicitement à des manœuvres dangereuses contre le bateau de patrouille des garde-côtes, le commandant de ce dernier est autorisé à ordonner un tir d’avertissement, de préférence avec une arme fixe et non portable de petit calibre (7.62 mm) sur un espace maritime sécurisé (par exemple devant la proue de la « cible » ou dans l’air).

I. Réaction violente / armée : dans le cas où le bateau contrôlé réagit en mettant directement en danger la sûreté du bateau de patrouille et celle des personnes à son bord (par exemple tentatives répétées d’éperonnage), il est permis de procéder à un tir ciblé d’intimidation dans le seul but de causer des dégâts, soit aux mâts, soit aux parties inférieures du bateau, pour l’intercepter. Dans le cas où le bateau contrôlé réagit en tirant avec une arme à feu contre le bateau des garde-côtes (ou un tiers), l’équipage et tout autre membre du personnel à bord sont autorisés à répondre par des « tirs de répression » d’une intensité et densité adéquates, afin d’exercer le droit de légitime défense et de sauvegarder les intérêts du public contre toute menace dirigée contre lui. »

IV. AUTRES DISPOSITIONS

64. Les dispositions pertinentes du code de procédure pénale ainsi que l’article 105 de la loi d’accompagnement du code civil sont exposés dans l’arrêt Tsalikidis et autres c. Grèce (no 73974/14, §§ 34-35, 16 novembre 2017).

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 2 DE LA CONVENTION

65. Les requérants soutiennent que le tir qui a gravement blessé leur proche n’était pas autorisé par la réglementation pertinente, et qu’au demeurant il n’était ni absolument nécessaire pour atteindre le but visé, ni strictement proportionné aux objectifs poursuivis. Ils estiment en outre que les enquêtes administrative et judiciaire concernant les responsables de l’incident litigieux étaient inadéquates. Ils invoquent l’article 2 de la Convention qui, en ses passages pertinents en l’espèce, se lit comme suit :

« 1. Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi. La mort ne peut être infligée à quiconque intentionnellement (…)

2. La mort n’est pas considérée comme infligée en violation de cet article dans les cas où elle résulterait d’un recours à la force rendu absolument nécessaire :

a) pour assurer la défense de toute personne contre la violence illégale ;

b) pour effectuer une arrestation régulière ou pour empêcher l’évasion d’une personne régulièrement détenue ;

(…) »

66. Les parties conviennent que l’article 2 de la Convention trouve à s’appliquer en l’espèce, mais divergent sur la question de savoir si la mort du proche des requérants, intervenue en Suède plus d’un an après l’incident litigieux, a été causée par la blessure grave qu’il avait subie lors de cet incident (paragraphes 54 et 55 ci-dessus). La Cour n’estime pas nécessaire de trancher cette divergence. Cependant, elle se doit examiner d’office sa compétence ratione materiae. Sur ce point, elle rappelle sa jurisprudence constante selon laquelle l’article 2 de la Convention trouve à s’appliquer alors même que la victime avait survécu, dès lors que la force utilisée contre celle‑ci avait été potentiellement meurtrière et que c’était pur hasard si elle avait eu la vie sauve (Makaratzis c. Grèce [GC], no 50385/99, §§ 49-55, CEDH 2004-XI, et Andreea-Marusia Dumitru c. Roumanie, no 9637/16, §§ 69-73, 31 mars 2020, et les références qui y sont citées). La Cour relève que cette jurisprudence concerne des hypothèses où la force employée par les agents de l’ordre à l’encontre du requérant a mis la vie de celui-ci en péril. Elle ne voit toutefois aucune raison de ne pas la suivre dans le cas où le proche des requérants a été victime de pareil comportement comme en l’espèce. La Cour est d’avis que si la blessure litigieuse n’a pas immédiatement conduit à la mort du proche des requérants le jour de l’incident, elle a été à l’origine d’une affection médicale grave qui, selon toute vraisemblance, a finalement entraîné son décès en décembre 2015. Dans ces conditions, il ne fait aucun doute que la force utilisée lors de l’incident litigieux a été potentiellement meurtrière. L’article 2 de la Convention trouve dès lors à s’appliquer en l’espèce.

67. La Cour examinera les griefs des requérants sous l’angle, d’une part, du volet procédural de l’article 2 de la Convention et, d’autre part, du volet matériel de cette disposition.

A. Sur le volet procédural

1. Sur la recevabilité

68. Le Gouvernement invite la Cour à rejeter la requête pour non‑épuisement des voies de recours internes pour ce qui est du grief tiré d’une absence d’enquête effective concernant les causes de la grave blessure qu’a subie le proche des requérants.

69. Il soutient tout d’abord que les requérants n’ont pas participé aux procédures que les autorités nationales ont diligentées aux fins d’identification des personnes responsables de la blessure de leur proche, et qu’ils n’ont par conséquent jamais invoqué la violation de l’article 2 dans le cadre des procédures internes. Selon lui, les requérants sont intervenus pour la première fois dans la procédure le 23 novembre 2015, demandant simplement au procureur près le tribunal maritime une copie de l’acte par lequel l’affaire avait été classée sans suite ainsi que les pièces du dossier, et non pas la poursuite de la procédure pénale, l’audition de témoins ou la désignation d’un expert. Il indique en outre que les requérants n’ont jamais déposé de plainte avec constitution de partie civile, et estime dès lors qu’ils n’ont pas épuisé les voies de recours internes concernant leur grief fondé sur l’article 2. Le Gouvernement se réfère par ailleurs à l’article 43 § 5 du code de procédure pénale, qui prévoit la possibilité de réouverture d’une affaire classée. À cet égard, il affirme que les autorités ont pris connaissance du décès du proche des requérants par la présente requête et que les intéressés n’ont pas présenté au niveau interne de nouveaux éléments propres à conduire au réexamen de l’affaire. Il considère enfin comme hypothétique l’allégation des requérants selon laquelle une plainte avec constitution de partie civile devant le procureur du tribunal maritime aurait été vouée à être rejetée.

70. Ensuite, le Gouvernement reproche aux requérants de ne pas avoir introduit d’action en dommages-intérêts sur le fondement de l’article 105 de la loi d’accompagnement du code civil. Il estime que cette action constitue un recours approprié et efficace pour ce qui concerne les demandes d’indemnisation de dommages résultant d’une violation de l’article 2. À l’appui de sa thèse, le Gouvernement cite notamment les arrêts nos 950/2014, 4410/2015, 331/2016 et 327/2008 du Conseil d’État, qui auraient selon lui accordé une indemnisation dans des cas de blessures subies par des personnes du fait d’agents de police.

71. Les requérants réfutent les arguments du Gouvernement et soutiennent que dans les circonstances particulières de l’espèce, il n’y avait pas de voies de recours internes à épuiser.

72. Ils considèrent, tout d’abord, que dès lors que le procureur avait diligenté d’office une enquête préliminaire en application des dispositions pertinentes du code de procédure pénale, ils n’avaient pas d’obligation d’introduire une action ou de porter plainte. Ils précisent, à cet égard, que les infractions dont il était question ne figuraient pas parmi celles qui ne pouvaient être poursuivies qu’à la suite d’une plainte de la victime alléguée. Invoquant par ailleurs une affaire similaire dans laquelle le procureur avait rejeté une plainte, les intéressés ajoutent que même s’ils avaient porté plainte, celle-ci n’aurait eu aucune chance de succès car le procureur n’aurait pas pu s’écarter des conclusions de l’enquête préliminaire, et ce d’autant plus qu’ils ne pouvaient se prévaloir d’aucun nouvel élément de preuve, dont en particulier une déposition de Belal Tello, lequel, étant dans le coma, n’avait jamais été en mesure de donner son propre témoignage. Ils arguent également, d’une part, que compte tenu de la blessure très grave de Belal Tello, le procureur aurait dû examiner la situation au regard de la législation nationale et de l’article 2 de la Convention et, d’autre part, que cette obligation pesait sur les autorités étatiques et non pas sur eux-mêmes, qui n’étaient dès lors aucunement tenus de participer à la procédure. En outre, les requérants estiment que le décès de Belal Tello ne peut être considéré comme un fait nouveau ou une preuve nouvelle justifiant la réouverture de la procédure en vertu de l’article 43 § 5 du code de procédure pénale, et que par conséquent, le procureur près le tribunal maritime du Pirée ayant classé l’affaire, l’information de la mort de leur proche n’aurait pas pu conduire au réexamen de l’affaire.

73. Ils rétorquent ensuite que l’action prévue par l’article 105 de la loi d’accompagnement du code civil est une action indemnitaire, et qu’elle n’est par suite aucunement de nature à assurer une enquête effective pouvant mener à l’identification et à la punition des personnes responsables.

74. Concernant la première branche de l’exception, la Cour estime qu’une plainte formelle avec constitution de partie civile n’était pas un recours à épuiser en l’espèce. Sans qu’il soit nécessaire de spéculer sur les suites qui auraient pu été réservées à pareille plainte, voire à une demande de réouverture de l’affaire, elle relève que dans la mesure où les autorités ont ouvert une enquête d’office, elles avaient l’obligation de la mener à bien sans attendre ni a fortiori exiger des requérants des indications sur des pistes d’enquête ou d’autres initiatives procédurales. La Cour relève que dans les circonstances particulières de l’affaire, reprocher aux requérants de ne pas avoir déposé une plainte formelle conduirait à faire peser, de manière inappropriée, sur eux et non plus sur le Gouvernement l’obligation découlant de l’article 2 de la Convention de mener une enquête effective (voir, mutatis mutandis, Ceesay c. Autriche, no 72126/14, § 72, 16 novembre 2017). À cet égard, elle rappelle que les autorités doivent agir d’office dès qu’une affaire relative à l’usage de la force par des agents de l’État est portée à leur attention. Elles ne sauraient laisser aux proches du défunt l’initiative de déposer une plainte formelle ou une demande tendant à l’exploitation de certaines pistes d’enquête ou procédures d’investigation (Natchova et autres c. Bulgarie [GC], nos 43577/98 et 43579/98, § 111, CEDH 2005‑VII).

