AFFAIRE HUMPERT ET AUTRES c. ALLEMAGNE – 59433/18, 59477/18, 59481/18 et 59494/18

Les requérants, des enseignants relevant du statut de fonctionnaire (Beamte), se plaignaient en particulier des mesures disciplinaires qui avaient été prises contre eux au motif qu’ils avaient participé, pendant leurs heures de travail, à des grèves organisées par le syndicat dont ils étaient adhérents, mesures qui reposaient sur l’interdiction de faire grève imposée aux fonctionnaires. Ils considéraient que ces mesures disciplinaires ainsi que l’interdiction pour eux de participer à des grèves découlant du statut de fonctionnaire avaient violé, notamment, leur droit à la liberté d’association tel que garanti par l’article 11 de la Convention.


Cour européenne des droits de l’homme
GRANDE CHAMBRE
AFFAIRE HUMPERT ET AUTRES c. ALLEMAGNE
(Requêtes nos 59433/18, 59477/18, 59481/18 et 59494/18)
ARRÊT

Art 11 • Liberté d’association • Caractère proportionné de sanctions disciplinaires infligées à des enseignants ayant le statut de fonctionnaire qui avaient participé pendant leurs horaires de travail à des grèves organisées par leur syndicat, en violation de l’interdiction constitutionnelle pour les fonctionnaires de faire grève • Caractère non exhaustif de la liste d’éléments essentiels de la liberté syndicale élaborée par la Cour dans sa jurisprudence • Réponse à la question de savoir si l’interdiction de faire grève a touché à un élément essentiel de la liberté syndicale propre au contexte et nécessitant un examen au regard de l’ensemble des circonstances de l’espèce • Buts légitimes consistant à assurer la stabilité de l’administration, l’accomplissement des fonctions publiques et le bon fonctionnement de l’État et de ses institutions • Mesures disciplinaires litigieuses ayant aussi pour utilité d’assurer le bon fonctionnement du système éducatif et, partant, le respect du droit à l’instruction protégé par l’Art 2 P1 • Interdiction générale pour les fonctionnaires de faire grève soulevant des questions spécifiques au regard de la Convention • Caractère pertinent mais non déterminant pour l’examen opéré par la Cour des constats négatifs formulés par les organes de contrôle créés en vertu des instruments internationaux spécialisés et tendance ressortant de la pratique des États contractants • Action de grève représentant certes une part importante de l’activité syndicale mais non le seul moyen pour les syndicats et leurs membres de protéger les intérêts professionnels en jeu • Existence au niveau interne de plusieurs garde-fous institutionnels qui, pris ensemble, permettent aux syndicats de fonctionnaires et aux fonctionnaires de défendre effectivement les intérêts professionnels en jeu • Interdiction de faire grève représentant une mesure générale issue de la mise en balance de différents intérêts constitutionnels potentiellement concurrents • Interdiction litigieuse ne vidant pas de sa substance la liberté syndicale des fonctionnaires • Sanctions disciplinaires dépourvues de gravité • Décisions des juridictions internes reposant sur des motifs pertinents et suffisants et rendues à l’issue d’une mise en balance approfondie des intérêts concurrents en jeu • Marge d’appréciation non dépassée
Préparé par le Greffe. Ne lie pas la Cour.

STRASBOURG
14 décembre 2023

Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Humpert et autres c. Allemagne,

La Cour européenne des droits de l’homme, siégeant en une Grande Chambre composée de :

Síofra O’Leary, présidente,
Georges Ravarani,
Marko Bošnjak,
Gabriele Kucsko-Stadlmayer,
Pere Pastor Vilanova,
Arnfinn Bårdsen,
Faris Vehabović,
Egidijus Kūris,
Stéphanie Mourou-Vikström,
Alena Poláčková,
Georgios A. Serghides,
Tim Eicke,
Lətif Hüseynov,
Raffaele Sabato,
Anja Seibert-Fohr,
Diana Sârcu,
Mykola Gnatovskyy, juges,
et de Johan Callewaert, greffier adjoint de la Grande Chambre,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 1er mars et le 11 octobre 2023,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de la présente affaire se trouvent quatre requêtes (nos 59433/18, 59477/18, 59481/18 et 59494/18) dirigées contre la République fédérale d’Allemagne et dont quatre ressortissants allemands, Mme Karin Humpert, Mme Kerstin Wienrank, M. Eberhard Grabs et Mme Monika Dahl (« les requérants »), ont saisi la Cour le 10 décembre 2018 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Les requérants ont été représentés par Me R. Buschmann, avocat à Kassel. Le gouvernement allemand (« le Gouvernement ») a été représenté par deux de ses agentes, Mmes S. Jacoby et N. Wenzel, du ministère fédéral de la Justice.

3. Les requérants, des enseignants relevant du statut de fonctionnaire (Beamte), se plaignaient en particulier des mesures disciplinaires qui avaient été prises contre eux au motif qu’ils avaient participé, pendant leurs heures de travail, à des grèves organisées par le syndicat dont ils étaient adhérents, mesures qui reposaient sur l’interdiction de faire grève imposée aux fonctionnaires. Ils considéraient que ces mesures disciplinaires ainsi que l’interdiction pour eux de participer à des grèves découlant du statut de fonctionnaire avaient violé, notamment, leur droit à la liberté d’association tel que garanti par l’article 11 de la Convention.

4. Les requêtes ont été attribuées à la cinquième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement de la Cour (« le règlement »)). Le 10 septembre 2019, elles ont été communiquées au Gouvernement.

5. Le vice-président de la cinquième section a autorisé le gouvernement du Danemark, l’Association des fonctionnaires allemands et Syndicat de négociation de conventions collectives (dbb Beamtenbund und Tarifunion), la Confédération allemande des syndicats (Deutscher Gewerkschaftsbund), le Syndicat des enseignants et chercheurs (Gewerkschaft Erziehung und Wissenschaft) et la Confédération européenne des syndicats à présenter des observations écrites en qualité de tiers (articles 36 § 2 de la Convention et 44 § 3 du règlement).

6. Par une décision du 6 septembre 2022, une chambre de la troisième section de la Cour, à laquelle les requêtes avaient depuis lors été réattribuées, a joint celles-ci (article 42 § 1 du règlement) et s’est dessaisie au profit de la Grande Chambre (article 30 de la Convention).

7. Une audience s’est déroulée en public au Palais des droits de l’Homme, à Strasbourg, le 1er mars 2023.

Ont comparu :
– pour le Gouvernement
Mme S. Jacoby
Mme N. Wenzel agentes,
M. C. Walter, conseil,
M. M. Sonntag,
Mme U. Bender,
M. T. Schröder,
M. A. Buchwald,
Mme U. Häfner,
Mme M. Zapfe,
M. R. Bellin,
M. M. Stotz,
M. P. Tamme, conseillers.
– pour les requérants
Me R. Buschmann, conseil,
M. K. Jessolat,
Mme U. Roth conseillers,
Mme K. Wienrank,
M. E. Grabs,
Mme M. Dahl requérants.

La Cour a entendu M. Walter et Me Buschmann en leurs déclarations ainsi qu’en leurs réponses aux questions posées par les juges.

en fait

I. sur les mesures disciplinaires prises contre les requérants

8. À l’époque des faits, les quatre requérants étaient des enseignants du secteur public qui relevaient du statut de fonctionnaire et étaient employés par différents Länder allemands. Ils étaient membres du Syndicat des enseignants et chercheurs. Tous participèrent pendant leurs heures de travail à un mouvement de grève, notamment à une manifestation, que le syndicat avait organisé pour dénoncer une dégradation des conditions de travail des enseignants. Ils firent par la suite l’objet de procédures disciplinaires à l’issue desquelles ils se virent infliger un blâme ou une amende au motif que, en participant aux grèves pendant leurs heures de travail, ils avaient manqué aux devoirs qui leur incombaient en tant que fonctionnaires.

9. Dans le cas de Mme Humpert (la première requérante), enseignante dans une école élémentaire, le ministère de l’Éducation et de la Culture du Land de Schleswig-Holstein, s’appuyant sur l’article 33 de la Loi fondamentale (paragraphe 39 ci-dessous) et les articles 34 et 47 de la loi sur le statut des fonctionnaires (Beamtenstatusgesetz, paragraphe 48 ci-dessous), rendit le 5 juillet 2011 une décision disciplinaire la concernant. Il lui infligea un blâme pour avoir participé, le 3 juin 2010, à une grève dont le but était de protester, en particulier, contre une dégradation des conditions de travail des enseignants et l’allongement du temps de travail, et pour ne pas avoir de ce fait dispensé un cours. Au cours de la procédure qui s’ensuivit, il fut constaté que c’était en fait deux cours que la première requérante n’avait pas dispensés.

10. Dans les cas de Mme Wienrank (la deuxième requérante), enseignante dans un établissement professionnel public, et de M. Grabs (le troisième requérant), enseignant dans un collège, l’autorité académique de Basse-Saxe rendit les 10 et 11 janvier 2011, respectivement, des décisions disciplinaires les concernant. S’appuyant sur l’article 33 § 5 de la Loi fondamentale et les articles 34 et 47 de la loi sur le statut des fonctionnaires combinés avec l’article 67 § 1 de la loi de Basse-Saxe sur les fonctionnaires (paragraphe 48 ci-dessous), elle infligea à chacun des intéressés une amende administrative d’un montant de 100 euros (EUR) pour absence non autorisée du lieu de travail. Elle releva que les requérants avaient participé à une grève le 25 février 2009, en conséquence de quoi ils n’avaient pas assuré leurs cours (cinq chacun environ) ce jour-là. La grève avait été organisée dans le but d’obtenir la conclusion d’une convention collective prévoyant une meilleure rémunération pour les contractuels de droit privé (Angestellte im öffentlichen Dienst ; ci-dessous, les « contractuels du secteur public », ou « contractuels ») dans le secteur public de l’enseignement et la transposition des termes de cet accord dans la législation applicable aux fonctionnaires de ce secteur.

11. Dans le cas de Mme Dahl (la quatrième requérante), enseignante dans un collège, le district administratif de Cologne rendit le 10 mai 2010 une décision disciplinaire la concernant. S’appuyant sur l’article 33 § 5 de la Loi fondamentale et l’article 83 § 1, première phrase, combiné avec l’article 79 § 1, première phrase, de la loi de Rhénanie du Nord-Westphalie sur le statut des fonctionnaires (paragraphe 48 ci-dessous), il infligea à l’intéressée une amende administrative d’un montant de 1 500 EUR pour absence non autorisée en tant que fonctionnaire à douze cours du fait de sa participation aux grèves des 28 janvier et 5 et 10 février 2009. Les grèves en question poursuivaient le même but que dans le cas des deuxième et troisième requérants.

II. les procédures conduites devant les juridictions administratives

12. Les requérants saisirent les juridictions administratives pour obtenir l’annulation des décisions disciplinaires qui avaient été prononcées contre eux, sans succès.

13. Les juridictions administratives parvinrent toutes à la conclusion que, en participant à des grèves, les requérants avaient manqué à leurs obligations professionnelles. Elles considérèrent que les principes traditionnels de la fonction publique (hergebrachte Grundsätze des Berufsbeamtentums) visés à l’article 33 § 5 de la Loi fondamentale interdisaient aux fonctionnaires de faire grève et limitaient de ce fait leur droit à la liberté d’association garanti par l’article 9 § 3 de la Loi fondamentale (paragraphe 38 ci-dessous).

14. En première instance, les tribunaux administratifs de Schleswig‑Holstein, de Stade et d’Osnabrück – dans leurs jugements des 8 août 2012 (première requérante), 6 décembre 2012 (deuxième requérante) et 19 août 2011 (troisième requérant) – confirmèrent les décisions disciplinaires qui avaient été rendues contre les trois premiers requérants. Tenant compte des arrêts que la Cour avait rendus dans les affaires Demir et Baykara c. Turquie ([GC], no 34503/97, CEDH 2008) et Enerji Yapı-Yol Sen c. Turquie (no 68959/01, 21 avril 2009), ils estimèrent que même à supposer qu’elle eût été contraire à l’article 11 de la Convention, l’interdiction de faire grève imposée aux fonctionnaires relevait de l’essence même des principes constitutionnels visés à l’article 33 §§ 4 et 5 de la Loi fondamentale, principes qu’aucune interprétation de la Loi fondamentale conforme aux dispositions relevant du droit international public, dont l’article 11 de la Convention, ne pouvait selon eux changer. À l’inverse, le tribunal administratif de Düsseldorf, dans son jugement du 15 décembre 2010 (quatrième requérante), conclut que l’employeur public devait mettre un terme à la procédure disciplinaire de manière à éviter une violation de l’article 11 de la Convention.

15. Se prononçant en appel sur le cas du troisième requérant, la cour administrative d’appel de Basse-Saxe conclut dans son arrêt du 12 juin 2012 que l’interdiction de faire grève imposée aux fonctionnaires relevait de l’essence même des principes constitutionnels visés à l’article 33 §§ 4 et 5 de la Loi fondamentale, principes qu’aucune interprétation de la Loi fondamentale conforme aux dispositions relevant du droit international public, dont l’article 11 de la Convention, ne pouvait selon elle changer. L’arrêt n’était pas susceptible de recours.

16. Par une ordonnance du 16 mai 2013, considérant qu’elle avait traité les questions pertinentes de manière exhaustive dans l’arrêt qu’elle avait rendu le 12 juin 2012 contre le troisième requérant, la cour administrative d’appel de Basse-Saxe refusa à la deuxième requérante l’autorisation de la saisir pour contester le jugement que le tribunal administratif avait rendu la concernant.

17. Concernant la quatrième requérante, la cour d’appel de Rhénanie du Nord-Westphalie, saisie par l’autorité compétente, infirma, dans son arrêt du 7 mars 2012, le jugement du tribunal administratif. Le 27 février 2014, la Cour administrative fédérale, statuant sur le pourvoi que la quatrième requérante avait formé devant elle, dit que la décision disciplinaire rendue contre l’intéressée, qui était caduque puisque celle-ci avait quitté la fonction publique de sa propre initiative, était conforme en elle-même à la loi. Elle considéra que pour être approprié, le montant de l’amende administrative infligée en l’espèce aurait dû s’élever à 300 EUR. Se référant à l’arrêt rendu par la Cour en l’affaire Enerji Yapı-Yol Sen (précité, § 32), elle estima qu’au vu de la nature des fonctions que la quatrième requérante exerçait au sein du service public, celle-ci jouissait, en vertu de l’article 11 de la Convention, du droit de participer à des mouvements de grève, mais que l’article 33 § 5 de la Loi fondamentale ne pouvait être interprété de manière à être conforme à la Convention étant donné que l’interdiction de faire grève imposée aux fonctionnaires relevait de l’essence même du statut de fonctionnaire. Elle appela donc le législateur à régler ce conflit entre la Loi fondamentale et la Convention, précisant que l’interdiction de faire grève pour les fonctionnaires découlant de l’article 33 § 5 de la Loi fondamentale resterait en vigueur d’ici-là.

18. Par un arrêt du 29 septembre 2014, la cour administrative d’appel de Schleswig-Holstein rejeta l’appel que la première requérante avait formé devant elle. Par une ordonnance du 26 février 2015, la Cour administrative fédérale, renvoyant à l’arrêt du 27 février 2014 qu’elle avait rendu concernant la quatrième requérante, refusa à la première requérante l’autorisation de la saisir d’un pourvoi.

III. les procédures conduites devant la cour constitutionnelle fédérale

A. Les recours constitutionnels exercés par les requérants

19. À des dates différentes, les requérants, tous représentés par un avocat, saisirent la Cour constitutionnelle fédérale de recours distincts dirigés contre les décisions disciplinaires qui avaient été rendues les concernant et que les juridictions administratives avaient confirmées. Ils estimaient que les décisions en question avaient pour conséquence d’interdire le droit de grève des enseignants relevant du statut de fonctionnaire et s’analysaient en une violation du droit de fonder des associations pour la sauvegarde et l’amélioration des conditions de travail et des conditions économiques que leur garantissait selon eux l’article 9 § 3 de la Loi fondamentale. Ils alléguaient en outre que les juridictions administratives avaient manqué à leur obligation d’interpréter le droit national conformément au droit international public. Ils estimaient en effet que l’interdiction de faire grève imposée aux enseignants relevant du statut de fonctionnaire – lesquels, affirmaient-ils, n’exerçaient aucune fonction assimilable à un pouvoir de puissance publique – était contraire, en particulier, à l’article 11 de la Convention.

B. L’arrêt de la Cour constitutionnelle fédérale

20. Le 12 juin 2018, la Cour constitutionnelle fédérale rejeta les recours constitutionnels dont les requérants l’avaient saisie (affaire nos 2 BvR 1738/12 et autres).

1. Sur l’observation de l’article 9 § 3 de la Loi fondamentale

21. La Cour constitutionnelle fédérale considéra que les décisions disciplinaires prises contre les requérants, qui reposaient toutes sur le principe qu’il était interdit aux fonctionnaires de faire grève, n’avaient pas emporté violation de leur droit de fonder des associations pour la sauvegarde et l’amélioration des conditions de travail et des conditions économiques, consacré par l’article 9 § 3 de la Loi fondamentale.

22. La Cour constitutionnelle fédérale estima que l’article 9 § 3 de la Loi fondamentale s’appliquait à tous et, par conséquent, aux fonctionnaires aussi. Elle observa que cet article englobait les mesures collectives, et notamment les mouvements de grève, organisées par les syndicats dans le cadre de la négociation de conventions collectives. Elle ajouta que ces mesures relevaient du champ d’application de l’article 9 § 3 quand bien même les fonctionnaires eux-mêmes ne pouvaient être visés par des conventions collectives et leurs syndicats ne pouvaient conclure de tels accords pour leur compte, les droits (y compris la rémunération) et devoirs des intéressés étant réglementés par la loi. Elle en conclut que la participation des requérants à des grèves organisées à l’appel de leur syndicat dans le cadre de la négociation de conventions collectives en faveur des contractuels du secteur public relevait de l’article 9 § 3 de la Loi fondamentale. Elle considéra que les décisions disciplinaires qui avaient été rendues contre les requérants et confirmées par les juridictions administratives s’analysaient donc en une ingérence dans l’exercice du droit de fonder des associations et de sauvegarder et améliorer les conditions de travail et les conditions économiques, en ce qu’elles limitaient la possibilité de prendre part à des conflits du travail.

23. La Cour constitutionnelle fédérale jugea cependant cette ingérence justifiée. Elle exposa que le droit à la liberté d’association était limité par d’autres intérêts constitutionnels, en particulier par les principes traditionnels de la fonction publique visés à l’article 33 § 5 de la Loi fondamentale. Elle ajouta que l’interdiction de faire grève qui s’imposait à tous les fonctionnaires du fait de leur statut, et dont l’existence était bien établie dans sa jurisprudence (voir aussi le paragraphe 40 ci-dessous), faisait partie de ces principes traditionnels. Elle précisa que cette interdiction avait pour but d’assurer la stabilité de l’administration, l’exercice des fonctions de l’État et ainsi le fonctionnement de celui-ci et de ses institutions.

24. La Cour constitutionnelle fédérale rappela que l’article 33 § 5 de la Loi fondamentale garantissait l’existence de la fonction publique et que, en tant qu’institution, celui-ci était censé garantir une administration stable servant de contrepoids vis-à-vis des forces politiques à la tête de l’État. Elle ajouta que les principes traditionnels de la fonction publique englobaient les principes structurels fondamentaux qui avaient été développés depuis longtemps, notamment à l’époque de la Constitution de Weimar (de 1919). Elle précisa que parmi ces principes fondamentaux figuraient le devoir de loyauté imposé aux fonctionnaires, ainsi que le principe de l’emploi à vie, le principe voulant que tout fonctionnaire perçoive une rémunération adéquate, ou « principe d’alimentation » (Alimentationsprinzip), et le principe correspondant selon lequel la rémunération des fonctionnaires doit être fixée par la loi. Selon elle, il s’agissait de principes qui n’avaient pas d’existence autonome mais étaient interdépendants.

25. La Cour constitutionnelle fédérale rappela en outre que le devoir de loyauté des fonctionnaires et le principe d’alimentation étaient incompatibles avec le droit de grève. Elle exposa que c’était pour permettre aux fonctionnaires de s’acquitter de leur devoir de loyauté qu’un emploi juridiquement et financièrement sécurisé leur était assuré. De même, ajouta‑t‑elle, le principe de l’emploi à vie servait à garantir l’indépendance des fonctionnaires vis-à-vis, notamment, de la sphère politique, de manière à leur permettre de garantir à l’administration une stabilité conforme au principe de l’état de droit. Elle expliqua ensuite que le principe d’alimentation obligeait l’employeur à verser aux fonctionnaires et à leurs familles une rémunération adéquate tout au long de leur vie en fonction de l’évolution de la situation économique et financière globale et du niveau de vie général. Elle précisa que le montant de cette rémunération devait correspondre aux grade et responsabilités du fonctionnaire ainsi qu’à l’importance que revêt la fonction publique aux yeux du grand public. Selon elle, la garantie d’une rémunération adéquate découlant de l’article 33 § 5 de la Loi fondamentale créait un droit individuel que tout fonctionnaire pouvait opposer à l’État.

26. La Cour considéra que l’interdiction de faire grève faisait partie intégrante de la garantie institutionnelle consacrée par l’article 33 § 5 de la Loi fondamentale, et que le législateur était donc lié par cette interdiction et ne pouvait pas la modifier. Elle estima qu’accorder un droit de grève ne serait‑ce qu’à certains des fonctionnaires remettrait fondamentalement en cause toute la structure de la fonction publique en Allemagne et, à tout le moins, nécessiterait une refonte du principe d’alimentation, du devoir de loyauté et de l’emploi à vie, et du principe selon lequel les droits et obligations matériels des fonctionnaires, y compris leur rémunération, relevaient du législateur. Elle en conclut que pareille mesure porterait atteinte à l’essence même des principes structurels garantis par l’article 33 § 5 de la Loi fondamentale. Elle jugea que si tout ou partie de la rémunération des fonctionnaires pouvait faire l’objet de négociations dans le cadre de conflits du travail, alors la possibilité de saisir la justice aux fins d’obtenir le paiement d’une rémunération adéquate, qui était offerte aux fonctionnaires sur le fondement du principe d’alimentation découlant de l’article 33 § 5 de la Loi fondamentale, ne pourrait plus se justifier. Elle estima en effet que dans un tel système de réciprocité où les droits et devoirs sont interdépendants, le fait d’étendre l’un des droits ou devoirs des fonctionnaires aurait pour effet de modifier leurs autres droits et devoirs. Or, fit-elle remarquer, le statut de fonctionnaire ne se prêtait pas à une application « à la carte ».

27. La Cour constitutionnelle fédérale estima en outre qu’il était impossible de limiter l’interdiction de faire grève aux fonctionnaires exerçant des fonctions d’autorité publique. Or, observa-t-elle, répartir les fonctionnaires en deux groupes distincts – l’un jouissant du droit de grève, l’autre non – en fonction de leurs rôles respectifs créerait des difficultés liées à la notion même de fonction d’autorité publique. Elle considéra en effet qu’il était très difficile de dire si tel ou tel acte relevait d’une fonction d’autorité publique et si tel ou tel fonctionnaire investi de différentes fonctions devrait se voir accorder le droit de grève. Elle ajouta qu’accorder le droit de grève aux fonctionnaires n’exerçant pas de fonctions d’autorité publique aurait également pour effet de créer une catégorie spéciale de fonctionnaires, laquelle deviendrait un « troisième pilier » au sein du système mixte, constitué de deux éléments, qui caractérisait selon elle le service public. Elle estima qu’il faudrait alors s’interroger sur l’existence d’une distinction et d’une égalité de traitement entre cette catégorie spéciale d’agents et les contractuels du secteur public, et sur la mesure dans laquelle les intéressés pourraient toujours être considérés comme relevant du statut de fonctionnaire.

28. La Cour constitutionnelle fédérale considéra en outre qu’il n’était pas possible d’accorder un droit de grève limité assorti de certaines conditions, comme l’obligation de déposer un préavis de grève ou de demander l’autorisation de faire grève. Elle admit que de telles limitations auraient pour effet, d’une part, de réduire les conséquences négatives qu’une grève pourrait avoir sur les droits fondamentaux des tiers – parents et élèves, par exemple – et, d’autre part, de permettre aux différents organes administratifs de s’acquitter au moins partiellement de leurs fonctions. Elle estima cependant – précisant qu’il s’agissait là d’une objection importante compte tenu du caractère imprévisible des éléments en cause – qu’un tel résultat ne pourrait être obtenu que si un nombre suffisant de fonctionnaires décidaient de ne pas faire grève ou s’il était possible, au cas par cas, d’interdire à un nombre suffisant de fonctionnaires d’exercer leur droit de grève. Elle ajouta que, dans les cas où un conflit du travail s’étendrait sur la durée et où des personnes occupant de hautes fonctions dans des établissements scolaires y prendraient part, la continuité de la mission de l’État consistant à dispenser un enseignement et à veiller au bon fonctionnement du système éducatif (article 7 § 1 de la Loi fondamentale, paragraphe 37 ci-dessous) ne pourrait être assurée. Elle considéra que l’absence, par le passé, de perturbations importantes dans le fonctionnement des établissements scolaires des Länder dans lesquels la majorité des enseignants relevaient du statut de contractuel du secteur public ne remettait pas en cause le risque de répercussions négatives que des conflits du travail pourraient entraîner dans le secteur de l’éducation.

29. La Cour constitutionnelle fédérale estima que l’ingérence dans l’exercice par les fonctionnaires de leur droit à la liberté d’association n’était pas déraisonnable. Elle fit remarquer que le droit de grève ne constituait qu’un élément du droit à la liberté d’association. Elle considéra que l’interdiction de faire grève ne vidait ce droit ni de son utilité ni de sa pertinence. Elle ajouta que le législateur avait suffisamment compensé l’interdiction de faire grève en offrant aux organisations faîtières (Spitzenorganisationen) regroupant les syndicats de fonctionnaires le droit de participer à la rédaction des nouvelles dispositions législatives régissant le statut des fonctionnaires (voir l’article 53 de la loi sur le statut des fonctionnaires, paragraphe 49 ci-dessous). Elle jugea qu’il était impossible de renforcer de manière significative ce droit de participation : elle estimait en effet que si les syndicats, qui représentaient des intérêts particuliers, se voyaient accorder un droit de codécision concernant les conditions de travail et la rémunération des fonctionnaires, lesquelles relevaient du législateur, le principe de la démocratie s’en trouverait manifestement atteint. Elle précisa qu’une autre mesure permettait de compenser l’interdiction de faire grève : la possibilité – déjà évoquée – qui était offerte aux fonctionnaires de demander en justice une rémunération adéquate, conformément au principe d’alimentation.

2. Sur l’observation de l’article 11 de la Convention

30. La Cour constitutionnelle fédérale jugea par ailleurs que l’interdiction de faire grève que le droit allemand imposait aux fonctionnaires était compatible avec l’article 11 de la Convention et la jurisprudence de la Cour relative au droit de grève.

31. Elle considéra que l’interdiction faite aux fonctionnaires de faire grève était prévue par la loi, à savoir, d’une part, par l’article 33 § 5 de la Loi fondamentale tel qu’interprété par la Cour constitutionnelle fédérale selon sa jurisprudence constante et, d’autre part, par les dispositions législatives régissant les devoirs des fonctionnaires, et notamment les sanctions en cas d’absence non autorisée, qui présupposaient une interdiction de faire grève. Elle jugea que cette interdiction avait pour but de veiller au bon fonctionnement de l’administration publique, c’est-à-dire, dans le cas des requérants, à l’accomplissement par l’État de sa mission consistant à dispenser un enseignement et à assurer le bon fonctionnement du système éducatif, et qu’elle visait donc à la défense de l’ordre.

32. Récapitulant la jurisprudence de la Cour sur la liberté syndicale et relevant que celle-ci avait interprété l’article 11 de la Convention en tenant compte d’autres instruments internationaux et de leur interprétation par les organes compétents, la Cour constitutionnelle fédérale observa que le droit de grève n’avait jusque-là jamais été considéré comme un élément essentiel du droit de fonder un syndicat ou de s’y affilier, garanti par l’article 11 (elle renvoya à cet égard à l’arrêt National Union of Rail, Maritime and Transport Workers c. Royaume-Uni, no 31045/10, § 84, CEDH 2014). Elle considéra que la Cour avait au contraire opéré la distinction suivante concernant la marge d’appréciation en matière de restrictions au droit à la liberté syndicale : si une restriction prévue par la loi frappait au cœur même de l’activité syndicale, alors le législateur national jouit d’une marge d’appréciation moins étendue et des motifs plus solides sont nécessaires, dans l’intérêt général, pour justifier l’ingérence dans l’exercice du droit à la liberté syndicale en résultant ; à l’inverse, si c’est un aspect secondaire ou accessoire de l’activité syndicale qui est touché, la marge d’appréciation doit être plus ample et il y a davantage de chances pour que l’ingérence apparaisse proportionnée (ibidem, § 87). Elle ajouta que dans le même arrêt (ibidem, § 88), la Cour avait dit que l’interdiction d’une action de grève secondaire n’avait pas touché au cœur même du droit à la liberté d’association et qu’elle ne représentait qu’un aspect secondaire ou accessoire de la liberté syndicale, et qu’il convenait donc d’accorder aux autorités nationales une marge d’appréciation plus large concernant les restrictions en cause.

33. La Cour constitutionnelle fédérale estima que, dans ces conditions, l’interdiction de faire grève imposée aux fonctionnaires, et en particulier aux enseignants relevant de ce statut, se justifiait au regard de de l’article 11 § 2, première phrase, de la Convention. Elle releva que le Syndicat des enseignants et chercheurs, qui avait organisé la grève à laquelle les requérants avaient participé, représentait à la fois des enseignants relevant du statut de fonctionnaire et des enseignants relevant du statut de contractuel du secteur public. Elle exposa que ce syndicat négociait des conventions collectives avec les associations patronales des Länder pour le seul compte des enseignants relevant du statut de contractuel du secteur public. Elle ajouta que ces conventions collectives ne s’appliquaient pas aux fonctionnaires, à l’égard desquels le législateur, qui était seul compétent pour fixer les conditions de travail de ceux-ci, décidait si, et dans quelle mesure, les résultats obtenus pour les contractuels du secteur public dans le cadre des négociations collectives pouvaient être transposés aux fonctionnaires. Elle estima que les requérants avaient pris part à la grève dans le but notamment d’obtenir la transposition aux enseignants relevant du statut de fonctionnaire des résultats obtenus à l’issue des négociations collectives. Elle considéra par ailleurs qu’ils avaient – au moins partiellement – agi pour soutenir un mouvement de grève dont le but était d’obtenir la conclusion d’une convention collective, et que leur action présentait donc un certain degré de similitude avec une action de grève secondaire et, par conséquent, ne représentait pas un aspect fondamental des garanties consacrées par l’article 11 de la Convention. Elle en conclut que l’État jouissait donc à cet égard d’une large marge d’appréciation.

34. La Cour constitutionnelle fédérale dit que l’interdiction de faire grève n’était pas une manifestation du statut privilégié des fonctionnaires (emploi à vie, droit à une assurance maladie spécifique et à une pension de retraite), et qu’elle ne se justifiait pas uniquement par leur mission, laquelle était d’assurer la continuité de l’administration et la protection des droits d’autrui. Elle estima plutôt que, comme elle l’avait déjà expliqué, des droits et obligations interdépendants découlaient du statut de fonctionnaire, et que le fonctionnariat allemand, qui s’inscrivait dans une tradition nationale particulière, serait remise en cause si les fonctionnaires se voyaient accorder un droit de grève. Elle ajouta que l’interdiction de faire grève imposée aux enseignants requérants avait pour but de protéger le droit à l’instruction et visait donc à protéger un droit fondamental consacré par l’article 2 du Protocole no 1 à la Convention. Elle précisa en outre que le droit allemand prévoyait des mesures visant à compenser l’interdiction du droit de grève, notamment, d’une part, la possibilité pour les organisations faîtières, dont elle avait déjà fait mention et qui regroupaient les syndicats, de participer à la rédaction des dispositions législatives relatives à la fonction publique, ce qui permettait aux syndicats de faire entendre leur voix, et, d’autre part, la possibilité pour les fonctionnaires de demander en justice un examen de la constitutionnalité du montant de leur rémunération.

