AFFAIRE ARNOLD ET MARTHALER c. SUISSE – 77686/16 et 76791/16

L’affaire porte sur le confinement des requérants, lors d’une manifestation prévue pour le 1er mai, à l’intérieur d’un cordon de police (une mesure désignée en anglais par le terme « kettling » ou technique de « l’encerclement ») et sur la détention subséquente subie par les intéressés.


TROISIÈME SECTION
AFFAIRE ARNOLD ET MARTHALER c. SUISSE
(Requêtes nos 77686/16 et 76791/16)
ARRÊT

Art 5 § 1 • Privation de liberté • Arrestation ou détention régulières • Art 5 § 1 b) • Garantir l’exécution d’une obligation prescrite par la loi • Art 5 § 1 c) • Infraction pénale • Confinement des requérants à l’intérieur d’un cordon de police lors d’une manifestation et leur détention subséquente • Autorités internes n’ayant pas procédé à une balance des intérêts appropriés entre l’obligation pour les requérants de décliner leur identité et celle de ne pas troubler l’ordre public, d’une part, et leur droit à la liberté, d’autre part • Autorités internes n’ayant pas procédé à une balance des intérêts appropriés entre la nécessité d’empêcher la commission d’une infraction pénale, d’une part, et le droit à la liberté des requérants, d’autre part

STRASBOURG
19 décembre 2023

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Arnold et Marthaler c. Suisse,

La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :

Pere Pastor Vilanova, président,
Jolien Schukking,
Yonko Grozev,
Georgios A. Serghides,
Peeter Roosma,
Andreas Zünd,
Oddný Mjöll Arnardóttir, juges,
et de Milan Blaško, greffier de section,

Vu :
les requêtes (nos 77686/16 et 76791/16) dirigées contre la Confédération suisse et dont deux ressortissants de cet État, M. Lukas Arnold et M. Felix Marthaler (« les requérants ») ont saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 7 décembre 2016,
la décision de porter à la connaissance du gouvernement suisse (« le Gouvernement ») les deux requêtes,
les observations des parties,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 21 novembre 2023,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

INTRODUCTION

1. L’affaire porte sur le confinement des requérants, lors d’une manifestation prévue pour le 1er mai, à l’intérieur d’un cordon de police (une mesure désignée en anglais par le terme « kettling » ou technique de « l’encerclement ») et sur la détention subséquente subie par les intéressés. Les requérants invoquent une violation de l’article 5 § 1 de la Convention.

EN FAIT

2. M. L. Arnold (« le premier requérant ») et M. F. Marthaler (« le second requérant ») sont nés respectivement en 1988 et en 1985 et résident à Triengen (canton de Lucerne) et à Birmensdorf (canton d’Argovie). Ils ont été représentés par Me V. Györffy, avocat.

3. Le Gouvernement a été représenté par son agent, M. A. Chablais, de l’Office fédéral de la justice.

I. LES CIRCONSTANCES À L’ORIGINE DES REQUÊTES

4. Le 1er mai 2011, jour férié dans le canton de Zurich, après la fin de la manifestation organisée à 14 h 30 à l’occasion de la fête du travail, les requérants se trouvèrent mêlés à une foule relativement dense massée sur Helvetiaplatz, à Zurich. La foule s’étendait également sur Kanzleiareal, une zone délimitée par une barrière végétale doublée d’une barrière métallique attenante à Helvetiaplatz.

5. Des agents de la police cantonale et municipale étaient présents en nombre plus important que les années précédentes afin d’éviter qu’une manifestation non autorisée ne donnât lieu à des débordements violents, comme cela avait été le cas les années précédentes à la suite des festivités du 1er mai.

6. Vers 16 h 30, la police observa qu’un grand nombre de personnes dont certaines avaient dissimulé leur visage avaient formé un cortège de manifestants dans la zone de Kanzleiareal.

7. Pour contrôler la foule et éviter que la manifestation ne se mît en marche, la police décida de mettre en place un cordon autour du périmètre concerné (« kettling » ou technique de « l’encerclement »). Par la suite, le cordon fut divisé en deux périmètres distincts dans le but de rétablir le trafic, notamment celui des transports publics, l’un à Kanzleiareal, l’autre à Helvetiaplatz.

8. Les personnes qui, selon l’appréciation des forces de l’ordre, ne participaient clairement pas à la manifestation prévue, furent autorisées à quitter les lieux.

9. Une fois le cordon fermé, la police procéda à une nouvelle répartition, en vue de laisser partir les personnes qui n’étaient, de manière évidente, pas impliquées.

10. Vers 17 h 30 et 19 h 06 respectivement, après avoir décliné leur identité en présentant leur permis de conduire, les requérants furent conduits vers les locaux de la police en fourgon, les mains retenues par des menottes attache‑câble. Les intéressés affirmèrent que leur identité avait été transmise par radio pour un éventuel contrôle approfondi.

11. Au total, 542 personnes furent conduites au poste de police où elles furent retenues (Festhaltung) dans des cellules de masse, en vue d’un contrôle de sécurité (sicherheitspolizeiliche Überprüfung). Ces mesures s’inscrivaient dans une stratégie adoptée préalablement par la police sur la base des expériences des années précédentes. Selon cette stratégie, tous les passants observant la manifestation (« Gaffer », en allemand péjoratif) devaient être emmenés au poste de police en vue d’ordonner une mesure d’éloignement, même si cela devait durer un certain laps de temps jusqu’à ce que toutes les personnes concernées soient à nouveau en liberté (propos tenus par le porte‑parole de la police cantonale de Zurich le 29 avril 2011).