75. Quant à la seconde branche, la Cour note que la jurisprudence nationale citée par le Gouvernement en vue de démontrer le caractère effectif du recours indemnitaire prévu par l’article 105 de la loi d’accompagnement du code civil n’est pas pertinente pour la présente affaire. En effet, dans son arrêt no 950/2014, qui concerne la blessure d’une personne par le ricochet d’une balle lors d’une opération policière, le Conseil d’État a confirmé l’arrêt d’appel qui avait rejeté la demande d’indemnisation de la victime, sans examiner le moyen tiré de la violation des conditions posées par la loi no 3169/2003 (paragraphes 128 et 129 ci-dessous) au motif qu’elle n’était pas applicable au moment des faits. Par ailleurs, les autres arrêts de la haute juridiction cités par le Gouvernement ont pour objet des demandes d’indemnisation en cas de violence policière (nos 331/2016 et 327/2008) ou de mort d’une personne lors d’un accident (no 4410/2015), et ne concernent dès lors pas une situation similaire, à savoir l’usage de la force armée par des garde-côtes dans le cadre d’une opération d’interception maritime. Quoi qu’il en soit, la Cour rappelle qu’une procédure civile, qui s’ouvre à l’initiative des proches et non des autorités et ne permet ni d’identifier ni de sanctionner l’auteur présumé d’une infraction, ne saurait être prise en compte dans l’appréciation du respect par l’État de ses obligations procédurales découlant de l’article 2 (Al-Skeini et autres c. Royaume-Uni [GC], no 55721/07, § 165, CEDH 2011, et Mocanu et autres c. Roumanie [GC], nos 10865/09 et 2 autres, § 227, CEDH 2014). En particulier, dans une affaire analogue, la Cour a jugé qu’une action en dommages et intérêts visant à obtenir réparation du préjudice résultant soit d’un décès, soit d’un manquement à une obligation officielle au cours de l’enquête y afférente, n’est pas susceptible, sans le bénéfice des conclusions d’une enquête pénale, d’aboutir à des constatations sur l’identité des auteurs et encore moins à l’établissement de leur responsabilité (Fountas c. Grèce, no 50283/13, § 52, 3 octobre 2019, et les références qui y sont citées).

76. À la lumière de ce qui précède, la Cour estime qu’il y a lieu de rejeter l’exception du Gouvernement.

77. Constatant que ces griefs ne sont pas manifestement mal fondés au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’ils ne se heurtent par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour les déclare recevables.

2. Sur le fond

a) Arguments des parties

i. Les requérants

78. Les requérants soutiennent que l’enquête menée concernant la blessure grave subie par leur proche n’a pas satisfait aux exigences procédurales de l’article 2 pour les raisons suivantes.

79. En premier lieu, ils arguent que l’enquête des autorités nationales ne respectait pas la condition d’indépendance car l’autorité maritime de Kalymnos, qui a dirigé l’enquête initiale, était impliquée dans l’incident. Les requérants soulignent que dans le cadre aussi bien de l’enquête administrative menée par ladite autorité maritime que de l’enquête préliminaire diligentée par le procureur près le tribunal maritime du Pirée, aucun nouveau témoignage n’a été demandé aux passagers de l’IMREN 1, et que leurs déclarations ont ainsi été recueillies uniquement lors de l’enquête préliminaire pour entrée illégale sur le territoire grec. Ils ajoutent, à cet égard, que les questions qui leur ont été posées dans ce cadre relativement à l’incident n’étaient pas détaillées et restaient générales. Les requérants font observer en outre que les dépositions en question ont un contenu presque identique, et ils mettent en cause par ailleurs l’impartialité et l’indépendance de l’interprète.

80. En deuxième lieu, les intéressés reprochent aux autorités nationales de ne pas avoir pris un certain nombre de mesures visant à recueillir les éléments de preuve et à faire la lumière sur les circonstances de l’incident en établissant au-delà de tout doute raisonnable les faits de la cause. Ils allèguent en particulier qu’aucune expertise médico-légale n’a été ordonnée concernant les blessures subies par Belal Tello et le second homme à bord de l’IMREN 1, arguant que pareille expertise aurait fourni un compte rendu de celles-ci complet, précis, et procédant d’une analyse objective de constatations cliniques. Ils expliquent en outre que le procureur près le tribunal maritime du Pirée n’a ordonné ni l’expertise détaillée des deux bateaux, ni la reconstitution de l’incident, ni l’examen des armes à feu et la rédaction d’un rapport balistique, pas plus qu’il n’a demandé que la seconde personne blessée, qui était en mesure de témoigner, fût entendue. Les requérants estiment que des preuves importantes ont été perdues à cause de ces défaillances, ce qui selon eux a empêché la reconstitution des tirs et de leurs trajectoires qui aurait permis de comprendre comment leur proche, qui se trouvait dans la cabine, avait été touché par une balle. Ils considèrent que ces preuves étaient cruciales et nécessaires pour établir tant les faits de l’affaire que la responsabilité pénale éventuelle des deux garde-côtes.

81. En troisième lieu, les requérants soutiennent que le rapport d’expertise était lacunaire concernant notamment la question de la nécessité de l’usage de la force en l’espèce. En particulier, ils arguent que ledit rapport ne fournissait pas de réponses circonstanciées sur le point de savoir, d’une part, si la fuite d’air du bateau PLS 1012 aurait pu provoquer son naufrage et, d’autre part, si les dégâts constatés sur ce bateau résultaient d’un éperonnage ou d’une simple collision. Ils estiment par ailleurs que des photo ou vidéo des deux bateaux ainsi qu’un croquis comportant des informations détaillées propres à étayer les constats du rapport d’expertise étaient indispensables pour élucider les circonstances de l’incident et prouver la nécessité des tirs, indiquant que pareils documents ne figuraient pas au dossier. Selon eux, font également défaut un rapport d’expertise détaillé accompagné d’un rapport médico-légal et d’un rapport balistique, éléments qui, de leur avis, auraient pu permettre de reconstituer l’incident et, plus particulièrement, d’établir si les blessures résultaient d’un ricochet de balles ou de balles ayant raté leur cible. Citant l’expert, selon lequel « au moins cinq [impacts de tirs] ont été relevés », les requérants font observer qu’il est surprenant qu’il ait rapporté de manière imprécise le nombre d’impacts de tirs constatés. Ils considèrent en outre que l’expert a conclu de manière vague « que le plus probable [était] que » les passagers avaient été blessés par le ricochet de balles, et ils plaident qu’une telle conclusion ne saurait satisfaire aux exigences de l’article 2 en l’absence d’une quelconque enquête complémentaire. Ils ajoutent que ladite conclusion se fondait uniquement sur le fait que « des impacts n’[avaient] pas été retrouvés sur d’autres parties du bateau » et reprochent à l’expert de ne pas avoir précisé comment les deux passagers se trouvant dans la cabine avaient été atteints par un ricochet de balle ou quelle était la probabilité que les blessures aient été provoquées par des tirs ratés. Ils relèvent enfin que le rapport ne contient aucune hypothèse concernant l’endroit où étaient assis les deux passagers blessés dans la vedette, et allèguent qu’il est impossible de comprendre comment l’expert est parvenu à sa conclusion.

82. Au regard de ces éléments, les requérants estiment que l’enquête n’a pas été adéquate, approfondie, effective et indépendante. Ils considèrent en outre que législation applicable à l’opération litigieuse était le Règlement de 2004 et ils reprochent au procureur près le tribunal maritime et au procureur près la cour d’appel d’avoir conclu que les garde-côtes avaient agi dans le respect de la loi en se référant uniquement aux règles d’engagement de 1992. Ils soutiennent par ailleurs que la conclusion figurant dans l’acte de classement sans suite, selon laquelle les deux ressortissants turcs étaient responsables de la blessure des deux passagers, méconnaissait le jugement de la cour d’assises de Rhodes qui avait acquitté l’opérateur de l’IMREN 1 des chefs d’exposition d’autrui à un danger et de tentative de provocation d’un naufrage. Ils sont d’avis que ces éléments indiquent que les autorités n’ont pas mené une enquête approfondie et indépendante, conduisant ainsi à l’impunité des responsables de l’incident litigieux.

ii. Le Gouvernement

83. Le Gouvernement affirme que l’enquête judiciaire menée en l’espèce a pleinement satisfait aux exigences découlant du volet procédural de l’article 2, dès lors que, selon lui, les tribunaux nationaux se sont prononcés après avoir pris en considération tous les éléments de preuve pertinents. Il argue que la Cour n’étant pas une juridiction de quatrième instance, elle ne saurait se substituer aux tribunaux nationaux en réexaminant la présente affaire. Il considère en outre que les autorités ont mené, d’office, une enquête pénale et administrative effective sur les circonstances dans lesquelles Belal Tello avait été gravement blessé et il conclut que le volet procédural de l’article 2 n’a pas été méconnu en l’espèce.

b) Appréciation de la Cour

i. Principes généraux

84. Les principes généraux relatifs à l’obligation procédurale de l’État, découlant de l’article 2 de la Convention, de mener une enquête effective sur les allégations de violation du volet matériel de cette même disposition dans le cadre d’un recours à la force meurtrière par les agents de l’État ont été rappelés dans l’arrêt Armani Da Silva c. Royaume-Uni ([GC], no 5878/08, §§ 229-239, 30 mars 2016).

85. La Cour rappelle que pour pouvoir être qualifiée d’« effective » au sens où cette expression doit être comprise dans le contexte de l’article 2 de la Convention, l’enquête doit être adéquate. Cela signifie qu’elle doit être apte à conduire à l’établissement des faits et permettre de déterminer si le recours à la force par les agents de l’État était justifié ou non dans les circonstances de l’affaire ainsi que d’identifier et – le cas échéant – de sanctionner les responsables. Il s’agit d’une obligation de moyens et non de résultat. Les autorités doivent avoir pris les mesures raisonnables dont elles disposaient pour obtenir les preuves relatives aux faits en question, y compris, entre autres, les dépositions des témoins oculaires, des expertises et, le cas échéant, une autopsie propre à fournir un compte rendu complet et précis des blessures et une analyse objective des constatations cliniques, notamment de la cause du décès. Toute déficience de l’enquête affaiblissant sa capacité à établir la cause du décès ou les responsabilités risque de ne pas répondre à cette norme (Armani Da Silva, précité, § 233, et les références qui y sont citées).

86. En outre, la Cour a maintes fois affirmé que les conclusions de l’enquête doivent s’appuyer sur une analyse méticuleuse, objective et impartiale de tous les éléments pertinents. Le rejet d’une piste d’investigation qui s’impose de toute évidence compromet de façon décisive la capacité de l’enquête à établir les circonstances de l’affaire et l’identité des personnes responsables. Il n’en demeure pas moins que la nature et le degré de l’examen répondant au critère minimum d’effectivité dépendent des circonstances de l’espèce. Ils s’apprécient à la lumière de l’ensemble des faits pertinents et eu égard aux réalités pratiques du travail d’enquête. Quand un individu a perdu la vie aux mains d’un agent de l’État dans des circonstances suspectes, les autorités internes compétentes doivent soumettre l’enquête menée sur les faits à un contrôle particulièrement strict (Armani Da Silva, précité, § 234, et les références qui y sont citées).