35. La Cour constitutionnelle fédérale considéra par ailleurs que les requérants, en tant qu’enseignants relevant du statut de fonctionnaire, étaient aux fins de l’article 11 § 2, deuxième phrase, de la Convention des « membres de l’administration de l’État » auxquels des restrictions pouvaient être imposées, et elle précisa que la Cour n’avait pas encore tranché cette question (elle faisait notamment référence à l’arrêt Vogt c. Allemagne, 26 septembre 1995, § 68, série A no 323). Elle estima que pour identifier le groupe de personnes devant être considérées comme « membres de l’administration de l’État », il convenait de donner à cette notion une interprétation stricte, l’un des éléments pouvant être associés à cette même notion étant le fait d’exercer des fonctions d’autorité au nom de l’État, et qu’il serait excessif de considérer tous les employés du service public d’un État comme des « membres de l’administration de l’État » (elle faisait référence à cet égard à l’arrêt Enerji Yapı-Yol Sen, précité, § 32). Elle releva cependant qu’au sein du système mixte en vigueur dans le service public allemand, les fonctionnaires étaient minoritaires par rapport aux employés du service public. Elle concéda qu’habituellement, les enseignants n’exerçaient pas de pouvoirs de puissance publique à titre permanent et qu’ils pouvaient donc, conformément à l’article 33 § 4 de la Loi fondamentale (paragraphe 39 ci‑dessous), être aussi employés par l’État dans le cadre de contrats de droit privé, pratique à laquelle les différents Länder avaient selon elle recours à divers degrés. Elle ajouta que la décision d’employer des enseignants ne relevant pas du statut de fonctionnaire s’expliquait non pas par la nature des fonctions ou tâches des intéressés, mais généralement par des motifs factuels précis. Elle expliqua que dans certains cas, les enseignants en question ne remplissaient pas à titre personnel les conditions nécessaires pour devenir fonctionnaires, et que dans d’autres, la décision d’opter pour un contrat de droit privé se fondait sur des considérations administratives d’ordre pratique, cette solution offrant plus de souplesse dans les conditions d’emploi. Elle précisa que cela étant, le système éducatif et la mission éducative de l’État revêtaient une grande importance et que l’État avait un intérêt particulier à voir les enseignants des établissements scolaires publics s’acquitter de leurs fonctions. Elle conclut qu’au vu de la grande importance que revêtaient les fonctions exercées par les enseignants, la décision de leur accorder le statut de fonctionnaire – statut qui, ajouta‑t‑elle, avait pour effet d’instaurer un rapport de service et de loyauté – devait revenir à l’État.

36. Ayant conclu pour les raisons exposées ci-dessus à l’absence de conflit entre la Constitution et la Convention, la Cour constitutionnelle fédérale considéra que les questions relatives aux limites de l’ouverture de la Constitution au droit international n’étaient pas déterminantes pour trancher l’affaire dont elle se trouvait saisie. À cet égard, elle rappela sa jurisprudence constante selon laquelle le texte de la Convention et la jurisprudence de la Cour servent, sur le terrain du droit constitutionnel, de lignes directrices aux fins de l’interprétation du contenu et de la portée des droits fondamentaux et des principes constitutionnels découlant de l’État de droit. Elle précisa que lorsqu’elle tire de la Convention des lignes directrices afin de se livrer à une interprétation, elle tient compte aussi des arrêts et décisions de la Cour ne portant pas sur la même question étant donné que, selon elle, la jurisprudence de la Cour a, aux fins de l’interprétation de la Convention, une fonction d’orientation et d’indication (Orientierungs und Leitfunktion) qui va au‑delà de l’arrêt ou de la décision rendu(e) dans le cas d’espèce. Elle ajouta que, hors du terrain de l’article 46 de la Convention, il convenait d’attacher une importance particulière aux circonstances spécifiques de l’affaire tranchée par la Cour et à son cadre général, de manière à permettre une mise en contexte. Elle précisa qu’il fallait prendre en considération le fait que ce qui est dit inter partes dans telle ou telle affaire dont la Cour est saisie a pour toile de fond le système juridique de l’État défendeur en question, et que la fonction d’orientation et d’indication revêtait d’autant plus d’importance dans les cas où il était question d’affaires parallèles procédant du même ordre juridique, autrement dit, de procédures qui avaient été conduites sur le territoire de l’État contractant et au sujet desquelles la Cour avait statué. Elle jugea que, outre cette influence sur les affaires parallèles, la fonction d’orientation et d’indication devait être prise en compte en retenant, comme lignes directrices générales et abstraites, les principales valeurs formulées par la Cour. Elle releva que les possibilités susmentionnées d’interpréter la Loi fondamentale en harmonie avec la Convention prenaient fin dès lors qu’une telle interprétation ne paraissait plus défendable selon les méthodes reconnues d’interprétation législative et constitutionnelle.

LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE PERTINENTS

I. Le cadre juridique interne

A. Les dispositions de la Loi fondamentale

37. L’article 7 de la Loi fondamentale, qui porte sur le système éducatif, est ainsi libellé en ses parties pertinentes :

« 1) L’ensemble de l’enseignement scolaire est placé sous le contrôle de l’État. »

38. L’article 9 de la Loi fondamentale, qui porte sur la liberté d’association, est ainsi libellé en ses parties pertinentes :

« 3) Le droit de fonder des associations pour la sauvegarde et l’amélioration des conditions de travail et des conditions économiques est garanti à tous et dans toutes les professions. Les conventions qui limitent ou tendent à entraver ce droit sont nulles et les mesures prises en ce sens sont illégales. (…) »

39. L’article 33 de la Loi fondamentale, qui porte, notamment, sur la fonction publique, se lit comme suit en ses parties pertinentes :

« 4) En règle générale, l’exercice de pouvoirs de puissance publique doit être confié à titre permanent à des membres du service public placés dans un rapport de service et de loyauté de droit public.

(Die Ausübung hoheitsrechtlicher Befugnisse ist als ständige Aufgabe in der Regel Angehörigen des öffentlichen Dienstes zu übertragen, die in einem öffentlich‑rechtlichen Dienst- und Treueverhältnis stehen.)

5) Le droit régissant le service public doit être réglementé et développé en tenant compte des principes traditionnels de la fonction publique.

(Das Recht des öffentlichen Dienstes ist unter Berücksichtigung der hergebrachten Grundsätze des Berufsbeamtentums zu regeln und fortzuentwickeln.) »

B. La jurisprudence des juridictions internes

1. La jurisprudence relative à l’interdiction de faire grève

40. La Cour constitutionnelle fédérale est parvenue dès 1958 à la conclusion que les principes traditionnels de la fonction publique visés à l’article 33 § 5 de la Loi fondamentale interdisaient aux fonctionnaires de faire grève pour chercher à défendre leurs intérêts professionnels. Elle a considéré que les fonctionnaires jouissaient plutôt, en vertu de ce même article, d’un droit individuel à percevoir une rémunération adéquate qui était fixée non par accord entre les fonctionnaires et l’État mais par la loi (affaire nos 1 BvR 1/52 et 1 BvR 46/52, arrêt du 11 juin 1958, § 48, recueil des décisions de la Cour constitutionnelle fédérale (BVerfGE), vol. 8, pp. 1 et suiv.). Elle a depuis lors confirmé cette jurisprudence à de multiples reprises (voir, par exemple, les affaires nos 2 BvR 1039/75 et 2 BvR 1045/75, décision du 30 mars 1977, § 38, BVerfGE, vol. 44, pp. 249 et suiv., et no 2 BvF 3/02, décision du 19 septembre 2007, §§ 55 et 66, BVerfGE, vol. 119, pp. 247 et suiv.).

41. De même, la Cour administrative fédérale a constamment jugé que les mouvements de grève conduits par les fonctionnaires violaient les principes traditionnels de la fonction publique au sens de l’article 33 § 5 de la Loi fondamentale (voir, par exemple, Cour administrative fédérale, affaire no 1 DB 12.77, ordonnance du 19 septembre 1977, BVerwGE, vol. 53, pp. 330 et suiv., affaire no 1 D 82.77, arrêt du 16 novembre 1978, BVerwGE, pp. 158 et suiv., affaire no 1 D 84.78., arrêt du 22 novembre 1979, BVerwGE, vol. 64, pp. 293 et suiv., et affaire no 1 D 86/79, arrêt du 3 décembre 1980, BVerwGE, vol. 73, pp. 97 et suiv. ; voir aussi paragraphe 17 ci-dessus).

42. À la suite d’arrêts rendus par la Cour sur le droit de grève des fonctionnaires dans des affaires dirigées contre la Türkiye, deux jugements de tribunaux administratifs de première instance ont mis en cause la légalité de mesures disciplinaires imposées à des enseignants qui relevaient du statut de fonctionnaire au motif qu’ils avaient participé à des mouvements de grève. Le premier de ces jugements est celui que le tribunal administratif de Düsseldorf a rendu le 15 décembre 2010 concernant la quatrième requérante en l’espèce (affaire no 31 K 3904/10.O, voir paragraphe 14 ci-dessus). Il a ensuite été infirmé par la cour d’appel administrative de Rhénanie du Nord‑Westphalie. En dernier ressort, la Cour administrative fédérale a jugé que c’était au législateur qu’il appartenait de régler tout conflit entre l’article 11 de la Convention et l’article 33 § 5 de la Loi fondamentale, précisant que l’interdiction de faire grève imposée aux fonctionnaires sur la base de cette dernière disposition resterait en vigueur d’ici-là, et elle a confirmé la légalité de la décision disciplinaire prise contre la quatrième requérante (paragraphe 17 ci-dessus). Le second de ces jugements est celui qu’a rendu le tribunal administratif de Kassel le 27 juillet 2011 (affaire no 28 K 574/10.KS.D.).

2. La jurisprudence relative aux principes pertinents de la fonction publique

43. Selon la jurisprudence constante de la Cour constitutionnelle fédérale, le principe d’alimentation est un principe traditionnel de la fonction publique au sens de l’article 33 § 5 de la Loi fondamentale (voir, par exemple, affaire no 2 BvR 556/ 04, arrêt du 6 mars 2007, § 60, BVerfGE, vol. 117, pp. 330 et suiv., et affaire no 2 BvL 4/10, arrêt du 14 février 2012, § 143, BVerfGE, vol. 130, pp. 263 et suiv.). Il commande à l’État de fournir aux fonctionnaires et à leurs familles, tout au long de leur vie, une rémunération adéquate (voir, par exemple, l’arrêt rendu dans l’affaire no 2 BvL 4/10, précité, § 145). Étroitement lié au principe de l’emploi à vie (Lebenszeitprinzip) (voir, par exemple, affaire no 2 BvF 3/02, ordonnance du 19 septembre 2007, § 72, BVerfGE, vol. 119, pp. 247 et suiv., et affaire no 2 BvL 11/07, ordonnance du 28 mai 2008, § 35, BVerfGE, vol. 121, pp. 205 et suiv.), il prévoit que le fonctionnaire doit percevoir un traitement adéquat et bénéficier – pour lui et pour les membres survivants de sa famille – d’une pension adéquate (voir, par exemple, affaire no 2 BvL 3/62, ordonnance du 11 avril 1967, BVerfGE, vol. 21 , pp. 329 et suiv., et affaire no 2 BvL 11/04, ordonnance du 20 mars 2007, BVerfGE, vol. 117, pp. 372 et suiv.).

44. Cette jurisprudence dit aussi que pour être adéquate et ainsi respecter le principe d’alimentation prévu à l’article 33 § 5 de la Loi fondamentale, la rémunération doit correspondre aux grade et responsabilités du fonctionnaire, à l’importance que revêt la fonction publique aux yeux du grand public, ainsi qu’à l’évolution de la situation économique et financière globale et au niveau de vie général (voir, par exemple, affaire no 2 BvL 4/10, précitée, § 145, affaire nos 2 BvL 17/09 et autres, arrêt du 5 mai 2015, § 93, BVerfGE, volume 139, pp. 64 et suiv., et affaire nos 2 BvL 6/17 et autres, ordonnance du 4 mai 2020, § 26, BVerfGE, volume 155, pp. 77 et suiv.). Elle précise que le législateur doit en permanence adapter le montant de la rémunération (voir, par exemple, affaire, nos 2 BvL 17/09 et autres, précitée, § 98, et affaire no BvL 4/18, ordonnance du 4 mai 2020, § 29, BVerfGE, vol. 155, pp. 1 et suiv.). Elle expose que le revenu net, qui est déterminant selon elle pour dire si la rémunération est adéquate ou non (voir, par exemple, affaire no 2 BvL 1/86, ordonnance du 22 mars 1990, § 48, BVerfGE, vol. 81, pp. 363 et suiv., et affaire nos 2 BvL 6/17 et autres, précitée, § 33), comprend le traitement de base ainsi que les indemnités et compléments de rémunération (voir affaire nos 2 BvL 19/09 et autres, ordonnance du 17 novembre 2015, § 72, BVerfGE, volume 140, pp. 240 et suiv.). Elle considère que le revenu net doit assurer la sécurité et l’indépendance juridique et financière du fonctionnaire et lui permettre, à lui et sa famille, de suivre un mode de vie adapté à la fonction qu’il exerce et allant au-delà de la satisfaction des besoins élémentaires (voir, par exemple, affaire no 2 BvL 3/15, ordonnance du 28 novembre 2018, § 28, BVerfGE, vol. 150, pp. 169 et suiv.).

45. Selon cette jurisprudence, il y a une présomption simple d’inadéquation de la rémunération d’un fonctionnaire par rapport à ces exigences si au moins trois des cinq éléments suivants sont réunis : i) existence d’une nette différence entre l’évolution de la rémunération des fonctionnaires et les résultats obtenus par la négociation collective pour les contractuels du secteur public, ii) net écart entre l’évolution de la rémunération et celle de l’indice des salaires nominaux, iii) net écart entre l’évolution de la rémunération et celle de l’indice des prix à la consommation, iv) nette réduction des écarts de rémunération brute entre fonctionnaires de différents grades, v) nette différence de rémunération par rapport à la rémunération moyenne des fonctionnaires de même grade dans d’autres Länder ou au niveau fédéral (voir affaire nos 2 BvL 17/09 et autres, précitée, §§ 96 et suivants, affaire nos 2 BvL 19/09 et autres, précitée, §§ 76 et suivants, et affaire no 2 BvL 4/18, précitée, §§ 29 et suivants). Cette jurisprudence précise que cette présomption peut être réfutée ou confirmée au moyen d’une appréciation globale tenant compte d’autres éléments pertinents, notamment la réputation aux yeux de la société de la fonction occupée ainsi que la formation du fonctionnaire et les impératifs auxquels il est tenu, en particulier i) la qualité de son travail et les responsabilités qui sont les siennes, ii) l’évolution de la situation en matière d’indemnités et de pensions, et iii) une comparaison avec les salaires bruts moyens des salariés du secteur privé ayant des qualifications et responsabilités comparables (affaire nos 2 BvL 17/09 et autres, précitée, §§ 116 et suiv., affaire nos 2 BvL 19/09 et autres, §§ 99 et suivants, et affaire no 2 BvL 4/18, précitée, §§ 86 et suivants). Dans les affaires concernant la rémunération des juges et des procureurs, la Cour constitutionnelle fédérale a en outre vu dans l’évolution des qualifications des personnes recrutées un élément permettant de déterminer si la rémunération est de nature à permettre à l’État de recruter des personnes possédant des qualifications supérieures à la moyenne (affaire nos 2 BvL 17/09 et autres, précitée, § 117, et affaire no 2 BvL 4/18, précitée, § 88).

46. La jurisprudence dit en outre que la garantie d’une rémunération adéquate découlant de l’article 33 § 5 de la Loi fondamentale consacre un droit constitutionnel individuel que tout fonctionnaire peut opposer à l’État (voir, par exemple, affaire no 2 BvL 4/10, précitée, § 143, et affaire nos 2 BvL 6/17 et autres, précitée, § 24). Elle précise qu’un fonctionnaire qui chercherait à faire valoir ce droit peut assigner l’entité étatique qui l’emploie devant les juridictions administratives et faire ainsi contrôler par le juge la conformité de la rémunération avec le principe d’alimentation posé à l’article 33 § 5 de la Loi fondamentale. Dans plusieurs affaires, la Cour constitutionnelle fédérale a jugé des rémunérations de fonctionnaires contraires à l’article 33 § 5 de la Loi fondamentale et a ordonné au législateur d’édicter des dispositions conformes au principe d’alimentation (voir, par exemple, affaire no 2 BvL 6/17, précitée, concernant les magistrats confirmés ayant trois ou quatre enfants, dans le Land de Rhénanie du Nord-Westphalie, affaire no 2 BvL 4/18, précitée, concernant les juges et procureurs du Land de Berlin, affaire nos 2 BvL 19/09 et autres, précitée, concernant un groupe spécifique de grade exécutif, en Saxe, affaire nos 2 BvL 17/09 et autres, précitée, concernant des juges et procureurs du Land de Saxe-Anhalt, et affaire no 2 BvL 4/10, précitée, concernant les professeurs d’université du Land de Hesse). Elle a également conclu qu’une réduction temporaire de la rémunération de base ainsi que des compléments de rémunération pour certains groupes de fonctionnaires du Land de Bade-Wurtemberg était contraire à l’article 33 § 5 de la Loi fondamentale (affaire no 2 BvL 2/17, ordonnance du 16 octobre 2018, BVerfGE, vol. 149, pp. 382 et suiv.).

3. La jurisprudence relative au devoir de diligence

47. L’un des autres principes traditionnels de la fonction publique, au sens de l’article 33 § 5 de la Loi fondamentale, reconnus par la Cour constitutionnelle fédérale est le devoir de diligence (Fürsorgepflicht), qui incombe à l’entité étatique employeur (voir, par exemple, affaire no 2 BvR 1053/98, ordonnance du 7 novembre 2002, § 27, BVerfGE, vol. 106, pp. 225 et suiv.). Ce devoir commande à l’entité étatique de veiller à ce que la rémunération du fonctionnaire reste adéquate si celui-ci doit supporter des charges financières particulières résultant d’une maladie, de soins, d’une naissance ou d’un décès (ibidem, § 29).

C. Les dispositions légales relatives aux fonctionnaires

1. Les dispositions relatives à l’interdiction de faire grève

48. Aux termes de l’article 47 § 1, première phrase, de la loi sur le statut des fonctionnaires (Beamtenstatusgesetz), qui s’applique aux fonctionnaires employés par les Länder, un fonctionnaire commet une infraction disciplinaire s’il manque fautivement à ses devoirs. Cette loi précise que les devoirs en question comprennent notamment celui d’être pleinement dévoué à l’exercice de sa profession (article 34). Si elles n’énoncent pas expressément une interdiction de faire grève, les lois des Länder sur les fonctionnaires disposent que les fonctionnaires ne doivent pas s’absenter de leur travail sans permission (voir, pour ce qui est des Länder concernés par les requêtes introduites en l’espèce, l’article 67 de la loi de Schleswig‑Holstein sur les fonctionnaires, l’article 67 § 1 de la loi de Basse‑Saxe sur les fonctionnaires et l’article 79 § 1 de la loi de Rhénanie du Nord‑Westphalie sur les fonctionnaires, telles que ces lois étaient en vigueur à l’époque pertinente). L’article 83 § 1, première phrase, de la loi de Rhénanie du Nord‑Westphalie sur les fonctionnaires renferme la même règle que l’article 47 § 1, première phrase, de la loi sur le statut des fonctionnaires.

2. Les dispositions relatives à la participation à la procédure législative

49. En vertu de l’article 53, première phrase, de la loi sur le statut des fonctionnaires, les organisations faîtières regroupant les syndicats et organisations professionnelles compétents participent à la préparation par les autorités suprêmes des Länder des dispositions législatives devant régir les questions relevant du droit de la fonction publique. Selon le rapport explicatif du projet de cette loi, cette participation des organisations faîtières à la procédure législative vise à protéger les droits et intérêts des fonctionnaires dans la fixation des dispositions régissant leur statut et à compenser l’absence d’un droit de négociation collective et l’interdiction de faire grève (voir publication du Parlement fédéral (Bundestagsdrucksache) no 16/4027, p. 35). Des dispositions similaires existent dans les lois sur la fonction publique des Länder (voir, pour ce qui est des Länder concernés par les requêtes en l’espèce, l’article 93 de la loi du Schleswig‑Holstein sur les fonctionnaires, l’article 96 de la loi de Basse‑Saxe sur les fonctionnaires et l’article 93 de la loi de Rhénanie du Nord-Westphalie sur les fonctionnaires). Selon les lois des Länder sur les fonctionnaires, les organisations faîtières doivent être informées de tout projet de loi et autorisées à formuler leurs observations dans un délai raisonnable avant que le projet ne soit soumis au Parlement. Si les gouvernements des Länder ne suivent pas les propositions formulées par les organisations faîtières dans les projets de loi respectifs, ils doivent en donner les raisons, qui sont communiquées aux parlements des Länder soit d’office, soit à la demande des organisations faîtières. Les dispositions susmentionnées des lois des Länder sur les fonctionnaires prévoient également que des réunions doivent être organisées régulièrement entre le ministère compétent et les organisations faîtières afin que ceux-ci débattent des questions générales et fondamentales du droit de la fonction publique.

3. Les droits en matière de représentation des fonctionnaires

50. La représentation des fonctionnaires doit être assurée (article 117 de la loi fédérale sur la fonction publique (Bundesbeamtengesetz)). Les lois applicables prévoient, en règle générale, la mise en place de comités du personnel dans le secteur public (article 12 de la loi fédérale sur la représentation du personnel, telle qu’en vigueur à l’époque des faits et, en ce qui concerne les Länder concernés par les requêtes en l’espèce, article 1 de la loi du Schleswig-Holstein sur la codécision, article 1 de la loi de Basse‑Saxe sur la représentation du personnel et article 1 de la loi de Rhénanie du Nord‑Westphalie sur la représentation du personnel). À l’époque des faits, l’article 76 § 2 de la loi fédérale sur la représentation du personnel prévoyait que les comités du personnel devaient jouir d’un droit de codécision (mitbestimmen) relativement à certaines questions qui ne concernaient que les fonctionnaires fédéraux et qui n’étaient pas régies par la loi, notamment la formation continue et l’évaluation des fonctionnaires. À cette fin, les comités du personnel avaient la possibilité de conclure des conventions de service (Dienstvereinbarungen) avec l’administration en question. Depuis certaines modifications apportées à la loi fédérale sur la représentation du personnel et entrées en vigueur en 2021, les questions soumises à codécision avec les comités du personnel sont notamment les questions de personnel, les questions sociales et les questions organisationnelles, et le système s’applique aussi bien aux fonctionnaires fédéraux qu’aux contractuels du service public ; les comités du personnel ont la possibilité de conclure des conventions de service pour certaines de ces questions (articles 63 et 78 à 80 de la loi fédérale sur la représentation du personnel). Des dispositions similaires existent dans les Länder (article 51 § 1 et 57 de la loi du Schleswig‑Holstein sur la codécision, articles 64 à 72 et 78 de la loi de Basse-Saxe sur la représentation du personnel et articles 70 et 72 à 74 de la loi de Rhénanie du Nord‑Westphalie sur la représentation du personnel). Dans certains Länder, les organisations faîtières regroupant les syndicats s’entendent avec les pouvoirs publics sur les règles générales relatives aux questions qui relèvent du processus de codécision (article 59 de la loi du Schleswig-Holstein sur la codécision, et article 81, paragraphe 1, de la loi de Basse-Saxe sur la représentation du personnel).

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNATIONAUX

A. La Convention de Vienne sur le droit des traités

51. L’article 27 de la Convention de Vienne sur le droit des traités, adoptée le 23 mai 1969, Recueil des Traités, vol. 1155, p. 331, dispose, dans sa partie pertinente :

Droit interne et respect des traités

« Une partie ne peut invoquer les dispositions de son droit interne comme justifiant la non-exécution d’un traité (…) »

B. La Cour permanente de justice internationale (« la CPJI »)

52. Dans son avis du 4 février 1932 sur le Traitement des nationaux polonais et des autres personnes d’origine ou de langue polonaise dans le territoire de Dantzig (CPJI, série A/B, no 44) la CPJI a notamment dit ceci (p. 24) :

« [62] Il faut observer, cependant, que si, d’une part, d’après les principes généralement admis, un État ne peut, vis-à-vis d’un autre État, se prévaloir des dispositions constitutionnelles de ce dernier mais seulement du droit international et des engagements internationaux valablement contractés, d’autre part et inversement, un État ne saurait invoquer vis-à-vis d’un autre État sa propre Constitution pour se soustraire aux obligations que lui imposent le droit international ou les traités en vigueur (…) »

C. Le droit de grève et les interdictions et restrictions pouvant lui être imposées

1. Les textes et la pratique universels

53. Le droit de grève est expressément prévu par l’article 8 du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels (« le PIDESC »), qui est ainsi libellé :

« 1. Les États parties au présent Pacte s’engagent à assurer :

(…)

d) Le droit de grève, exercé conformément aux lois de chaque pays.

2. Le présent article n’empêche pas de soumettre à des restrictions légales l’exercice de ces droits par les membres des forces armées, de la police ou de la fonction publique.

(…) »

Le Comité des droits économiques, sociaux et culturels (« le CDESC ») des Nations unies (« l’ONU ») n’a à ce jour formulé aucune observation générale sur le droit de grève ni sur les limitations ou dérogations à ce droit. Sa pratique se reflète donc principalement dans les observations finales qu’il publie sur les rapports des différents États concernant la mise en place du PIDESC. Dans ses observations finales, le CDESC a critiqué à maintes reprises l’interdiction de faire grève imposée aux fonctionnaires et aux contractuels du secteur public ne fournissant pas des services essentiels. Dans les observations finales qu’il a publiées le 12 octobre 2018 concernant le rapport de l’Allemagne sur la mise en œuvre du PIDESC (document E/C.12/DEU/CO/6), le CEDSC a dit ce qui suit :

Droit de grève des fonctionnaires

« 44. Le Comité demeure préoccupé par l’interdiction de faire grève imposée par l’État partie à tous les agents de la fonction publique, y compris aux enseignants qui ont le statut de fonctionnaire. Cette interdiction va au-delà des restrictions autorisées par le paragraphe 2 de l’article 8 du Pacte, étant donné que tous les fonctionnaires ne peuvent raisonnablement être considérés comme des fournisseurs de services essentiels (art. 8).

45. Le Comité renouvelle la recommandation qu’il avait précédemment faite à l’État partie (E/C.12/DEU/CO/5, par. 20) et l’enjoint de prendre des mesures pour revoir la portée de la notion de « services essentiels » afin de garantir que les agents de la fonction publique dont les services ne peuvent raisonnablement être considérés comme essentiels puissent exercer leur droit de grève conformément à l’article 8 du Pacte et à la Convention (no 87) de l’Organisation internationale du Travail sur la liberté syndicale et la protection du droit syndical, 1948. »

54. L’article 22 § 1 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (« le PIDCP ») ne garantit pas explicitement un droit de grève, mais le Comité des droits de l’homme de l’ONU (« le CDH ») l’interprète comme consacrant ce droit. Faute d’observation générale, la pratique se reflète principalement, comme pour le CDESC, dans les observations finales du CDH. Dans les observations finales qu’il a publiées le 30 novembre 2021 à propos du rapport communiqué par l’Allemagne sur la mise en œuvre du PIDCP (CCPR/C/DEU/CO/7), le CDH s’est exprimé comme suit :

« 50. Le Comité constate avec préoccupation que les employés du secteur public ont l’interdiction générale de faire grève au motif qu’ils sont tous, y compris les enseignants, des travailleurs essentiels (art. 22).

51. Comme le Comité des droits économiques, sociaux et culturels l’a déjà fait [dans ses observations finales du 12 octobre 2018], le Comité recommande à l’État partie de repenser la définition des services essentiels afin que tous les fonctionnaires dont les services ne peuvent raisonnablement être considérés comme essentiels bénéficient du droit de grève, dans le respect de l’article 22 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques. »

55. La Convention no 87 de l’Organisation internationale du travail (« l’OIT ») sur la liberté syndicale et la protection du droit syndical (« la convention no 87 de l’OIT »), ratifiée par l’Allemagne en 1957, ne garantit pas expressément un droit de grève, mais selon l’interprétation qu’en font les deux principaux organes de contrôle de l’OIT, la Commission d’experts pour l’application des conventions et recommandations (« la CEACR ») et le Comité de la liberté syndicale (« le CLS »), un tel droit en découle, de ses articles 3 et 10 principalement. La CEACR et le CLS considèrent tous deux que les États peuvent restreindre ou interdire le droit de grève des fonctionnaires qui exercent des fonctions d’autorité au nom de l’État[1]. Les organes de l’OIT n’ont pas convenu d’une définition générale de l’expression « fonctionnaires qui exercent des fonctions d’autorité au nom de l’État ». La CEACR considère cependant que les enseignants du secteur public n’appartiennent pas à cette catégorie de fonctionnaires et qu’ils devraient en conséquence bénéficier du droit de grève sans s’exposer à des sanctions même si, dans certaines circonstances, le maintien d’un service minimum peut être envisagé dans ce secteur[2]. La CEACR comme le CLS estiment que les États peuvent également restreindre ou interdire le droit de grève des personnes qui fournissent des « services essentiels » au sens strict du terme, c’est-à-dire des services « dont l’interruption mettrait en danger, dans l’ensemble ou dans une partie de la population, la vie, la sécurité ou la santé des personnes »[3]. Ces organes considèrent que le « service public de l’éducation » (pour la CEACR), ou encore « le secteur de l’enseignement » (pour le CLS), ne constitue pas un service essentiel en ce sens[4].

56. Dans les dernières observations qu’elle a publiées en 2021 concernant les obligations incombant à l’Allemagne en vertu de la convention no 87 de l’OIT, la CEACR a adopté l’observation suivante en 2021 (publiée à la 110e session de la Conférence internationale du travail (« la CIT »), en 2022) :

« La commission rappelle que, depuis bon nombre d’années, elle demande l’adoption de mesures visant à reconnaître le droit d’avoir recours à la grève aux fonctionnaires qui n’exercent pas une autorité au nom de l’État.

(…)

La commission prend bonne note de l’arrêt de la Cour constitutionnelle fédérale [du 12 juin 2018][5] selon lequel, pour les fonctionnaires, indépendamment de leurs fonctions, l’interdiction de grève équivaut à un principe traditionnel indépendant du système de la fonction publique de carrière au sens de l’article 33, paragraphe 5, de la loi fondamentale, qui justifie une dérogation à la liberté syndicale. En outre, la commission tient à préciser que sa tâche n’est pas de juger de la validité de la décision de la Cour du 12 juin 2018 (affaire no 2 BvR 1738/12), qui repose sur des questions de droit national allemand et des précédents. La tâche de la commission est d’examiner le résultat de cette décision sur la reconnaissance et l’exercice du droit fondamental des travailleurs à la liberté syndicale. À cet égard, la commission observe avec regret que le résultat de la décision de la Cour n’est pas conforme à la convention, dans la mesure où il équivaut à une interdiction générale du droit de grève des fonctionnaires fondée sur leur statut, indépendamment de leurs fonctions et responsabilités, et en particulier à une interdiction du droit des fonctionnaires qui n’exercent pas d’autorité au nom de l’État (tels que les enseignants, les postiers et les employés des chemins de fer) de recourir à la grève. Compte tenu de ce qui précède, la commission encourage le gouvernement à continuer d’engager un dialogue national approfondi avec les organisations représentatives de la fonction publique en vue de trouver les moyens possibles de mieux aligner la législation sur la convention. Notant en outre qu’une procédure contre l’interdiction de grève pour les fonctionnaires est actuellement en cours devant la Cour européenne des droits de l’homme, la commission prie le gouvernement de fournir des informations sur la décision qui en résultera et sur tout impact que celle-ci pourrait avoir au niveau national. »

En 2021 la CEACR a adopté l’observation suivante concernant les obligations incombant à l’Allemagne en vertu de la Convention no 98 de l’OIT sur le droit d’organisation et de négociation collective (1949), ratifiée par l’Allemagne en 1956 (observation publiée à la 110e session de la CIT, 2022):

« La commission rappelle qu’elle réclame depuis plusieurs années l’adoption de mesures faisant en sorte que les fonctionnaires qui ne sont pas commis à l’administration de l’État jouissent du droit de négociation collective.

(…)

La commission prend dûment note de la décision de 2018 de la cour constitutionnelle fédérale. La commission observe qu’il en découle l’interdiction de la participation de tous les fonctionnaires à la négociation collective. La commission regrette que les fonctionnaires non commis à l’administration de l’État se trouvent de ce fait privés du droit à la négociation collective qui leur est reconnu par la convention. La commission rappelle à cet égard qu’elle souligne depuis de nombreuses années qu’en application des articles 4 et 6 de la convention, tous les travailleurs du service public, autres que ceux qui sont commis à l’administration de l’État, doivent jouir des droits de négociation collective. Elle souligne également que si la détermination des rémunérations est un élément important du champ de la négociation collective, celui-ci concerne aussi les autres conditions de travail et d’emploi. Au vu de ce qui précède, la commission encourage le gouvernement à continuer d’engager un dialogue national de grande portée avec les organisations représentatives du service public aux fins de rechercher des solutions et moyens novateurs de développer le système actuel de manière à reconnaître effectivement le droit de négociation collective des fonctionnaires qui ne sont pas commis à l’administration de l’État, y compris, par exemple, comme indiqué précédemment par la [Confédération des associations allemandes d’employeurs] BDA, en opérant une distinction entre les domaines caractérisés par une véritable autorité souveraine et ceux dans lesquels le pouvoir unilatéral de réglementation de l’employeur pourrait être restreint afin d’élargir la participation des organisations représentatives dans le service public. Observant en outre que des procédures sont actuellement en cours devant la Cour européenne des droits de l’homme pour ce qui est de l’interdiction de faire grève pour les fonctionnaires, et observant que cela peut aussi avoir des répercussions sur le droit des fonctionnaires de négocier collectivement, la commission prie le gouvernement de fournir des informations sur la décision qui en découlera et sur l’impact qu’elle pourrait avoir au niveau national. »

2. Le Conseil de l’Europe

57. La Charte sociale européenne de 1961, qui était entrée en vigueur pour l’Allemagne le 26 février 1965 et était applicable à l’époque pertinente, était ainsi libellée :

Partie II

« Les Parties contractantes s’engagent à se considérer comme liées, ainsi que prévu à la partie III, par les obligations résultant des articles et des paragraphes ci-après. »

Article 6 – Droit de négociation collective

« En vue d’assurer l’exercice effectif du droit de négociation collective, les Parties contractantes (…)

(…) reconnaissent :

4. le droit des travailleurs et des employeurs à des actions collectives en cas de conflits d’intérêt, y compris le droit de grève, sous réserve des obligations qui pourraient résulter des conventions collectives en vigueur. »

Partie III

Article 20 – Engagements

« 1. Chacune des Parties contractantes s’engage:

(…)

b. à se considérer comme liée par cinq au moins des sept articles suivants de la partie II de la Charte: articles 1, 5, 6, 12, 13, 16 et 19;

(…)

2. Les articles ou paragraphes choisis conformément aux dispositions des alinéas b et c du paragraphe 1 du présent article seront notifiés au Secrétaire Général du Conseil de l’Europe par la Partie contractante au moment du dépôt de son instrument de ratification ou d’approbation.