87. La Cour a jugé que ces principes trouvent à s’appliquer également lorsque la force employée par les agents de l’ordre a été potentiellement meurtrière (Chebab c. France, no 542/13, § 88, 23 mai 2019, et les références qui y sont citées).

ii. Application en l’espèce

88. La Cour rappelle d’emblée qu’en classant l’affaire, le procureur près le tribunal maritime du Pirée, se fondant pour l’essentiel sur les conclusions de l’« enquête administrative sous serment », a estimé que les deux ressortissants turcs, à savoir le conducteur de l’IMREN 1 et son assistant, qui n’avaient pas obéi aux ordres des garde-côtes leur enjoignant de s’arrêter, étaient responsables de la blessure des deux passagers, dont celle subie par le proche des requérants. En outre, le procureur a considéré, d’une part, que l’IMREN 1 avait abordé (éperonné) le PLS 1012, ce qui avait provoqué une fuite d’air mettant en danger la vie de l’équipage de celui-ci et, d’autre part, que les blessures litigieuses étaient dues au ricochet de balles qui avaient été tirées en raison des manœuvres maladroites et dangereuses du conducteur turc (paragraphe 40 ci-dessus). Cependant, de l’avis de la Cour, cette conclusion n’est pas suffisamment étayée car on ne saurait considérer qu’elle procédait d’une enquête approfondie, et ce pour les raisons suivantes.

89. En premier lieu, la Cour relève que les témoignages des dix passagers de l’IMREN – et non pas de « tous les passagers, y compris les deux blessés », comme l’a affirmé le procureur dans l’acte no 241/2015, les deux personnes blessées n’ayant pas été interrogées – qui ont été recueillis le jour de l’incident contiennent des réponses presque stéréotypées. En effet, les passagers interrogés ont tous affirmé que les ressortissants turcs à bord de la vedette étaient seuls responsables des blessures infligées aux deux passagers car ils n’avaient pas obéi aux ordres du bateau de patrouille mais s’étaient, au contraire, livrés à des manœuvres dangereuses. En cela, ces déclarations ne font que confirmer celles des deux garde-côtes. Dans ces conditions, le fait que le procureur près le tribunal maritime n’ait demandé ni une nouvelle audition des passagers de l’IMREN 1, ni même la déposition de la seconde personne blessée, est de nature à faire douter de l’effectivité de l’enquête menée en l’espèce. La Cour note par ailleurs que le proche des requérants, qui est tombé dans le coma après avoir été gravement blessé, n’a jamais été en mesure de fournir son propre témoignage.

90. En second lieu, la Cour considère, à l’instar des requérants, que plusieurs mesures propres à faire la lumière sur l’incident litigieux, dont en particulier celles énumérées ci-après, n’ont pas été diligentées par les autorités nationales :

– Une expertise médico-légale relative à la blessure de Belal Tello comportant un compte rendu complet et précis concernant celle-ci.

– Un rapport balistique propre à pallier les défaillances du rapport d’expertise établi le jour de l’incident, qui se bornait à indiquer qu’« au moins cinq [impacts de tirs] [avaient] été trouvés » et que « le plus probable » était que la blessure du proche des requérants résultait d’un ricochet de balle, en établissant 1) les trajectoires des différents tirs, dont celui ayant atteint le proche des requérants, afin de déterminer si les blessures provenaient effectivement d’un ricochet ou plutôt d’une balle ayant raté sa cible, à savoir le moteur hors-bord de la vedette, et 2) l’endroit où se trouvait le proche des requérants quand il avait été touché. La Cour rappelle par ailleurs que dans la déposition qu’il a faite dans le cadre de l’enquête préliminaire ouverte par le procureur près le tribunal maritime du Pirée, l’ingénieur qui avait rédigé le rapport d’expertise a simplement mentionné l’existence de traces de balles logées dans, et de balles de ricochet sur, le moteur hors-bord ainsi que sur la plateforme de poupe de la vedette (paragraphe 38 ci-dessus), sans toutefois préciser leur nombre.

– Une expertise détaillée des deux véhicules allant au-delà du rapport initial et permettant d’établir si les collisions entre l’IMREN 1 et le PLS 1012 et la fuite d’air qui s’en était suivie étaient de nature à créer un danger réel et immédiat pour l’équipage de celui-ci, et si en particulier cette collision risquait de provoquer le naufrage du PLS 1012 dans les circonstances particulières de la cause.

91. Or, aux yeux de la Cour, ces mesures d’investigation s’imposaient de toute évidence mais elles n’ont pas été accomplies, ce qui a compromis la capacité de l’enquête à faire toute la lumière sur les circonstances de l’incident litigieux et à établir, le cas échéant, l’identité des personnes responsables. Se bornant à faire siennes les conclusions de l’enquête administrative, en particulier en reprenant la version des faits exposée par les deux garde-côtes, le procureur près le tribunal maritime du Pirée n’a pas diligenté les mesures raisonnables qui étaient à sa disposition pour obtenir des preuves relatives aux faits en cause.

92. En troisième lieu, la Cour attache une importance particulière au fait que l’acte no 241/2015 par lequel le procureur près le tribunal maritime du Pirée a classé l’affaire sans suite ne se référait pas au jugement de la cour d’assises de Rhodes du 15 mai 2015 qui avait acquitté le conducteur de la vedette des chefs de tentative de provocation d’un naufrage mettant en péril la vie humaine, d’exposition d’autrui à un risque pour sa vie et de blessure corporelle grave (paragraphes 49 à 51 ci-dessus). Or le jugement en question, qui était antérieur de plus d’un mois à l’acte no 241/2015 et se fondait sur les dépositions des deux garde-côtes, contredisait les constatations formulées par le procureur dans ledit acte concernant non seulement la question de savoir si la vie de l’équipage du PLS 1012 s’était trouvée effectivement en danger, mais aussi la responsabilité du conducteur de l’IMREN 1 relativement aux blessures infligées aux deux passagers, dont le proche des requérants. La Cour ne saurait spéculer sur les raisons d’un tel écart entre ces deux décisions, pour lequel le Gouvernement ne donne du reste aucune explication. Elle estime cependant qu’en s’abstenant d’indiquer de manière motivée, par une appréciation portée sur ledit jugement pénal, pourquoi il s’écartait des constatations factuelles contenues dans celui-ci relativement, notamment, à deux points précis cruciaux, à savoir l’existence d’un danger réel et immédiat pour la vie des deux garde-côtes et la responsabilité du conducteur de l’IMREN 1 concernant la blessure du proche des requérants, le procureur n’a pas conclu l’enquête en s’appuyant sur une analyse méticuleuse et objective de tous les éléments pertinents.

93. De plus, le procureur près le tribunal maritime du Pirée n’a pas mentionné le Règlement de 2004 relatif à l’usage des armes à feu par les garde-côtes (paragraphe 56 ci-dessus), indiquant uniquement que G.B., qui avait effectué les différents tirs, avait respecté les règles d’engagement. Ainsi, il n’a aucunement abordé la question de savoir si l’opération litigieuse avait été menée de manière à réduire au minimum le recours à la force potentiellement meurtrière en déterminant si les garde-côtes auraient pu présumer la présence d’autres personnes à bord de l’IMREN 1. En outre, il n’a pas examiné de manière approfondie si l’usage des armes à feu en l’espèce, à savoir les treize tirs sur le moteur du IMREN 1, était absolument nécessaire et proportionné au regard du but poursuivi.

94. Force est donc à la Cour de constater que l’enquête menée par les autorités nationales comportait de nombreuses lacunes qui ont conduit notamment à la perte d’éléments de preuve, et qui ont affecté le caractère adéquat de l’enquête, laquelle en particulier n’a pas permis d’établir si le recours à la force potentiellement meurtrière se justifiait ou non dans les circonstances particulières de la cause.

95. Eu égard à ce qui précède, la Cour estime qu’il n’est pas nécessaire de se prononcer sur les autres défaillances alléguées de la procédure en cause, concernant notamment l’indépendance des autorités chargées de l’enquête, et conclut à la violation de l’article 2 de la Convention sous son volet procédural.

B. Sur le volet matériel

1. Sur la recevabilité

96. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

2. Sur le fond

a) Arguments des parties

i. Les requérants

97. En premier lieu, les requérants arguent qu’en l’espèce, il n’a pas été fait un usage d’armes à feu en application du cadre juridique interne pertinent. Ils estiment en particulier que l’utilisation de ce type d’arme dans les circonstances de la cause n’était pas justifiée au regard de l’article 10 §§ 5 et 6 du Règlement de 2004. En revanche, les requérants soulignent qu’en l’espèce l’usage d’armes à feu a été fait en application de règles d’engagement confidentielles. De l’avis des requérants, pareilles règles confidentielles, qui semblent en pratique régir l’usage de la force par les garde-côtes, méconnaissent l’obligation positive découlant de l’article 2 concernant l’existence d’une législation claire, publique et accessible sur la protection de la vie et l’usage des armes.

98. Les intéressés soutiennent plus particulièrement que les règles d’engagement de 1992 ne sont conformes ni au Règlement de 2004 ni à l’article 2 de la Convention. À cet égard, ils expliquent que selon ces règles, dans le cas où le bateau contrôlé réagit en mettant directement en danger la sûreté du bateau de patrouille et celle des personnes à son bord (par exemple tentatives répétées d’éperonnage), il est permis de procéder à un tir d’intimidation dans le seul but de causer des dégâts, soit aux mâts soit aux parties inférieures du bateau, pour l’intercepter, et qu’une telle possibilité n’est pas prévue par l’article 10 du Règlement de 2004, lequel, selon eux, n’autorise l’usage de la force sur un véhicule qu’aux fins de prévenir une attaque armée ou d’empêcher l’entrée illégale sur le territoire de trafiquants armés. Ils estiment en outre que le libellé de cette disposition est très large et qu’elle est imprécise, n’indiquant pas quels critères définissent l’absolue nécessité qui peut justifier l’usage de la force. Ils ajoutent que les règles d’engagement ne mentionnent pas la nécessité de protéger la vie des passagers et qu’elles sont rédigées comme si la possibilité que des passagers soient à bord du bateau contrôlé n’était pas envisagée.

99. Les requérants considèrent par ailleurs, d’une part, que quand la vie humaine est en danger, l’arrestation de la personne suspectée de trafic illégal de personnes ne saurait, même lors d’une opération de contrôle des frontières, prévaloir sur la vie humaine, celle-ci devant, selon eux, toujours être la priorité, et, d’autre part, que cela doit apparaître clairement dans toute législation ou règles d’engagement applicables aux garde-côtes. À cet égard, ils arguent que les règles d’engagement ne comportent pas de garanties quant à la formation du personnel des garde-côtes au tir sur un espace sécurisé, sur les mâts ou sur les parties inférieures du bateau contrôlé ou quant à l’utilisation par eux, à cet effet, d’un type d’armes minimisant le risque de ricochet de balles.

100. En deuxième lieu, les requérants soutiennent que l’opération n’a été ni organisée ni conduite de manière à réduire les risques pour la vie de leur proche, y voyant une violation de l’article 2.

101. Ils affirment qu’il existait en l’espèce des indices sérieux donnant à penser que la vedette transportait des réfugiés, et font observer à cet égard qu’elle a été repérée alors qu’elle entrait dans le golfe de Vassiliki. Ils reprochent en particulier aux garde-côtes, qui n’avaient pas vu la vedette débarquer des réfugiés, de ne pas avoir cherché à savoir auprès de l’autorité maritime de Kalymnos, de la police ou de l’armée si pareille opération avait eu lieu, et de n’avoir pris aucune mesure pour vérifier s’il y avait des gens à bord, par exemple en leur demandant de sortir. Les requérants allèguent que les garde-côtes se sont approchés très près de la vedette et estiment qu’ils avaient par conséquent la possibilité de s’assurer que des réfugiés n’étaient pas à son bord. Selon eux, les garde-côtes auraient dû considérer qu’il était plus que probable que la vedette transportât des réfugiés en raison du nombre important, en 2014, d’arrivées sur les îles grecques en provenance de la Türkiye. Ils soutiennent que la question était de savoir s’il existait des preuves permettant non pas de présumer que des passagers étaient à son bord, mais de conclure au-delà de tout doute qu’il n’y avait personne d’autre que le conducteur. Ils arguent que les garde-côtes ont mené l’opération comme s’ils étaient absolument certains qu’il n’y avait pas de gens à bord, et qu’ils ont agi en l’espèce comme si l’arrestation d’un trafiquant présumé était plus importante que la protection de la vie de réfugiés susceptibles d’être cachés dans le bateau.

102. Les requérants allèguent en outre que le conducteur de la vedette n’était pas armé et qu’il ne pouvait par conséquent pas être considéré comme une menace particulière pour l’équipage. Ils reprochent audit équipage de ne pas avoir averti d’une manière claire et compréhensible qu’il allait utiliser des armes à feu, relevant que cela n’était du reste pas prévu par les règles d’engagement, et ils affirment, d’une part, que la vedette n’a nullement essayé d’aborder le bateau de patrouille et, d’autre part, que celui-ci ne courait en tous les cas aucun danger réel de couler à la suite de la collision avec la vedette.

103. Les requérants estiment que tous ces faits et éléments n’ont pas été suffisamment pris en compte par les garde-côtes au moment de la mise en balance entre le risque découlant de l’usage d’une arme à feu et le but de l’opération. Ils arguent que les garde-côtes avaient à leur disposition d’autres moyens moins risqués que des tirs sur le moteur du bateau, tels que laisser le bateau partir, ou demander le soutien de l’autorité maritime ou de Frontex. Concernant l’affirmation du Gouvernement selon laquelle les garde-côtes auraient contrevenu aux ordres s’imposant à eux s’ils avaient agi autrement, les requérants rétorquent que le fait que les règles d’engagement ne prévoient pas la possibilité d’interrompre l’opération ne saurait justifier des actions du personnel des garde-côtes emportant violation de l’article 2.

104. Les intéressés expliquent par ailleurs que le fait de tirer sur le moteur de bateaux d’individus soupçonnés de se livrer à une activité de passeur constitue une pratique courante dans le cadre des opérations de surveillance des frontières par les garde-côtes, l’incident litigieux n’étant dès lors pas un cas isolé. Invoquant un rapport établi à leur demande par un expert, ils soutiennent, d’une part, que de tels tirs peuvent provoquer un incendie voire une explosion, ainsi que des blessures ou des décès résultant de ricochets de balles ou de balles ayant raté leur cible et que cette pratique est donc extrêmement dangereuse et, d’autre part, que ce facteur doit être pris en compte par les garde-côtes au moment d’envisager l’usage d’armes à feu pour immobiliser un bateau. À cet égard, ils estiment qu’en l’espèce l’équipage du bateau de patrouille a agi comme si les tirs sur le moteur ne présentaient aucun risque, arguant en particulier que compte tenu du nombre important de coups de feu tirés (sept tirs d’avertissement, suivis surtout de treize tirs sur le moteur de la vedette), l’usage de la force ne saurait apparaître, dans les circonstances de la cause, comme une mesure de dernier ressort ou absolument nécessaire au regard du critère de proportionnalité.

105. Les requérants allèguent que selon le rapport d’expertise, cinq impacts de balles au moins ont été relevés sur le moteur et un impact a été constaté sur la plateforme de proue, ce qui signifie selon eux que seules cinq balles ont atteint leur cible, à savoir le moteur, qu’un tir a soit raté l’objectif et heurté la plateforme, soit ricoché, et qu’au moins sept balles ont raté leur cible. Ils en déduisent que la majorité des balles ont raté leur cible, et qu’elles paraissent avoir atteint les deux personnes qui se trouvaient dans la cabine, dont notamment leur proche. Ils considèrent par suite que la manière dont l’opération a été menée méconnaissait totalement l’article 2 et qu’elle dénotait un manque certain de professionnalisme et d’entraînement. Les requérants soulignent cependant qu’en l’absence de rapport balistique, la trajectoire des balles en question n’est pas connue, ajoutant qu’il est par conséquent impossible de savoir si lesdites balles, tirées sur le moteur, ont ricoché ou si elles ont raté leur cible.

106. De plus, les requérants arguent que ces tirs ont été effectués avec une arme portable, qui, selon eux, n’était pas de nature à en garantir la stabilité. Ils considèrent en outre qu’il est douteux que le garde-côte ait été bien entraîné pour l’utiliser, en particulier en pareille situation, à savoir en mer à bord d’un bateau pneumatique. Les requérants se réfèrent au rapport établi à leur demande par un expert (paragraphe 104 ci-dessus), qui fait état d’un manque de fiabilité important des armes portables quant à la mise en joue de cibles. À cet égard, les intéressés allèguent que les deux officiers n’ont pas reçu des autorités une formation appropriée pour être à même d’évaluer la nécessité absolue d’employer des armes à feu ou pour se conformer aux standards de protection des droits humains. Ils ajoutent que les deux officiers semblent avoir reçu l’ordre de suivre les règles d’engagement alors même qu’ils ne possédaient ni l’équipement technique nécessaire pour intercepter de manière efficace le bateau, ni les armes appropriées à cet effet, ni enfin la formation technique requise.

107. Les requérants concluent que les tirs n’étaient ni absolument nécessaires, ni strictement proportionnés au but poursuivi, et que les garde‑côtes n’ont pris aucune mesure pour réduire autant que possible le risque de perte de vie humaine. Ils ajoutent qu’il ressort tant des règles appliquées en l’espèce que de l’organisation et de la conduite de l’opération que celle-ci avait essentiellement pour but de lutter contre le trafic illégal de personnes et le franchissement illégal des frontières, en l’espèce en arrêtant le conducteur. Ils estiment par conséquent que la protection de la vie des réfugiés qui étaient susceptibles de se trouver à bord du bateau n’était une priorité ni dans les règles d’engagement, ni dans la manière dont l’opération a été organisée et conduite.

108. Ils considèrent que dans ces circonstances, l’usage de la force, qui a gravement blessé leur proche, n’était pas absolument nécessaire pour effectuer l’arrestation du conducteur de la vedette, et qu’elle ne satisfait donc pas aux conditions découlant de l’article 2 § 2 b) de la Convention.

ii. Le Gouvernement

109. Se référant à l’Ordre du chef d’état-major des garde-côtes régissant l’opération européenne mixte « Poséidon – Frontières maritimes 2014 » de Frontex (paragraphes 57 à 60 ci-dessus), le Gouvernement estime que les garde-côtes ont agi conformément au but de l’opération, à savoir faire face au franchissement illégal des frontières et lutter contre la criminalité transfrontière. Il considère que l’opération litigieuse a été menée en conformité avec cet ordre et les textes y mentionnés, dont notamment les règles d’engagement de 1992, lesquelles organisent une réponse graduelle et appropriée en matière de contrôle des bateaux suspects.

110. Le Gouvernement soutient que selon la réglementation qui s’imposait à eux, les garde-côtes devaient agir immédiatement. Il allègue à cet égard que la visibilité qu’ils avaient alors ne leur permettait pas de présumer aisément qu’il y avait à bord de la vedette d’autres personnes que son conducteur. Selon le Gouvernement, l’accident qui a entraîné la blessure du proche des requérants s’est produit malgré les efforts déployés par les garde-côtes pour agir de la manière la plus appropriée afin d’éviter toute mise en danger de la vie humaine.

111. Le Gouvernement argue, en outre, qu’aucun élément ne vient confirmer que les garde-côtes auraient pu prévoir 1) qu’il y avait des passagers cachés dans la vedette et 2) qu’une balle ricocherait et blesserait des personnes. Selon lui, si les garde-côtes n’avaient pas agi comme ils l’ont fait, ils auraient méconnu les ordres s’imposant à eux, dans la mesure où ceux-ci ne prévoyaient pas la possibilité pour eux de mettre fin à la poursuite en s’éloignant sans avoir procédé à une interception.

112. Le Gouvernement conclut que le recours à la force était justifié en l’espèce car il était absolument nécessaire et strictement proportionné au but légitime poursuivi, conformément à l’article 2 § 2 de la Convention, et ce malgré la grave blessure subie par Belal Tello. Il estime qu’il ressort de la manière dont l’opération a été planifiée que le risque pour la vie a été limité dans la mesure du possible et que l’usage de la force poursuivait un but légitime au sens de l’article 2 § 2. Arguant que les garde-côtes disposaient de très peu de temps pour évaluer la situation, il souligne que la proportionnalité doit être appréciée à la lumière des circonstances telles qu’elles étaient au moment où les faits se sont déroulés, et non pas ex post facto.