(…) »

Article 31 – Restrictions

« 1) Les droits et principes énoncés dans la partie I, lorsqu’ils seront effectivement mis en œuvre, et l’exercice effectif de ces droits et principes, tel qu’il est prévu dans la partie II [qui renferme l’article 6], ne pourront faire l’objet de restrictions ou limitations non spécifiées dans les parties I et II, à l’exception de celles prescrites par la loi et qui sont nécessaires, dans une société démocratique, pour garantir le respect des droits et des libertés d’autrui ou pour protéger l’ordre public, la sécurité nationale, la santé publique ou les bonnes mœurs.

(…) »

Le libellé de l’article 6 § 4 a été conservé sans modification dans la Charte sociale européenne de 1996, que l’Allemagne a ratifiée le 29 mars 2021.

58. Le Comité européen des droits sociaux (« le CEDS ») admet que le droit de grève puisse être soumis à des restrictions dans des secteurs considérés comme essentiels à la vie de la communauté, dans la mesure où des grèves dans ces secteurs pourraient mettre en danger l’ordre public, la sécurité nationale et/ou la santé publique, ainsi que pour certaines catégories de fonctionnaires, à savoir les fonctionnaires exerçant des fonctions qui, en raison de leur nature ou de leur degré de responsabilité, sont directement liées à la sécurité nationale, l’ordre public, etc.[6].

59. Avant de signer la Charte sociale européenne de 1961 le 18 octobre 1961, la République fédérale d’Allemagne fit le 28 septembre 1961 une déclaration sur ladite Charte, dans laquelle elle s’exprimait comme suit :

« (…) les fonctionnaires (Beamte) (…) [d’]après le système juridique [national] (…) ne peuvent, pour des raisons d’ordre public ou de sécurité de l’État, participer à des grèves ou organiser d’autres formes d’action collective en cas de conflits d’intérêt. Elles n’ont pas non plus le droit de négociation collective, étant donné que la réglementation de leurs droits et obligations à l’égard de leurs employeurs relève de la compétence des organismes législatifs librement élus. En conséquence, se référant aux dispositions des points 2 et 4 de l’article 6 de la Charte sociale (IIe Partie) (…), de l’avis du Gouvernement de la République Fédérale, ces dispositions ne s’appliquent pas aux catégories de personnes susmentionnées. »

L’Allemagne ne réitéra pas cette déclaration lors de la ratification par elle, le 27 janvier 1965, de la Charte sociale européenne de 1961. Une déclaration consignée dans une lettre du représentant permanent de la République fédérale d’Allemagne, en date du 22 janvier 1965, remise au Secrétaire Général lors du dépôt de l’instrument de ratification, le 27 janvier 1965, précisait ceci :

« La République Fédérale d’Allemagne considère les articles et alinéas suivants comme obligatoires pour elle :

a. conformément à l’article 20, paragraphe 1 b)

– les articles 1, 5, 6, 12, 13, 16 et 19,

(…) »

Par la suite, le CEDS rejeta à maintes reprises le renvoi par l’Allemagne à la déclaration du 28 septembre 1961, la dernière fois dans ses conclusions VII de 1981 sur le droit de grève consacré par l’article 6 § 4 de la Charte sociale européenne de 1961 :

« (…)

3. le refus du droit de grève pour les fonctionnaires (« Beamte »).

Le Comité s’est basé sur les mêmes considérations que dans les conclusions antérieures. Toutefois, la nouvelle situation créée par la récente ratification de la Charte par le Royaume des Pays-Bas, assortie d’une réserve concernant l’article 6, paragraphe 4, qui a été acceptée par tous les états membres du Conseil de l’Europe et qui n’affecte pas les exigences minimales de l’article 20 de cet instrument, a amené le Comité à examiner de nouveau si la déclaration de la République Fédérale d’Allemagne du 28 septembre 1961 (cf. Concl. IV, p. 48 et suiv.) pouvait être considérée comme une réserve de même nature. Au terme de cet examen, le Comité est parvenu à la conclusion que tel ne saurait être le cas.

Étant donné cependant qu’il apparaît que le Gouvernement de la République Fédérale d’Allemagne a considéré sa déclaration comme ayant un effet similaire à celui d’une réserve, et que si elle avait été formulée dans la forme requise, une telle réserve aurait été acceptable [italiques ajoutés][étant donné qu’elle n’aurait pas affecté les exigences minimales de l’article 20], le Comité a décidé de ne plus revenir à nouveau sur cette affaire. »

60. Le CEDS est parvenu à maintes reprises au constat que l’interdiction absolue du droit de grève pour tous les fonctionnaires d’Allemagne était contraire à l’article 6 § 4 de la CSE de 1961. Les conclusions XXI-3 du 24 janvier 2019 se lisent comme suit :

« Le Comité a précédemment jugé que la situation de l’Allemagne n’était pas conforme à la Charte de 1961, au motif que le fait d’interdire aux fonctionnaires de faire grève constituait une restriction excessive au droit de grève. Cette situation n’a pas changé. Par conséquent, le Comité renouvelle ses précédentes conclusions.

Le Comité rappelle que la grève constitue l’un des moyens essentiels dont disposent les travailleurs et leurs organisations pour promouvoir et protéger leurs intérêts économiques et sociaux. Selon l’article 31 de la Charte, des restrictions pourront affecter le droit de grève de certaines catégories de fonctionnaires, y compris des membres de la police et des forces armées, des juges et des hauts fonctionnaires. Toutefois, supprimer le droit de grève pour l’ensemble des fonctionnaires ne saurait être considéré comme conforme à la Charte (cf. Conclusions I (1969)). Le Comité souligne également qu’en ce qui concerne les fonctionnaires n’exerçant pas de prérogatives de puissance publique, seule une restriction et non pas une interdiction absolue peut se justifier (Conclusions XVII-1 (2005) Allemagne). Ces principes veulent donc que tous les fonctionnaires qui n’exercent pas de prérogatives de puissance publique puissent recourir à la grève pour défendre leurs intérêts. (…)

Conclusion (…)

Le Comité conclut que la situation de l’Allemagne n’est pas conforme à l’article 6§4 de la Charte de 1961 aux motifs que : (…)

– le fait de refuser le droit de grève à l’ensemble des fonctionnaires, qu’ils exercent ou non des prérogatives de puissance publique, restreint le droit de grève de manière excessive. »

Dans ses conclusions XXI-3 du 20 janvier 2023, le CEDS a réitéré son constat de non-conformité.

3. L’Union européenne

61. L’article 28 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne dispose que « [l]es travailleurs et les employeurs, ou leurs organisations respectives, ont, conformément au droit communautaire et aux législations et pratiques nationales, le droit de négocier et de conclure des conventions collectives aux niveaux appropriés et de recourir, en cas de conflits d’intérêts, à des actions collectives pour la défense de leurs intérêts, y compris la grève. » La Cour de justice de l’Union européenne a considéré que le droit de grève n’était pas absolu mais que son exercice pouvait faire l’objet de restrictions puisqu’il était susceptible, par exemple, de porter atteinte à des libertés fondamentales sur le marché intérieur (International Transport Workers’ Federation et Finnish Seamen’s Union c. Viking Line ABP et OÜ Viking Line Eesti, C‑438/05, EU:C:2007:772, §§ 44‑46, 11 décembre 2007). Dans l’arrêt Roberto Aquino et autres c. Parlement européen, T-402/18, §§ 56-62, EU:T:2020:13, 29 janvier 2020, qui portait sur un mouvement de grève des interprètes du Parlement européen et qui ne concernait donc pas pareille restriction d’une liberté fondamentale, le Tribunal a considéré que la limitation du droit de grève devait être prévue par la loi et viser un objectif d’intérêt général, reconnu comme tel par l’Union européenne, et qu’elle ne devait pas être excessive. Il a ensuite conclu que la limitation en cause n’était pas prévue par la loi.

4. Le système interaméricain

62. Le 5 mai 2021, la Cour interaméricaine des droits de l’homme a rendu un avis consultatif sur le droit à la liberté syndicale, le droit de négociation collective et le droit de grève, et sur le rapport entre ces droits et d’autres droits, en tenant compte des questions de genre (OC-27/21). S’appuyant sur des textes internationaux, de l’OIT en particulier, elle a dit que le droit de grève pouvait être considéré comme un principe général de droit international (paragraphe 97) et qu’il s’agissait d’une « composante essentielle » de la liberté d’association (paragraphe 118) et d’un « outil essentiel » pour la liberté d’association et la liberté syndicale (paragraphe 124). Elle a considéré que l’exercice du droit de grève pouvait faire l’objet de restrictions ou être interdit uniquement pour les fonctionnaires investis de prérogatives de puissance publique et exerçant une autorité au nom de l’État, ainsi que pour les travailleurs fournissant des services essentiels (paragraphe 102). Elle a précisé que l’expression « travailleurs fournissant des services essentiels » devait être interprétée au sens strict, c’est-à-dire désigner des travailleurs fournissant des services dont l’interruption mettrait en danger de manière manifeste et immédiate, dans l’ensemble ou une partie de la population, la vie, la sécurité, la santé ou la liberté des personnes (paragraphe 103). Dans l’arrêt qu’elle a rendu ultérieurement, le 17 novembre 2021, en l’affaire Former Employees of the Judiciary v. Guatemala, qui concernait le licenciement d’employés du système judiciaire au Guatemala pour participation alléguée à une grève déclarée illégale, elle n’a pas examiné l’observation du Gouvernement selon laquelle les requérants appartenaient à une catégorie de personnes dont le droit de grève pouvait être restreint ou suspendu.

D. Le droit à l’instruction

63. Le droit à l’instruction (ou à l’éducation) est consacré par plusieurs instruments internationaux, et notamment par les articles 28 et 29 de la Convention relative aux droits de l’enfant et par l’article 13 du PIDESC (Catan et autres c. République de Moldova et Russie [GC], nos 43370/04 et 2 autres, §§ 77-81, CEDH 2012 (extraits).

64. Au niveau du Conseil de l’Europe, le Comité des Ministres, dans sa Recommandation CM/Rec(2012)13 aux États membres en vue d’assurer une éducation de qualité, a considéré, entre autres, qu’« il est de la responsabilité publique de garantir une éducation de qualité », et que « l’éducation est essentielle au développement de la culture démocratique sans laquelle les institutions et sociétés démocratiques ne peuvent fonctionner », et il a recommandé que « [l]es pouvoirs publics [fassent] de l’éducation de qualité un élément fondamental de leurs politiques ».

III. éléments de droit comparé

65. Selon les informations à la disposition de la Cour, la vaste majorité des trente-cinq États membres étudiés emploient les personnes travaillant pour le secteur public sous différents statuts, faisant cohabiter des emplois relevant du droit public, la fonction publique en particulier, et des emplois relevant du droit privé. Le choix du statut dépend principalement du type d’employeur, de la nature des fonctions occupées et de la procédure de recrutement. En particulier, les fonctionnaires relevant du droit public, contrairement aux autres employés du secteur public, exercent des fonctions d’autorité publique au sein d’une administration publique et sont recrutés sur concours.

66. L’ensemble des trente-cinq États membres étudiés interdisent ou limitent le droit de grève de certaines catégories d’employés du secteur public. Cinq États ont instauré pour les fonctionnaires une interdiction générale de faire grève : fondée sur la vision qu’a l’État de la notion de fonction publique et sur la nature des fonctions exercées par les fonctionnaires investis de fonctions d’autorité publique, cette interdiction vise à éviter toute atteinte ou entrave au fonctionnement des services publics. D’autres États interdisent ou limitent le droit de grève de catégories plus spécifiques et restreintes d’employés du secteur public, justifiant leur décision par le fait que ces employés exercent des activités essentielles pour l’État ou fournissent des services qui revêtent une importance vitale pour la société. Le droit de grève est communément interdit dans l’armée, la police et les services de sécurité, et il l’est souvent aussi dans les services judiciaires, pénitentiaires et diplomatiques. L’interdiction du droit de grève dans ces secteurs est justifiée par leur position centrale au sein des pouvoirs publics et par la nature des tâches en jeu, essentielles au fonctionnement de l’État et à la protection de la sécurité nationale et de l’ordre public ou de la sûreté publique. Dans plusieurs États, le droit de grève est interdit ou limité afin de garantir la continuité des services publics vitaux tels les services médicaux ou encore les services de contrôle de la navigation aérienne, de lutte contre les incendies ou de secours. Une obligation de service minimum peut être en place dans des secteurs tels que les transports publics, la gestion des déchets, la fourniture d’électricité et de chauffage ou encore les télécommunications. Ces interdictions et restrictions sont motivées par la nécessité d’assurer la protection de la vie, de la santé, de la sécurité et de la sûreté publique.

67. Dans huit des trente-cinq États membres étudiés, les enseignants du secteur public ont le statut de fonctionnaire ; dans dix-sept, ils relèvent du droit privé et/ou d’une législation spéciale ; et dans dix autres États, plusieurs statuts coexistent, mais les enseignants ne peuvent pas choisir leur statut, celui-ci étant fonction du type d’établissement scolaire dans lequel ils travaillent et du régime juridique qui s’y applique. Il ressort des éléments du dossier qu’aucun des États membres étudiés n’interdit aux enseignants des établissements scolaires publics de faire grève, même s’il faut préciser qu’au Danemark, ces enseignants bénéficiaient auparavant du statut de fonctionnaire et qu’il leur était interdit de faire grève (paragraphe 94 ci‑dessous). L’exercice de ce droit peut toutefois être soumis à certaines conditions (par exemple, l’obligation d’être affilié à un syndicat, d’assurer un service minimum ou de se soumettre au préalable à une procédure de conciliation). Dans les États où plusieurs statuts coexistent, le droit de grève s’applique en principe de la même manière aux enseignants du secteur public relevant du statut de fonctionnaire et à ceux titulaires d’un contrat de droit privé.

68. Parmi les autres moyens de protéger les droits liés à l’emploi en cas d’interdiction de faire grève, il y a les procédures de conciliation et de médiation, la négociation collective, la représentation par le biais d’organismes professionnels (que le gouvernement est éventuellement tenu de consulter) et la possibilité, dans certains États, d’engager une procédure judiciaire concernant la rémunération. Des conditions de service favorables aux fonctionnaires sont également regardées dans certains de ces États comme une forme de compensation.

En droit

I. sur le RôLE de la COUR

69. Les Hautes Parties contractantes à la Convention se sont engagées « à reconnaître à toute personne relevant de leur juridiction les droits et libertés définis au titre I de la […] Convention » (article 1 de la Convention). La Cour a pour mission d’assurer le respect par les États contractants de leurs engagements (article 19 de la Convention). Conformément à l’article 32 de la Convention, elle donne une interprétation authentique et définitive des droits et libertés énumérés dans le titre I de la Convention (Juszczyszyn c. Pologne, no 35599/20, § 208, 6 octobre 2022, et Opuz c. Turquie, no 33401/02, § 163, CEDH 2009).

70. La Cour rappelle à cet égard que ses arrêts et décisions servent non seulement à trancher les cas dont elle est saisie, mais plus largement à clarifier, sauvegarder et développer les normes de la Convention et à contribuer de la sorte au respect, par les États, des engagements qu’ils ont pris en leur qualité de Parties contractantes (Jeronovičs c. Lettonie [GC], no 44898/10, § 109, CEDH 2016, et Konstantin Markin c. Russie [GC], no 30078/06, § 89, CEDH 2012 (extraits), avec d’autres références).

71. Comme la Cour l’a rappelé à maintes reprises (voir, parmi d’autres, Grzęda c. Pologne [GC], no 43572/18, § 340, 15 mars 2022), les Parties contractantes doivent se conformer aux normes de prééminence du droit et respecter leurs obligations de droit international, y compris celles qu’elles ont volontairement acceptées en ratifiant la Convention. Le principe selon lequel les États doivent honorer leurs obligations internationales est ancré depuis longtemps dans le droit international. En particulier, « un État ne saurait invoquer vis-à-vis d’un autre État sa propre Constitution pour se soustraire aux obligations que lui imposent le droit international ou les traités en vigueur » (voir l’avis consultatif de la CPJI sur le Traitement des nationaux polonais et des autres personnes d’origine ou de langue polonaise dans le territoire de Dantzig, cité au paragraphe 52 ci-dessus). La Cour rappelle en outre qu’aux termes de la Convention de Vienne sur le droit des traités, un État ne peut invoquer son droit interne, y compris la Constitution, comme justifiant la non-exécution de ses engagements de droit international (article 27 de la Convention de Vienne sur le droit des traités, cité au paragraphe 51 ci‑dessus).

72. Il découle du principe de droit international susmentionné et, notamment, des articles 1, 19, 32 et 46 de la Convention, que les Parties contractantes doivent respecter les obligations qu’elles ont volontairement acceptées en ratifiant la Convention (Juszczyszyn, précité, §§ 208-209). La Cour ne s’occupant pas de questions d’interprétation constitutionnelle interne (Grzęda, précité, § 341), c’est aux Parties contractantes qu’il appartient de choisir la manière dont elles s’acquittent de leurs obligations découlant de la Convention (voir, mutatis mutandis, Verein gegen Tierfabriken Schweiz (VgT) c. Suisse (no 2) [GC], no 32772/02, § 88, CEDH 2009).

II. sur la violation alléguée de l’ARTICLE 11 de la CONVENTION

73. Les requérants voient dans les mesures disciplinaires dont ils ont fait l’objet pour avoir participé à une grève pendant leurs heures de travail, et dans l’interdiction générale pour les fonctionnaires de faire grève sur laquelle ces mesures étaient fondées, une violation de leur droit à la liberté de réunion et d’association garanti par l’article 11 de la Convention, lequel est ainsi libellé :

« 1. Toute personne a droit à la liberté de réunion pacifique et à la liberté d’association, y compris le droit de fonder avec d’autres des syndicats et de s’affilier à des syndicats pour la défense de ses intérêts.

2. L’exercice de ces droits ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. Le présent article n’interdit pas que des restrictions légitimes soient imposées à l’exercice de ces droits par les membres des forces armées, de la police ou de l’administration de l’État. »

A. Sur la recevabilité

74. La Cour observe que l’ancienne Commission européenne des droits de l’homme (« la Commission ») avait été saisie sous l’angle de l’article 11 d’une affaire dirigée contre l’Allemagne et portant sur une sanction disciplinaire qui avait été infligée à un enseignant relevant du statut de fonctionnaire qui avait pris part, en tant que membre du bureau directeur de son syndicat, à la décision d’appeler les membres du syndicat en question, tous enseignants, à participer à une grève alors que le droit allemand interdisait le droit de grève aux fonctionnaires (S. c. République fédérale d’Allemagne, no 10365/83, décision de la Commission du 5 juillet 1984, D.R. 39, p. 237). Notant, d’une part, que l’interdiction du droit de grève imposée aux fonctionnaires par le droit allemand était justifiée par le statut juridique particulier des intéressés et, d’autre part, que le droit à la liberté d’association pouvait aussi être respecté par d’autres moyens que par le droit de grève, la Commission a conclu que la mesure disciplinaire prise contre le requérant ne pouvait en elle-même être considérée comme une violation du droit à la liberté d’association de l’intéressé, et que le grief tiré par celui-ci de l’article 11 était manifestement mal fondé (ibidem, p. 241).

75. Certes, la question soulevée en l’espèce est très proche de celle dont la Commission avait été saisie dans l’affaire précitée et le cadre juridique interne pertinent est identique dans les deux affaires, mais la Cour estime que, compte tenu de l’évolution de sa jurisprudence relative à l’article 11 depuis la décision de la Commission, le grief tiré par les requérants de l’article 11 n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il doit donc être déclaré recevable.

B. Sur le fond

1. Thèses des parties

a) Les requérants

76. Dans leurs observations, les requérants allèguent que l’interdiction absolue de faire grève imposée à tous les fonctionnaires du fait de leur statut et les mesures disciplinaires qu’eux-mêmes se sont vu infliger pour avoir cessé le travail, acte uniquement motivé, selon eux, par la volonté de participer à des rassemblements publics de protestation organisés à l’appel de leur syndicat dans le cadre d’un conflit sur le temps de travail et la rémunération, s’analysent en une violation de leurs droits à la liberté de réunion et à la liberté d’association, notamment de leur droit de fonder avec d’autres des syndicats et de s’affilier à des syndicats, garantis par l’article 11. Affirmant que ni l’article 33 § 5 de la Loi fondamentale ni aucune disposition législative n’énonçait de manière précise et prévisible une interdiction du droit de grève pour les fonctionnaires, et que la jurisprudence des tribunaux internes était contradictoire, ils soutiennent que l’ingérence alléguée dans l’exercice des droits en question n’était pas prévue par la loi. Ils font remarquer en particulier que la Cour administrative fédérale a jugé que l’interdiction de faire grève pour les fonctionnaires était contraire à l’article 11 (dans le cas de la quatrième requérante). Ils estiment en outre que l’ingérence était disproportionnée.

77. Selon les requérants, la Cour a reconnu que le droit de négociation collective constitue l’un des éléments essentiels du droit à la liberté d’association garanti par l’article 11 de la Convention (ils renvoient sur ce point à l’arrêt Demir et Baykara c. Turquie, [GC], no 34503/97, § 154, CEDH 2008), et que ce droit doit être distingué du droit pour un syndicat de chercher à persuader l’employeur d’écouter ce qu’il a à dire au nom de ses membres (ils renvoient sur ce point à l’arrêt National Union of Rail, Maritime and Transport Workers, précité, § 85, à la décision Association of Academics c. Islande (déc.), no 2451/16, § 31, 15 mai 2018, et à l’arrêt Ognevenko c. Russie, no 44873/09, § 55, 20 novembre 2018). Les intéressés voient dans le droit à organiser des actions revendicatives un élément constitutif de la négociation collective (ils renvoient notamment, sur ce point, à l’arrêt Association des fonctionnaires allemands et Syndicat de négociation de conventions collectives c. Allemagne, nos 815/18 et 4 autres, § 58, 5 juillet 2022). Selon eux, la reconnaissance du droit de négociation collective en tant qu’élément essentiel de la liberté d’association implique nécessairement la reconnaissance du droit de grève en tant qu’élément essentiel du droit à la liberté syndicale. Le lien nécessaire entre le droit de négociation collective et le droit de grève constituerait un principe juridique reconnu dans le monde entier et un élément de droit international coutumier (les requérants renvoient à cet égard à l’avis consultatif de la Cour interaméricaine des droits de l’homme, cité au paragraphe 62 ci-dessus). Ce principe serait illustré par celui, célèbre, qui voudrait que « sans droit de grève, la négociation collective ne serait que supplication collective » et que le Tribunal fédéral du travail et le droit international du travail auraient reconnu. À l’inverse, dénier à tous les fonctionnaires le droit de grève signifierait aussi les priver du droit de négociation collective. Or, ce droit serait reconnu comme un élément essentiel du droit à la liberté d’association garanti par l’article 11. Sans possibilité effective de participer à des actions revendicatives organisées par des syndicats, le seul droit d’adhérer à un syndicat serait insignifiant. Le seul fait d’être affilié à un syndicat serait en soi sans effet sur les conditions de travail des enseignants, les Länder ne concluant pas de conventions collectives avec les syndicats. Les syndicats œuvreraient à la réalisation de leurs objectifs par le biais de l’action collective de leurs adhérents.

78. Les requérants déduisent en outre de l’article 11 § 2 de la Convention que le droit de grève constitue un élément essentiel pour les fonctionnaires n’exerçant pas de fonctions d’autorité au nom de l’État. Ils estiment que la deuxième phrase de l’article 11 § 2 opère une distinction en vertu de laquelle il n’est possible d’imposer certaines restrictions qu’aux « membres de l’administration de l’État », et que cette distinction s’estomperait s’il devenait possible d’imposer les mêmes restrictions aux fonctionnaires ne relevant pas des secteurs et des cas concernés. Ils arguent que le statut de fonctionnaire dont relève un employé ne suffit pas à lui seul à faire de ce dernier un membre de l’«administration de l’État » au sens de l’article 11 § 2. Ils considèrent que cette disposition doit s’interpréter de manière étroite et exige que la personne concernée exerce des fonctions d’autorité publique (ils renvoient à cet égard à l’arrêt Junta Rectora Del Ertzainen Nazional Elkartasuna (ER.N.E.) c. Espagne, no 45892/09, §§ 30 et 33, 21 avril 2015). Ils soutiennent que les enseignants n’exercent pas de fonctions d’autorité au nom de l’État – raison pour laquelle, ajoutent-ils, il est possible en Allemagne de recruter des enseignants sous un autre statut que celui de fonctionnaire (ils renvoient à l’article 33 § 4 de la Loi fondamentale), et qu’ils ne sont pas des « membres de l’administration de l’État » aux fins de l’article 11 § 2 de la Convention.

79. Les requérants voient dans l’exercice de fonctions d’autorité au nom de l’État le critère déterminant aux fins de l’examen de la compatibilité avec l’article 11 de la Convention d’une interdiction de faire grève. Ils considèrent que les fonctionnaires ne peuvent se voir privés de leur droit de négociation collective et toute action revendicative connexe que dans le cas où ils exercent des fonctions d’autorité publique, et qu’aucune restriction ne peut leur être imposée s’ils n’en exercent aucune. Ils soutiennent que la Cour a conclu par le passé que l’interdiction du droit de grève ne doit pas s’appliquer à toutes les catégories de fonctionnaires (ils renvoient à cet égard à l’arrêt Yapı-Yol Sen c. Turquie, no 68959/01, § 32, 21 avril 2009) et que les enseignants relevant du statut de fonctionnaire n’appartiennent pas aux catégories d’agents dont le droit de grève peut faire l’objet de restrictions (ils renvoient sur ce point aux arrêts Kaya et Seyhan c. Turquie, no 30946/04, 15 septembre 2009, Urcan et autres c. Turquie, nos 23018/04 et 10 autres, 17 juillet 2008, Saime Özcan c. Turquie, no 22943/04, 15 septembre 2009, et İsmail Sezer c. Turquie, no 36807/07, 24 mars 2015). Ils estiment que priver tous les fonctionnaires, qu’ils exercent ou non des fonctions d’autorité publique, du droit de négociation collective et du droit de grève, et réduire ces droits à un simple droit d’organisation et de consultation, serait incompatible avec la jurisprudence de la Cour et le droit international du travail. Ils arguent que plusieurs instances internationales ont exprimé leurs préoccupations quant à l’interdiction du droit de grève imposée par l’Allemagne aux fonctionnaires n’exerçant pas de fonctions d’autorité publique. Ils font valoir que ces derniers, dans d’autres États Parties à la Convention, jouissent du droit de grève.

80. Les requérants se disent non convaincus par l’argument du Gouvernement qui consiste à dire que les enseignants relevant du statut de fonctionnaire sont privés du droit de grève parce qu’ils fournissent des services essentiels : si cet argument était fondé, soutiennent-ils, le droit de grève serait interdit à tous les enseignants, quel que soit le statut dont ils relèvent. Ils arguent en effet qu’il n’existe aucune différence entre les fonctions ou tâches exercées par les enseignants relevant du statut de fonctionnaire et celles exercées par les enseignants relevant du statut de contractuel du secteur public. Or, allèguent-ils, c’est en se basant sur le statut de fonctionnaire des enseignants requérants, et non sur la nature de leurs fonctions, que la Cour constitutionnelle fédérale a validé l’interdiction litigieuse en l’espèce. Selon eux, en effet, aucune sanction n’a été infligée aux enseignants contractuels du secteur public qui avaient participé à la même manifestation pendant leurs heures de travail. Cette tolérance à l’égard de l’action de grève menée par les enseignants relevant du statut de contractuel du secteur public prouverait également, d’une part, que la nature des fonctions exercées par les enseignants n’exige pas que ceux-ci relèvent du statut de fonctionnaire et, d’autre part, que les enseignants ne fournissent pas des « services essentiels » de nature à justifier une interdiction du droit de grève les concernant. Il ressortirait des situations observées dans tous les États membres du Conseil de l’Europe que le système éducatif peut supporter des interruptions de travail des enseignants. Le quotidien à l’école serait d’ailleurs caractérisé par le fait que des cours peuvent et sont annulés ou reportés pour diverses raisons, comme la maladie, un événement naturel (tempête, etc.), ou encore un blocage de la circulation, une pandémie ou une grève. Il ne ferait pas débat que la participation des intéressés au mouvement de grève n’a causé aucun préjudice aux établissements scolaires dans lesquels ils enseignaient, des remplacements ayant été opérés en interne. Plus généralement, les enseignants des écoles allemandes seraient depuis toujours attachés au droit à l’instruction et à la tenue des cours lorsqu’il s’agit de faire grève et ils n’opéreraient que de brefs arrêts de travail, suffisants pour faire avancer le processus de négociation, et non des grèves de longue durée. Les modalités de déroulement d’un mouvement de grève pourraient être convenues entre les responsables du mouvement et la direction de l’école, comme cela aurait été fait dans les cas d’espèce. Les requérants soutiennent que les syndicats savent par expérience que la menace de dommages sert d’argument contre n’importe quelle grève. Ils arguent que l’OIT aborde la question des services essentiels de manière très nuancée. Ils évoquent à titre d’exemple le cas des grèves du personnel hospitalier qui ont eu lieu en Allemagne et au cours desquelles, exposent-ils, les soins d’urgence ont été maintenus. Ils voient dans le fait que les élèves aient éventuellement pu être les témoins du règlement d’un conflit par la négociation collective une possibilité pour ces derniers de voir par eux-mêmes comment les conflits sont résolus dans une société démocratique.

81. Déduisant de l’arrêt National Union of Rail, Maritime and Transport Workers (précité, § 86) que l’étendue de la marge d’appréciation est fonction de nature et la portée de la restriction appliquée au droit syndical en cause, les requérants arguent que l’ingérence litigieuse s’analyse non pas en une simple restriction mais en une interdiction absolue. Ils allèguent que les fonctionnaires et leurs syndicats sont privés de toute possibilité de négocier leurs propres conditions de travail et de mener des actions collectives. Ils estiment que l’interdiction du droit de grève ne peut être compensée par d’autres moyens, tels un droit de participation ou de consultation. Ils soutiennent qu’en toute hypothèse, aucun dispositif comparable ou équivalent à la négociation collective n’a été mis en place en Allemagne pour les fonctionnaires et leurs syndicats. Ils considèrent que le droit des organisations faîtières à être consultées au cours du processus législatif de fixation des conditions d’emploi des fonctionnaires, notamment, n’est pas équivalent à la procédure de négociation collective, le droit en question ne s’accompagnant pas, selon eux, d’un droit de codécision concernant les conditions de travail. Ils allèguent qu’en définitive, ces conditions sont fixées de manière unilatérale par l’employeur, et que dans de nombreux cas, les préoccupations formulées par les syndicats ont tout simplement été ignorées. Pour illustrer leur propos, ils prennent comme exemple la législation relative aux écarts de rémunération dans les différents Länder et la semaine de quarante et une heures pour les fonctionnaires. Ils ne voient pas dans la possibilité de saisir la justice une alternative à une action revendicative relative aux conditions d’emploi, comme le temps de travail et la rémunération. Ils arguent que le principe d’alimentation n’offre aucune protection contre une décision unilatérale d’augmenter le temps de travail, et que les tribunaux ne peuvent pas fixer le montant des rémunérations. Ils considèrent que la négociation collective est le moyen de régler les litiges relatifs aux conditions de travail qui est reconnu par la Convention et qui a été éprouvé et validé dans tous les États membres. Ils estiment que les traditions nationales ne peuvent justifier que se trouve exclu le droit de négociation collective ou le droit de grève. Ils affirment en effet que les traditions ne dispensent pas les États de se conformer à leurs obligations conventionnelles. Ils soutiennent en outre que ni dans les constitutions démocratiques antérieures en Allemagne, ni dans le droit de la fonction publique, on ne trouve une interdiction de faire grève pour les fonctionnaires.

82. D’après les requérants, l’existence de conditions d’emploi supposées meilleures pour les fonctionnaires n’est pas de nature à justifier l’ingérence dans l’exercice par les requérants de leurs droits protégés par l’article 11, et affirmer le contraire saperait ou compromettrait la capacité des syndicats à lutter pour la protection des intérêts de leurs membres et dissuaderait ou restreindrait le recours par les employés à l’affiliation syndicale pour protéger leurs intérêts (les requérants renvoient à cet égard à l’arrêt Wilson, National Union of Journalists et autres c. Royaume-Uni, nos 30668/96 et 2 autres, §§ 47-48, CEDH 2002-V). Les requérants contestent en outre l’idée selon laquelle la situation des fonctionnaires est en règle générale meilleure que celle des contractuels du secteur public. Ils arguent à cet égard que ces derniers ont la possibilité de faire respecter certains droits liés à l’emploi par la négociation collective et d’obtenir des conditions avantageuses par rapport à celles des fonctionnaires, par exemple un temps de travail plus court (ce qui, affirment‑ils, est déjà le cas en Allemagne dans d’autres secteurs que l’éducation). Ils soutiennent en outre que par rapport aux enseignants relevant du statut de contractuel du secteur public, les fonctionnaires ne bénéficient pas d’avantages particuliers en matière de rémunération brute, et que des différences au niveau de la rémunération nette peuvent découler du droit de la sécurité sociale (ils avancent que les fonctionnaires ne sont pas redevables de certaines cotisations sociales versées par les contractuels du secteur public). Ils allèguent que ces différences sont le résultat de décisions politiques et que des modifications pourraient être opérées à cet égard.

83. D’après les requérants, ce sont les Länder qui choisissent et décident de manière unilatérale si leurs enseignants relèvent du statut de fonctionnaire ou de celui de contractuel du secteur public. Les différences entre les Länder seraient considérables : certains auraient pour politique de recruter les enseignants sous le statut de fonctionnaire quand d’autres refuseraient de le faire. À l’échelle nationale, entre 20 et 25 % des enseignants relèveraient statut de contractuel du secteur public. Diverses considérations, d’ordre fiscal mais aussi pratique et administratif notamment, guideraient le choix politique de recruter les enseignants en tant que fonctionnaires ou contractuels du secteur public. Le statut de contractuel offrirait plus de souplesse dans le déploiement et les transferts des agents, ainsi que la possibilité de procéder à des réductions de personnel. Le fait que le droit de grève soit interdit aux enseignants recrutés en tant que fonctionnaires sur la base des considérations énoncées ci-dessus serait contraire à l’article 11. Les personnes souhaitant devenir enseignants – à l’instar des requérants à l’époque où ils avaient été recrutés – ne pourraient pas choisir entre l’un ou l’autre des deux statuts. Le droit national ne prévoirait pas non plus le droit de passer du statut de fonctionnaire à celui de contractuel du secteur public. Les requérants soutiennent que les fonctionnaires qui souhaiteraient changer ainsi de statut se trouveraient contraints de demander leur propre licenciement, ce qui leur ferait perdre leur emploi ainsi que les droits associés à la fonction publique. Ils affirment en outre que rien ne garantit que les fonctionnaires licenciés soient ensuite réembauchés sous le statut de contractuel. Ils allèguent que, quand bien même un ancien fonctionnaire serait ensuite réembauché sous le statut de contractuel, il serait pénalisé quant à son salaire, sa pension de retraite et son assurance maladie, et sa protection contre le licenciement serait moins étendue que celle dont bénéficient ceux qui ont dès le départ travaillé sous le statut de contractuel de la fonction publique. Ils expliquent par ces arguments leur décision de ne pas avoir demandé à sortir du statut de fonctionnaire pour relever de celui de contractuel, et ils ajoutent qu’ils ne devraient pas non plus avoir à employer un tel moyen pour pouvoir faire valoir leurs droits au titre de l’article 11. Ils avancent qu’ils n’ont pas renoncé à ces droits, lesquels, arguent-ils, ne peuvent d’ailleurs faire l’objet d’aucune renonciation. Ils trouvent alarmant que le gouvernement dise que s’ils obtenaient le droit de grève, les enseignants ne bénéficieraient plus à l’avenir du statut de fonctionnaire et verraient leurs conditions de travail se détériorer.

84. Les requérants considèrent que la sévérité des mesures disciplinaires qui leur ont été infligées rend celles-ci disproportionnées. Ils soutiennent qu’ils se sont vu infliger un blâme, voire une amende, sans préavis, pour avoir brièvement cessé le travail et participé à une manifestation syndicale. Ils allèguent que les sanctions ont été consignées dans leur dossier personnel et que, dans la pratique, cette décision les empêche d’obtenir une promotion et fait entrave à leur évolution professionnelle. Ils arguent que, concrètement, ils se trouvent frappés à titre individuel d’une interdiction de participer à de futures grèves syndicales, notamment parce qu’une récidive les exposerait à des sanctions plus lourdes. Or, estiment-ils, cette incapacité à répondre aux appels des syndicats à de futurs débrayages réduit fortement les possibilités d’action des syndicats et de leurs membres.

b) Le Gouvernement

85. Dans ses observations, le Gouvernement soutient que l’ingérence dans le droit des requérants à la liberté d’association qu’emporte l’obligation de ne pas faire grève était justifiée au regard de l’article 11 § 2, première phrase, de la Convention, et qu’il ne fait pas principalement fond sur la seconde phrase de l’article 11 § 2. Il dit que l’ingérence était prévue par la loi, notamment par l’article 33 § 5 de la Loi fondamentale dans l’interprétation que la Cour constitutionnelle fédérale en donne depuis 1958. Il estime que, si des incertitudes juridiques sont apparues, c’est parce que les tribunaux administratifs ont voulu s’appuyer sur les arrêts rendus par la Cour dans des affaires dirigées contre la Türkiye, notamment Enerji Yapı-Yol Sen (arrêt précité). Cette problématique se trouverait aussi au cœur de la présente affaire, qui serait axée autour des questions de savoir quelle est la portée, à l’égard de telle ou telle situation dans un État contractant, des arrêts et décisions de la Cour prononcés dans des affaires dirigées contre un autre État contractant et de savoir à quel moment des distinctions s’imposent. L’organisation de l’administration du secteur public varierait considérablement d’un État contractant à l’autre, et il ne serait donc pas possible de transposer purement et simplement à la situation constatée dans un État contractant les arrêts rendus concernant un autre État contractant. L’ingérence litigieuse poursuivrait le but légitime de la protection des droits et libertés d’autrui, notamment le droit à l’instruction, dans le cadre de l’objectif global poursuivi par la fonction publique, qui est d’assurer une bonne administration, ce afin de permettre à l’État d’accomplir sa mission plus générale de bonne gouvernance. L’obligation de ne pas faire grève garantirait l’exécution effective de la mission dont est investie la fonction publique et assurerait ainsi la protection de la population, la fourniture de services d’intérêt général et la protection des droits consacrés dans la Convention dans bien des situations. L’interdiction de faire grève poursuivrait donc tous les buts légitimes mentionnés à l’article 11 § 2 de la Convention. L’ingérence litigieuse serait en outre « nécessaire dans une société démocratique ». Pour les enseignants qui souhaiteraient ne pas être astreints à l’obligation de ne pas faire grève, le statut de contractuel du secteur public leur serait ouvert. Quant aux enseignants nommés fonctionnaires, leur statut globalement très avantageux – par rapport aux conditions correspondantes applicables aux contractuels du secteur public – auquel s’ajouteraient des droits participatifs importants quant à la fixation de leurs conditions d’emploi, justifierait au regard de l’article 11 § 2 l’obligation de ne pas faire grève pour les fonctionnaires. Ces éléments permettraient de distinguer les circonstances de l’espèce de celles qui caractériseraient l’affaire Enerji Yapı-Yol Sen (arrêt précité), où aucun contractuel du secteur public, quel que soit son statut, n’aurait eu le droit de faire grève et où aucune autre forme de négociation collective ou de compensation n’aurait existé. Dans la présente affaire, la liberté d’association n’aurait pas subi d’ingérence considérable au point d’en atteindre le cœur même (le Gouvernement renvoie, a contrario, à l’arrêt Demir et Baykara, précité). La thèse des requérants reviendrait à avaliser une pratique inacceptable consistant à choisir « à la carte » et combiner les avantages qu’offre le statut de fonctionnaire et ceux qu’offre celui de contractuel du secteur public, sans accepter les devoirs correspondants.

86. Selon le Gouvernement, les États contractants disposent d’une ample marge d’appréciation en ce qui concerne l’organisation des services publics, et notamment la décision de faire appel à des fonctionnaires ou à des contractuels pour telle ou telle fonction. L’organisation de l’administration publique relèverait de la souveraineté de l’État et il n’y aurait pas de consensus au sein des États membres du Conseil de l’Europe concernant l’organisation du service public. Une étude récente sollicitée par la Commission européenne aurait montré que la quasi-totalité des États membres de l’Union européenne opèrent une distinction entre deux statuts principaux – l’un, bénéficiant d’une protection spéciale et relevant du droit public (fonctionnaires), et l’autre, relevant d’un emploi public de droit civil (contractuels du secteur public) –, et que le recours à l’un ou l’autre de ces statuts varie fortement, la part de fonctionnaires dans le secteur public allant de 93 % dans un État membre à 0 % dans un autre. L’hétérogénéité dans l’organisation des services publics se serait d’ailleurs encore renforcée entre les États membres du Conseil de l’Europe. Elle se traduirait également par des approches différentes dans l’organisation du secteur de l’éducation. En effet, argue le Gouvernement, les écoles privées jouent un rôle important dans l’enseignement primaire et secondaire dans certains États, et ce fonctionnement pourrait être source de disparités extrêmes entre différentes catégories sociales en matière d’accès à l’éducation.

87. Le Gouvernement expose qu’en Allemagne, la notion de fonction publique s’inscrit de longue date dans l’histoire du pays, et qu’elle fait partie intégrante du consensus démocratique qui sous-tend la Loi fondamentale. Il argue que l’obligation de ne pas faire grève imposée aux fonctionnaires est soumise au contrôle permanent du législateur constitutionnel mais qu’elle n’a jamais été modifiée. Il soutient qu’il s’agit d’un choix délibéré du législateur, et que ce choix est le résultat d’une mise en balance des intérêts divergents, et potentiellement concurrents, en jeu et a fait l’objet d’un examen approfondi par les juridictions internes. Il estime que pour apprécier la proportionnalité d’une mesure générale impliquant une mise en balance des intérêts en question, la question centrale est non pas de savoir s’il aurait fallu adopter des règles moins restrictives ni même de savoir si l’État peut prouver que sans l’interdiction le but légitime visé ne pourrait être atteint, mais plutôt de déterminer si, lorsqu’il a adopté la mesure générale litigieuse, le législateur a agi dans le cadre de sa marge d’appréciation (il renvoie à cet égard à l’arrêt Animal Defenders International c. Royaume-Uni [GC], no 48876/08, § 110, CEDH 2013 (extraits)). Il affirme que le raisonnement qui sous-tend selon lui la décision imposant aux fonctionnaires de ne pas faire grève, c’est-à-dire assurer une bonne administration (paragraphe 85 ci‑dessus), revêt une importance cruciale. Il soutient que lorsque des questions de politique générale en matière économique ou sociale sont en jeu, il y a lieu d’accorder « une importance particulière » au rôle du législateur interne, dont la Cour doit généralement respecter le jugement, sauf s’il se révèle « manifestement dépourvu de base raisonnable » (il renvoie sur ce point aux arrêts National Union of Rail, Maritime and Transport Workers, précité, § 99, et Savickis et autres c. Lettonie [GC], no 49270/11 § 184, 9 juin 2022). Se référant à l’arrêt M.A. c. Danemark ([GC], no 6697/18, § 149, 9 juillet 2021), il argue que dès lors que les juridictions internes ont déjà examiné la mesure en question, il faut des raisons sérieuses pour que la Cour substitue son avis à celui des juridictions internes. Il estime que la Cour constitutionnelle fédérale a examiné l’affaire de façon approfondie sur le terrain de la Convention.

88. Selon le Gouvernement, le fait que les requérants relèvent du statut de fonctionnaire est une question qui en elle-même échappe au contrôle de la Cour, et il n’entre en ligne de compte que dans la mesure où il en résulte une obligation de ne pas faire grève (le Gouvernement renvoie à cet égard à l’arrêt Vilho Eskelinen et autres c. Finlande [GC], no 63235/00, § 62, CEDH 2007‑II). L’obligation de ne pas faire grève ferait partie intégrante de l’ensemble des droits et devoirs interdépendants et inséparables que regrouperait la notion allemande de fonction publique. Les fonctionnaires jouiraient notamment du droit à un emploi à vie et à une rémunération adéquate (principe d’alimentation), ce qui leur assurerait une meilleure rémunération nette en raison de prélèvements bien moins élevés, une meilleure pension de retraite et une meilleure assurance maladie. Tout fonctionnaire jouirait du droit subjectif de saisir la justice pour faire contrôler le caractère adéquat de sa rémunération, et la Cour constitutionnelle fédérale aurait à plusieurs reprises jugé insuffisant le traitement fixé par le Parlement. Corrélativement, la notion allemande de fonction publique emporterait certaines obligations pour les fonctionnaires, dont le devoir de loyauté et l’obligation de ne pas faire grève. Le droit de grève des fonctionnaires serait incompatible avec les autres principes traditionnels de la fonction publique. Le Gouvernement considère en particulier que si les fonctionnaires pouvaient faire grève, il faudrait leur ôter la possibilité de contester en justice le montant de leur rémunération. Il estime en outre que le droit de grève est incompatible avec le lien spécial de confiance et de loyauté exigé des fonctionnaires (il renvoie à cet égard à l’arrêt Pellegrin c. France [GC], no 28541/95, § 65, CEDH 1999-VIII). Il soutient que l’instauration d’un droit de grève pour les fonctionnaires entraînerait la suppression du statut tel qu’il existe, les droits et devoirs liés à ce statut étant selon lui indissociables. Il argue qu’une refonte du système dans son ensemble n’est pas envisageable, et que si la Cour venait à conclure qu’aucune limitation du droit de grève ne peut être imposée aux enseignants sur le fondement de leur statut de fonctionnaire, la conséquence la plus probable serait que ceux-ci ne pourraient plus être employés à l’avenir que sous l’empire d’un régime de droit privé. Il estime que pareille décision s’analyserait en une atteinte profonde à l’autonomie des États en ce qui concerne l’organisation administrative et la réalisation du droit à l’instruction, et qu’elle déstabiliserait le système éducatif en Allemagne. Il estime aussi qu’il en résulterait pour les enseignants la perte des avantages évoqués ci‑dessus, et par voie de conséquence une forte dégradation de leur situation, ce qui pourrait donc se révéler être au bout du compte une victoire à la Pyrrhus. Renvoyant à la décision Fédération Des Syndicats Des Travailleurs Offshore et autres c. Norvège (no 38190/97, 27 juin 2002), il ajoute qu’il convient également de tenir compte des conditions particulièrement favorables qui existent selon lui dans le secteur de l’éducation en Allemagne : à cet égard, il affirme que les enseignants en Allemagne sont bien mieux rémunérés que la plupart de leurs homologues dans les autres pays de l’OCDE (à l’exception du Luxembourg) pour un nombre d’heures d’enseignement dispensées inférieur à la moyenne de l’OCDE[7].

89. Le Gouvernement argue que l’obligation de ne pas faire grève imposée aux fonctionnaires ne touche pas aux éléments que la Cour, dans sa jurisprudence actuelle, reconnaît comme des « éléments essentiels » de la liberté d’association garantie par l’article 11 de la Convention (il renvoie à l’arrêt Demir et Baykara, précité, §§ 144 et suivants). Il soutient que la Cour s’est notamment abstenue jusqu’à présent d’étendre cette liste d’éléments essentiels pour y inclure un droit de grève (il cite l’arrêt National Union of Rail, Maritime and Transport Workers, § 84, la décision Association of Academics, § 24, et les arrêts Ognevenko, §§ 55 et suivants, et Association des fonctionnaires allemands et Syndicat de négociation de conventions collectives et autres, § 59, précités), et que le droit de grève n’entre pas dans cette catégorie. Il estime que le droit pour un syndicat de chercher à persuader l’employeur et d’être entendu au sujet de ce qu’il a à dire au nom de ses membres et, en principe, celui de mener des négociations collectives, constituent uniquement des droits d’accès ou de procédure, et non des droits garantissant un résultat précis ou un instrument spécifique, comme le droit de grève. Il considère qu’aucun droit légitime de tiers propre à justifier des limitations du droit de fonder un syndicat et de s’y affilier ou encore l’interdiction de conclure des accords de monopole syndical n’est en jeu, et qu’à l’inverse, le droit de grève peut être restreint pour protéger les droits d’autrui (sur ce point, il renvoie, entre autres, aux décisions précitées Fédération des syndicats des travailleurs offshore et autres c. Norvège, et Association of Academics). Renvoyant à l’arrêt Ognevenko (précité, § 58), il affirme que le droit de grève est soumis à de très nombreuses limitations et conditions dans tous les États membres, mais que celles-ci varient considérablement. Il qualifie d’hétérogène la manière dont sont abordées les questions de savoir si les grèves doivent être organisées par les syndicats, dans quelles conditions les grèves de solidarité sont légales, si une procédure de conciliation préalable est requise, si un préavis de grève est nécessaire et, dans l’affirmative, quelle serait la durée du délai de ce préavis. Il ajoute que l’absence de consensus sur la portée du droit de grève et sur les limitations pouvant y être imposées transparaît également dans la pratique divergente des différents organes de l’OIT. Il en conclut que la portée de ce droit et les limitations pouvant y être apportées demeurent incertaines, de sorte qu’il serait difficile de qualifier ce droit d’élément essentiel puisque de telles incertitudes sont à éviter si l’on se trouve au cœur même de l’article 11 de la Convention.

90. Le Gouvernement soutient que la situation varie fortement d’un État à l’autre en ce qui concerne les questions d’ordre syndical, et que les États contractants jouissent en général, en l’espèce aussi, d’une ample marge de manœuvre en la matière. Il estime que pour déterminer si l’article 11 de la Convention a été respecté, il faut prendre en considération la totalité des mesures que l’État a prises pour assurer la liberté syndicale (il renvoie à cet égard à l’arrêt Demir et Baykara, précité, § 144). Il argue que l’approche retenue par la Cour est principalement axée sur la question du résultat produit par un certain système (comme la possibilité de participer à des négociations, ou encore l’existence de conditions de travail favorables, en matière de rémunération, notamment), et non sur les méthodes mises en œuvre pour parvenir au résultat (des grèves, par exemple). Il expose que les fonctionnaires allemands peuvent se prévaloir des éléments essentiels de l’article 11. Il ajoute qu’ils peuvent adhérer à un syndicat et en rester membres. Il avance en outre qu’en Allemagne, le taux de syndicalisation des fonctionnaires est considérablement plus élevé que le taux de syndicalisation moyen, qui, selon lui, s’établit à 16,5 %. Par l’intermédiaire de leurs représentants syndicaux, les fonctionnaires seraient activement associés à la préparation des textes en matière de rémunération et de conditions de travail, les organisations faîtières jouissant, aux termes de la loi, de droits participatifs dans le processus d’élaboration des lois sur les questions touchant la fonction publique, des droits qui iraient bien au-delà du simple droit à être entendu. À titre d’exemple, le Gouvernement évoque le régime du congé parental dans le Schleswig-Holstein, où les revendications du syndicat n’auraient pas été suivies dans un premier temps, puis auraient été partiellement reprises par le gouvernement à l’occasion de la présentation du projet de loi au Parlement, lequel aurait ensuite avalisé ces revendications. Il ajoute qu’une grève ne serait pas acceptable puisqu’elle serait directement dirigée contre le Parlement dans le but de forcer un corps législatif démocratiquement élu à légiférer d’une certaine manière. Il argue en outre que les syndicats sont libres d’appuyer les procédures de contrôle juridictionnel que les fonctionnaires peuvent introduire à titre individuel afin que soit vérifié le caractère adéquat de leur rémunération, et qu’ils sont invités par la Cour constitutionnelle fédérale à déposer dans les affaires pertinentes des observations en qualité d’amicus curiae. Il en déduit que les fonctionnaires ont la possibilité de chercher à persuader leur employeur dans un cadre général prévu par la loi (il renvoie à cet égard à la décision Association of Academics, précitée, § 31). Il dit que la simple existence du droit de contester les lois sur la rémunération et les conditions de travail a une influence sur le processus de négociation préalable entre les organisations faîtières et le Gouvernement et que des négociations collectives ont donc bien eu lieu, quoique sans possibilité de faire grève. Il estime que rien n’indique qu’une grève serait aussi efficace, voire plus efficace, que les mesures en vigueur en Allemagne, le droit de grève n’impliquant pas, selon lui, un « droit d’obtenir gain de cause » (sur ce point, il renvoie à l’arrêt National Union of Rail, Maritime and Transport Workers, précité, § 85, et à la décision Association of Academics, précitée, § 24). Il considère qu’il est intéressant de noter que l’un des tiers intervenants en la présente affaire, l’Association des fonctionnaires et Syndicat de négociation collective – qui, selon lui, est le plus important syndicat de fonctionnaires, représentant environ 50 % de l’ensemble de ceux-ci (voir paragraphe 97 ci‑dessous) –, milite en faveur du concept de fonction publique et des mécanismes de participation des syndicats et de leurs membres qui existent actuellement.

91. Selon le Gouvernement, la Cour a reconnu qu’au niveau international, il fait apparemment consensus que des restrictions au droit de grève peuvent être imposées aux travailleurs qui fournissent des services essentiels à la population (le Gouvernement renvoie à cet égard à l’arrêt Ognevenko, précité, § 72). L’OIT et le CEDS s’accorderaient sur la pertinence de la notion de « services essentiels » concernant les restrictions au droit de grève, mais leurs approches ne convergeraient pas nécessairement quant à la portée de cette notion. En outre, il n’y aurait parmi les États contractants aucun consensus quant à la définition de la notion de « service essentiel », ainsi qu’il ressortirait d’un examen comparatif des dispositions pertinentes et des différentes approches adoptées pendant la pandémie de COVID-19. Les États contractants disposeraient ainsi d’une certaine latitude quant à la définition des services qu’ils jugent essentiels. En Allemagne, les enseignants fourniraient un service essentiel en ce qu’ils s’acquitteraient des obligations incombant à l’État en vertu de l’article 2 du Protocole no 1 à la Convention. La décision de considérer l’enseignement comme un service essentiel ferait écho à la place fondamentale que les organes internationaux réserveraient à l’instruction (sur ce point, le Gouvernement renvoie notamment à l’arrêt Leyla Şahin c. Turquie [GC], no 44774/98, § 137, CEDH 2005-XI, et à l’observation générale 13 du CDESC sur le droit à l’éducation). Le fait d’employer des enseignants en tant que fonctionnaires soumis à l’obligation de ne pas faire grève garantirait la continuité d’un service d’enseignement public de qualité, en permettant notamment de réduire le nombre de cas où l’annulation de cours pour cause de grève des enseignants serait nécessaire. Les Länder qui auraient par le passé choisi de recruter des enseignants sous le statut de contractuel du secteur public seraient depuis revenus sur leur décision pour deux raisons : d’une part, les conséquences négatives causées par les grèves – annulations de cours consécutivement à l’augmentation du nombre de grèves[8], lesquelles auraient empêché l’État de s’acquitter de son devoir d’instruction –, et, d’autre part, le manque de candidats qualifiés pour les postes d’enseignant. Le caractère linéaire et individualisé des tâches accomplies par les enseignants ne permettrait pas de prendre des mesures moins restrictives qu’une obligation de ne pas faire grève, ce qui distinguerait le cas d’espèce de l’affaire Ognevenko (arrêt précité, § 73). L’enseignement fonctionnerait sur la base d’un calendrier fixe qu’un service minimum ne permettrait pas de respecter. En outre, la continuité de l’enseignement favoriserait la stabilité sociale des familles, en assurant par exemple des services de garderie pour les enfants dont les parents travaillent.

92. Selon le Gouvernement, l’obligation de ne pas faire grève imposée aux fonctionnaires n’entraîne pas une interdiction générale du droit de grève pour l’ensemble du secteur public puisque les contractuels dans ce secteur, qui représentent environ 62 % des effectifs, sont autorisés à faire grève. Le statut de fonctionnaire serait réservé aux personnes dont les tâches sont étroitement liées aux principales fonctions de l’État. Les enseignants relevant du statut de fonctionnaire, dont les requérants, auraient sciemment et délibérément choisi ce statut plutôt que celui de contractuel du secteur public. Les deuxième et troisième requérants n’auraient au départ posé leurs candidatures qu’à des postes de fonctionnaire. Le formulaire de candidature utilisé à l’époque par le troisième candidat aurait comporté une case indiquant ceci : « candidature valable aussi pour un poste de contractuel du secteur public », or il n’aurait pas coché cette case. La première requérante aurait même précédemment exercé ses fonctions d’enseignante en tant que contractuelle du secteur public avant de passer sous le statut de fonctionnaire après en avoir expressément fait la demande. La possibilité d’opter pour le statut de contractuel constituerait une alternative offerte aux enseignants dans tous les Länder, et des efforts seraient déployés de manière à éviter que les changements de statut ne les pénalisent en matière de droits à pension. En 2020/2021, entre 80 et 91,59 % des enseignants en poste dans les Länder où les candidats travaillent ou ont travaillé (Basse-Saxe, Rhénanie du Nord‑Westphalie, Schleswig-Holstein) auraient relevé du statut de fonctionnaires, le reste étant des contractuels du secteur public. Le passage ultérieur du statut de fonctionnaire à celui de contractuel serait une pratique bien établie et disponible dans tous les Länder, y compris dans le cas des requérants. En Basse-Saxe et dans le Schleswig-Holstein, un tel changement serait possible au début du semestre scolaire suivant la demande et, en Rhénanie du Nord-Westphalie, à tout moment au cours de l’année scolaire. Le Gouvernement explique qu’en théorie, le fonctionnaire aurait à demander son licenciement, puis il serait immédiatement réembauché en tant que contractuel. Il ajoute que, dans la pratique, un tel changement de statut, c’est‑à‑dire la réintégration ultérieure de l’intéressé sous le statut de contractuel du secteur public, est négocié avant que le fonctionnaire ne demande son licenciement. Il considère que les requérants ne sont donc pas fondés à soutenir que demander son licenciement risquerait de mettre le fonctionnaire concerné au chômage. Il explique par l’attractivité du fonctionnariat le fait que peu d’enseignants relevant du statut de fonctionnaire choisissent de passer sous le statut de contractuel. Il estime que, le choix du statut en question procédant en partie d’un choix individuel, la marge d’appréciation de l’État est nettement plus large (il cite l’arrêt Savickis et autres, précité, § 183). Il ajoute que l’obligation de ne pas faire grève revêt un caractère général et ne concerne que les cas d’interruption du travail. Il dit que cette obligation ne porte pas atteinte au droit à la liberté de réunion, et que le cas d’espèce se distingue donc à cet égard des affaires Enerji Yapı-Yol Sen (arrêt précité, § 32), Urcan et autres (arrêt précité, § 33) et Kaya et Seyhan (arrêt précité, § 29). Il affirme que la participation des requérants à des grèves en dehors de leurs heures de travail n’aurait posé aucun problème. Il soutient que les mesures disciplinaires individuelles qui ont été infligées aux requérants étaient modérées et ne visaient que le manquement à l’obligation de ne pas faire grève pendant les heures d’enseignement. Il en conclut que les sanctions ne peuvent pas avoir eu pour effet de dissuader les requérants de participer à des activités syndicales en général.

2. Observations des tiers intervenants

a) Le gouvernement danois

93. Le gouvernement danois soutient en substance que les États contractants jouissent relativement au droit de grève des employés du secteur public d’une ample marge d’appréciation qui leur permet d’interdire à certains groupes de ces derniers, dont les enseignants, de faire grève. Il estime qu’une telle interdiction se justifie au regard de la seconde phrase de l’article 11 § 2 dès lors que sa portée n’est pas inutilement large et que les intérêts des enseignants se trouvent par ailleurs suffisamment protégés, par exemple par un droit de négociation collective suffisant ou par tout autre moyen propre à assurer une meilleure protection de leurs droits.

94. Le gouvernement danois explique qu’au Danemark, les travailleurs relevant du statut de fonctionnaire, qui jouissent du droit de négociation collective mais ont interdiction de faire grève, sont aujourd’hui employés dans des secteurs importants de l’administration de l’État. Il précise que les hauts responsables de l’État, les juges, les membres de la police, les agents pénitentiaires ou encore les hauts responsables des forces armées et de la défense civile relèvent de ce statut, mais que les enseignants du primaire n’en relèvent plus.

b) La Confédération européenne des syndicats, la Confédération allemande des syndicats et le Syndicat des enseignants et chercheurs

95. La Confédération européenne des syndicats (CES), la Confédération allemande des syndicats (DGB) et le Syndicat des enseignants et chercheurs (GEW) partagent l’avis qu’une interdiction absolue de faire grève imposée à tous les fonctionnaires – et en particulier aux enseignants, dont ils estiment qu’ils n’exercent pas des prérogatives de puissance publique – et procédant uniquement du statut des intéressés s’analyse en une violation de l’article 11 de la Convention. La CES et la DGB voient en outre dans pareille interdiction une violation des dispositions fondamentales du droit international du travail qui figurent notamment dans les articles 22 du PIDCP et 8 du PIDESC, le droit de l’OIT et l’article 6 § 4 de la Charte sociale européenne, tels qu’interprétés par les organes de contrôle compétents (paragraphes 53-60 ci‑dessus). Par ailleurs, la CES soutient que la Cour interaméricaine des droits de l’homme a récemment conclu que le droit de grève constitue un « principe général du droit international » (paragraphe 62 ci-dessus), et elle considère que le droit de grève devrait être reconnu comme un élément essentiel de l’article 11 de la Convention.

96. Les tiers intervenants estiment que l’interdiction de faire grève imposée aux fonctionnaires n’est pas correctement compensée par d’autres mesures, comme les avantages financiers accordés aux fonctionnaires, le droit à un contrôle juridictionnel du caractère adéquat de la rémunération des fonctionnaires et le droit pour les organisations faîtières regroupant les syndicats d’être entendues dans le cadre de la procédure législative de fixation des conditions de travail des fonctionnaires. Le GEW critique la longueur des procédures de contrôle juridictionnel relatives au caractère adéquat de la rémunération des fonctionnaires et soutient que l’ample marge d’appréciation dont jouit selon lui le législateur dans la mise en œuvre des décisions rendues à l’issue de ces procédures nuit au caractère exécutoire de ces décisions. Il ajoute que d’autres conditions de travail essentielles, concernant le temps de travail en particulier, ne peuvent faire l’objet d’un contrôle juridictionnel. La DGB affirme que la participation de fonctionnaires à des grèves de contractuels du secteur public augmenterait les chances que des salaires plus appropriés soient fixés par convention collective pour ces derniers. Le GEW argue quant à lui que l’annulation d’un nombre considérable de cours dans les établissements scolaires a pour cause principale la pénurie d’enseignants qui frappe selon lui tout le pays. Le GEW et la DBG considèrent que la décision de recruter les enseignants sous le statut de fonctionnaire ou sous celui de contractuel est motivée par des considérations relevant de la politique fiscale et du marché du travail, plutôt que par la volonté de garantir l’accès à l’éducation.

c) L’Association des fonctionnaires allemands et Syndicat de négociation de conventions collectives

97. L’Association des fonctionnaires allemands et Syndicat de négociation de conventions collectives argue que la jurisprudence développée par la Cour relativement au droit de grève des fonctionnaires dans des requêtes dirigées contre la Türkiye n’est pas transposable à des requêtes dirigées contre l’Allemagne, la situation des fonctionnaires en Türkiye n’étant selon elle pas comparable à celle des fonctionnaires en Allemagne. Elle estime que par rapport aux employés du secteur public ne relevant pas du statut de fonctionnaire, les fonctionnaires de Türkiye ne jouissent pas de meilleures conditions en matière de rémunération, d’assurance maladie et de retraite. En Türkiye, soutient‑t‑elle, la rémunération des fonctionnaires et des contractuels du secteur public est fixée par convention collective et les deux catégories d’employés ont interdiction de faire grève. Elle considère que ce contexte rend compréhensibles les arrêts que la Cour a rendus dans des affaires contre la Türkiye concernant le droit de grève (elle renvoie aux arrêts Enerji Yapı-Yol Sen et Kaya et Seyhan, tous deux précités). Elle argue que l’octroi du droit de grève aux contractuels du secteur public allemand, dont la rémunération est fixée par convention collective, s’explique par l’égalité structurelle qui existe selon elle entre les parties à une convention collective et par le principe de l’égalité des armes. Elle voit une convergence entre la liberté d’être partie à une convention collective et le droit de grève. Elle explique qu’à l’inverse, la situation des fonctionnaires en Allemagne relève non pas d’une convention collective mais de la loi. Elle ajoute qu’en Allemagne, les conditions découlant du statut de fonctionnaire sont presque sans exception plus favorables que celles qui s’appliquent aux contractuels du secteur public, en matière d’assurance maladie et de retraite, notamment. Elle considère que du fait de la protection constitutionnelle que leur statut leur confère, les fonctionnaires jouissent déjà de tout ce que les contractuels du secteur public pourraient obtenir en faisant grève et qu’ils n’ont aucun besoin concret que le droit de grève pourrait leur permettre de satisfaire. Elle soutient qu’en Allemagne, par exemple, les augmentations de salaire accordées aux employés du secteur public qui ne relèvent pas du statut de fonctionnaire sont généralement répercutées à l’identique dans la législation pertinente applicable aux fonctionnaires, dont la rémunération nette est d’emblée supérieure. Elle argue que reconnaître un droit de grève aux fonctionnaires d’Allemagne se traduirait par une détérioration de la situation de ces derniers, dans la mesure où il ne serait plus justifiable, selon elle, de leur accorder des conditions plus avantageuses que celles des contractuels. Elle affirme que tous les Länder qui, par le passé, avaient cessé de recruter des enseignants sous le statut de fonctionnaire pour les recruter sous le statut de contractuel du secteur public ont connu une pénurie de candidats et de personnel, les enseignants nouvellement formés choisissant systématiquement de travailler dans d’autres Länder leur offrant le statut de fonctionnaire, et elle déduit de ce constat que le statut des fonctionnaires (qui ne jouissent pas du droit de grève) est bien plus attractif que celui des contractuels du secteur public (qui jouissent du droit de grève). Elle ajoute qu’en conséquence de cette situation, la grande majorité des Länder sont revenus sur leur position et accordent de nouveau le statut de fonctionnaire aux enseignants. Elle soutient qu’en Allemagne, les candidats à un poste d’enseignant ont la possibilité d’opter soit pour le statut de fonctionnaire soit pour le statut de contractuel du secteur public, et donc de jouir ou non du droit de grève.