113. Le Gouvernement fait enfin observer que le rapport d’expertise soumis à la Cour par les requérants (paragraphes 104 et 106 ci-dessus) est daté du 28 septembre 2019 et qu’il a donc été établi cinq ans après l’incident, et il soutient, en outre, qu’il n’a jamais été soumis aux autorités et que son invocation devant la Cour est par conséquent irrecevable.

b) Appréciation de la Cour

i. Principes généraux

114. La Cour renvoie aux arrêts McCann et autres c. Royaume-Uni (27 septembre 1995, §§ 146-150 et 200, série A no 324), Giuliani et Gaggio c. Italie ([GC], no 23458/02, §§ 174‑182 et §§ 208‑210, CEDH 2011 (extraits)), Makaratzis (précité, §§ 56‑60), Aydan c. Turquie (no 16281/10, §§ 63‑71, 12 mars 2013), Armani Da Silva (précité, §§ 244‑248), et Chebab (précité, §§ 70 et suivants), qui exposent l’ensemble des principes généraux dégagés par sa jurisprudence concernant le volet matériel de l’article 2 de la Convention et le recours à la force meurtrière.

115. Elle rappelle que le texte de l’article 2, pris dans son ensemble, démontre que le paragraphe 2 ne définit pas avant tout les situations dans lesquelles il est permis d’infliger intentionnellement la mort, mais décrit celles où il est possible d’avoir « recours à la force » ce qui peut conduire à donner la mort de façon involontaire (Giuliani et Gaggio, précité, § 175, les références qui y sont citées).

116. Sous le volet matériel de l’article 2 de la Convention, la Cour doit examiner la question de savoir si la force utilisée pour atteindre l’objectif poursuivi était « absolument nécessaire » et, en particulier, si elle avait un caractère strictement proportionné, compte tenu de la situation à laquelle était confronté l’agent des forces de l’ordre. À cet égard, pour déterminer si l’emploi de la force potentiellement meurtrière était justifié, la Cour examine si l’agent de l’État croyait honnêtement et sincèrement qu’il était nécessaire d’y recourir. À cette fin, la Cour doit vérifier le caractère subjectivement raisonnable de la conviction en tenant pleinement compte des circonstances dans lesquelles les faits se sont déroulés (Armani Da Silva, précité, §§ 244‑248, et Chebab, précité, § 76).

117. En outre, eu égard à l’article 2 § 2 b) de la Convention, le but légitime d’effectuer une arrestation régulière ne peut justifier de mettre en danger des vies humaines qu’en cas de nécessité absolue. La Cour rappelle qu’en règle générale il ne peut y avoir pareille nécessité lorsque l’on sait que la personne qui doit être arrêtée ne représente aucune menace pour la vie ou l’intégrité physique de quiconque et n’est pas soupçonnée d’avoir commis une infraction à caractère violent, même s’il peut en résulter une impossibilité d’arrêter le fugitif (Natchova et autres c. Bulgarie [GC], nos 43577/98 et 43579/98, §§ 95 et 107, CEDH 2005‑VII).

118. La Cour considère qu’il revient au Gouvernement défendeur de prouver que la force utilisée par les agents de l’État était justifiée, qu’elle n’est pas allée au-delà de ce qui était absolument nécessaire et qu’elle était strictement proportionnée à la réalisation d’un ou de plusieurs des buts énoncés à l’article 2 § 2 de la Convention (Yukhymovych c. Ukraine, no 11464/12, § 75, 17 décembre 2020).

119. La Cour rappelle que lorsque la force meurtrière est employée par les autorités dans une « opération de police », il est souvent difficile de séparer les obligations négatives des obligations positives que fait peser la Convention sur l’État. Lorsqu’elle est saisie de cas de ce type, la Cour examine normalement si les autorités ont planifié et contrôlé l’opération de police de manière à réduire au minimum le recours à la force meurtrière et les pertes humaines, et si toutes les précautions en leur pouvoir dans le choix des moyens et méthodes d’une opération de sécurité ont été prises. En particulier, elle considère que des mesures spécifiques visant à éviter les risques doivent être prises si les autorités savaient ou auraient dû savoir qu’il existait un risque réel et immédiat pour la vie et si la situation est restée dans une certaine mesure sous leur contrôle ; dès lors que l’État défendeur n’est tenu de prendre que les mesures « en [son] pouvoir » au vu des circonstances, il faut alors interpréter cette obligation de manière à ne pas imposer aux autorités un fardeau insupportable ou excessif (Finogenov et autres c. Russie, nos 18299/03 et 27311/03, §§ 208-209, CEDH 2011 (extraits), et les arrêts y cités).

120. La Cour réaffirme en outre que les opérations de police, en plus d’être autorisées par le droit national, doivent être suffisamment bornées par ce droit, dans le cadre d’un système de garanties adéquates et effectives contre l’arbitraire et l’abus de la force, et même contre les accidents évitables. Elle considère que les policiers ne doivent pas être dans le flou lorsqu’ils exercent leurs fonctions, que ce soit dans le contexte d’une opération préparée ou dans celui de la prise en chasse spontanée d’une personne perçue comme dangereuse : un cadre juridique et administratif doit définir les conditions limitées dans lesquelles les responsables de l’application des lois peuvent recourir à la force et faire usage d’armes à feu, compte tenu des normes internationales élaborées en la matière. Dans ce contexte, la Cour doit rechercher non seulement si le recours à une force potentiellement meurtrière était légitime, mais aussi si l’opération litigieuse était encadrée par des règles et organisée de manière à réduire autant que possible les risques de faire perdre la vie à l’intéressé (voir Makaratzis, précité, §§ 57-60).

121. En principe, quand des procédures internes ont été menées, il n’appartient pas à la Cour de substituer sa propre version des faits à celle des autorités internes qui doivent établir les faits sur la base des preuves recueillies par elles. Si les constatations de celles-ci ne lient pas la Cour, laquelle demeure libre de se livrer à sa propre évaluation à la lumière de l’ensemble des matériaux dont elle dispose, elle ne s’écartera normalement des constatations de fait des juges nationaux que si elle est en possession de données convaincantes à cet effet (Giuliani et Gaggio, précité, § 180, et Chebab, précité, § 73).

122. La Cour rappelle, enfin, sa jurisprudence selon laquelle, pour l’établissement des faits allégués, elle se sert du critère de la preuve « au‑delà de tout doute raisonnable », une telle preuve pouvant néanmoins résulter d’un faisceau d’indices, ou de présomptions non réfutées, suffisamment graves, précis et concordants (Labita c. Italie [GC], no 26772/95, § 121, CEDH 2000‑IV). Elle souligne par ailleurs que dans les affaires où il existe des versions divergentes des faits, elle adopte les conclusions qui, à son avis, se trouvent étayées par la libre appréciation de l’ensemble des éléments de preuve, y compris les déductions qu’elle peut tirer des faits et des observations des parties. Le degré de conviction nécessaire pour parvenir à une conclusion particulière et, à cet égard, la répartition de la charge de la preuve sont intrinsèquement liés à la spécificité des faits, à la nature de l’allégation formulée et au droit conventionnel en jeu (B.G. et autres c. France, no 63141/13, § 83, 10 septembre 2020).

ii. Application en l’espèce des principes susmentionnés

123. La Cour constate qu’il n’est pas contesté que le proche des requérants a été gravement blessé, le 22 septembre 2014, par une balle reçue dans la tête lors de l’opération d’interception, par un bateau des garde-côtes, de la vedette qui le transportait en Grèce. Elle rappelle que le procureur près le tribunal maritime du Pirée a classé l’affaire relative à la responsabilité pénale éventuelle des deux garde-côtes impliqués dans l’incident en question (paragraphes 39 et 40 ci-dessus).

124. Cependant, eu égard à ses conclusions sous le volet procédural de l’article 2 de la Convention, la Cour considère qu’il n’existe pas en l’espèce d’éléments suffisants permettant d’établir certains des faits au-delà de tout doute raisonnable. Cette impossibilité découle en grande partie de l’absence d’enquête approfondie et effective de la part des autorités nationales. Les lacunes de l’enquête empêchent dès lors la Cour de porter sur les faits de la cause une appréciation fondée sur les seules constatations des autorités nationales. En particulier, la Cour ne peut pas se prononcer sur la question de savoir si la blessure du proche des requérants a été causée par le ricochet d’une balle ou par un tir manqué. En outre, elle observe que les thèses des parties divergent sur deux points cruciaux : a) celui de savoir si les garde‑côtes savaient ou auraient dû savoir, au moment de lancer l’opération d’interception, que l’IMREN 1 transportait des passagers et b) celui de savoir si le comportement du conducteur de l’IMREN 1 avait exposé l’équipage du PLS 1012 à un risque réel et immédiat pour leur vie. Cela étant, la Cour relève que certains des faits se rapportant aux événements du 22 septembre 2014 ne sont pas contestés entre les parties, ou ressortent de manière indéniable des éléments du dossier et des décisions des juridictions internes. Elle procédera donc à l’examen du présent grief fondé de l’article 2 de la Convention en s’appuyant sur ces faits (Safi et autres c. Grèce, no 5418/15, §§ 155-156, 7 juillet 2022).

125. Rappelant que dans les affaires impliquant l’usage de la force par les agents de l’État il est souvent difficile de séparer les obligations négatives des obligations positives pesant sur l’État (paragraphe 119 ci-dessus), la Cour estime approprié d’examiner successivement les trois aspects suivants : α) si l’État défendeur a respecté son obligation de mettre en place un cadre législatif et administratif adéquat en matière d’usage de la force par les garde‑côtes, β) si l’opération litigeuse a été organisée de manière à réduire autant que possible les risques d’une atteinte à la vie du proche des requérants et, enfin, γ) si la blessure grave subie par le proche des requérants a résulté d’un usage de la force absolument nécessaire au sens de l’article 2 § 2 de la Convention.

1) Sur l’existence d’un cadre législatif et administratif adéquat concernant l’opération litigieuse

126. Dans un premier temps, la Cour est appelée à examiner la question de savoir si l’opération litigieuse était encadrée par des règles, et dans l’affirmative, à déterminer quelles étaient les règles applicables en l’espèce.