3. Appréciation de la Cour

a) Principes généraux

i. L’approche de la Cour en matière de liberté syndicale

98. La liberté syndicale n’est pas un droit indépendant, mais un aspect particulier de la liberté d’association reconnue par l’article 11 de la Convention (Manole et « Les Cultivateurs Directs de Roumanie » c. Roumanie, no 46551/06, § 57, 16 juin 2015). L’article 11 de la Convention garantit aux membres d’un syndicat, en vue de la défense de leurs intérêts, le droit à ce que leur syndicat soit entendu, mais il ne leur garantit pas un traitement précis de la part de l’État. Ce qu’exige la Convention, c’est que le droit interne permette aux syndicats, selon des modalités non contraires à l’article 11, de lutter pour défendre les intérêts de leurs membres (Sindicatul « Păstorul cel Bun » c. Roumanie [GC], no 2330/09, § 134, CEDH 2013 (extraits)). L’article 11 § 2 n’exclut aucune catégorie professionnelle de la portée de l’article 11. Tout au plus les autorités nationales peuvent-elles imposer à certains de leurs employés des restrictions conformes à l’article 11 § 2 (ibidem, § 145). La Convention n’opère aucune distinction entre les attributions de puissance publique des États contractants et leurs responsabilités en tant qu’employeurs. L’article 11 ne fait pas exception à cette règle. Bien au contraire, son paragraphe 2 in fine implique nettement que l’État est tenu de respecter la liberté de réunion et d’association de ses employés sauf à y apporter, le cas échéant, des « restrictions légitimes » s’il s’agit de membres de ses forces armées, de sa police ou de son administration. L’article 11 s’impose par conséquent à l’« État employeur », que les relations de ce dernier avec ses employés obéissent au droit public ou au droit privé (Tüm Haber Sen et Çınar c. Turquie, no 28602/95, § 29, CEDH 2006‑II).

99. Les principes directeurs de l’approche de la Cour en matière de liberté syndicale sont exposés dans l’arrêt Demir et Baykara (précité) :

« 144. (…) [l]’évolution de la jurisprudence quant au contenu du droit syndical consacré par l’article 11 est marquée par deux principes directeurs : d’une part, la Cour prend en considération la totalité des mesures prises par l’État concerné afin d’assurer la liberté syndicale dans la mise en œuvre de sa marge d’appréciation, d’autre part, la Cour n’accepte pas les restrictions qui affectent les éléments essentiels de la liberté syndicale sans lesquels le contenu de cette liberté serait vidé de sa substance. Ces deux principes ne se contredisent pas, ils sont corrélés. Cette corrélation implique que l’État contractant en cause, tout en étant libre en principe de décider quelles mesures il entend prendre afin d’assurer le respect de l’article 11, est dans l’obligation d’y inclure les éléments considérés comme essentiels par la jurisprudence de la Cour. »

100. En droite ligne de ces principes directeurs, la Cour, au fil de sa jurisprudence, a dégagé une liste non exhaustive des éléments essentiels constitutifs de la liberté syndicale, parmi lesquels figurent le droit de fonder un syndicat ou de s’y affilier, l’interdiction des accords de monopole syndical, le droit pour un syndicat de chercher à persuader l’employeur d’écouter ce qu’il a à dire au nom de ses membres ; de plus, compte tenu des évolutions du monde du travail, le droit de négociation collective avec l’employeur est devenu, en principe et mis à part des cas très particuliers, l’un de ces éléments essentiels (Norwegian Confederation of Trade Unions (LO) et Norwegian Transport Workers’ Union (NTF) c. Norvège, no 45487/17, § 95, 10 juin 2021, Sindicatul « Păstorul cel Bun », précité, § 135, et Demir et Baykara, précité, §§ 145 et 154).

101. La Cour, quand elle définit le sens des termes et des notions figurant dans le texte de la Convention, peut et doit tenir compte des éléments de droit international autres que la Convention, des interprétations faites de ces éléments par les organes compétents et de la pratique des États européens reflétant leurs valeurs communes. Tout consensus émergeant des instruments internationaux spécialisés et de la pratique des États contractants peut constituer un élément pertinent lorsqu’elle interprète les dispositions de la Convention dans des cas spécifiques (Demir et Baykara, précité, § 85). En même temps, la compétence de la Cour se limite à la Convention. La Cour n’a pas compétence pour se prononcer sur le respect par l’État défendeur des textes pertinents de l’OIT ou de la Charte sociale européenne (National Union of Rail, Maritime and Transport Workers, § 106, et Norwegian Confederation of Trade Unions (LO) et Norwegian Transport Workers’ Union (NTF), § 98, tous deux précités).

102. Pour établir si des restrictions à la liberté syndicale sont conformes à l’article 11, la Cour doit se livrer à un examen de proportionnalité en tenant compte de l’ensemble des circonstances de la cause – et de la totalité des mesures que l’État a prises pour garantir la liberté syndicale – même lorsque les restrictions litigieuses ont touché à un élément essentiel de cette liberté (Demir et Baykara, précité, §§ 154 et suivants, concernant le droit de négociation collective, Tüm Haber Sen et Çınar, précité, concernant le droit de fonder un syndicat et de s’y affilier, et Sørensen et Rasmussen c. Danemark ([GC], nos 52562/99 et 52620/99, §§ 64‑65 et 76, CEDH 2006‑I, concernant les accords de monopole syndical ; voir aussi Norwegian Confederation of Trade Unions (LO) et Norwegian Transport Workers’ Union (NTF), précité, § 94).

ii. Le droit de grève

103. La Cour n’a pas encore tranché la question de savoir si une interdiction de faire grève touche à un élément essentiel de la liberté syndicale au regard de l’article 11 de la Convention (National Union of Rail, Maritime and Transport Workers, précité § 84, et Association of Academics, décision précitée, § 24).

104. Le droit de grève est, pour les syndicats, un moyen de faire entendre leur voix et un outil important aux fins de la protection des intérêts professionnels de leurs membres, et, pour les travailleurs syndiqués, un outil important aux fins de la défense de leurs intérêts (voir Hrvatski liječnički sindikat c. Croatie, no 36701/09, § 59, 27 novembre 2014, Fédération des syndicats de travailleurs offshore et autres, décision précitée, et Ognevenko, précité, § 70, pour des affaires dans lesquelles la Cour a mis en avant l’importance du droit de grève en tant qu’instrument entre les mains des syndicats, et voir Enerji Yapı-Yol Sen, § 24, et Junta Rectora Del Ertzainen Nazional Elkartasuna (ER.N.E.), § 32, tous deux précités, où la Cour a placé l’accent sur l’importance que le droit de grève revêt pour les membres d’un syndicat ; voir aussi, plus généralement, Ognevenko, précité, § 55, où la Cour a insisté sur la dualité de la notion d’action syndicale – en ce qu’elle est un droit aussi bien pour les syndicats que pour leurs membres). Le droit de grève est clairement protégé par l’article 11 dès lors qu’un ou plusieurs syndicats sont à l’origine de l’appel à la grève (National Union of Rail, Maritime and Transport Workers, précité, § 84, Association of Academics, décision précitée, § 24, et Barış et autres c. Turquie (déc.), no 66828/16 et 31 autres, § 45, 14 décembre 2021).

105. L’interdiction d’une grève doit donc être considérée comme une limitation au pouvoir d’un syndicat de protéger les intérêts de ses membres, et elle s’analyse en conséquence en une restriction à sa liberté d’association (UNISON c. Royaume-Uni (déc.), no 53574/99, CEDH 2002-I, et Hrvatski liječnički sindikat, précité, § 49). Elle constitue également une restriction à la liberté d’association des personnes syndiquées (Veniamin Tymoshenko et autres c. Ukraine, no 48408/12, § 77, 2 octobre 2014).

106. Toutefois, le droit de grève n’implique pas le droit d’obtenir gain de cause (National Union of Rail, Maritime and Transport Workers, précité, § 85, et Association of Academics, décision précitée, § 24).

107. La Cour a également dit que le droit de grève n’a pas un caractère absolu et qu’il peut être soumis à certaines conditions et faire l’objet de certaines restrictions (Wilson, National Union of Journalists et autres, § 45, Enerji Yapı-Yol Sen, § 32, et Junta Rectora Del Ertzainen Nazional Elkartasuna (ER.N.E.), § 33, tous précités). Ainsi, l’interdiction du droit de grève des fonctionnaires exerçant des fonctions d’autorité au nom de l’État peut être compatible avec le principe de la liberté syndicale (Enerji Yapı-Yol Sen, § 32, et Junta Rectora Del Ertzainen Nazional Elkartasuna (ER.N.E.), § 33, tous deux précités). De même, des restrictions au droit de grève peuvent être imposées aux travailleurs qui fournissent des services essentiels à la population (Ognevenko, précité, § 72, et Association of Academics, décision précitée). Pour pouvoir édicter une interdiction totale du droit de grève pour certaines catégories de ces travailleurs, l’État doit toutefois pouvoir s’appuyer sur des éléments solides propres à en démontrer la nécessité (Ognevenko, précité, § 73).

108. À cet égard, la Cour rappelle que si la capacité de faire grève représente pour les syndicats l’un des principaux moyens de s’acquitter de leur mission de protection des droits professionnels de leurs membres, il y en a d’autres (Fédération des syndicats de travailleurs offshore et autres, décision précitée). Elle se prononce sur la conformité à l’article 11 de la Convention des restrictions au droit de grève en tenant compte de la totalité des mesures que l’État concerné a prises pour garantir la liberté syndicale (paragraphes 99 et 102 ci-dessus). Pour que l’article 11 soit respecté, les conséquences d’une restriction apportée à la capacité pour un syndicat à appeler à la grève ne doivent pas entraîner pour ses adhérents un risque réel ou immédiat de subir un préjudice, ou les laisser sans défense devant d’éventuelles tentatives futures de dégradation de leurs conditions de rémunération et de travail (voir, mutatis mutandis, UNISON, décision précitée).

109. Il s’ensuit que pour répondre à la question de savoir si une interdiction de faire grève touche à un élément essentiel de la liberté syndicale en ce que, compte tenu des circonstances, pareille mesure viderait cette liberté de sa substance – question que la Cour a laissée en suspens jusqu’à présent (National Union of Rail, Maritime and Transport Workers, précité, § 84, et Association of Academics, décision précitée, § 24) –, la Cour doit prendre le contexte de la cause en considération. Elle ne peut donc pas répondre à cette question in abstracto ou en considérant isolément l’interdiction de faire grève. Elle doit au contraire se livrer à un examen de toutes les circonstances de la cause, en considérant la totalité des mesures que l’État défendeur a prises pour garantir la liberté syndicale, des autres moyens – ou droits – qu’il a accordés aux syndicats pour que ceux-ci puissent faire entendre leur voix et protéger les intérêts professionnels de leurs adhérents, ainsi que des droits qu’il a conférés aux travailleurs syndiqués pour que ceux-ci puissent défendre leurs propres intérêts. Elle doit également tenir compte aux fins de son examen des autres particularités de la structure des relations de travail au sein du système concerné, et notamment rechercher si les conditions de travail y sont fixées par la négociation collective, compte tenu du lien étroit qui existe entre ce procédé et le droit de grève. Le secteur en cause et/ou les fonctions exercées par les travailleurs concernés peuvent aussi être des éléments pertinents aux fins de cet examen (paragraphes 53-60, 62 et 66 ci-dessus).

110. Ainsi, ce n’est que dans le cadre de cet examen de toutes les circonstances de la cause que la Cour peut répondre à la question de savoir si, dans un contexte donné, une interdiction de faire grève touche à un élément essentiel de la liberté syndicale en ce qu’elle viderait cette liberté de sa substance. Cependant, quand bien même elle pourrait ne pas toucher à un élément essentiel de la liberté syndicale dans un contexte donné, une interdiction de faire grève toucherait tout de même à une activité syndicale fondamentale dès lors qu’elle concernerait une action revendicative « primaire » ou directe (National Union of Rail, Maritime and Transport Workers, précité, §§ 87-88).

111. La marge d’appréciation de l’État est réduite lorsque les mesures concernées touchent à un élément essentiel de la liberté syndicale (Sørensen et Rasmussen, précité, § 58), mais aussi lorsque les restrictions imposées frappent au cœur même de l’activité syndicale, et notamment lorsque l’État impose des restrictions sévères concernant des actions revendicatives « primaires » ou directes menées par des employés du secteur public (National Union of Rail, Maritime and Transport Workers, précité, §§ 87‑88) qui n’exercent pas des fonctions d’autorité au nom de l’État et qui ne fournissent pas des services essentiels à la population. Lorsque des restrictions frappent au cœur même de l’activité syndicale, et peuvent toucher à un élément essentiel de la liberté syndicale, l’appréciation de la proportionnalité des mesures en question commande un examen tenant compte de toutes les circonstances de la cause (paragraphes 102 et 110 ci‑dessus). Cet examen permet également de déterminer si une restriction telle qu’une interdiction de faire grève touche à un élément essentiel de la liberté syndicale dans un cas donné.

112. À l’inverse, l’État bénéficiera d’une ample marge d’appréciation s’il est question d’une restriction substantielle au droit de grève qui concerne soit des fonctionnaires exerçant des fonctions d’autorité au nom de l’État (Junta Rectora Del Ertzainen Nazional Elkartasuna (ER.N.E.), précité, §§ 37-41, où la Cour a eu à connaître d’une interdiction de faire grève imposée à des fonctionnaires de police), soit des actions secondaires, étant donné que dans ce dernier cas, c’est non plus un aspect fondamental mais un aspect secondaire ou accessoire de l’activité syndicale qui se trouve touché (National Union of Rail, Maritime and Transport Workers, précité, §§ 87‑88).

b) Application de ces principes au cas d’espèce

i. Sur l’existence d’une ingérence

113. La Cour observe que les requérants se sont vu infliger les mesures disciplinaires litigieuses parce qu’ils avaient fait grève, c’est-à-dire parce qu’avec d’autres, ils avaient cessé d’enseigner quelques heures durant dans le but d’exiger de meilleures conditions de travail et, pendant ce temps, avaient participé à des manifestations qui avaient été organisées dans ce même but par le syndicat dont ils étaient membres et qui représentait aussi les intérêts des enseignants relevant du statut de contractuel du secteur public. Elle relève que les mesures en question, en ce qu’elles ont été prises en lien avec une manifestation, ont touché le droit des requérants à la liberté de réunion. Elle fait toutefois remarquer qu’aucune mesure disciplinaire n’aurait été prise contre les requérants si ceux-ci avaient participé à une telle manifestation en dehors de leurs heures de travail. Les mesures visaient à sanctionner les requérants pour avoir participé, au mépris de l’interdiction de faire grève imposée aux fonctionnaires à raison de leur statut, à un débrayage organisé par leur syndicat. Considérant que les mesures litigieuses s’analysent de ce fait en une ingérence dans l’exercice par les requérants de leur droit à la liberté d’association, dont la liberté syndicale constitue un volet spécifique (comparer, parmi d’autres exemples, avec Demir et Baykara, § 109, Manole et « Les cultivateurs directs de Roumanie », § 57, et Ognevenko, § 54, tous précités), la Cour examinera l’affaire sous ce seul angle (comparer également, mutatis mutandis, avec İsmail Sezer, précité, § 41).

ii. Sur la justification de l’ingérence

114. Le Gouvernement soutient que les mesures litigieuses visaient notamment la protection des droits et libertés d’autrui et se justifiaient donc au regard de la première phrase de l’article 11 § 2. Il ajoute que ce n’est pas sur la seconde phrase de cet article qu’il s’est fondé en premier lieu (paragraphe 85 ci‑dessus). Dans ces circonstances, la Cour ne juge pas nécessaire de répondre à la question – non tranchée dans l’arrêt Vogt c. Allemagne (26 septembre 1995, § 68, série A no 323) – de savoir si les enseignants relevant du statut de fonctionnaire, comme les requérants, peuvent aux fins de l’article 11 § 2 in fine être considérés comme des « membres de l’administration de l’État ». Elle rappelle toutefois que la notion d’« administration de l’État » appelle une interprétation étroite, tenant compte du poste occupé par le fonctionnaire concerné (Vogt, précité, § 67, Grande Oriente d’Italia di Palazzo Giustiniani c. Italie, no 35972/97, § 31, CEDH 2001-VIII, et Demir and Baykara, précité, §§ 97 et 107).

115. Pour être justifiée au regard de la première phrase de l’article 11 § 2, l’ingérence litigieuse doit être « prévue par la loi », viser un ou plusieurs buts légitimes et être « nécessaire, dans une société démocratique » pour atteindre ce ou ces buts. Pour qu’elle puisse être considérée comme nécessaire dans une société démocratique, il faut qu’il soit démontré que l’ingérence en cause répond à un « besoin social impérieux », que les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier sont pertinents et suffisants et qu’elle est proportionnée au but légitime visé. Il faut avoir égard au juste équilibre à ménager entre les intérêts concurrents de l’individu et de la société dans son ensemble (Association of Academics, décision précitée, § 25).

1) Prévue par la loi

116. Les requérants soutiennent que les mesures disciplinaires prises à leur encontre n’étaient pas « prévues par la loi ». La Cour note que les mesures disciplinaires étaient fondées sur l’article 33 § 5 de la Loi fondamentale, lu en combinaison avec les dispositions de la loi sur le statut des fonctionnaires et de la loi sur les fonctionnaires du Land employeur concerné qui énonçaient les obligations générales incombant aux fonctionnaires et posaient une interdiction de s’absenter du travail sans permission (paragraphes 9-11, 39 et 48 ci-dessus). Bien que ni la Loi fondamentale ni la législation n’imposent aux fonctionnaires, tels les requérants, une interdiction explicite de faire grève, cela fait plusieurs décennies que la Cour constitutionnelle fédérale interprète de manière constante l’article 33 § 5 de la Loi fondamentale comme consacrant une telle interdiction pour tous les fonctionnaires (paragraphes 23, 31 et 40 ci-dessus). La Cour administrative fédérale juge elle aussi systématiquement que le droit de grève pour les fonctionnaires est contraire aux principes traditionnels de la fonction publique énoncés à l’article 33 § 5 de la Loi fondamentale (paragraphe 41 ci-dessus).

117. Il est vrai que consécutivement aux arrêts pertinents de la Cour, une juridiction administrative de première instance a remis en cause la légalité de l’interdiction de faire grève imposée à des enseignants qui relevaient du statut de fonctionnaire, quand une autre, dans la procédure concernant la quatrième requérante en l’espèce, s’est interrogée sur la légalité de mesures disciplinaires imposées à des enseignants qui relevaient du statut de fonctionnaire au motif qu’ils avaient participé à des mouvements de grève (paragraphes 14, 42 et 85 ci-dessus). Ce constat ne change cependant rien au fait que les requérants en l’espèce auraient pu prévoir, à un degré raisonnable dans les circonstances de la cause, qu’en tant qu’enseignants relevant du statut de fonctionnaire, leur participation à des grèves déboucherait sur des mesures disciplinaires. À cet égard, la Cour prend également note de la position adoptée par la Cour administrative fédérale dans la procédure concernant la quatrième requérante, à savoir, d’une part, que l’article 33 § 5 de la loi fondamentale ne pouvait être interprété d’une manière conforme à la Convention et que ce conflit entre la Loi fondamentale et la Convention devait être réglé par le législateur, et, d’autre part, que l’interdiction de faire grève imposée aux fonctionnaires en application de l’article 33 § 5 de la Loi fondamentale resterait en vigueur d’ici‑là (paragraphe 17 ci-dessus). L’ingérence litigieuse était donc « prévue par la loi » aux fins de l’article 11 § 2 de la Convention.

2) But légitime

118. La Cour admet la thèse du Gouvernement selon laquelle l’interdiction de faire grève imposée aux fonctionnaires a généralement pour objectif global d’assurer une bonne administration, conformément à l’obligation plus générale de bonne gouvernance qui incombe à l’État, en garantissant l’exécution effective de la mission confiée à la fonction publique, et d’assurer ainsi la protection de la population, la fourniture de services d’intérêt général et la protection des droits consacrés par la Convention en préservant l’efficacité de l’administration publique dans une multiplicité de situations (paragraphe 85 ci-dessus). La Cour constitutionnelle fédérale a dit dans son arrêt du 12 juin 2018 que l’interdiction de faire grève imposée aux fonctionnaires était considérée en Allemagne comme un élément essentiel pour assurer la stabilité de l’administration, l’exercice des fonctions de l’État et, en conséquence, le bon fonctionnement de l’État et de ses institutions. Elle a ajouté qu’en tant qu’institution, la fonction publique a pour but de veiller à la stabilité de l’administration, laquelle sert de contrepoids vis-à-vis des forces politiques à la tête de l’État (paragraphes 23-24 ci-dessus). Au vu de ce qui précède, la Cour estime que l’interdiction de faire grève imposée aux fonctionnaires poursuit au moins l’un des buts légitimes énoncés dans la première phrase de l’article 11 § 2 de la Convention. Dans le cas d’espèce, les mesures disciplinaires litigieuses que les enseignants requérants se sont vu infliger pour avoir fait grève et pour n’avoir donc pas dispensé entre deux et douze cours dans leurs établissements scolaires respectifs visaient également à assurer le bon fonctionnement du système éducatif et, partant, à garantir le respect du droit d’autrui à l’instruction, protégé par les articles 7 § 1 de la Loi fondamentale et 2 du Protocole no 1 à la Convention.

3) « Nécessaire dans une société démocratique »

119. Il reste à déterminer si l’ingérence dans l’exercice par les requérants de leur droit à la liberté d’association était « nécessaire dans une société démocratique ».

120. La Cour a pour tâche non pas d’examiner in abstracto la législation nationale pertinente, mais de rechercher si la manière dont celle-ci a concrètement été appliquée aux requérants s’analyse en une violation des droits de ces derniers découlant de l’article 11 de la Convention (National Union of Rail, Transport and Maritime Workers, précité, § 98). Cependant, dans son examen des questions soulevées par l’affaire dont elle se trouve saisie, plus particulièrement des mesures disciplinaires infligées aux requérants en l’espèce, elle ne doit pas perdre de vue le contexte général, c’est-à-dire ici l’interdiction générale de faire grève qui est imposée en Allemagne à tous les fonctionnaires à raison de leur statut (voir, mutatis mutandis, Taxquet c. Belgique [GC], no 926/05, § 83 in fine, CEDH 2010). Par principe, plus les justifications invoquées à l’appui de la mesure générale sont convaincantes, moins la Cour attache de l’importance à l’impact de cette mesure dans le cas particulier soumis à son examen (Animal Defenders International, § 109, et Ognevenko, § 69, tous deux précités).

121. Pour déterminer si les mesures disciplinaires que les requérants se sont vu infliger pour avoir participé à des grèves au mépris de l’interdiction de faire grève imposée aux fonctionnaires en Allemagne étaient « nécessaires dans une société démocratique », la Cour doit tenir compte de la globalité du contexte factuel et juridique dans lequel ces mesures s’inscrivent (paragraphes 102 et 109 ci-dessus).

122. La Cour doit donc déterminer si les conséquences sur les requérants en l’espèce de l’interdiction de faire grève imposée aux fonctionnaires étaient proportionnées et si l’interdiction en question a, ou non, vidé leur liberté syndicale de sa substance. Comme il a été indiqué précédemment (paragraphes 109 et 111 ci‑dessus), la réponse à cette question est à plusieurs égards spécifique au contexte et commande un examen tenant compte de toutes les circonstances de la cause. À cette fin, la Cour tiendra compte des éléments suivants de l’affaire : i) la nature et la portée de la restriction au droit de grève, ii) les mesures prises pour permettre aux syndicats de fonctionnaires et aux fonctionnaires eux-mêmes de protéger les intérêts professionnels en jeu, iii) le ou les objectifs poursuivis par l’interdiction de faire grève imposée aux fonctionnaires, iv) les autres droits associés au statut de fonctionnaire, v) la possibilité d’enseigner dans un établissement scolaire public en tant que contractuel du secteur public jouissant du droit de grève, et vi) la sévérité des mesures disciplinaires litigieuses.

i. La nature et la portée de la restriction au droit de grève

123. La Cour observe que l’interdiction de faire grève imposée aux fonctionnaires, y compris aux enseignants relevant de ce statut, procède de ce statut et est absolue. La restriction au droit de grève des fonctionnaires d’Allemagne, des requérants notamment, peut donc être qualifiée de sévère (paragraphe 111 ci-dessus).

124. Les requérants s’appuient dans une large mesure sur un passage de l’arrêt rendu par la Cour dans l’affaire Enerji Yapı-Yol Sen (précité, § 32), selon lequel l’interdiction de faire grève ne peut pas s’étendre aux fonctionnaires en général (paragraphe 79 ci-dessus). La Cour admet qu’imposer aux fonctionnaires une interdiction générale de faire grève soulève des questions spécifiques sous l’angle de la Convention. À cet égard, elle rappelle également que la réponse à la question de savoir si une interdiction de faire grève vide la liberté syndicale de sa substance dépend de plusieurs facteurs (paragraphe 109 ci‑dessus).

125. Les requérants invoquent également le droit international du travail (paragraphe 79 ci-dessus). La Cour reconnaît que selon la pratique des organes de contrôle compétents créés sur la base des instruments internationaux spécialisés, d’une part, et de celle d’autres organes internationaux, d’autre part, il existe une forte tendance à considérer que les fonctionnaires ne devraient pas, à raison de leur seul statut, se voir interdire la possibilité de faire grève (paragraphes 53-60 et 62 ci-dessus), tendance qui ressort également de la pratique des États contractants (paragraphe 66 ci‑dessus). S’il existe un consensus entre ces organes quant au principe selon lequel certaines catégories de fonctionnaires ou employés du secteur public, notamment les personnes exerçant des fonctions d’autorité au nom de l’État et/ou fournissant des services essentiels, peuvent se voir imposer une interdiction de faire grève ou des restrictions à leur droit de grève, on constate aussi une tendance à considérer que – en dépit de divergences quant à sa définition précise – la notion de « services essentiels » doit s’entendre au sens strict et comme n’englobant pas le service de l’enseignement public (paragraphes 53-55, 58, 62, 66 et 67 ci-dessus). La Cour relève que l’approche adoptée par l’État défendeur, qui consiste à imposer une interdiction de faire grève à tous les fonctionnaires, y compris aux enseignants relevant de ce statut, comme les requérants, s’écarte donc de la tendance qui ressort des instruments internationaux spécialisés, tels qu’interprétés par les organes de contrôle compétents, ou de la pratique des États contractants.

126. Les organes de contrôle compétents créés en vertu des instruments internationaux spécialisés – dont la CEACR et le CEDS, organes de contrôle de l’OIT et de la Charte sociale européenne, cette dernière renfermant des normes plus spécifiques et exigeantes en matière d’action revendicative, mais aussi le PIDESC et le CDH – ont à maintes reprises critiqué l’interdiction de faire grève imposée aux fonctionnaires d’Allemagne à raison de leur statut, en particulier en ce qui concerne les enseignants relevant de ce statut (paragraphes 53, 54, 56 et 60 ci-dessus). Sans remettre en cause l’analyse que ces organes ont menée lorsqu’ils se sont penchés sur le respect par l’État défendeur des instruments internationaux qu’ils ont pour mission de contrôler, la Cour rappelle que, sa compétence se limitant à la Convention, elle a pour tâche de rechercher si, telle qu’elle a été appliquée aux requérants, la législation nationale pertinente est proportionnée, conformément à l’article 11 § 2 de la Convention (paragraphe 122 ci-dessus ; voir aussi National Union of Rail, Transport and Maritime Workers, précité, §§ 98 et 106, et paragraphe 101 ci-dessus).

127. En outre, si elle voit comme des éléments pertinents une tendance apparue dans la pratique des États contractants et les constats négatifs formulés par les organes de contrôle mentionnés ci-dessus concernant le respect par l’État défendeur des instruments internationaux en question, la Cour ne les considère pas en eux-mêmes et par eux-mêmes comme déterminants aux fins de son examen de la question de savoir si l’interdiction litigieuse de faire grève et les mesures disciplinaires prises contre les requérants sont restées dans les limites de la marge d’appréciation accordée à l’État défendeur en vertu de la Convention (voir aussi National Union of Rail, Maritime and Transport Workers, précité, §§ 91 et 98).

ii. Les mesures prises pour permettre aux syndicats de fonctionnaires et aux fonctionnaires eux-mêmes de défendre les intérêts professionnels en jeu

128. La Cour rappelle que le droit de grève est, pour les syndicats, un outil important aux fins de la protection des intérêts professionnels de leurs membres, et, pour les travailleurs syndiqués, un outil important aux fins de la défense de leurs intérêts (paragraphe 104 ci-dessus). Si elle représente une part importante de l’activité syndicale, la grève n’est pas le seul moyen pour les syndicats et leurs membres de protéger les intérêts professionnels en jeu. Les États contractants sont libres en principe de décider quelles mesures ils entendent prendre afin d’assurer le respect de l’article 11, tant que, dans le même temps, ils veillent à ce que la liberté syndicale ne se trouve pas vidée de sa substance en conséquence des restrictions imposées (paragraphe 99 ci‑dessus). La Cour doit donc rechercher si, en Allemagne, les syndicats de fonctionnaires et les fonctionnaires eux-mêmes jouissent d’autres droits qui leur permettent de protéger de manière effective les intérêts professionnels en jeu (paragraphe 109 ci‑dessus).

α) Sur le droit des fonctionnaires de fonder des syndicats et de s’y affilier

129. D’emblée, la Cour note que les fonctionnaires en Allemagne jouissent du droit de fonder un syndicat et de s’y affilier dans le but de défendre leurs intérêts professionnels, et que les requérants s’en sont prévalus. Les requérants sont membres du Syndicat des enseignants et chercheurs (paragraphe 8 ci-dessus ; voir aussi les tierces observations communiquées par ce syndicat, paragraphes 95-96 ci-dessus). Selon les observations du Gouvernement, non contestées sur ce point, le plus important syndicat de fonctionnaires d’Allemagne, l’Association des fonctionnaires allemands et Syndicat de négociation de conventions collectives, représente à lui seul la moitié environ de l’ensemble des fonctionnaires (paragraphe 90 ci‑dessus ; voir aussi les tierces observations communiquées par ce syndicat, paragraphe 97 ci-dessus). Il est intéressant de noter que le taux de syndicalisation parmi les fonctionnaires d’Allemagne est très élevé et qu’il est considérablement supérieur au taux moyen global de syndicalisation en Allemagne, qui s’établit à 16,5 % (paragraphe 90 ci-dessus).

β) Sur les droits participatifs accordés aux syndicats aux fins de la protection des intérêts professionnels des fonctionnaires

130. En Allemagne, les conditions de travail des fonctionnaires, y compris leur rémunération, sont régies par la loi à la lumière des principes traditionnels de la fonction publique, plutôt que par des conventions collectives conclues entre les syndicats et l’administration employeur. Les organisations faîtières regroupant les syndicats de fonctionnaires jouissent en vertu de la loi d’un droit de participation lorsque sont rédigées les dispositions législatives régissant la fonction publique (paragraphes 29, 34 et 49 ci‑dessus). Cette participation des organisations faîtières à la préparation de nouvelles dispositions législatives a pour but de protéger les droits et intérêts des fonctionnaires dans le cadre de la rédaction des dispositions relatives aux fonctionnaires et de compenser l’absence de droit de négociation collective et l’interdiction de faire grève (paragraphe 49 ci-dessus). Les lois sur les fonctionnaires adoptées par les Länder, qui s’appliquent aux requérants, disposent que les organisations faîtières doivent être informées de tout projet de loi et être autorisées à formuler des observations dans un délai raisonnable avant la présentation du projet au Parlement (paragraphe 49 ci-dessus). S’ils ne retiennent pas les propositions formulées par les organisations faîtières relativement aux projets de loi concernés, les gouvernements des Länder doivent en donner les raisons, et les communiquer aux Parlements des Länder, soit d’office, soit à la demande des organisations faîtières (paragraphe 49 ci-dessus).

131. Ce droit de participation offre aux syndicats de fonctionnaires un moyen pour chercher à persuader l’employeur d’entendre ce qu’ils ont à dire au nom de leurs adhérents. Sur la question du caractère effectif de ce droit dans la pratique, la Cour prend note de l’exemple communiqué par le Gouvernement, où le Parlement compétent d’un Land a fini par faire droit aux revendications d’un syndicat en matière de congé parental alors que le gouvernement n’y avait pas accédé en totalité (paragraphe 90 ci-dessus). Aucune des autres Parties contractantes étudiées n’offre aux syndicats des droits comparables de participation à la fixation des conditions de travail pour compenser l’interdiction de faire grève imposée aux travailleurs concernés (paragraphe 68 ci-dessus). La Cour a conscience que, comme le soulignent les requérants, ce droit pour les syndicats de participer à la rédaction des dispositions législatives relatives à la fonction publique ne s’accompagne pas d’un droit de codécision concernant les futures dispositions législatives ; cependant, le droit de prendre part à une négociation collective n’a pas non plus été interprété comme un droit à bénéficier d’une convention collective, pas plus que le droit de grève n’implique le droit d’obtenir gain de cause (comparer, par exemple, avec National Union of Rail, Maritime and Transport Workers, précité, § 85).

132. Au-delà du droit, conféré par la loi aux syndicats, de participer à la rédaction des dispositions législatives relatives à la fonction publique, les dispositions pertinentes des lois sur les fonctionnaires édictées par les Länder prévoient également que des réunions doivent être organisées régulièrement entre le ministère compétent et les organisations faîtières afin que ceux‑ci débattent des questions générales et fondamentales du droit de la fonction publique (paragraphe 49 ci-dessus). Ces réunions offrent aux syndicats de fonctionnaires un autre moyen pour chercher à persuader l’employeur d’entendre ce qu’ils ont à dire au nom de leurs membres.

γ) Sur le droit individuel de chaque fonctionnaire à percevoir une rémunération adéquate

133. De plus, comme la Cour constitutionnelle fédérale l’a expliqué de manière détaillée, le principe d’alimentation, qui est un principe traditionnel de la fonction publique en Allemagne, garantit aux fonctionnaires un droit constitutionnel individuel et opposable à percevoir une rémunération adéquate, laquelle doit tenir compte, notamment, des grade et responsabilités de l’intéressé, et refléter à la fois l’évolution de la situation économique et financière globale et le niveau de vie général (paragraphes 43 et 44 ci‑dessus). Le législateur doit continuellement ajuster la rémunération des fonctionnaires de manière à respecter ce principe, et la Cour constitutionnelle fédérale a établi des normes détaillées et spécifiques aux fins de l’appréciation du caractère adéquat de la rémunération des fonctionnaires, dont une obligation de tenir compte des résultats obtenus dans le cadre des conventions collectives applicables aux contractuels du secteur public relevant du droit privé, ainsi que de l’évolution de l’indice des salaires nominaux moyens et de l’indice des prix à la consommation (paragraphe 45 ci-dessus). Selon l’Association des fonctionnaires allemands et Syndicat de négociation de conventions collectives, l’augmentation de la rémunération des contractuels du secteur public est donc généralement répercutée à l’identique dans les dispositions législatives qui régissent la rémunération des fonctionnaires afin que soit respectée l’obligation constitutionnelle de fournir à ces derniers une rémunération adéquate (paragraphe 97 ci‑dessus). La formation et les responsabilités du fonctionnaire ainsi que le salaire brut moyen des contractuels du secteur public ayant des qualifications et responsabilités comparables font aussi partie des éléments pris en compte dans le cadre de l’examen du caractère adéquat de la rémunération des fonctionnaires (paragraphe 45 ci‑dessus). Enfin, c’est le revenu net du fonctionnaire qui est déterminant aux fins de l’examen du caractère adéquat de sa rémunération : ce revenu doit assurer, à lui et à sa famille, un niveau de vie qui corresponde aux fonctions qu’il exerce et qui ne permette pas uniquement de satisfaire ses besoins élémentaires (paragraphe 44 ci‑dessus).

134. Si seul un fonctionnaire, à titre individuel, peut engager une procédure de contrôle juridictionnel afin que soit apprécié le caractère adéquat de sa rémunération, le syndicat de l’intéressé est libre de lui apporter son soutien lors de la procédure. Dans certaines affaires pertinentes, la Cour constitutionnelle fédérale a d’ailleurs invité les syndicats à communiquer leurs observations en qualité d’amicus curiae (voir les observations, non contestées, du Gouvernement, au paragraphe 90 ci-dessus). Notant que, dans plusieurs affaires, la Cour constitutionnelle fédérale a conclu que la rémunération des fonctionnaires ne respectait pas les dispositions de l’article 33 § 5 de la Loi fondamentale et a ordonné au législateur compétent d’édicter des dispositions conformes au principe d’alimentation (paragraphe 46 ci‑dessus), la Cour considère que les fonctionnaires disposent d’un moyen effectif d’exercer, par la voie judiciaire, leur droit constitutionnel individuel de percevoir une rémunération adéquate, autrement dit, que les fonctionnaires disposent d’un autre moyen effectif de défendre leurs intérêts relativement à une condition de travail essentielle, et qu’ils peuvent bénéficier dans ce cadre du soutien de leur syndicat.

δ) Sur les droits de représentation et de codécision

135. Enfin, le droit interne exige que la représentation des fonctionnaires soit assurée. Les fonctionnaires sont représentés par des comités du personnel (paragraphe 50 ci‑dessus). Ces derniers, en vertu du droit de codécision qui leur est garanti, peuvent prendre part aux débats concernant les questions de personnel, les questions sociales et les questions organisationnelles qui concernent, entre autres, les fonctionnaires ; ils peuvent également conclure des conventions de service avec les administrations concernées (ibidem). Si ces droits ne font pas intervenir les syndicats, la Cour doit toutefois en tenir compte lorsqu’elle analyse l’interdiction de faire grève imposée aux fonctionnaires : en effet, les dispositifs en cause permettent aux intéressés de participer au processus de fixation des règles relatives à certaines de leurs conditions de travail. De plus, la Cour relève que dans certains Länder, l’État et les organisations faîtières doivent s’entendre sur les règles générales concernant les questions soumises à codécision (ibidem).

iii. Les objectifs poursuivis par l’interdiction de faire grève

136. La Cour rappelle qu’elle admet l’argument du Gouvernement selon lequel l’interdiction de faire grève imposée aux fonctionnaires, combinée avec plusieurs droits fondamentaux complémentaires sanctionnables en justice (paragraphes 43-46 ci-dessus), a pour objectif global d’assurer une bonne administration. Ce système, qui est fondé sur la réciprocité et qui renferme des droits et devoirs interdépendants (paragraphes 24, 26 et 34 ci‑dessus), garantit l’exécution effective de la mission confiée à la fonction publique, et assure ainsi la protection de la population, la fourniture de services d’intérêt général et la protection des droits consacrés par la Convention en préservant l’efficacité de l’administration publique dans une multiplicité de situations (paragraphe 118 ci-dessus). À cet égard, elle observe, plus généralement, que les restrictions au droit de grève peuvent servir à protéger les droits d’autrui, lesquels ne se limitent pas aux droits de l’employeur pris dans un conflit du travail, et qu’elles peuvent servir à permettre à l’État de s’acquitter des obligations positives qui lui incombent en vertu du droit constitutionnel, de la Convention et d’autres traités relatifs aux droits de l’homme (National Union of Rail, Maritime and Transport Workers, précité, § 82, et Association of Academics, décision précitée, § 30).

137. Dans le cas des requérants, la restriction litigieuse poursuivait le but, énoncé ci-dessus, consistant à assurer une bonne administration. Les décisions disciplinaires ont été prises dans le but, d’une part, d’assurer la continuité de l’enseignement dans les établissements scolaires publics, et, d’autre part, de sauvegarder le droit d’autrui à l’instruction protégé par l’article 7 § 1 de la Loi fondamentale (paragraphe 37 ci‑dessus), l’article 2 du Protocole no 1 à la Convention et d’autres instruments internationaux (paragraphe 63 ci‑dessus). La Cour souligne que le droit à l’instruction, indispensable à la réalisation des droits de l’homme, occupe une place fondamentale dans une société démocratique (Leyla Şahin, précité, § 137, et Timishev c. Russie, nos 55762/00 et 55974/00, § 64, CEDH 2005‑XII). L’enseignement primaire et secondaire revêt une importance fondamentale pour l’épanouissement personnel et la réussite future de tout enfant (Catan et autres c. Moldova et Russie [GC], nos 43370/04 et 2 autres, § 144, CEDH 2012 (extraits)). Certes, la Convention ne dicte pas comment l’enseignement doit être dispensé, et encore moins de quel statut les enseignants doivent relever. Toutefois, la Cour insiste sur l’importance majeure qui s’attache, du point de vue des politiques publiques, à ce que l’État mette en place un système éducatif efficient, à même d’offrir aux enfants bénéficient un enseignement et une éducation dignes de confiance sur les notions de liberté, de démocratie, de droits fondamentaux et de l’état de droit (Godenau c. Allemagne, no 80450/17, § 54, 29 novembre 2022). Elle ne peut qu’approuver la position du Comité des Ministres qui consiste à dire que l’éducation est essentielle au développement de la culture démocratique, sans laquelle les institutions et sociétés démocratiques ne peuvent fonctionner, et que les pouvoirs publics devraient faire de l’éducation de qualité un élément fondamental de leurs politiques (paragraphe 64 ci-dessus).

iv. Les autres droits associés au statut de fonctionnaire

138. Au-delà des droits accordés aux fonctionnaires et à leurs syndicats aux fins de la défense des intérêts professionnels en jeu, le droit interne accorde aux fonctionnaires plusieurs droits qui procèdent de leur statut, y compris le droit à un emploi à vie et le droit de percevoir une rémunération adéquate à vie, notamment après leur retrait du service actif ou en cas de maladie (paragraphes 43 et 47 ci-dessus). Selon l’Association des fonctionnaires allemands et Syndicat de négociation de conventions collectives, le statut de fonctionnaire se traduit en Allemagne par une rémunération nette supérieure à celles des contractuels du secteur public exerçant des fonctions comparables, ainsi que par de meilleures conditions en matière d’assurance maladie et de pension de retraite (paragraphe 97 ci‑dessus ; voir aussi les observations des parties, paragraphes 82, 83 et 88 ci‑dessus). En Allemagne, le statut de fonctionnaire est donc plus avantageux que celui de contractuel du secteur public à plusieurs égards, à la fois sur le plan juridique et en ce qui concerne les conditions matérielles qui en découlent (comparer, a contrario, avec Demir et Baykara, précité, § 168, où la Cour a considéré que la référence générale du gouvernement turc à une position privilégiée des fonctionnaires par rapport aux autres travailleurs ne suffisait pas à justifier l’exclusion des fonctionnaires municipaux du droit de négociation collective ; voir aussi les tierces observations de l’Association des fonctionnaires allemands et Syndicat de négociation de conventions collectives (paragraphe 97 ci-dessus), qui soutient que les fonctionnaires en Türkiye ne se trouvent pas dans une situation significativement meilleure que les contractuels du secteur public, que ce soit en matière de rémunération, d’assurance maladie ou de pension de retraite). À cet égard, la Cour observe également que les conditions d’emploi – rémunération et nombre d’heures d’enseignement dispensées – des enseignants du secteur public sont plus favorables en Allemagne que dans la plupart des autres Parties contractantes (voir les observations, non contestées, du Gouvernement faisant référence aux rapports de l’OCDE, paragraphe 88 ci-dessus ; voir aussi Fédération des syndicats de travailleurs offshore et autres, décision précitée, où la Cour a tenu compte du niveau de rémunération dans le secteur en cause dans son appréciation de la proportionnalité d’une mesure interdisant la poursuite d’une grève et imposant le recours obligatoire à l’arbitrage).

v. La possibilité d’enseigner dans un établissement scolaire public en tant que contractuel du secteur public jouissant du droit de grève

139. La Cour remarque en outre qu’il n’y a pas d’interdiction générale du droit de grève dans le service public en Allemagne puisque les contractuels du secteur public, qui représentent 62 % environ de l’ensemble des employés du service public (voir les observations, non contestées, du Gouvernement, au paragraphe 92 ci-dessus), jouissent, eux, du droit de grève. Dans les Länder où les requérants travaillent ou ont travaillé, les enseignants du secteur public peuvent, en principe, relever soit du statut de fonctionnaire soit du statut de contractuel (paragraphes 83, 92 et 97 ci-dessus). Les requérants étaient conscients de cette dualité de statuts concernant les enseignants du secteur public. Les grèves auxquelles ils ont participé avaient été organisées en partie pour soutenir des enseignants relevant du statut de contractuel (paragraphes 9-11 et 33 ci-dessus) et le grief de discrimination soulevé par les requérants devant la Cour repose sur le fait que les enseignants relevant du statut de contractuel n’ont reçu aucune sanction pour avoir participé à la même grève (paragraphe 148 ci-dessous).

140. Les parties sont en désaccord sur la question de savoir si les requérants avaient la possibilité d’enseigner dans le secteur public sous le statut de contractuel (paragraphes 83 et 92 ci-dessus). Sur la question du choix de leur statut au moment du recrutement des requérants, choix que ceux‑ci disent ne pas avoir eu, la Cour prend note de l’argument du Gouvernement selon lequel les deuxième et troisième requérants se sont d’emblée portés candidats pour des postes de fonctionnaires uniquement. Sur le formulaire de candidature utilisé à l’époque par le troisième requérant figurait la case suivante : « candidature valable aussi pour un poste de contractuel du secteur public ». Or, l’intéressé n’a pas coché cette case. La première requérante avait même précédemment exercé ses fonctions d’enseignante en qualité de contractuelle du secteur public, obtenant par la suite le statut de fonctionnaire après en avoir expressément fait la demande (paragraphe 92 ci-dessus). Quant à la possibilité de passer du statut de fonctionnaire à celui de contractuel du secteur public, les deux parties conviennent que, en théorie, il faudrait que le fonctionnaire concerné demande à être licencié pour être réembauché ensuite comme contractuel. Contrairement aux requérants, qui arguent qu’un fonctionnaire ayant été licencié n’aurait aucune garantie d’être réembauché en tant que contractuel du secteur public (paragraphe 83 ci-dessus), le Gouvernement soutient que dans la pratique, le changement de statut, impliquant que le fonctionnaire en question soit ultérieurement réembauché en tant que contractuel, serait négocié avant que ce dernier ne demande son licenciement, et que l’affirmation des requérants consistant à dire qu’une demande de licenciement ferait courir au fonctionnaire le risque de se trouver sans emploi est donc infondée. Il affirme que pareil changement de statut est une pratique bien établie qui existe dans tous les Länder, y compris dans le cas des requérants. Il explique que le fait que très peu d’enseignants relevant du statut de fonctionnaire choisissent de passer au statut de contractuel s’explique par l’attractivité du statut de fonctionnaire (paragraphe 92 ci‑dessus), ce qui cadre en substance avec la thèse des requérants qui consiste à dire que le passage du statut de fonctionnaire à celui de contractuel présenterait certains inconvénients. La Cour constate que les requérants n’ont pas démontré qu’ils avaient discuté avec leur employeur de la possibilité de passer du statut de fonctionnaire à celui de contractuel (paragraphe 83 ci‑dessus).

141. Les requérants invoquent l’existence d’une possibilité d’enseigner dans un établissement scolaire public en tant que contractuel jouissant du droit de grève à l’appui de leur thèse selon laquelle rien n’empêche les enseignants relevant du statut de fonctionnaire de faire grève. Il est vrai que les enseignants relevant du statut de contractuel et jouissant du droit de grève représentaient une certaine part des enseignants du secteur public dans les Länder où les requérants travaillaient – entre 8,5 % et 20 % en 2020/2021 selon les chiffres communiqués par le Gouvernement (paragraphe 92 ci‑dessus) et entre 20 % et 25 % à l’échelle nationale selon les requérants (paragraphe 83 ci-dessus) – et que, par conséquent, des perturbations dues aux enseignants grévistes pouvaient toucher, et ont effectivement touché, le secteur de l’enseignement. Se pose donc la question de savoir si, plutôt que d’imposer une interdiction générale de faire grève aux enseignants fonctionnaires, il aurait été possible d’envisager des mesures moins restrictives, comme une obligation de service minimum dans les établissements scolaires publics ou un droit de grève limité, soumis à certaines conditions, pour les enseignants fonctionnaires (paragraphe 55 ci‑dessus). Les requérants arguent que nul ne conteste que leur participation aux grèves n’a causé aucun préjudice puisque des mesures avaient été prises en interne pour les remplacer, et que de manière générale, les enseignants jouissant du droit de grève sont attachés au droit à l’instruction. De plus, ils soutiennent que des débrayages de courte durée suffisent à faire progresser le processus de négociation collective (paragraphe 80 ci-dessus).

142. L’interdiction litigieuse de faire grève qui s’impose aux fonctionnaires est une mesure générale ancrée dans la Loi fondamentale, telle qu’interprétée par la Cour constitutionnelle fédérale ; elle est le reflet d’un long consensus démocratique en Allemagne ainsi que du résultat de la mise en balance de différents intérêts, potentiellement concurrents. La question centrale qui se pose à la Cour dans le cadre de l’examen de la proportionnalité de cette mesure n’est donc pas celle de savoir s’il aurait été possible d’adopter des règles moins restrictives, ni même si l’État peut prouver que, sans l’interdiction litigieuse, le but consistant à assurer la continuité de l’enseignement public ne serait pas atteint. Il s’agit plutôt de déterminer si, en ne faisant aucune exception pour les enseignants du secteur public relevant du statut de fonctionnaire, le législateur constitutionnel a agi dans le cadre de sa marge d’appréciation (Animal Defenders International, précité, § 110). C’est à cet égard que la possibilité offerte aux requérants d’enseigner dans un établissement scolaire public en tant que contractuels du secteur public jouissant du droit de grève doit être prise en compte aux fins de l’appréciation de la proportionnalité de l’interdiction de faire grève imposée aux intéressés du fait de leur statut de fonctionnaire (voir aussi, mutatis mutandis, Travaš c. Croatie, no 75581/13, 4 octobre 2016, où un enseignant avait sciemment et volontairement opté pour un régime spécial lorsqu’il était devenu professeur d’éducation religieuse, régime qui prévoyait certains privilèges mais aussi une obligation d’allégeance particulière aux enseignements et à la doctrine de l’Église et par conséquent certaines restrictions à sa vie privée, et, plus généralement, Savickis et autres, précité, § 183, concernant le net élargissement de la marge d’appréciation dans les cas où le choix du statut en question procédait en partie d’un choix individuel). Par sa décision de mettre en place pour les enseignants du secteur public deux statuts différents, et de faire en sorte que le statut assorti d’une interdiction de faire grève soit considérablement plus attractif dans la pratique (comme le montrent les chiffres pertinents), l’État défendeur a, en substance, réduit l’impact que des grèves pourraient avoir sur les établissements scolaires du secteur public.

vi. La sévérité des mesures disciplinaires litigieuses

143. Bien que la question principale qui se pose dans le cas d’espèce concerne inévitablement les conséquences de l’interdiction de faire grève – cette interdiction constituant l’un des éléments fondateurs de l’organisation globale de la fonction publique en Allemagne – plutôt que la sévérité des sanctions qui ont été prises contre les requérants pour non-respect de cette interdiction, force est à la Cour de constater que la première requérante a reçu un blâme (paragraphe 9 ci-dessus), tandis que les deuxième et troisième requérants se sont vu infliger une amende administrative de 100 EUR chacun (paragraphe 10 ci-dessus). La quatrième requérante, quant à elle, s’était initialement vu imposer une amende administrative de 1 500 EUR (paragraphe 11 ci-dessus), laquelle a été réduite en appel à 300 EUR, mais la décision disciplinaire prise contre elle n’a pas été exécutée, celle-ci étant devenue caduque puisque l’intéressée avait, de sa propre initiative, quitté la fonction publique (paragraphe 17 ci-dessus). Les mesures disciplinaires infligées aux requérants n’étaient donc pas sévères (comparer, a contrario, avec Urcan et autres, précité, §§ 34-35, et Saime Özcan, précité, §§ 22‑23, où des sanctions pénales avaient été infligées à des enseignants qui avaient participé à des grèves organisées par leurs syndicats).

iii. Appréciation globale

144. Eu égard à ce qui précède, la Cour rappelle que la restriction litigieuse au droit de grève des fonctionnaires, y compris des enseignants relevant de ce statut, comme les requérants en l’espèce, est sévère par nature (paragraphes 123-127 ci-dessus). Cependant, si le droit de grève est un élément important de la liberté syndicale, la grève ne constitue pas pour les syndicats et leurs membres le seul moyen par lequel il peuvent protéger les intérêts professionnels en jeu, et les États contractants sont en principe libres de décider des mesures qu’ils entendent prendre pour garantir le respect de l’article 11, tant qu’ils veillent dans le même temps à ce que la liberté syndicale ne se trouve pas vidée de sa substance en conséquence des restrictions imposées (paragraphe 128 ci-dessus). À cet égard, la Cour souligne que dans l’État défendeur, plusieurs garde-fous institutionnels ont été mis en place pour permettre aux fonctionnaires, et à leurs syndicats, de défendre les intérêts professionnels en jeu (paragraphes 128-135 ci‑dessus). Comme il a été expliqué ci-dessus, la loi confère à ces syndicats le droit de participer à la rédaction des dispositions législatives applicables aux fonctionnaires, lesquels jouissent également d’un droit constitutionnel individuel de percevoir une rémunération adéquate, droit qu’ils peuvent faire valoir en justice. La Cour considère que prises dans leur globalité, ces mesures permettent aux syndicats de fonctionnaires et aux fonctionnaires eux‑mêmes de défendre de manière effective les intérêts professionnels en jeu. Le taux élevé de syndicalisation constaté parmi les fonctionnaires d’Allemagne est le signe de l’effectivité, dans la pratique, des droits syndicaux garantis aux fonctionnaires. À cet égard, il est intéressant de relever que dans ses tierces observations, l’Association des fonctionnaires allemands et Syndicat de négociation de conventions collectives, qui est le plus important syndicat de fonctionnaires, représentant environ la moitié de tous les fonctionnaires, d’une part soutient que du fait des droits constitutionnels associés à leur statut, les fonctionnaires ont déjà tout ce qu’ils pourraient obtenir par la grève, et, d’autre part plaide contre l’octroi aux fonctionnaires d’un droit de grève (paragraphes 97 et 129 ci-dessus).

145. En outre, contrairement à l’affaire Enerji Yapı-Yol Sen (arrêt précité, § 32), où une circulaire, qui avait été prise cinq jours avant un jour de grève nationale et interdisait aux fonctionnaires d’y participer, était rédigée en des termes généraux sans qu’il eût été procédé à une mise en balance des impératifs des fins énumérées au paragraphe 2 de l’article 11, l’interdiction de faire grève imposée aux fonctionnaires en l’espèce est une mesure générale qui procède de la mise en balance de différents intérêts constitutionnels potentiellement concurrents.

146. Rappelant que plus les justifications invoquées à l’appui d’une mesure générale sont convaincantes, moins la Cour attache de l’importance aux conséquences de cette mesure dans le cas particulier soumis à son examen (Animal Defenders International, précité, § 109), la Cour considère qu’en l’espèce, les conséquences de l’interdiction de faire grève ne l’emportent pas sur les justifications solides et convaincantes, exposées ci-dessus, qui ont été avancées à l’appui des restrictions ayant découlé de cette mesure générale, et qui ont été présentées par le gouvernement défendeur et ressortent de l’appréciation approfondie à laquelle la Cour constitutionnelle s’est livrée. En particulier, eu égard à l’ensemble des mesures prises pour permettre aux syndicats de fonctionnaires et aux fonctionnaires eux-mêmes de défendre les intérêts professionnels en jeu, l’interdiction de faire grève n’a pas vidé la liberté syndicale des fonctionnaires de sa substance. Partant, cette interdiction ne touche pas à un élément essentiel de la liberté syndicale des fonctionnaires telle que garantie par l’article 11 de la Convention (paragraphes 99 et 109‑111 ci-dessus). De plus, les mesures disciplinaires prises contre les requérants n’étaient pas sévères (paragraphe 143 ci-dessus) et elles poursuivaient, en particulier, le but important que constitue la protection des droits consacrés par la Convention grâce à une administration publique efficace (en l’espèce, le droit d’autrui à l’instruction) ; par ailleurs, les juridictions internes ont justifié les mesures disciplinaires en cause par des motifs pertinents et suffisants, et elles ont procédé à une mise en balance approfondie des intérêts concurrents en jeu en cherchant à appliquer la jurisprudence de la Cour tout au long de la procédure interne. Les conditions matérielles d’emploi des enseignants relevant du statut de fonctionnaire en Allemagne (paragraphe 138 ci-dessus) militent en outre en faveur d’un constat de proportionnalité des mesures litigieuses en l’espèce, tout comme la possibilité d’enseigner dans un établissement scolaire public en relevant du statut de contractuel du secteur public titulaire du droit de grève (paragraphes 139-142 ci-dessus).

147. La Cour parvient donc à la conclusion que les mesures disciplinaires prises contre les requérants n’ont pas excédé la marge d’appréciation reconnue à l’État défendeur dans les circonstances de l’espèce et se sont révélées proportionnées aux importants buts légitimes poursuivis. Dès lors, il n’y a pas eu violation de l’article 11 de la Convention.

III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 14 COMBINÉ AVEC L’ARTICLE 11 DE LA CONVENTION

148. Les requérants allèguent que, parce qu’ils relevaient du statut de fonctionnaire, ils ont fait l’objet de mesures disciplinaires pour avoir participé à des grèves et ont donc été victimes, dans la jouissance de leurs droits garantis par la Convention, d’une discrimination par rapport à leurs homologues employés sous le régime de droit privé, ceux-ci, soutiennent-ils, n’ayant pas été sanctionnés pour les mêmes faits. Ils invoquent l’article 14 combiné avec l’article 11 de la Convention.

149. Sur ce point, le Gouvernement affirme que les requérants n’ont pas épuisé les voies de recours internes ainsi que l’exige l’article 35 § 1 de la Convention, et que les requêtes sont donc irrecevables. Il soutient que devant la Cour constitutionnelle fédérale, les requérants ne se sont pas plaints, que ce soit explicitement ou en substance, d’une violation de l’article 14 de la Convention ou d’une violation du droit constitutionnel correspondant, à savoir le droit à l’égalité de traitement (article 3 de la Loi fondamentale).

150. Les requérants soutiennent qu’ils ont bien épuisé les voies de recours internes. Ils arguent que tout au long de la procédure devant les juridictions internes, y compris devant la Cour constitutionnelle fédérale, ils ont soulevé en substance un grief tiré d’une différence de traitement entre, d’une part, les enseignants relevant du statut de fonctionnaire et ne jouissant pas du droit de grève et, d’autre part, les enseignants relevant du régime de droit privé et jouissant du droit de grève. Ils estiment qu’il n’était pas nécessaire de mentionner explicitement les dispositions législatives concernées (articles 14 de la Convention et 3 de la Loi fondamentale). À l’appui de leur allégation, ils renvoient aux extraits suivants du mémoire produit par le troisième requérant, M. Grabs, dans le cadre de son recours constitutionnel :

« [Page 8] Il est incompréhensible que le même lien de loyauté ne fasse pas obstacle à une grève de travailleurs et d’employés, alors qu’une interdiction du droit de grève est imposée aux fonctionnaires. »

« [Page 132] (…) La Convention européenne des droits de l’homme ne permet de structurer distinctement le droit de grève qu’en fonction des différentes tâches/fonctions exercées. Si le droit interne assigne la même tâche (l’enseignement) à la fois à des fonctionnaires et à des enseignants relevant de régimes de droit privé, aucune distinction ne saurait se justifier dans ces conditions. La distinction qui est pratiquée dans le secteur public en Allemagne entre les employés encadrés par une convention collective et jouissant du droit de grève et les fonctionnaires relevant d’un régime de droit public et ne jouissant pas du droit de grève ne correspond donc pas à la distinction permise sur la base de l’article 11 § 2 de la Convention. »

151. La Cour rappelle que la règle de l’épuisement des voies de recours internes a pour finalité de permettre à un État contractant d’examiner, et ainsi de prévenir ou redresser, la violation de la Convention qui est alléguée contre lui. Certes, il n’est pas toujours nécessaire que la Convention soit explicitement invoquée dans la procédure interne : il suffit que le grief soit soulevé « au moins en substance ». Cela signifie que le requérant doit avancer des arguments juridiques d’effet équivalent ou similaire fondés sur le droit interne, de manière à permettre aux juridictions nationales de redresser la violation alléguée. Toutefois, ainsi qu’il ressort de la jurisprudence de la Cour, pour permettre véritablement à un État contractant de prévenir ou de redresser la violation alléguée, il faut, afin de déterminer si le grief porté devant la Cour a effectivement été soulevé auparavant en substance devant les autorités internes, tenir compte non seulement des faits mais aussi des arguments juridiques du requérant. En effet, « il serait contraire au caractère subsidiaire du dispositif de la Convention qu’un requérant, négligeant un argument possible au regard de la Convention, puisse devant les autorités nationales invoquer un autre moyen pour contester une mesure litigieuse, et par la suite introduire devant la Cour une requête fondée sur l’argument tiré de la Convention » (Hanan c. Allemagne [GC], no 4871/16, § 148, 16 février 2021).

152. La Cour note que les quatre requérants ont tous été représentés devant la Cour constitutionnelle fédérale par un avocat, et que tous ont introduit des recours constitutionnels distincts. Les intéressés ont présenté des arguments très complets et détaillés et ont abondamment invoqué la jurisprudence de la Cour, la pratique du CEDS et le droit international du travail tel qu’interprété par les organes compétents de contrôle à l’appui de leur thèse selon laquelle ils devaient se voir accorder le droit de grève en tant qu’enseignants fonctionnaires n’exerçant aucun pouvoir de puissance publique ; ils ont soutenu que, faute pour elles d’avoir interprété le droit national conformément à ces normes européennes et internationales, les juridictions administratives avaient violé les articles 9 § 3 de la Loi fondamentale et 11 de la Convention (paragraphe 19 ci-dessus). La Cour observe que trois des quatre requérants n’ont même pas argué devant elle qu’ils avaient formulé une quelconque observation relative à une discrimination alléguée par rapport aux contractuels relevant d’un régime de droit privé, alors qu’elle leur avait explicitement demandé de se référer aux éléments pertinents tirés de leurs recours constitutionnels. Au lieu de cela, les requérants ont renvoyé aux extraits susmentionnés qui provenaient uniquement du mémoire produit dans le cadre du recours constitutionnel du troisième requérant. La Cour observe que ce mémoire, préparé par deux avocats, compte 149 pages en tout, et que les arguments juridiques relatifs à la violation alléguée de l’article 11 y sont développés de manière très approfondie et détaillée. Le premier des deux extraits susmentionnés figure dans la partie résumant les arguments avancés par le troisième requérant devant la cour administrative (page 8 du recours constitutionnel). Le second figure quant à lui dans la partie du mémoire qui analyse de manière approfondie la jurisprudence de la Cour relative à l’article 11 et sa transposabilité aux fonctionnaires d’Allemagne (page 132 du mémoire) ; ce second extrait renvoie d’ailleurs expressément à l’article 11 § 2 de la Convention.

153. La Cour estime qu’on ne saurait voir dans les deux extraits précités, inclus incidemment dans le mémoire du troisième requérant – lequel se caractérise par des observations très complètes et détaillées concernant une violation alléguée de l’article 11 de la Convention –, un grief de discrimination suffisamment étayé auquel la Cour constitutionnelle fédérale aurait légitimement été censée répondre. Le troisième requérant n’a fourni aucun argumentaire approfondi de nature à expliquer pourquoi, selon lui, il pouvait prétendre à un droit de grève au motif que l’absence d’un tel droit se serait traduite par une discrimination par rapport aux contractuels du secteur public. Le recours constitutionnel introduit par ce requérant était axé dans sa globalité sur une allégation de violation des articles 9 § 3 de la Loi fondamentale et 11 de la Convention, allégation à laquelle la Cour constitutionnelle fédérale a répondu de manière très détaillée. Il serait contraire à l’objectif visé par la règle de l’épuisement des voies de recours internes que les deux extraits susmentionnés, formulés de manière incidente, soient considérés comme suffisants – eu égard, surtout, au fait que les développements consacrés à l’article 11 étaient extrêmement approfondis – pour que la Cour conclue que le requérant a satisfait à cette règle relativement à un grief tiré de l’article 14. Comme on pouvait s’y attendre au vu de la manière dont le recours constitutionnel du troisième requérant était formulé, la Cour constitutionnelle fédérale s’est exclusivement livrée à un examen approfondi de la violation alléguée de l’article 11 de la Convention, sans se pencher sur les articles 14 de la Convention et 3 de la Loi fondamentale. La Grande Chambre dévierait donc de la finalité de la règle de l’épuisement si elle venait à présent à examiner pour la première fois sous l’angle de l’article 14 combiné avec l’article 11 une affaire que les requérants ont plaidée au niveau interne sur le terrain de l’article 11 et dans le cadre de laquelle la Cour constitutionnelle a procédé à un examen approfondi sous l’angle de ce dernier article. À cet égard, la Cour rappelle que l’appréciation faite par les juridictions internes est particulièrement importante dans les cas où une discrimination est alléguée, ces affaires soulevant des questions complexes quant à la base de comparaison et à la justification de la différence de traitement alléguée (Vučković et autres c. Serbie (exception préliminaire) [GC], nos 17153/11 et 29 autres, 25 mars 2014, et Avis consultatif relatif à la différence de traitement entre les associations de propriétaires « ayant une existence reconnue à la date de la création d’une association communale de chasse agréée » et les associations de propriétaires créées ultérieurement [GC], demande no P16-2021-002, Conseil d’État français, § 66, 13 juillet 2022).