127. La Cour note qu’il ne lui appartient pas de se prononcer in abstracto sur la compatibilité du Règlement de 2004 (paragraphe 56 ci-dessus) avec la Convention. Elle estime toutefois que ce texte fournit un cadre juridique prima facie adéquat en matière d’usage de la force par les garde-côtes. En particulier, l’article 10 § 3 prévoit trois conditions générales qui doivent être remplies pour que le personnel des garde-côtes puisse faire usage de la force. En effet, les garde-côtes doivent avoir épuisé les moyens moins radicaux que le tir visé par la disposition, et avoir décliné leur qualité en donnant un avertissement clair et compréhensible de l’utilisation imminente d’une arme à feu. De plus, et surtout, l’usage d’une arme à feu ne doit pas constituer une mesure excessive au regard du type de préjudice encouru et de la dangerosité de la menace à laquelle il est fait face. Selon le Règlement de 2004, quand ces conditions sont remplies, une utilisation modérée de l’arme à feu est requise, ce qui signifie que celle-ci doit être utilisée de manière à ne provoquer qu’une atteinte nécessaire et qui soit la moins grave possible (§ 4). Par ailleurs, le Règlement ne permet le tir d’intimidation ou le tir sur des objets qu’« à [la] condition que toutes les mesures nécessaires aient été prises pour que personne ne soit blessé par un tir manqué ou par le ricochet du projectile » (§ 5). Il précise que le tir sur véhicule qui présente un risque de blessure pour une personne à bord n’est autorisé qu’aux conditions régissant les tirs d’immobilisation. Ceux-ci sont admis, entre autres, pour empêcher l’entrée illégale dans le pays ou la sortie de celui-ci de personnes armées qui tentent de commettre le trafic illégal de personnes ou de choses (§§ 5 et 6, d). Enfin, le Règlement interdit les tirs d’immobilisation ou de neutralisation lorsqu’il existe un risque grave de blessure d’un tiers par un tir manqué ou par un ricochet du projectile (§ 8, a). Il contient par ailleurs des dispositions relatives au contrôle de l’aptitude du personnel des garde-côtes à porter une arme à feu (article 8) ainsi qu’à leur formation et entraînement à l’utilisation des armes à feu (article 12).

128. Sur ce point, la Cour tient tout particulièrement à souligner que le Règlement de 2004 reprend pour l’essentiel le contenu de la loi no 3169/2003, intitulée « Port et usage d’armes à feu par les policiers, formation des policiers à l’utilisation des armes à feu et autres dispositions », laquelle a abrogé une législation datant de 1943 qui régissait l’usage des armes à feu par les policiers, et que la Cour, dans l’affaire Makaratzis, avait considérée comme « obsolète et incomplète pour une société démocratique moderne » avant de conclure à la violation par les autorités grecques de l’obligation positive de mettre en place un cadre législatif et administratif adéquat que leur imposait la première phrase de l’article 2 § 1 (Makaratzis, précité, §§ 60‑72).

129. Or, la Cour juge préoccupant, en l’espèce, que les autorités nationales chargées de l’enquête, tout comme les garde-côtes eux-mêmes dans leurs dépositions, se réfèrent uniquement à la conformité de l’opération litigeuse aux règles d’engagement de 1992. Ces règles sont mentionnées dans l’ordre régissant l’opération européenne mixte « Poséidon – Frontières maritimes 2014 » de Frontex (paragraphe 59 ci-dessus), qui ne contient, curieusement, aucune référence au Règlement de 2004. Certes, cet ordre prévoit que les garde-côtes se trouvant à bord d’un véhicule communautaire ne peuvent faire usage de leur arme de service que dans le respect des conditions posées par la loi no 3169/2003 (paragraphe 58 ci-dessus) dont les dispositions sont pour l’essentiel reprises par le Règlement de 2004 (paragraphe 128 ci-dessus). Or la loi no 3169/2003, qui régit par ailleurs l’usage de la force par les policiers et non pas par les garde-côtes, ne figure pas parmi les règles applicables fixées par ledit ordre de 2014. Dans ces conditions, force est de conclure qu’il apparaît douteux que les deux garde-côtes aient eu connaissance des exigences du Règlement de 2004 et encore moins qu’ils aient reçu l’ordre de les respecter dans le cadre de l’opération litigieuse.

130. Quoiqu’il en soit, la Cour estime que les règles d’engagement de 1992, qui sont non seulement relativement anciennes, mais aussi confidentielles, ainsi que l’a indiqué le Gouvernement, fournissent un cadre juridique moins détaillé et, partant, moins protecteur pour la vie que celui établi par le Règlement de 2004. En particulier, elles autorisent, d’une part, le tir ciblé d’intimidation dans le seul but de causer des dégâts soit aux mâts, soit aux parties inférieures du bateau contrôlé, pour intercepter celui-ci dans le cas où il menace la sûreté de l’équipage (tentatives d’éperonnage), et d’autre part, le « tir de répression » (à savoir un tir de neutralisation) aux fins d’exercice du droit de légitime défense quand le bateau contrôlé réagit par l’usage d’une arme à feu. Même si l’arrestation de personnes armées et la défense des garde-côtes constituent des justifications légitimes de l’usage de la force au regard de l’article 2 de Convention, la Cour convient avec les requérants que les règles en question ne comportent aucune précision concernant la prévention d’atteintes accidentelles à la vie de tiers, y compris des personnes se trouvant éventuellement à bord du bateau contrôlé, lors des opérations d’interception. En particulier, les règles d’engagement de 1992, à l’inverse du Règlement de 2004, ne mentionnent nulle part la nécessité d’éviter que des tiers soient touchés par des tirs manqués ou par le ricochet des projectiles. Elles semblent en revanche donner la priorité au but de l’opération d’interception, à savoir l’arrêt du bateau contrôlé, ainsi qu’à la défense des garde-côtes, sans ménager un juste équilibre entre les buts visés et les moyens utilisés, ni fixer les conditions qui doivent être respectées pour qu’un usage de la force soit tenu pour « absolument nécessaire » dans une situation donnée.

131. Les requérants allèguent par ailleurs que les règles d’engagement de 1992, qui ont été appliquées en l’espèce, ne satisfaisaient pas aux conditions de publicité, de clarté et d’accessibilité découlant de l’article 2 de la Convention. En l’espèce, les règles d’engagement de 1992 ont été communiquées à la Cour par la partie requérante et non pas par le Gouvernement, qui s’est prévalu de leur caractère confidentiel (paragraphe 62 ci-dessus). Cependant, le contenu de ces règles ressort clairement des observations du Gouvernement et des autres pièces du dossier. Dès lors, la Cour estime que dans les circonstances particulières de la présente affaire ce n’est pas la confidentialité des règles d’engagement de 1992 qui soulève un problème sur le terrain de l’article 2, mais leur application, compte tenu également des divergences importantes entre celles-ci et le Règlement de 2004 (paragraphe 130 ci-dessus). Sur ce point, la Cour attache une importance particulière au fait que, tout en citant les passages pertinents du Règlement de 2004 au titre du droit applicable, le Gouvernement se borne à souligner, à l’instar des autorités nationales chargées de l’enquête, que l’opération litigieuse était conforme aux règles d’engagement de 1992. Or il ne précise pas comment les deux textes s’articulent, et notamment s’ils s’appliquent tous les deux cumulativement ou si l’un ou l’autre doit l’emporter en cas de conflit. L’incertitude qui en résulte est par conséquent incompatible avec l’exigence d’un cadre juridique contenant des garanties adéquates et effectives contre l’arbitraire et l’abus de la force, essentielle dans un domaine aussi sensible pour une société démocratique que l’usage des armes à feu par les forces de l’ordre en temps de paix (Makaratzis, précité, §§ 57-59 et 70, Natchova, précité, § 96, Celniku c. Grèce, no 21449/04, § 47, 5 juillet 2007, Karagiannopoulos c. Grèce, no 27850/03, §§ 53-54, 21 juin 2007, Leonidis c. Grèce, no 43326/05, § 56, 8 janvier 2009, Giuliani et Gaggio, précité, § 209, et Nika c. Albanie, no 1049/17, § 148, 14 novembre 2023).

132. Il s’ensuit qu’en l’espèce, eu égard au caractère incertain du cadre juridique applicable, et en particulier au fait que les garde-côtes ont appliqué des règles d’engagement confidentielles et moins détaillées que la législation pertinente à la place de celle-ci, l’État défendeur a manqué à son obligation de mettre en place un cadre législatif adéquat régissant l’utilisation de la force potentiellement meurtrière dans le domaine des opérations de surveillance maritime.

2) Sur l’organisation et la conduite de l’opération litigieuse

133. Dans un deuxième temps, la Cour estime également nécessaire de se prononcer sur la question de savoir si l’opération litigeuse a été organisée de manière à réduire autant que possible les risques d’une atteinte à la vie du proche des requérants.

134. À cet égard, la Cour est confrontée à une question cruciale qui divise les parties, celle de savoir si les garde-côtes savaient ou auraient dû savoir, lors de l’opération d’interception litigieuse, que l’IMREN 1 transportait des passagers.

135. Sur ce point, la Cour décèle certaines contradictions dans les différents témoignages qu’ont fournis les deux garde-côtes. Dans le cadre de l’enquête administrative, puis de l’enquête préliminaire, les deux garde-côtes ont insisté sur le fait que seul le conducteur de l’IMREN 1 était visible à bord de la vedette et qu’ils n’avaient découvert qu’une fois celle-ci immobilisée qu’elle transportait d’autres passagers. En revanche, dans le cadre de la procédure pénale dirigée contre des deux ressortissants turcs, les déclarations que les deux garde-côtes ont faites devant la cour d’assises de Rhodes paraissent moins cohérentes. Ainsi, le conducteur du PLS 1012, G.B., a déclaré que son collègue et lui-même étaient certains que la vedette acheminait des migrants, mais qu’ils ne voyaient qu’une personne à son bord. Il a ajouté qu’ils n’avaient pas vu les accusés débarquer des migrants clandestins, mais qu’ils en transportaient. Il a ensuite précisé qu’ils ne voulaient pas qu’un homme soit blessé et que c’est pour cette raison que les tirs effectués avaient pour cible le moteur (paragraphe 44 ci-dessus). Bien que ces propos ne soient pas pleinement convaincants, ils semblent toutefois indiquer que G.B. n’excluait pas que l’IMREN 1 transportât des passagers, même si ceux-ci n’étaient pas visibles. Cependant, le commandant du PLS 1012, A.S., a déclaré pour sa part qu’ils croyaient que le conducteur de l’IMREN 1 avait débarqué les migrants et que la vedette était vide, précisant que s’ils avaient su qu’il y avait des gens à bord, ils n’auraient pas tiré sur le moteur. Il a toutefois ajouté, ensuite, que la vedette s’approchait des côtes de Pserimos quand elle avait été repérée et qu’ils ne l’avaient vue s’arrêter à aucun moment (paragraphe 45 ci-dessus).

136. La Cour ne saurait spéculer sur le point de savoir si les deux garde‑côtes pouvaient voir s’il y avait à bord de l’IMREN d’autres personnes que son conducteur. Elle n’a aucune raison de mettre en doute l’affirmation de l’équipage du PLS 1012 selon laquelle seul le conducteur de la vedette était visible, ce d’autant plus qu’il ressort du dossier et qu’il n’est pas contesté par les parties que certains passagers, parmi lesquels le proche des requérants, étaient cachés dans la cabine de la vedette. Au contraire, la Cour est d’avis que le fait que les deux garde-côtes n’aient vu que le conducteur de la vedette ne les dispensait aucunement de l’obligation de vérifier si des passagers se trouvaient à son bord. La Cour rappelle, à cet égard, que les pièces du dossier font apparaître que lorsque la vedette a été repérée, elle se dirigeait vers le golfe de Vassiliki, et que son conducteur a changé de direction et tenté de s’enfuir vers la Türkiye quand il s’est rendu compte de la présence du bateau de patrouille des garde-côtes. Ces éléments suggèrent clairement que le conducteur de la vedette s’apprêtait à débarquer les passagers, comme il l’a reconnu lui-même devant la cour d’assises de Rhodes (paragraphe 22 ci‑dessus), mais qu’il en a été empêché du fait de l’intervention du PLS 1012.

137. La Cour ne saurait dès lors retenir la thèse du Gouvernement selon laquelle les deux garde-côtes concernés ne pouvaient présumer aisément que d’autres personnes se trouvaient cachées à bord de la vedette. Elle estime en revanche que les garde-côtes pouvaient supposer que la vedette transportait des passagers depuis la Türkiye vers la Grèce, pratique courante à l’époque des faits. La Cour considère, à l’instar des requérants, que la question déterminante est celle de savoir s’il existait des indices permettant aux garde‑côtes de conclure au-delà de tout doute raisonnable qu’il n’y avait pas d’autres personnes que le conducteur à bord. La Cour observe, à cet égard, que ni l’un ni l’autre n’a affirmé avoir vu la vedette s’arrêter ou débarquer des passagers. En outre et surtout, il ne ressort pas du dossier que les deux garde-côtes aient d’une manière ou d’une autre cherché à vérifier, avant de procéder aux tirs sur le moteur, si l’IMREN 1 avait débarqué des passagers sur l’île de Pserimos et, partant, s’il y avait ou non d’autres personnes à bord de l’IMREN 1. De l’avis de la Cour, pareille vérification n’imposait pas aux autorités, dans les circonstances de la cause, un fardeau insupportable ou excessif.

138. De plus, la Cour ne peut que partager la thèse des requérants selon laquelle la pratique consistant à tirer sur le moteur d’un bateau suspect alors que celui-ci est en mouvement est extrêmement dangereuse. Elle estime que les deux garde-côtes ne pouvaient ignorer les risques inhérents au fait de tirer sur un véhicule rapide en train d’effectuer des manœuvres en tentant de s’enfuir. Cela ressort clairement des déclarations du commandant du PLS 1012 qui, contredisant le témoignage du conducteur du bateau en question concernant la présence éventuelle d’autres passagers à bord de l’IMREN 1, a indiqué que s’ils avaient su que des gens se trouvaient à bord, ils n’auraient pas tiré sur le moteur (paragraphe 45 ci-dessus). La Cour relève en outre qu’il n’est pas contesté que lorsqu’il a reçu l’ordre de tirer sur le moteur de l’IMREN 1, G.B. était blessé au bras gauche à la suite d’une chute provoquée par la collision entre les deux véhicules. De surcroît, le PLS 1012 n’étant pas équipé d’une arme fixe, G.B. a eu recours à une arme portable (paragraphe 31 ci-dessus). Or les règles d’engagement suivies en l’espèce, en dépit de leur caractère largement lacunaire, préconisaient l’utilisation d’une arme fixe pour procéder aux tirs d’avertissement en cas d’insubordination du bateau contrôlé (paragraphe 63 ci-dessus), ce qui paraît s’appliquer a fortiori aux tirs visant le moteur dudit bateau en cas de réaction violente.

139. À la lumière de ce qui précède, la Cour est d’avis que la précision et la fiabilité des tirs effectués en l’espèce ne pouvaient qu’être sujettes à caution. Dans ces conditions, les treize coups de feu tirés sur le moteur de l’IMREN 1 exposaient forcément les passagers à bord de celui-ci, et notamment le proche des requérants, à un risque. Ceci est du reste confirmé par l’allégation des requérants, non contestée pas le Gouvernement, selon laquelle la plupart de ces tirs ont raté leur cible. Ainsi, la Cour ne saurait adhérer à la thèse du Gouvernement selon laquelle les deux garde-côtes concernés n’étaient pas à même d’anticiper la survenance d’un ricochet de balle susceptible de blesser des personnes.

140. La Cour convient avec le Gouvernement que les garde-côtes impliqués dans l’incident devaient, certes, agir vite, et qu’ils ne disposaient pas du temps nécessaire pour apprécier tous les paramètres et organiser minutieusement l’opération d’interception. Elle note toutefois qu’il ne ressort pas des pièces du dossier que l’opération litigieuse ait fait l’objet d’une préparation particulière ou d’un contrôle spécifique, ou qu’une évaluation des risques découlant de l’usage des armes à feu ait été réalisée. En particulier, le dossier n’indique pas si les deux garde-côtes étaient en communication directe avec l’autorité maritime de Kalymnos lors de ladite opération et s’ils avaient reçu l’ordre d’ouvrir le feu de la part de leurs supérieurs. Quoi qu’il en soit, si la Cour peut admettre que pareille opération est par essence imprévisible, il n’en demeure pas moins que l’interception litigieuse se déroulait dans le cadre d’une patrouille programmée, laquelle s’inscrivait dans le contexte de l’opération européenne mixte « Poséidon – Frontières maritimes 2014 ». Or, dès lors que ladite opération a été menée en application des règles d’engagement de 1992, dont la Cour a déjà établi le caractère inadéquat (paragraphe 130 ci-dessus), elle était de nature à faire courir un risque réel et immédiat pour la vie des personnes à bord de l’IMREN 1, parmi lesquelles se trouvait le proche des requérants.

141. Dès lors, la Cour considère qu’en dépit des indices très sérieux laissant penser que l’IMREN 1 transportait illégalement des passagers lorsqu’il a été repéré par le PLS 1012, les garde-côtes n’ont pas pris les mesures nécessaires pour s’assurer, avant de procéder aux tirs sur le moteur de la vedette en vue de son immobilisation, qu’il n’y avait pas d’autres passagers à son bord.

142. Il s’ensuit qu’en l’espèce, l’opération d’interception litigieuse n’a pas été menée de manière à réduire au minimum le recours à la force meurtrière et les éventuels risques pour la vie du proche des requérants.

3) Sur le caractère du recours à la force

143. Enfin, en sus des deux aspects examinés ci-dessus, la Cour considère qu’il convient de se prononcer sur le point de savoir si le recours à la force par les garde-côtes lors de l’opération litigeuse était absolument nécessaire et proportionné.

144. La Cour rappelle que selon le Gouvernement, ladite opération poursuivait le but légitime de lutter contre le franchissement illégal des frontières et la criminalité transfrontière dans le cadre de l’opération européenne mixte « Poséidon – Frontières maritimes 2014 » (paragraphe 109 ci-dessus). Les requérants estiment eux aussi que l’arrestation du conducteur de l’IMREN 1 constituait l’objectif principal de l’opération d’interception. Néanmoins, bien que le Gouvernement ne l’invoque pas expressément, il ressort des pièces du dossier que le recours à la force en l’espèce était également considéré comme nécessaire au regard d’une menace qu’aurait fait peser sur la vie de l’équipage du PLS 1012 le conducteur de l’IMREN 1. En tout état de cause, dans ses observations le Gouvernement affirme que la grave blessure de Belal Tello a été le résultat d’un usage de la force absolument nécessaire au sens et aux fins de l’article 2 § 2 a) b) et c) de la Convention.

145. Par conséquent, aux yeux de la Cour, les garde-côtes impliqués dans l’incident poursuivaient ces deux buts au regard l’article 2 § 2 a) et b) de la Convention.

146. En premier lieu, la Cour observe que la finalité principale de l’opération litigieuse était l’arrestation du conducteur de l’IMREN 1. Or, pareil but ne pouvait à lui seul justifier l’usage de la force qui a été fait en l’espèce, eu regard aux moyens qui ont été utilisés à cet effet, lesquels étaient à l’évidence disproportionnés.

147. En effet, la Cour relève que la lecture combinée des paragraphes 5, 6 et 8 de l’article 10 du Règlement de 2004 (paragraphe 56 ci-dessus) suggère que le tir d’immobilisation sur véhicule qui présente un risque de blessure pour une personne à bord n’est autorisé qu’à des fins limitativement énumérées, parmi lesquelles figure le fait d’empêcher l’entrée illégale dans le pays des personnes armées qui tentent de commettre un trafic illégal de personnes. Cependant, même dans ce dernier cas, le tir d’immobilisation sur véhicule est interdit s’il existe un risque grave de blessure d’un tiers par un tir manqué ou par le ricochet du projectile. Eu égard à la conclusion de la Cour selon laquelle les garde-côtes n’ont pas pris les mesures nécessaires, au moment de procéder aux tirs sur le moteur de la vedette, en vue de s’assurer que d’autres passagers n’étaient pas à bord de l’IMREN 1 (paragraphe 141 ci-dessus), les treize coups de feu potentiellement mortels qui ont été tirés sur le moteur, et dont la plupart semblent avoir raté leur cible, ne peuvent être considérés comme une mesure proportionnée au but poursuivi, à savoir l’arrestation du conducteur de l’IMREN 1. La Cour rappelle sur ce point que la précision et la fiabilité de ces tirs, effectués par G.B. au moyen d’une arme portable alors qu’il était blessé au bras gauche, étaient très discutables (paragraphe 138 ci-dessus).