154. L’exception soulevée par le Gouvernement doit donc être accueillie, et cette partie de la requête est déclarée irrecevable pour non-épuisement des voies de recours internes, en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.

IV. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION

155. Les requérants allèguent en outre sous l’angle de l’article 6 § 1 de la Convention que la Cour constitutionnelle fédérale n’a pas répondu à leur argument essentiel qui consiste à dire que leur droit de grève en tant que fonctionnaires était reconnu par le droit international du travail.

156. Le Gouvernement ne voit aucune violation de l’article 6 § 1 de la Convention. Il estime que la Cour constitutionnelle fédérale a examiné de manière approfondie les arguments des requérants relatifs aux droits constitutionnels des fonctionnaires et, en particulier, les arguments relatifs aux effets de la Convention et des arrêts pertinents rendus par la Cour. Il argue que ce faisant, la Cour constitutionnelle fédérale a aussi tenu compte des effets du droit international du travail sur la jurisprudence de la Cour. Il en conclut que la question des effets des obligations internationales de l’Allemagne, découlant notamment du droit international du travail, concernant un éventuel droit de grève a été traitée de manière exhaustive.

157. La Cour rappelle que si l’article 6 § 1 oblige effectivement les tribunaux à motiver leurs décisions, cette obligation ne peut se comprendre comme exigeant une réponse détaillée à chaque argument (Perez c. France [GC], no 47287/99, § 81, CEDH 2004-I). La Cour constitutionnelle fédérale a longuement évoqué la jurisprudence de la Cour en matière de liberté syndicale et, ce faisant, elle a expliqué que la Cour avait tenu compte d’autres instruments internationaux dans son interprétation de l’article 11 de la Convention (paragraphe 32 ci-dessus). La Cour considère donc que la haute juridiction a suffisamment traité la question des obligations internationales de l’Allemagne, découlant du droit international du travail notamment, concernant l’existence éventuelle d’un droit de grève, et qu’elle a motivé de manière précise et explicite son rejet de la thèse des requérants selon laquelle ils jouissaient du droit de grève (Petrović et autres c. Monténégro, no 18116/15, §§ 41 et 43, 17 juillet 2018).

158. En conséquence, ce grief est manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et doit être déclaré irrecevable en application de l’article 35 § 4.

PAR CES MOTIFS, LA COUR,

1. Déclare, à l’unanimité, les requêtes recevables quant au grief fondé sur l’article 11 de la Convention et irrecevable pour le surplus ;

2. Dit, par seize voix contre une, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 11 de la Convention.

Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des Droits de l’homme à Strasbourg, le 14 décembre 2023, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Johan Callewaert                   Síofra O’Leary
Adjoint à la greffière                   Présidente

___________

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé des opinions séparées suivantes :

– opinion concordante du juge Ravarani ;

– opinion dissidente du juge Serghides.

S.O.L.
J.C.

OPINION CONCORDANTE DU JUGE RAVARANI

(Traduction)

J’ai voté avec mes collègues en faveur d’un constat de non-violation de l’article 11 de la Convention relativement à la sanction que les requérants se sont vu infliger pour avoir participé à une grève en dépit de l’interdiction générale de faire grève qui leur était imposée du fait de leur statut de fonctionnaire.

Un choix personnel. De fait, l’Allemagne semble être le seul État membre du Conseil de l’Europe à imposer une interdiction générale aux fonctionnaires du secteur de l’éducation (paragraphe 67 de l’arrêt). Le système allemand présente une autre particularité, à savoir la coexistence de deux trajectoires professionnelles dans le système éducatif – l’une relevant du statut de fonctionnaire, sans droit de grève, l’autre de celui de contractuel du secteur public, avec droit de grève – et la possibilité de choisir l’une ou l’autre de ces trajectoires, en ayant même le droit de passer de l’une à l’autre. L’arrêt explique en détail que l’enseignement dans le secteur public est dispensé non seulement par des fonctionnaires, mais aussi par des contractuels du secteur public ayant le droit de grève (paragraphes 139 et suivants de l’arrêt). Il est important de noter, bien que les requérants aient contesté ce point, qu’un enseignant peut choisir sa trajectoire professionnelle au moment de son embauche, et qu’un enseignant relevant du statut de fonctionnaire peut passer à celui d’agent contractuel de l’État. Bien sûr, on pourrait se demander pourquoi il faudrait que les avantages conférés par le statut de fonctionnaire soient compensés par une interdiction générale de faire grève ; toutefois, et même si se pose la question de savoir si ce choix est réellement libre, l’absence du droit de grève peut être considérée comme la conséquence d’un choix emportant renonciation à ce droit pour quiconque opterait pour une carrière de fonctionnaire. C’est cet aspect qui m’a conduit à voter en faveur d’un constat de non‑violation de l’article 11 de la Convention.

Certains questionnements. Je me sens cependant obligé d’ajouter quelques explications concernant mon vote, car je nourris de sérieux doutes quant à la plupart des autres motifs invoqués par les autorités allemandes à l’appui de leur décision d’imposer aux fonctionnaires du secteur de l’éducation une telle interdiction générale de faire grève. Mes doutes portent sur la légitimité du but poursuivi, ainsi que sur la proportionnalité de cette mesure. Il convient de garder à l’esprit, dans ce contexte, que quelle que soit l’ampleur de la marge d’appréciation laissée à l’État membre à cet égard, c’est non pas une simple restriction au droit de grève, mais bien une interdiction générale de ce droit, imposée à une certaine catégorie de personnes, qui est en jeu en l’espèce. Or, cette interdiction est fondée non pas sur les spécificités des tâches accomplies par ces personnes, mais sur leur statut de fonctionnaire.

Le droit d’autrui à l’instruction. S’il n’y a aucun problème à considérer dans le cadre de l’exercice d’appréciation de la proportionnalité que la bonne administration constitue un but légitime de l’interdiction de faire grève et un objectif valide poursuivi par cette mesure, il est tout de même possible de se demander si la protection des droits d’autrui (paragraphes 118 et 136 et suivants de l’arrêt) peut justifier une telle interdiction générale. C’est aller très loin que d’admettre un tel but comme légitime. Dans de nombreuses circonstances, en effet, une grève portera effectivement atteinte aux droits d’autrui, dans le domaine de l’accès aux soins médicaux notamment. Or, le but même d’une grève n’est-il pas de provoquer des perturbations et d’affecter – du moins indirectement – la situation d’autrui, par exemple dans les domaines du transport ou de la collecte des déchets ? Le fait de reconnaître les droits d’autrui comme un but légitime propre à justifier une interdiction de faire grève, qui de plus est considérée comme une mesure proportionnée, n’ouvrira-t-il pas les vannes d’une interdiction du droit de grève dans n’importe quel domaine d’activité ? Les activités humaines sont intimement liées les unes aux autres et chacune d’elles a des répercussions sur les droits et le confort d’autrui. De nombreux aspects de la vie humaine relèvent des droits protégés par l’article 8 de la Convention. Faudrait-il envisager chaque répercussion négative qu’une grève pourrait avoir sur ces droits comme une atteinte aux droits d’autrui ?

L’éducation relève-t-elle d’un « service essentiel » ? Dans son arrêt, la Cour constitutionnelle fédérale a considéré que l’éducation faisait partie des activités fondamentales de l’administration de l’État, domaine dans lequel l’article 11 § 2 de la Convention permet des restrictions au droit de grève. Il faut garder à l’esprit, dans ce contexte, que le droit à l’instruction, dont personne ne peut sérieusement contester l’importance, n’est généralement pas considéré comme relevant d’un service essentiel – en ce qu’il impliquerait l’exercice de prérogatives de puissance publique au nom de l’État ou la fourniture de services essentiels – au sens des instruments internationaux spécialisés (paragraphes 55, 58 et 125 de l’arrêt). Il est vrai que, comme il a été rappelé dans le paragraphe 126 de l’arrêt, la tâche de la Cour se limite à l’interprétation de la Convention et à l’examen de la question de savoir si la législation interne pertinente, telle qu’elle a été appliquée aux requérants, est proportionné aux fins de l’article 11 § 2 de la Convention. Toutefois, il ressort de la jurisprudence constante de la Cour que la Convention ne peut s’interpréter dans le vide mais doit autant que faire se peut s’interpréter de manière à se concilier avec les autres règles du droit international, dont elle fait partie intégrante (voir, par exemple, Demir et Baykara c. Turquie [GC], no 34503/97, §§ 76 et suivants, 12 novembre 2008 ; voir aussi Al-Adsani c. Royaume-Uni [GC], no 35763/97, § 55, 21 novembre 2001, et Hassan c. Royaume-Uni, [GC], no 29750/09, § 77, 16 septembre 2014). Ici, le décalage par rapport à la position adoptée par la quasi-totalité des instances internationales spécialisées est frappant. De plus, la jurisprudence même de la Cour appelle à une approche restrictive de la notion de membre de l’administration[9]. D’ailleurs, si l’éducation doit être considérée comme un service essentiel ne souffrant aucune perturbation, pourquoi les enseignants relevant du statut de contractuel jouissent-ils du droit de grève ?

Je ne suis pas davantage convaincu par un autre argument que la Cour constitutionnelle fédérale a développé dans son arrêt et qui consiste à dire que scinder les fonctionnaires en deux groupes, l’un jouissant du droit de grève, l’autre non, en fonction des tâches accomplies par les uns ou les autres entraînerait des difficultés de mise en œuvre liées à la notion de puissance publique. En effet, d’autres États, où certains fonctionnaires jouissent du droit de grève et d’autres non, parviennent bien à opérer cette distinction.

L’argument de l’« indissociabilité ». Les autorités allemandes considèrent que l’interdiction de faire grève imposée aux fonctionnaires s’inscrit dans un « système intégré caractérisé par différents paramètres », et qu’elle est donc contrebalancée par divers facteurs. Selon elles, autoriser le droit de grève en sus de tous les autres avantages conférés par le statut de fonctionnaire reviendrait à mettre en place un système « à la carte ».

Il est possible, sans entrer dans le détail de cet ensemble de droits et devoirs « indissociables », de mettre certains points en évidence. Si le principe d’« alimentation » et celui de l’emploi à vie constituent assurément des arguments de poids, la question simple qui se pose dans ce contexte est celle de savoir pourquoi l’existence d’un devoir de loyauté et de neutralité, le fait de jouir d’une carrière prévisible et la nécessité d’un dévouement total devraient empêcher les fonctionnaires de faire grève. Serait-il loyal de faire grève dans le secteur privé, mais pas dans le secteur public ? Ainsi, un médecin relevant du statut de salarié, dont la mission est de sauver des vies, pourrait-il faire grève quand un fonctionnaire du secteur de l’éducation ne jouirait pas de ce droit ? Pourquoi le fait de faire grève traduirait-il un manque de loyauté chez les fonctionnaires et non chez les autres personnes employées dans le secteur public ? Est-il réellement impossible de respecter toutes les obligations pertinentes tout en jouissant du droit de grève ? Pour le dire simplement, est‑il déloyal en soi de faire grève ? Bien sûr, l’organisation d’une grève peut dénoter un manque de loyauté, surtout si la grève en question vise à perturber la fourniture de services essentiels. Toutefois, pareille action peut légitimement être interdite ou limitée, et combattue efficacement par la voie judiciaire.

Certes, les fonctionnaires en Allemagne disposent d’autres moyens que la grève pour défendre leurs intérêts auprès de leur employeur. Ils ont ainsi le droit, d’une part, de fonder des syndicats et de s’y affilier – les syndicats étant autorisés par la loi à participer au processus d’élaboration des lois relatives à la fonction publique – et, d’autre part, d’attaquer l’État en justice s’ils estiment que leur rémunération n’est plus adéquate. Toutefois, et une fois encore, le droit de grève remettrait-il fondamentalement ces droits en question ? Certains aménagements pourraient s’avérer nécessaires, mais cela ne devrait pas être une raison pour imposer aux fonctionnaires une interdiction générale du droit de grève[10]. En outre, la portée du droit d’ester en justice n’est pas tout à fait claire. Ce droit va-t-il au-delà du droit de réclamer une meilleure rémunération et inclut-il, par exemple, le droit de demander de meilleures conditions de travail ?

Conclusion. Si la possibilité offerte aux enseignants du secteur public de l’éducation en Allemagne de choisir entre le statut de fonctionnaire et celui de contractuel du secteur public peut servir à établir la légitimité et la proportionnalité d’une interdiction absolue de faire grève concernant les fonctionnaires quand les contractuels du secteur public sont autorisés à faire grève, on peut à tout le moins se poser quelques questions quant à la validité des autres motifs avancés pour justifier une telle interdiction.

 

OPINION DISSIDENTE DU JUGE SERGHIDES

(Traduction)

Introduction

1. Les quatre requérants dans la présente affaire étaient, à l’époque des faits, des enseignants d’établissements scolaires publics qui bénéficiaient du statut de fonctionnaire selon le droit allemand. Ils soutiennent devant la Cour que les mesures disciplinaires dont ils ont fait l’objet parce qu’ils avaient participé à une grève, ainsi que l’interdiction générale de faire grève qui était imposée aux fonctionnaires et sur laquelle se fondaient ces mesures, ont violé leur droit à la liberté de réunion et d’association, tel que garanti par l’article 11 de la Convention, lequel se lit comme suit :

« 1. Toute personne a droit à la liberté de réunion pacifique et à la liberté d’association, y compris le droit de fonder avec d’autres des syndicats et de s’affilier à des syndicats pour la défense de ses intérêts.

2. L’exercice de ces droits ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. Le présent article n’interdit pas que des restrictions légitimes soient imposées à l’exercice de ces droits par les membres des forces armées, de la police ou de l’administration de l’État. »

En particulier, les quatre requérants ont participé à des grèves, notamment à une manifestation organisée par le Syndicat des enseignants et chercheurs, dont ils étaient membres, pendant leurs heures de travail, afin de protester contre la dégradation des conditions de travail des enseignants (paragraphe 8 de l’arrêt).

2. Comme la deuxième chambre de la Cour constitutionnelle fédérale l’a dit dans son arrêt du 12 juin 2018, il était interdit à tous les fonctionnaires allemands, ce qui incluait les requérants, de participer à des actions syndicales ou revendicatives. En d’autres termes, tous les fonctionnaires étaient frappés d’une interdiction totale de faire grève, du seul fait de leur statut.

3. La Cour, dans son arrêt, observe à juste titre que l’interdiction de faire grève imposée aux fonctionnaires, y compris aux enseignants relevant de ce statut, procède de celui-ci et est absolue, ajoutant que la restriction au droit de grève des fonctionnaires d’Allemagne, des requérants notamment, peut donc être qualifiée de sévère (paragraphes 123 et 144 de l’arrêt).

4. Si j’ai voté pour le point 1 du dispositif du présent arrêt, déclarant recevable le grief relatif à l’article 11 de la Convention et irrecevable le reste des griefs, j’ai voté contre le point 2 du dispositif, selon lequel il n’y a pas eu violation de l’article 11 de la Convention. J’ai du mal, d’un point de vue méthodologique, conceptuel et matériel, à souscrire à l’arrêt et notamment à son approche, en ce qu’elle conduit à un constat d’absence de violation de l’article 11.

I. La corrélation entre les droits de négociation collective et de grève et le droit à la liberté d’association

5. Le droit de grève est un droit de l’homme à caractère collectif. Comme l’explique Ruth Ben-Israel[11] :

« Si le droit de grève doit être considéré sur le plan du droit international des droits de l’homme comme le droit pour les travailleurs de refuser de façon concertée d’accomplir leur travail afin de faire avancer la négociation collective, il doit donc aussi être qualifié, sur ce plan-là, de droit collectif. La raison en est que les éléments constitutifs de ce droit correspondent à la définition des droits collectifs, au moins pour ce qui est de la mise en œuvre de l’arrêt de travail. En effet, il s’agit non pas d’un droit dont est titulaire l’intéressé individuellement, mais de quelque chose qui – bien que ce dernier en soit titulaire – doit être exercé conformément à une décision du groupe et de concert avec les autres membres de celui-ci. »

6. La Cour voit dans le droit de négociation collective un élément essentiel du droit à la liberté d’association consacré à l’article 11 § 1 (paragraphe 100 du présent arrêt, et Demir et Baykara [GC], no 34503/97, § 154, CEDH 2008). En outre, comme le reconnaît le présent arrêt (paragraphe 104), « [l]e droit de grève est, pour les syndicats, un moyen de faire entendre leur voix et un outil important aux fins de la protection des intérêts professionnels de leurs membres, et, pour les travailleurs syndiqués, un outil important aux fins de la défense de leurs intérêts ».

7. Or, l’arrêt considère que la question de savoir si une interdiction de faire grève touche à un élément essentiel de la liberté syndicale en ce que, compte tenu des circonstances, pareille mesure viderait cette liberté de sa substance – question que la Cour a laissée en suspens jusqu’à présent –, relève du contexte de la cause et qu’il faut y répondre non pas in abstracto ou en considérant isolément l’interdiction de faire grève mais en se livrant à un examen global qui tienne compte de la totalité des mesures que l’État défendeur a prises pour garantir la liberté syndicale, et d’un certain nombre d’autres points, notamment les droits individuels (paragraphes 109-110 de l’arrêt). Une telle approche rappelle celle de l’équité globale (et de la mise en balance des droits y associée), que la Cour emploie sur le terrain du droit à un procès équitable au titre de l’article 6 de la Convention.

8. Très respectueusement, je défends sur cette question un point de vue différent. Je considère que le droit de grève est en toutes circonstances une composante, un élément ou un aspect indispensable du droit à la liberté d’association, en particulier à la liberté syndicale, garanti par l’article 11 de la Convention[12]. Le caractère et la nature du droit de grève, en tant qu’élément de la liberté d’association, ne peuvent dépendre de circonstances spécifiques et varier d’un cas à l’autre : ce droit fait partie de « l’ADN » – et de la norme d’effectivité – de la liberté d’association et il faut toujours le traiter comme tel. Il serait paradoxal que le droit de négociation collective soit reconnu par la jurisprudence (Demir et Baykara, précité, § 154) comme un élément essentiel de la liberté d’association et que le droit de grève, qui est intrinsèquement et indissociablement lié au droit de négociation collective, soit quant à lui considéré comme un élément essentiel de la liberté d’association non pas en toutes circonstances, mais plutôt selon les circonstances de chaque cas d’espèce. Comme les requérants le soutiennent fort justement sur ce point (paragraphe 77 de l’arrêt) :

« Le lien nécessaire entre le droit de négociation collective et le droit de grève constituerait un principe juridique reconnu dans le monde entier et un élément de droit international coutumier (). Ce principe serait illustré par celui, célèbre, qui voudrait que « sans droit de grève, la négociation collective ne serait que supplication collective » et que le Tribunal fédéral du travail et le droit international du travail auraient reconnu. À l’inverse, dénier à tous les fonctionnaires le droit de grève signifierait aussi les priver du droit de négociation collective. Or, ce droit serait reconnu comme un élément essentiel du droit à la liberté d’association garanti par l’article 11. Sans possibilité effective de participer à des actions revendicatives organisées par des syndicats, le seul droit d’adhérer à un syndicat serait insignifiant. »

Il existe donc sans aucun doute un lien fonctionnel entre le droit de négociation collective et le droit de grève.[13]

9. Le droit de grève est une valeur essentielle de toute société démocratique. L’ancien rapporteur spécial des Nations Unies sur la liberté d’association et de réunion, Maina Kiai, dans un communiqué de presse (9 mars 2017) [14], a reconnu et souligné avec perspicacité que le droit de grève était un corollaire intrinsèque du droit fondamental à la liberté d’association et qu’il existait un lien entre ce droit et la démocratie [traduction du greffe] :

« Le droit de grève est également un corollaire intrinsèque du droit fondamental à la liberté d’association. Il est crucial que des millions de femmes et d’hommes dans le monde entier fassent valoir collectivement leurs droits sur le lieu de travail, notamment leur droit à des conditions de travail justes et favorables, et à travailler dans la dignité et sans craindre l’intimidation et la persécution. De plus, les actions de protestation contre la politique sociale et économique du gouvernement et contre les pratiques néfastes des entreprises sont parmi les libertés civiles fondamentales dont le respect est essentiel à l’exercice effectif des droits syndicaux. Le droit de former de telles actions permet de dialoguer davantage sur un pied d’égalité avec les entreprises et les gouvernements, et les États membres ont l’obligation positive de protéger ce droit et l’obligation négative de ne pas entraver son exercice.

En outre, la protection du droit de grève ne tient pas simplement au respect par les États de leurs obligations juridiques. Il s’agit également pour eux de créer des sociétés démocratiques et équitables qui soient faites pour durer. La concentration du pouvoir à un seul endroit – qu’il soit entre les mains du gouvernement ou des entreprises – conduit inévitablement à l’érosion de la démocratie et à une aggravation des inégalités et de la marginalisation, avec toutes les conséquences qui en découlent. Le droit de grève est un frein à cette concentration du pouvoir.

Je déplore les diverses tentatives d’atteintes au droit de grève constatées aux niveaux national et multilatéral. À cet égard, je salue le rôle positif que le groupe gouvernemental de l’OIT a joué dans la défense du droit de grève des travailleurs en reconnaissant que « sans protection de ce droit de grève, la liberté syndicale et, en particulier, le droit d’organiser des activités pour promouvoir et protéger les intérêts des travailleurs ne peuvent être pleinement garantis ».

J’appelle instamment toutes les parties prenantes à veiller à ce que le droit de grève soit intégralement préservé et respecté à travers le monde et dans tous les secteurs. »

Le lien entre droit de grève et démocratie a été plus minutieusement étudié par Jeffry Vogt, Janice Bellace, Lance Compa, KD Ewing, Lord Hendy QC, Klaus Lörcher et Tonia Novitz.[15]

10. L’arrêt ne voit pas que la grève vise à la négociation collective et que c’est le droit de négociation collective qui est restreint aussi par les mesures contestées[16].

11. Il est pertinent de noter que le mot « y compris » employé à l’article 11 § 1 de la Convention montre que la brève énumération des droits connexes qui y est faite n’est pas limitative, ce qui laisse la possibilité d’y inclure le droit de grève. L’interprétation que la Cour fait de la liberté d’association, pour ce qui est de savoir si le droit de grève est un élément de cette liberté, est très restrictive et va à l’encontre du principe d’effectivité, qui exige que les droits soient interprétés et appliqués extensivement et que, à l’inverse, toute restriction qui leur est imposée soit interprétée de manière étroite et restrictive.

12. L’article 8 du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels de 1967, texte international qui a dix-sept ans de moins que la Convention, reprend presque mot pour mot en son paragraphe 2 la seconde phrase de l’article 11 § 2 de la Convention et dispose expressément en son paragraphe 1 d) que les États parties au Pacte s’engagent à garantir le droit de grève (voir également le paragraphe 53 du présent arrêt). En outre, l’article 22 § 1 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques de 1966, même s’il ne prévoit pas expressément le droit de grève, a été interprété par le Comité des droits de l’homme des Nations Unies comme consacrant un tel droit (voir également le paragraphe 54 du présent arrêt). Comme le souligne le présent arrêt au paragraphe 62, la Cour interaméricaine des droits de l’homme, s’appuyant sur des textes internationaux, a dit que le droit de grève pouvait être considéré comme un principe général de droit international et qu’il s’agissait d’une « composante essentielle » de la liberté d’association et de la liberté syndicale. Elle a toutefois estimé que l’exercice du droit de grève pouvait faire l’objet de restrictions ou être interdit uniquement pour les fonctionnaires investis de prérogatives de puissance publique et exerçant une autorité au nom de l’État, ainsi que pour les travailleurs fournissant des services essentiels (ibidem). Vogt, Bellace, Compa, Ewing, Lord Hendy, Lörcher et Novitz soutiennent fermement, arguments convaincants à l’appui, que le droit de grève a valeur de droit international coutumier[17].

Je pense donc que la Cour européenne des droits de l’homme devrait suivre la même approche que celle de la Cour interaméricaine des droits de l’homme. Si le droit de grève est un principe général de droit international – ce qui, à mon avis, est le cas – il devrait être considéré comme tel et respecté par tous les tribunaux internationaux et nationaux. Après tout, la Convention fait partie du droit international et doit être interprétée en harmonie avec les principes généraux de droit international, ce qui est un attribut ou un aspect du principe d’effectivité.

13. En outre, le Comité des droits économiques, sociaux et culturels des Nations Unies, dans son Observation sur les obligations de l’Allemagne au titre des conventions no 87 et 98 de l’Organisation internationale du travail, sur « la liberté syndicale et la protection du droit syndical » et sur « le droit d’organisation et de négociation collective » (ratifiées par l’Allemagne), respectivement, a rappelé, entre autres, que tous les agents des services publics, autres que ceux affectés à l’administration de l’État, devaient jouir des droits de négociation collective et, en particulier, du droit de faire grève (paragraphe 56 de l’arrêt).

14. Surtout, la Confédération européenne des syndicats, la Confédération allemande des syndicats et le Syndicat des enseignants et chercheurs soutiennent tous, en leur qualité de tiers intervenants dans la procédure devant la Cour, qu’une interdiction absolue de faire grève imposée à tous les fonctionnaires – et en particulier aux enseignants, qui selon les intervenants n’exercent pas de prérogatives de puissance publique – et procédant uniquement du statut des intéressés s’analyse en une violation de l’article 11 de la Convention, considérant donc ainsi que le droit de grève est un élément essentiel du droit à la liberté d’association.

II. Les passages critiques de l’arrêt avec lesquels je suis en désaccord

15. Les passages critiques ou cruciaux de l’arrêt avec lesquels je suis en désaccord se trouvent aux paragraphes 114-115, qui sont ainsi libellés :

« 114. Le Gouvernement soutient que les mesures litigieuses visaient notamment la protection des droits et libertés d’autrui et se justifiaient donc au regard de la première phrase de l’article 11 § 2. Il ajoute que ce n’est pas sur la seconde phrase de cet article qu’il s’est fondé en premier lieu (paragraphe 85 ci‑dessus). Dans ces circonstances, la Cour ne juge pas nécessaire de répondre à la question – non tranchée dans l’arrêt Vogt c. Allemagne (26 septembre 1995, § 68, série A no 323) – de savoir si les enseignants relevant du statut de fonctionnaire, comme les requérants, peuvent aux fins de l’article 11 § 2 in fine être considérés comme des « membres de l’administration de l’État ». Elle rappelle toutefois que la notion d’« administration de l’État » appelle une interprétation étroite, tenant compte du poste occupé par le fonctionnaire concerné (Vogt, précité, § 67, Grande Oriente d’Italia di Palazzo Giustiniani c. Italie, no 35972/97, § 31, CEDH 2001-VIII, et Demir and Baykara, précité, §§ 97 et 107).

115. Pour être justifiée au regard de la première phrase de l’article 11 § 2, l’ingérence litigieuse doit être « prévue par la loi », viser un ou plusieurs buts légitimes et être « nécessaire, dans une société démocratique » pour atteindre ce ou ces buts. Pour qu’elle puisse être considérée comme nécessaire dans une société démocratique, il faut qu’il soit démontré que l’ingérence en cause répond à un « besoin social impérieux », que les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier sont pertinents et suffisants et qu’elle est proportionnée au but légitime visé. Il faut avoir égard au juste équilibre à ménager entre les intérêts concurrents de l’individu et de la société dans son ensemble (Association of Academics, décision précitée, § 25). »

III. Aucune interdiction absolue n’est assimilable à une restriction relevant de la première phrase de l’article 11 § 2

16. Si l’arrêt reconnaît que l’interdiction de faire grève imposée aux fonctionnaires, y compris aux enseignants sous le statut de fonctionnaire, comme les requérants à l’époque des faits, s’analyse en une interdiction absolue, totale et générale du droit à la liberté de réunion et d’association, fondée sur le seul statut de fonctionnaire dont bénéficient ces personnes, il omet néanmoins de considérer qu’une telle interdiction, de par sa nature, ne peut souffrir aucune exception et n’est pas ni ne peut être soumise à un quelconque critère de proportionnalité ou de mise en balance, indépendamment des faits et circonstances de la cause. Une interdiction absolue ou générale est une interdiction inconditionnelle qui, de par sa nature, est l’exemple même de la rigidité, voire d’une rigidité extrême, en ce qu’elle ne laisse place à aucune exception ni à une mise en balance des intérêts. Il s’agit d’une interdiction globale et complète qui englobe tous les aspects ou éléments en la matière, sans exception. Ainsi, l’arrêt ne voit pas qu’une telle interdiction absolue emporte automatiquement violation de l’article 11 § 1 de la Convention, sans qu’un examen plus approfondi ne soit nécessaire sous l’angle de l’article 11 § 2. Une interdiction, proscription ou restriction absolue vaut déni total du droit concerné. L’arrêt voit plutôt dans l’interdiction de faire grève pour les fonctionnaires une restriction relevant de la première phrase de l’article 11 § 2 de la Convention et il l’examine à l’aune des exigences de cette disposition (paragraphes 113-147 de l’arrêt).

17. Dès lors, cette façon de traiter une interdiction absolue et totale est conceptuellement erronée, en ce qu’elle conduit à une interprétation et une application totalement déficientes de l’article 11, contraires au principe d’effectivité, qui consiste à protéger effectivement le droit concerné et milite contre toute rigidité et tout formalisme. Par exemple, cela n’a aucun sens d’examiner si une interdiction absolue est nécessaire dans une société démocratique en se servant du critère de proportionnalité, comme le fait l’arrêt aux paragraphes 119 à 147, alors qu’une telle interdiction, par sa nature même, ne peut satisfaire à ce critère. Plus simplement, le déni total d’un droit, qui est l’effet de l’interdiction absolue dont il est question en l’espèce, ne peut, par nature, être proportionné. À mon humble avis, puisqu’aucun critère de proportionnalité ne peut être associé à une interdiction absolue, il est non seulement sans pertinence mais aussi illogique que l’arrêt traite en premier lieu du droit des fonctionnaires à ce que l’État leur octroie une rémunération adéquate (« le principe d’alimentation », voir paragraphes 43-46 de l’arrêt) et des autres droits conférés aux fonctionnaires (mentionnés aux paragraphes 133-138 de l’arrêt), pour rechercher ensuite si ces droits, qui donnent lieu à des bénéfices et avantages tenant au statut, sont susceptibles de compenser l’interdiction absolue. Quoi qu’il en soit, une interdiction absolue de faire grève viole directement et automatiquement le droit à la liberté de réunion et d’association, et ne laisse aucune place à un contrôle et une appréciation plus approfondis.

J’estime que le principe d’effectivité, par son application défensive, fait fonction de système immunitaire du droit garanti par l’article 11 § 1. Il s’oppose à ce qu’une interdiction absolue trouver sa place ou s’impose sur le terrain de la première phrase de l’article 11 § 2, au regard de laquelle une telle interdiction est plutôt un agent pathogène ou un parasite.

18. La Cour ne peut pas et ne doit pas chercher à modifier la nature d’une interdiction absolue, un déni total contraire à l’article 11, en l’assimilant à une limitation ou une restriction relevant de la première phrase de l’article 11 § 2. Une telle approche, en plus d’être conceptuellement erronée, est également dénuée de pragmatisme.

19. Il y a autre conclusion de l’arrêt qui me pose réellement problème : au paragraphe 144, après avoir rappelé que « la restriction litigieuse au droit de grève des fonctionnaires, y compris des enseignants relevant de ce statut, comme les requérants en l’espèce, est sévère par nature », la Cour dit ceci :

« Cependant, si le droit de grève est un élément important de la liberté syndicale, la grève ne constitue pas pour les syndicats et leurs membres le seul moyen par lequel il peuvent protéger les intérêts professionnels en jeu, et les États contractants sont en principe libres de décider des mesures qu’ils entendent prendre pour garantir le respect de l’article 11, tant qu’ils veillent dans le même temps à ce que la liberté syndicale ne se trouve pas vidée de sa substance en conséquence des restrictions imposées (paragraphe 128 ci-dessus). »

J’ai vraiment beaucoup de mal à accepter que le choix des modalités d’exercice un droit de l’homme ou d’une liberté fondamentale repose non pas sur la volonté du titulaire du droit ou de la liberté en question, mais sur celle (« libres ») de l’État contractant. Les droits de l’homme et les libertés fondamentales garantis par la Convention sont censés bénéficier aux individus et non aux États. Pour la même raison, et au vu de tout ce que j’ai expliqué dans la présente opinion, je ne puis souscrire à la conclusion suivante de l’arrêt (paragraphe 147) :

« La Cour parvient donc à la conclusion que les mesures disciplinaires prises contre les requérants n’ont pas excédé la marge d’appréciation reconnue à l’État défendeur dans les circonstances de l’espèce et se sont révélées proportionnées aux importants buts légitimes poursuivis. Dès lors, il n’y a pas eu violation de l’article 11 de la Convention ».

Comme expliqué ci-dessus, une interdiction absolue de faire grève ne peut, contrairement à ce qui est indiqué au paragraphe 147 de l’arrêt, être examinée sous l’angle de la première phrase de l’article 11 § 2 ; l’État défendeur ne jouit donc d’aucune marge d’appréciation pour prendre pareille décision au regard de cette disposition.

20. Même si je devais suivre le point de vue de la Cour selon lequel le caractère du droit de grève, en tant qu’élément essentiel de la liberté syndicale, dépend du contexte, une nouvelle fois, je m’opposerais à son approche consistant à examiner l’interdiction absolue sur le terrain de la première phrase de l’article 11 § 2. En effet, une telle approche ne peut permettre l’examen d’une interdiction absolue de faire grève en assimilant celle-ci à une limitation ou une restriction relevant de cette première phrase : c’est non pas le caractère du droit de grève en tant qu’élément essentiel du droit à la liberté d’association mais l’interdiction absolue qui ne se prête à aucun critère de proportionnalité sous l’angle de la première phrase de l’article 11 § 2.

IV. Les raisons qui ont poussé la Cour à trancher la présente affaire en s’appuyant seulement sur la première phrase de l’article 11 § 2

21. Analysons le paragraphe 114 de l’arrêt (précité) : ce que dit la Cour, c’est qu’elle « ne juge pas nécessaire de répondre à la question (…) de savoir si les enseignants relevant du statut de fonctionnaire, comme les requérants, peuvent aux fins de l’article 11 § 2 in fine être considérés comme des « membres de l’administration de l’État » parce que « [l]e Gouvernement soutient que les mesures litigieuses visaient notamment la protection des droits et libertés d’autrui et se justifiaient donc au regard de la première phrase de l’article 11 § 2 » et que « ce n’est pas sur la seconde phrase de cet article qu’il s’est fondé en premier lieu ». La Cour, dans la phrase suivante de l’arrêt, rappelle toutefois que « la notion d’« administration de l’État » appelle une interprétation étroite, tenant compte du poste occupé par le fonctionnaire concerné ».

22. Très respectueusement, les arguments exposés ci-dessus ne permettent pas d’expliquer de façon convaincante pourquoi la Cour a tranché la présente affaire en s’appuyant uniquement sur la première phrase de l’article 11 § 2. Le Gouvernement ne soutient pas qu’il ne s’appuie aucunement sur la seconde phrase de l’article 11 § 2. Ce qu’il dit, c’est qu’il ne s’appuie pas principalement sur cette seconde phrase, ce qui sous-entend qu’il s’y appuie aussi dans une certaine mesure. Il est important de noter que la Cour constitutionnelle fédérale allemande a clairement fondé son arrêt du 12 juin 2018 sur la première et la seconde phrases de l’article 11 § 2. C’est ce qui ressort à l’évidence du paragraphe 176 de ladite décision :

« Indépendamment de la question de savoir si l’interdiction de faire grève pour les fonctionnaires constitue une ingérence dans l’article 11 § 1 de la CEDH, elle est en tout état de cause justifiée au regard de l’article 11 § 2, première phrase (aa), et de l’article 11 § 2, seconde phrase, de la CEDH (bb), compte tenu des particularités du système allemand du fonctionnariat »

23. La Cour a décidé d’examiner la question sous l’angle de la première phrase de l’article 11 § 2, faisant sienne la position du Gouvernement selon laquelle les mesures litigieuses étaient justifiées au regard de cette première phrase parce qu’elles poursuivaient des buts légitimes et servaient notamment à protéger les droits et libertés d’autrui et à assurer une bonne administration (paragraphes 114, 118 et 136 de l’arrêt).

24. La Cour a évité d’examiner la question sous l’angle de la seconde phrase de l’article 11 § 2, tout en montrant qu’elle avait du mal à admettre que la mesure aurait pu relever de cette seconde phrase si elle avait eu à statuer sur cette question. Cette difficulté se reflète dans les propos suivants de la Cour : celle-ci « rappelle toutefois que la notion d’« administration de l’État » [au sens de l’article 11 § 2 in fine] appelle une interprétation étroite, tenant compte du poste occupé par le fonctionnaire concerné » (paragraphe 114 de l’arrêt).

25. Très respectueusement, l’approche suivie par la Cour est tout à fait erronée puisqu’elle a examiné la question sous l’angle de la première phrase de l’article 11 § 2, et il n’est pas nécessaire de revenir plus avant sur ce qui a été dit ci-dessus dans la partie III de la présente opinion, à savoir qu’aucune interdiction absolue n’est assimilable à une restriction relevant de la première phrase de l’article 11 § 2.

V. Une interdiction absolue, telle que l’interdiction de faire grève pour les fonctionnaires, peut-elle relever de l’article 11 § 2 in fine ?

26. J’ai dit dans une autre affaire que « [j]usqu’à présent, nous savons que la Convention énonce certains droits absolus, mais qu’elle ne prévoit aucune restriction absolue. Une restriction absolue conduit à l’anéantissement d’un droit ou à l’absence d’un droit. »[18] Or, à la lecture de l’ensemble de la Convention et de ses Protocoles, on peut trouver une restriction absolue, qui semble être la seule, à savoir celle prévue par la seconde phrase de l’article 11 § 2.

27. Selon moi, une interdiction absolue peut relever de la seconde phrase de l’article 11 § 2 à deux conditions : a) si elle est « légitime » et b) s’il s’agit de l’imposition de « restrictions légitimes (…) à l’exercice [du droit à la liberté de réunion pacifique et à la liberté d’association] de ces droits par les membres des forces armées, de la police ou de l’administration de l’État ».

28. Une telle interdiction, à la supposer légitime, peut être absolue à l’aune de la marge d’appréciation de l’État membre concerné car, contrairement à la première phrase de l’article 11 § 2, la seconde phrase précise que les restrictions ne doivent pas forcément être « nécessaires dans une société démocratique » (expression absente de la seconde phrase de l’article 11 § 2), et n’implique donc aucune exigence de proportionnalité. Le mot « légitimes » à l’article 11 § 2 in fine signifie que « les restrictions en cause doivent avoir une base en droit interne et (…) [n’implique] pas également une exigence de proportionnalité » [19]. Si l’exigence de nécessité devait également s’appliquer à la seconde phrase de l’article 11 § 2, celle-ci serait alors caduque car elle n’ajouterait rien à la première phrase ni ne constituerait une distinction par rapport à celle-ci. Or, il a également été avancé que « ce n’est pas simplement parce qu’une personne appartient à la catégorie concernée [c’est-à-dire à l’une des trois catégories de l’article 11 § 2 in fine] qu’une restriction devra être considérée en elle-même comme justifiée » [20]. Contrairement à ce point de vue, il me semble clair que rien n’empêche les Parties contractantes à la Convention d’imposer aux membres des trois catégories mentionnées dans la seconde phrase de l’article 11 § 2 des restrictions légitimes à l’exercice de leurs droits au titre de l’article 11 § 1, quand bien même l’interdiction qui en résulterait serait absolue. C’est évidemment une autre question de savoir si un État démocratique et social devrait juger bon, 73 ans après l’adoption de la Convention, d’imposer, à sa discrétion, une restriction aux membres des trois catégories concernées sous la forme d’une interdiction générale.

29. Dès lors, la seconde phrase de l’article 11 § 2 est une lex specialis par rapport à sa première phrase : elle constitue une exception à celle-ci, donc une exception à une exception au droit à la liberté de réunion et d’association puisqu’elle n’est pas soumise au principe de proportionnalité.

VI. La première et la seconde phrases de l’article 11 § 2 s’excluent-elles mutuellement ?

30. De mon point de vue, les première et seconde phrases de l’article 11 § 2 s’excluent mutuellement. Une interdiction absolue relevant de l’article 11 § 2 in fine ne peut pas non plus relever de l’article 11 § 2, première phrase, ce pour deux raisons. Premièrement, l’article 11 § 2 in fine, comme il a été dit précédemment, est une lex specialis par rapport à la première phrase de l’article 11 § 2, si bien que ces deux dispositions ne peuvent coexister pour la même question. Deuxièmement, une interdiction absolue ne peut, de par sa nature, être en même temps une restriction relevant de la première phrase de l’article 11 § 2, qui n’autorise pas de telles interdictions générales.

31. C’est une erreur de logique, contraire au principe aristotélicien fondamental de la non-contradiction[21], que d’avancer l’argument contraire – argument que semblent accepter le Gouvernement, la Cour et la Cour constitutionnelle fédérale allemande – selon lequel la question peut relever à la fois de la première et de la seconde phrases de l’article 11 § 2 (indépendamment de savoir si elle peut relever de la première phrase de l’article 11 § 2 à titre principal et de la seconde phrase à titre subsidiaire).

VII. Les mesures en cause peuvent-elles être justifiées au regard de l’article 11 § 2 in fine ?

32. Les mesures litigieuses ne peuvent être justifiées au regard de la seconde phrase de l’article 11 § 2 que a) si elles sont légitimes et b) si elles touchent des membres de l’un des trois groupes mentionnés dans cette disposition, à savoir les forces armées, la police ou l’administration de l’État.

33. Il n’est pas nécessaire d’examiner la première condition (légitimité) car la seconde (appartenance à l’un des trois groupes), comme nous l’expliquerons, n’est pas satisfaite en l’espèce.

34. Les requérants en l’espèce étaient des enseignants de l’école publique sous le statut de fonctionnaire qui n’appartenaient ni aux forces armées ni à la police, et la question se pose de savoir s’ils étaient membres de l’administration de l’État. La Cour, au paragraphe 114 du présent arrêt, précité, dit que la notion d’« administration de l’État » appelle une interprétation étroite, tenant compte du poste occupé par le fonctionnaire concerné » et elle se réfère à la jurisprudence antérieure pertinente.[22]

35. Cela est tout à fait conforme au principe d’effectivité qui, comme il a été indiqué précédemment, appelle une interprétation extensive du droit en question et une interprétation étroite et restrictive de ses limitations ou restrictions. À cet égard, la Cour dans l’affaire Demir et Baykara (précitée) a dit : « les limitations apportées aux droits doivent être interprétées restrictivement, d’une manière qui assure une protection concrète et effective des droits de l’homme » (ibidem, § 146). Sur ce point, le professeur Schabas soutient avec pertinence[23] :

« (…) la notion d’« administration de l’État » est d’interprétation stricte et la situation de la victime d’une violation de l’article 11 § 1 doit être soigneusement examinée afin de déterminer si elle relève de l’exception de la dernière phrase de l’article 11 § 2. Par exemple, les enseignants sont des agents publics mais ils ne sont pas considérés comme faisant partie de « l’administration de l’État ». »

36. Sans aucun doute, une interprétation de la notion de « membres de l’administration de l’État » qui y intégrerait indistinctement tous les fonctionnaires d’un pays serait non pas seulement une interprétation non étroite, mais en fait une interprétation très extensive. En outre, elle irait à l’encontre des interprétations tant littérales que téléologiques de la dernière phrase de l’article 11 § 2 et de l’article 11 dans son intégralité car, si les rédacteurs de la Convention avaient voulu que la dernière phrase de l’article 11 § 2 englobe tous les fonctionnaires, ils l’auraient non pas sous-entendu dans la notion d’« administration de l’État », mais affirmé plutôt explicitement. Par ailleurs, si cette phrase devait s’appliquer à tous les employés de l’État, il ne serait pas nécessaire de faire spécifiquement mention des trois catégories en question. Ainsi, il ressort clairement de la seconde phrase de l’article 11 § 2 qu’il ne devrait pas y avoir d’interdiction absolue sur le terrain de l’article 11 s’agissant de fonctionnaires autres que ceux appartenant aux trois catégories qui y sont citées, à savoir les membres des forces armées, de la police et de l’administration de l’État, de sorte qu’interpréter et appliquer cette phrase comme imposant une interdiction absolue à tous les agents publics serait une interprétation et une application contra legem de la Convention, violant le principe d’effectivité et l’article 11. En outre, il serait absurde d’étendre le champ d’application de la seconde phrase de l’article 11 § 2 à tous les agents publics, alors que son texte le limite expressément aux trois seules catégories.

37. A cet égard, la thèse avancée par les requérants est bien résumée au paragraphe 79 de l’arrêt et elle est très convaincante :

« Les requérants voient dans l’exercice de fonctions d’autorité au nom de l’État le critère déterminant aux fins de l’examen de la compatibilité avec l’article 11 de la Convention d’une interdiction de faire grève. Ils considèrent que les fonctionnaires ne peuvent se voir privés de leur droit de négociation collective et toute action revendicative connexe que dans le cas où ils exercent des fonctions d’autorité publique, et qu’aucune restriction ne peut leur être imposée s’ils n’en exercent aucune. Ils soutiennent que la Cour a conclu par le passé que l’interdiction du droit de grève ne doit pas s’appliquer à toutes les catégories de fonctionnaires (ils renvoient à cet égard à l’arrêt Yapı-Yol Sen c. Turquie, no 68959/01, § 32, 21 avril 2009) et que les enseignants relevant du statut de fonctionnaire n’appartiennent pas aux catégories d’agents dont le droit de grève peut faire l’objet de restrictions (ils renvoient sur ce point aux arrêts Kaya et Seyhan c. Turquie, no 30946/04, 15 septembre 2009, Urcan et autres c. Turquie, nos 23018/04 et 10 autres, 17 juillet 2008, Saime Özcan c. Turquie, no 22943/04, 15 septembre 2009, et İsmail Sezer c. Turquie, no 36807/07, 24 mars 2015). Ils estiment que priver tous les fonctionnaires, qu’ils exercent ou non des fonctions d’autorité publique, du droit de négociation collective et du droit de grève, et réduire ces droits à un simple droit d’organisation et de consultation, serait incompatible avec la jurisprudence de la Cour et le droit international du travail. Ils arguent que plusieurs instances internationales ont exprimé leurs préoccupations quant à l’interdiction du droit de grève imposée par l’Allemagne aux fonctionnaires n’exerçant pas de fonctions d’autorité publique. Ils font valoir que ces derniers, dans d’autres États Parties à la Convention, jouissent du droit de grève ».

38. Sur la base de ce qui a été soutenu ci-dessus, une interprétation de l’article 11 § 2 in fine qui engloberait dans la notion « l’administration de l’État » tous les agents publics non seulement serait une interprétation très extensive conduisant à des résultats déraisonnables et absurdes, mais irait aussi à l’encontre du principe d’effectivité, y compris sous son aspect concernant l’effet utile, ainsi qu’aux règles latines d’interprétation que sont noscitur a sociis et ejusdem generis.

39. La seconde phrase de l’article 11 § 2 constituant une exception à une exception (en l’occurrence la première phrase de l’article 11 § 2), l’aspect ou l’attribut du principe d’effectivité qui exige que les limitations ou restrictions des droits soient interprétées de manière étroite et restrictive devrait s’appliquer avec encore plus de rigueur et de méticulosité s’agissant de la limitation prévue dans la seconde phrase de l’article 11 § 2 que s’agissant de la limitation prévue dans la première phrase.

40. Sara Jötten et Felix Machts font remarquer ceci dans la conclusion de leur article pertinent[24] :

« Il faudra voir si les particularités du système de la fonction publique allemande, auxquelles la Cour constitutionnelle fédérale se réfère souvent, seront jugées suffisantes par la Cour EDH afin d’expliquer pourquoi l’interdiction de faire grève pour les fonctionnaires « dont les activités ne relèvent pas de l’administration de l’État en tant que tel » constituait une violation des droits de l’homme en Turquie [apparemment en référence à l’arrêt de Grande Chambre précité Demir et Baykara c. Turquie] alors que, dans le même temps, cette interdiction ne serait pas censée violer les mêmes droits fondamentaux des enseignants sous le statut de fonctionnaires en Allemagne. Il reste à espérer que la réponse puisse être donnée un jour à Strasbourg et qu’elle permette, quelle que soit l’issue, de stabiliser ou de réformer une fois pour toutes la fonction publique allemande. »

À mon humble avis, les différences dans le traitement de l’affaire et dans la conclusion entre le présent arrêt et l’arrêt Demir et Baykara (précité) ne sont absolument pas justifiables. Ce qui compte, ce ne sont pas tant les particularités du système de la fonction publique allemande que la cohérence dans l’interprétation et l’application de l’article 11 dans ces deux affaires, qui est plus importante. En d’autres termes, il ne devrait pas y avoir deux poids et deux mesures. Très respectueusement, au vu des arguments exposés dans la présente opinion, l’arrêt rendu par la Cour en l’espèce n’est pas le meilleur moyen de « stabiliser » une fois pour toutes la fonction publique allemande.

VIII. La Cour n’aurait pas dû examiner la question sous l’angle de la première phrase de l’article 11 § 2 sans avoir jugé au préalable qu’elle ne relevait de l’article 11 § 2 in fine

41. Nonobstant les arguments valables présentés ci-dessus, qui sont que la question ne relève ni de la première phrase ni de la seconde phrase de l’article 11 § 2, et nonobstant ce que la Cour a implicitement dit, à savoir que la question pourrait ne pas relever de la seconde phrase parce que les restrictions sont d’interprétation stricte, la Cour aurait dû commencer par examiner l’affaire sous l’angle de la seconde phrase de l’article 11 § 2, ce qu’elle n’a pas fait. Il aurait donc fallu tenir compte du fait que des considérations différentes s’appliquent pour chacune des phrases de l’article 11 § 2 du fait que la seconde phrase est plus spécifique par nature que la première, ainsi que du fait que la seconde phrase est une exception à une exception, comme il est indiqué ci-dessus.

42. Ainsi qu’il est soutenu ci-dessus, il est contradictoire que l’arrêt, tout en admettant que l’interdiction avait un caractère absolu, assimile néanmoins celle-ci à une interdiction non absolue en l’examinant sous l’angle de la première phrase de l’article 11 § 2. En outre, il est paradoxal et illogique qu’au lieu d’examiner l’interdiction absolue sous l’angle de la seconde phrase de l’article 11 § 2, où une interdiction absolue peut avoir sa place si les personnes concernées relèvent de l’une des trois catégories de fonctionnaires, l’arrêt procède à son examen sous l’angle de la première phrase de l’article 11 § 2, où une interdiction absolue n’a pas sa place.

43. Si une interdiction absolue ne peut être justifiée au regard de la seconde phrase de l’article 11 § 2 lorsqu’il s’agit de fonctionnaires autres que les membres des trois catégories expressément mentionnées dans cette phrase, il est tout à fait clair qu’elle ne peut l’être au regard de la première phrase de l’article 11 § 2, qui ne permet aucune interdiction absolue.

44. Malheureusement, la Cour laisse une fois de plus[25] sans réponse une question importante, celle de savoir si les enseignants sous le statut de fonctionnaire sont réputés faire partie de « l’administration de l’État ».

IX. Non-respect du principe de cohérence externe par rapport au droit et à la pratique internationaux

45. Avant de conclure, je tiens à souligner que l’article 11 de la Convention doit être lu à l’aune du principe de cohérence ou d’harmonie externe – en tant que volet du principe d’effectivité –, ce qui signifie que la Convention doit être interprétée conformément au droit international, dont il fait partie intégrante[26]. L’arrêt, dans sa partie intitulée « II. Le droit et la pratique internationaux » (paragraphes 51 à 64) renvoie à un nombre important de textes et de instruments internationaux. Or, non seulement ces éléments n’étayent pas l’approche adoptée par la Cour en l’espèce mais, au contraire, ils la contredisent. En particulier, comme l’ont également fait valoir les requérants et les tiers intervenants mentionnés au paragraphe 14 de la présente opinion, l’approche de la Cour n’est pas conforme à l’article 22 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (paragraphe 54 du l’arrêt), à l’article 8 du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels (paragraphe 53 de l’arrêt), au droit de l’Organisation internationale du travail (paragraphes 55 et 56 de l’arrêt), à l’article 6 § 4 de la Charte sociale européenne (paragraphes 57-60 de l’arrêt) et à l’article 28 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (paragraphe 61 de l’arrêt), tels qu’interprétés par les organes de contrôle compétents, ni à la jurisprudence de la Cour interaméricaine des droits de l’homme, qui a récemment jugé que le droit de grève constituait un « principe général de droit international » (paragraphe 62 de l’arrêt) et qui a dit que le droit de grève devait être reconnu comme un élément essentiel du droit à la liberté d’association.

46. Malheureusement, si la Cour se réfère au droit et à la pratique internationaux dans la partie « En droit » de son arrêt, elle ne les examine pas et n’en tient pas compte ultérieurement lorsqu’elle se penche sur le fond de l’affaire et adopte finalement une approche qui est incompatible avec eux.

Conclusion

47. Il peut être conclu, en sus de mon constat selon lequel le droit de grève est un élément essentiel du droit à la liberté d’association, que les mesures litigieuses dirigées contre les requérants ne pouvaient être justifiées au regard ni de la première ni de la seconde phrases de l’article 11 § 2 et qu’elles ont donc violé l’article 11 § 1 de la Convention.

48. En particulier, ces mesures ne peuvent être justifiées au regard de la première phrase de l’article 11 § 2 car elles reposaient sur une interdiction absolue qui n’a pas sa place sous l’angle de cette phrase, et elles ne peuvent pas davantage l’être au titre de la seconde phrase de ce même article car elles ne touchent pas des membres de l’un des trois groupes qui y sont cités.

49. L’interdiction absolue en question ne relevant ni de la première ni de la seconde phrase de l’article 11 § 2, elle se heurte directement au droit en question garanti par l’article 11 § 1, qui s’applique à « toute personne » et donc aussi aux fonctionnaires (voir également l’article 14 de la Convention, relatif à l’interdiction de discrimination). En d’autres termes, l’interdiction absolue en question, puisqu’elle ne tombe sous le coup d’aucune des deux phrases de l’article 11 § 2 et est rigide par nature, rend par elle-même et automatiquement ineffectif le droit à la liberté de réunion et d’association pacifiques et viole donc l’article 11. § 1 de la Convention.

50. À mon humble avis, la méthodologie que la Cour a suivie en ce qui concerne l’article 11, ainsi que l’interprétation et l’application qu’elle a faites de ce même article, sont erronées et injustifiées.

51. Très respectueusement, je regrette de devoir affirmer que les quatre requérants n’ont pas obtenu la protection qu’ils méritaient au titre de la Convention, de même que, du moins pour le moment, tous les fonctionnaires en Allemagne ou ailleurs en Europe qui ne sont pas membres de l’administration de l’État et qui souhaitent jouir de leur liberté d’association et notamment exercer leur droit de grève dans le présent ou dans le futur. Comme il est indiqué ci-dessus, l’interdiction visant le droit des requérants à la liberté de réunion et d’association était non seulement absolue et totale, mais aussi générale, ce qui appelle ici l’observation suivante. Le caractère à la fois absolu et général de l’interdiction, s’ajoutant au fait que celle-ci s’étendait à tous les fonctionnaires, donc à tous les membres d’une catégorie d’employés de la société, à savoir le secteur public par opposition au secteur privé, a pour conséquence problématique qu’un grand nombre de personnes au sein de la société sont frappées par cette mesure, qui peut emporter violation de leurs droits découlant de l’article 11. Par conséquent, plus cette interdiction absolue est appliquée généralement, plus le nombre de victimes potentielles d’une violation de l’article 11 est élevé.

52. Le droit garanti par l’article 11, en plus d’être un droit à caractère civil, est également un droit à caractère social, avec un élément moral prédominant, ce qui appelle un examen minutieux et particulier de la part de la Cour lorsqu’elle interprète et applique ce droit.

53. En toute modestie, je pense que le présent arrêt n’est pas conforme aux principes fondamentaux de la Convention que sont l’effectivité et le respect de la dignité humaine et constitue en quelque sorte une régression dans l’application de la doctrine selon laquelle la Convention est un instrument vivant qui s’adapte aux conditions actuelles de la société et à l’évolution du droit international. Contrairement à ce que soutient la majorité, l’approche suivie dans l’arrêt ne trouve pas non plus appui dans le principe de subsidiarité, qui accorde une marge d’appréciation aux États membres conformément à l’objectif premier de la Convention, qui est la protection effective des droits de l’homme.

54. En inscrivant le principe de subsidiarité dans le Préambule de la Convention, le Protocole no 15 à la Convention renforce ce principe, non pas en élargissant plus qu’auparavant la marge d’appréciation des États membres mais, au contraire, en soulignant dans le Préambule le véritable sens de ce principe, à savoir que la responsabilité première des États membres, sous le contrôle de la Cour, est d’assurer la protection effective des droits de l’homme, garantissant ainsi que le principe d’effectivité soit appliqué non seulement par la Cour dans l’exercice de son pouvoir de contrôle, mais également par les États membres. À cet égard, la Cour, dans l’arrêt Grzęda c. Pologne[27], a noté que le principe de subsidiarité imposait une responsabilité partagée ou collective entre les États parties et la Cour, et que les autorités et juridictions nationales devaient interpréter et appliquer le droit interne d’une manière qui donne plein effet à la Convention. En l’espèce, les autorités nationales non seulement ont outrepassé leur marge d’appréciation, mais elles ont aussi suivi une interprétation et application méthodologiques de l’article 11 totalement erronée, marginalisant ainsi le droit international pertinent.

55. En conclusion, j’estime qu’il y a eu une violation du droit des requérants à la liberté de réunion pacifique et à la liberté d’association, tel que prévu à l’article 11 § 1 de la Convention. Toutefois, il n’y a pas lieu selon moi d’aborder la question de la satisfaction équitable.

 

ANNEXE

Liste des affaires :

no no de requête Intitulé de l’affaire Date d’introduction Requérant(e)
Année de naissance
Représenté(e) par
1. 59433/18 Humpert c. Allemagne 10/12/2018 Karin HUMPERT
1961
Hans Rudolf BUSCHMANN
2. 59477/18 Wienrank c. Allemagne 10/12/2018 Kerstin WIENRANK
1960
Hans Rudolf BUSCHMANN
3. 59481/18 Grabs c. Allemagne 10/12/2018 Eberhard GRABS
1951
Hans Rudolf BUSCHMANN
4. 59494/18 Dahl c. Allemagne 10/12/2018 Monika DAHL
1965
Hans Rudolf BUSCHMANN

[1] Conférence internationale du travail, 101e session, 2012, Rapport de la CEACR, Rapport III(1B) : Donner un visage humain à la mondialisation (Étude d’ensemble sur les conventions fondamentales), document no ILC.101/III/1B (« l’étude d’ensemble de la CEACR (2012) »), §§ 117 et suivants, §§ 127 et 129 en particulier, https://www.ilo.org/ilc/ILCSessions/previous-sessions/101stSession/reports/reports-submitted/WCMS_174846/lang–en/index.htm (dernière consultation le 26 septembre 2023), et Compilation des décisions du Comité de la liberté syndicale (2018) (« Compilation des décisions du CLS (2018) »), §§ 828-830, https://www.ilo.org/dyn/normlex/en/f?p=NORMLEXPUB:70002:0::NO::P70002_HIER_ELEMENT_ID,P70002_HIER_LEVEL:3945366,1 (dernière consultation le 26 septembre 2023).
[2] Étude d’ensemble de la CEACR (2012), § 130.
[3] Étude d’ensemble de la CEACR (2012), § 131; Compilation des décisions du CLS (2018), § 830.
[4] Étude d’ensemble de la CEACR (2012), § 134; Compilation des décisions du CLS (2018), §§ 842 et 844-846. Voir aussi la décision du CLS dans le cas no 1528, qui portait sur le droit de grève des enseignants en Allemagne.
[5] c.-à-d l’arrêt en cause dans la présente affaire.
[6] Digest de jurisprudence du Comité européen des droits sociaux, 2018, p. 105, https://rm.coe.int/digest-2018-parts-i-ii-iii-iv-fr/1680939fa8 (dernière consultation le 26 septembre 2023).
[7] À cet égard, le Gouvernement renvoie au rapport de l’OCDE Regards sur l’éducation 2022, p. 441, https://read.oecd-ilibrary.org/education/education-at-a-glance-2022_3197152b-en#page443 (dernière consultation le 26 septembre 2023), et les indicateurs de l’OCDE. Allemagne – Note pays, 2022, pp. 2 et suiv., https://read.oecd‑ilibrary.org/education/education-at-a-glance-2022_9e9d0c62-en#page1 (dernière consultation le 26 septembre 2023).
[8] À titre d’exemple, le Gouvernement expose que Berlin compte une part relativement élevée de contractuels (69 %) parmi ses enseignants du secteur public, tandis que Hambourg compte parmi ses enseignants une majorité de fonctionnaires et relativement peu de contractuels (8,7 %). Il indique que les élèves de Berlin ont plus pâti des grèves que ceux de Hambourg (dix grèves comptant plus de 2 000 enseignants entre 2017 et 2022 à Berlin, contre un nombre d’enseignants grévistes plus faible ces dernières années à Hambourg, où la dernière grande grève remonterait à l’an 2000).
[9] Filip Dorssemont, « The Right to Take Collective Action under Article 11 ECHR », in Filip Dorssemont, Klaus Lörcher et Isabelle Schönmann (eds), The European Convention on Human Rights and the Employment Relation, Hart (Oxford et Portland) 2013, p. 351.
[10] Du droit de grève des fonctionnaires ne découle pas nécessairement le droit de négociation collective ; voir l’opinion concordante du juge Spielmann à laquelle se sont ralliés les juges Bratza, Casadevall et Villiger dans l’arrêt Demir et Baykara, précité.
[11] Ruth Ben-Israel, « Is the Right to Strike a Collective Human Right? », Israel Yearbook on Human Rights, Volume II, 1981, pp. 214-215.
[12] Voir, à ce sujet, Filip Dorssemont, « The Right to Take Collective Action under Article 11 ECHR », in Filip Dorssemont, Klaus Lörcher et Isabelle Schömann (dir. de publ.), The European Convention on Human Rights and the Employment Relation (Hart Publishing, Oxford, 2013), pp. 334-336.
[13] Voir, à ce sujet, Filip Dorssemont, « The Right to Take Collective Action under Article 11 ECHR », précité, p. 339.
[14] Voir le communiqué de Maina Kiai, ancien Rapporteur spécial des Nations Unies pour la liberté d’association et de réunion, 9 mars 2017, intitulé : « UN rights expert: Fundamental right to strike must be preserved » (consultable ici : www.ohchr.org/en/instruments-mechanisms/instruments/international-covenant-civil-and-political-rights).
[15] Voir Jeffrey Vogt, Janice Bellace, Lance Compa, K D Ewing, Lord Hendy QC, Klaus Lörcher et Tonia Novitz, The Right to Strike in International Law (Hart, Oxford, 2021), préface, xi-xiii.
[16] Voir aussi paragraphe 4 de l’opinion dissidente commune aux juges Serghides et Zünd jointe à l’arrêt Association des fonctionnaires allemands et Syndicat de négociation de conventions collectives c. Allemagne, nos 815/18 et 4 autres, 5 juillet 2022.
[17] Voir Vogt, Bellace, Compa, Ewing, Lord Hendy, Lörcher et Novitz, The Right to Strike in International Law, précité, chapitre 11, pp. 168-175.
[18] Voir le paragraphe 71 de l’exposé de mon opinion partiellement dissidente joint à l’arrêt Regner c. République tchèque [GC], n° 35289/11, 19 septembre 2017.
[19] William A. Schabas, The European Convention on Human Rights – A Commentary (Oxford University Press, 2015), p. 523, citant Council of Civil Service Unions et autres c. Royaume-Uni, no 11603/85, décision de la Commission du 20 janvier 1987, Décisions et rapports (DR) 50, p. 228.
[20] Filip Dorssemont, « The Right to Take Collective Action under Article 11 ECHR », précité, p. 351.
[21] Sur ce principe, voir Aristote, inter alia, La métaphysique, livre IV, en particulier la partie 3 (1005b25-1006a3).
[22] Demir et Baykara c. Turquie [GC], no 34503/97, précité, §§ 97, 107 et 146, CEDH 2008 ; Vogt c. Allemagne [GC], no 17851/91, § 67, 26 septembre 1995 ; et Grande Oriente d’Italia di Palazzo Giustiniani c. Italie, no 35972/97, § 31, CEDH 2001-VIII.
[23] William A. Schabas, précité (note 9), p. 523.
[24] Sara Jötten et Felix Machts, « Ban on Strike Action for Civil Servants is Constitutional: The Judgment of the Federal Constitutional Court of 12 June 2018 », German Yearbook of International Law, Volume 61 – 2018, p. 473.
[25] La question a été laissée sans réponse dans l’arrêt Vogt, précité, § 68. Voir aussi le paragraphe 114 du présent arrêt, précité.
[26] Voir l’article 31 § 3 c) de la Convention de Vienne sur le droit des traités (1969) ; voir aussi Golder c. Royaume-Uni, 21 février 1975, §§ 29, 30 et 35, série A n° 18, et Loizidou c. Turquie (au principal), 18 décembre 1996, § 43, Recueil des arrêts et décisions 1996-VI. Sur le principe de la cohérence externe en général, en tant que volet du principe d’effectivité, voir Daniel Rietiker, « The principle of ‘effectiveness’ in the recent jurisprudence of the European Court of Human Rights: its different dimensions and its consistency with public international law – no need for the concept of treaty sui generis », Nordic Journal of International Law, 79 (2010), pp. 271-275.
[27]Grzęda c. Pologne [GC], no 43572/18, § 324, 15 mars 2022.

Dernière mise à jour le décembre 15, 2023 par loisdumonde

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