148. À cet égard, la Cour rappelle qu’un tel risque pour la vie ne peut être justifié que si la puissance de feu est utilisée en dernier recours et pour éviter le danger avéré et imminent que représenterait le conducteur d’un véhicule s’il parvenait à s’échapper (voir, mutatis mutandis, Toubache c. France, no 19510/15, § 45, 7 juin 2018). Sur ce point, elle note une divergence entre les parties quant à la question de savoir si l’équipage du PLS 1012 aurait pu mettre fin à l’opération d’interception de l’IMREN 1 visant à arrêter son conducteur. Selon le Gouvernement, si les garde-côtes n’avaient pas agi comme ils l’ont fait, ils auraient méconnu les ordres qui s’imposaient à eux, ceux-ci ne prévoyant pas la possibilité de suspendre l’opération en cours de réalisation. Cependant, la Cour souscrit à la position des requérants selon laquelle le fait que les règles d’engagement de 1992 ne prévoyaient pas cette possibilité ne saurait justifier des actions pouvant porter atteinte à la vie en violation de l’article 2. En particulier, elle est d’avis que dans la mesure où l’IMREN 1 a changé de direction pour tenter de s’enfuir vers la Türkiye, la poursuite de la vedette et l’éventuelle arrestation de son conducteur ne pouvaient justifier un tel usage excessif de la force. En effet, on ne saurait considérer que l’intensité de l’usage de la force qui a été fait en l’espèce correspondait au type de préjudice que les garde-côtes s’efforçaient d’éviter, eu égard notamment à la nature de l’infraction commise par le conducteur de l’IMREN 1 en fuite et à la menace qu’il représentait, sachant qu’il n’était pas armé (voir également Natchova, précité, §§ 95-96).

149. En second lieu, dans les circonstances de l’espèce, la Cour considère qu’à partir du moment où l’IMREN 1 aurait mis la vie de l’équipage du PLS 1012 en danger, comme l’a estimé le procureur près le tribunal maritime du Pirée, l’opération litigieuse poursuivait aussi le but de la défense contre la violence illégale. En effet, il ressort du dossier que les tirs effectués sur le moteur de l’IMREN 1 ont eu lieu après la collision des deux véhicules et la blessure du conducteur du PLS 1012 qui s’en est suivie. Les règles d’engagement de 1992 appliquées en l’espèce prévoient par ailleurs que le tir ciblé d’intimidation sur le bateau contrôlé en vue de l’intercepter est autorisé quand celui-ci réagit en menaçant directement la sûreté du bateau de patrouille des garde-côtes et des personnes à son bord (en donnant comme exemple des tentatives répétées d’éperonnage).

150. La Cour note que les thèses des parties sont diamétralement opposées concernant la question de savoir si le comportement du conducteur de l’IMREN 1 a mis la vie des membres de l’équipage du PLS 1012 en danger, rendant ainsi l’usage de la force par eux absolument nécessaire pour assurer leur défense. Elle n’estime pas nécessaire de spéculer sur le point de savoir si le conducteur de l’IMREN I a effectivement tenté d’aborder (éperonner) le bateau PLS 1012 dans le but de le couler, ainsi que le soutient le Gouvernement, ou si, cherchant à éviter l’immobilisation de la vedette, il a effectué des manœuvres qui ont conduit à une collision accidentelle des deux véhicules, comme l’affirment les requérants. En revanche, elle doit examiner si la collision entre les deux bateaux, dont les parties s’accordent à admettre qu’elle a été provoquée par les manœuvres dangereuses du conducteur de l’IMREN 1, a mis, dans les circonstances concrètes de la cause, la vie des membres de l’équipage du PLS 1012 en danger.

151. La Cour relève que dans l’acte no 241/2015 par lequel il a classé l’affaire sans suite, le procureur près le tribunal maritime du Pirée a admis, à la suite des conclusions de l’enquête administrative, non seulement que le l’IMREN 1 avait abordé (éperonné) le PLS 1012, mais aussi qu’il y avait un danger immédiat pour la vie de l’équipage de celui-ci en raison de la fuite d’air qu’avait entraînée la collision avec l’IMREN 1. Au contraire, la cour d’assises de Rhodes est parvenue à une conclusion différente, acquittant le conducteur de la vedette des chefs de tentative de provocation d’un naufrage mettant en péril la vie humaine et de lésion corporelle grave sur la personne du conducteur du PLS 1012, G.B., blessé lors de l’opération litigieuse. Ladite juridiction, dont le jugement ne comporte pas la mention d’une quelconque tentative d’éperonnage, a tenu pour établi que les manœuvres dangereuses auxquelles le conducteur de l’IMREN 1 s’était livré avaient abouti à trois collisions avec le PLS 1012. La cour d’assises a toutefois estimé que dès lors que la chambre à air de celui-ci était séparée en trois compartiments, la déchirure qu’elle avait subie du fait de la collision ne pouvait entraîner son dégonflement, ni donc provoquer le naufrage du bateau PLS, et qu’ainsi elle n’était pas de nature à mettre en danger la vie des membres de l’équipage dudit bateau (paragraphe 49 ci-dessus). Sur ce point, la Cour constate que le conducteur du bateau PLS 1012 a précisé à l’audience devant la cour d’assises de Rhodes que lors de la première collision, l’IMREN 1 avait percé la chambre à air du bateau de patrouille, mais qu’étant divisée en compartiments, elle ne s’était pas dégonflée (paragraphe 44 ci-dessus). La Cour observe également que dans la déposition qu’il a faite dans le cadre de l’enquête préliminaire qui avait été diligentée par le procureur près le tribunal maritime du Pirée, l’ingénieur qui avait rédigé le rapport d’expertise a affirmé qu’en perçant la chambre à air du PLS 1012 et en déclenchant ainsi une fuite d’air, la vedette aurait pu couler le PLS 1012 ou provoquer son renversement en raison d’une perte de stabilité (paragraphe 38 ci-dessus). À cet égard, elle souscrit toutefois à la thèse des requérants selon laquelle l’expert répondait à la question théorique de savoir si la vedette aurait pu couler le PLS en cas de collision, et non pas à celle de savoir si la collision qui s’était produite risquait d’entraîner le naufrage du bateau de patrouille dans les circonstances particulières de la cause.

152. La Cour ne minimise pas le fait qu’en effectuant des manœuvres dangereuses, voire inconsidérées, afin de prendre la fuite, d’une part, et en percutant le PLS 1012, d’autre part, le conducteur de l’IMREN 1 pouvait être perçu comme représentant un risque pour la vie et l’intégrité physique de l’équipage. D’ailleurs, à cause de l’une de ces collisions, G.B. est tombé et a été blessé au bras. Toutefois, en raison des lacunes de l’enquête menée en l’espèce et, en particulier, de l’absence d’expertise détaillée des deux véhicules, ainsi que des constats contradictoires auxquels les autorités internes sont parvenues sur ce point, la Cour estime qu’il n’est pas établi au‑delà de tout doute raisonnable que les deux membres de l’équipage du PLS 1012 se trouvaient exposés à un risque réel et immédiat pour leur vie.

153. Dès lors, tout en tenant compte du fait que les actions du conducteur de l’IMREN 1 étaient potentiellement dangereuses, la Cour ne saurait conclure que le niveau de la menace que celui-ci représentait pour l’équipage du PLS 1012 exigeait que l’IMREN 1 fût immédiatement arrêté par le tir de treize coups de feu potentiellement mortels sur son moteur, lesquels semblent pour la plupart avoir raté leur cible. Certes, la Cour note que les garde-côtes avaient préalablement utilisé des méthodes alternatives pour tenter d’arrêter la vedette, en actionnant les avertisseurs sonores et lumineux et en procédant à des tirs d’avertissement sur un espace maritime sécurisé. Néanmoins, elle retient que le risque pour la vie des passagers résultant de l’usage d’une arme à feu doit être considéré, en l’espèce, à la lumière tant de l’absence d’un danger immédiat posé par le conducteur de l’IMREN 1 que de l’absence d’urgence à arrêter la vedette, qui était déjà en fuite vers la Türkiye, ce qui ressort du dossier et n’est pas contesté par les parties. Dans ces conditions, il est permis de douter qu’au moment de ces tirs, les deux garde-côtes agissaient avec la conviction honnête que leur vie et intégrité physique se trouvaient en péril (voir Toubache, précité, §§ 47-50).

154. Compte tenu de ce qui précède, la Cour conclut que l’usage de la force en l’espèce n’était ni absolument nécessaire ni strictement proportionné aux buts légitimes visés à l’article 2 § 2 a) et b) de la Convention.

iii. Conclusion

155. Eu égard à l’ensemble de ces éléments, la Cour estime que les garde‑côtes, qui pouvaient présumer que le bateau contrôlé transportait des passagers, n’ont pas fait preuve de la vigilance requise pour s’assurer que tout risque pour la vie serait réduit au minimum, et qu’ils ont fait un usage excessif de la force dans un contexte de réglementation incertaine de l’usage des armes à feu par les membres du corps des garde-côtes. Il s’ensuit que le Gouvernement n’a pas prouvé que l’usage de la force qui a gravement blessé le proche des requérants était « absolument nécessaire » au sens du deuxième paragraphe de l’article 2 de la Convention.

156. Partant, il y a eu violation de cette disposition sous son volet matériel.

II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

157. Aux termes de l’article 41 de la Convention :

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

158. Au titre du préjudice moral qu’ils disent avoir subi, les requérants réclament 200 000 euros (EUR) chacun.

159. Le Gouvernement est d’avis qu’un constat de violation constituerait une satisfaction équitable suffisante au titre du préjudice moral. Il estime en outre que les sommes demandées sont injustifiées et excessives en raison, d’une part, des circonstances particulières de l’affaire et, d’autre part, de la situation financière actuelle de la Grèce.

160. Compte tenu des circonstances de l’espèce et statuant en équité, la Cour considère qu’il y a lieu d’octroyer conjointement aux requérants, qui ont perdu, selon le cas, leur époux ou leur père, la somme de 80 000 EUR, pour préjudice moral.

B. Frais et dépens

161. Les requérants n’ont présenté aucune demande pour frais et dépens. Dans ces conditions, la Cour estime qu’il n’y a pas lieu de leur accorder une somme à ce titre.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable ;

2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 2 de la Convention sous son volet procédural ;

3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 2 de la Convention sous son volet matériel ;

4. Dit

a) que l’État défendeur doit verser conjointement aux requérants, dans un délai de trois mois à compter de la date à laquelle l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 80 000 EUR (quatre-vingt mille euros) plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

5. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 16 janvier 2024, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Milan Blaško                  Pere Pastor Vilanova
Greffier                                Président

Dernière mise à jour le janvier 16, 2024 par loisdumonde

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