12. Sur place, à 20 h 25 et entre 22 heures et 22 h 30 respectivement, la police procéda au contrôle d’identité des requérants et vérifia si les intéressés eux-mêmes ou les objets qu’ils portaient sur eux étaient recherchés.

13. Le premier requérant formula une demande visant à saisir le tribunal des mesures de contrainte, qui fut rejetée par la police.

14. À la suite des contrôles effectués, la police ordonna une interdiction de périmètre à l’égard des requérants d’une durée de 24 heures, qui était prononcée en tant que mesure d’éloignement, et qui devait être appliquée à compter du 1er mai 2011 (20 h 30 et 22 heures respectivement) jusqu’au jour suivant à la même heure. Cette interdiction portait sur les premier, quatrième et cinquième arrondissements de la ville de Zurich, une exception ayant été prévue pour se rendre directement au domicile ou au lieu de travail.

15. À l’issue de l’entretien, vers 21 heures et 22 h 30 respectivement, les requérants furent libérés en raison de l’absence de commission d’infraction et de poursuites pénales contre eux.

16. À la suite des vérifications effectuées au poste de police, deux personnes furent transmises aux autorités de poursuite pénale pour mineurs, vingt-sept furent transmises au ministère public du canton de Zurich et quarante-cinq firent l’objet d’une plainte pour participation à une manifestation non autorisée, troubles à la sécurité et à l’ordre publics, non-respect d’une injonction policière, port d’arme non autorisé ou infraction contre la législation sur les explosifs (matériel pyrotechnique interdit).

17. Le 2 mai 2011, le premier requérant demanda à la police cantonale de lever l’interdiction de périmètre qui avait été prise à l’encontre des requérants et de constater que la mesure de confinement, la détention au poste de police et l’interdiction de périmètre étaient illégaux. Le 27 juillet 2011, le second requérant fit la même demande.

18. Le 30 mars 2012 et le 7 février 2013, la direction de la sécurité (Sicherheitsdirektion) du canton de Zurich et le Tribunal administratif (Verwaltungsgericht) du canton de Zurich rejetèrent respectivement la demande susmentionnée et un recours formé par les requérants.

19. Par deux arrêts du 22 janvier 2014, le Tribunal fédéral admit les recours des intéressés. Il constata que le confinement au sein du cordon de police, qui avait duré environ une heure pour le premier requérant et deux heures et demie pour le second requérant, ainsi que la détention subséquente au poste de police, qui s’était prolongée environ trois heures et demie pour le premier requérant et deux heures et demie pour le second requérant, constituaient une privation de liberté au sens du quatrième alinéa de l’article 31 de la Constitution fédérale. Partant, il cassa les arrêts du Tribunal administratif et renvoya les affaires au tribunal compétent, à savoir le tribunal de district (Bezirksgericht) de Zurich dans l’affaire visant le second requérant et le Tribunal supérieur (Obergericht) dans l’affaire concernant le premier requérant, qui lui-même renvoya l’affaire au tribunal de district de Zurich, pour que celui-ci tranche en tant que tribunal des mesures de contrainte (Zwangsmassnahmengericht) les litiges sur le fond.

20. Le 24 novembre 2014, le tribunal de district conclut que les mesures prises à l’encontre des requérants le 1er mai 2011 étaient légales.

21. Le 18 mars 2015, le Tribunal supérieur du canton de Zurich rejeta les recours des intéressés.

II. LES ARRÊTS DU TRIBUNAL FÉDÉRAL DU 20 AVRIL 2016

22. Le 28 avril 2015, les requérants formèrent devant le Tribunal fédéral deux recours séparés en matière de droit public en invoquant, entre autres, une privation de liberté, ainsi que des violations du droit à la liberté d’expression et du droit à la liberté de réunion. Par deux arrêts largement identiques du 20 avril 2016 (1C_228_2015 et 1C_230_2015, soit ATF 142 I 121), la première cour de droit public du Tribunal fédéral débouta les requérants à la suite d’une délibération publique.

23. En ce qui concerne la base légale, le Tribunal fédéral rappela d’abord la clause générale de l’article 3 de la loi cantonale zurichoise sur la police du 23 avril 2007 (ci-après la « LPol-ZH » (paragraphe 31 ci‑dessous), en vertu de laquelle la police peut assurer le maintien de la sécurité et de l’ordre publics par le biais de mesures adéquates, en particulier, la prévention et l’élimination d’infractions et la protection contre les dangers imminents. Cette disposition étant de nature générale, le Tribunal fédéral justifia la détention des requérants sur le fondement de l’article 21 LPol-ZH (paragraphe 31 ci-dessous) qui autorisait la police à retenir un individu aux fins de vérification de son identité et à déterminer si celui-ci était recherché, ainsi qu’à l’emmener au poste si une telle vérification ne pouvait être menée à bien sur la voie publique, ou l’était seulement au prix de difficultés importantes (article 21 LPol-ZH alinéa 3).

24. Le Tribunal soutint que la police avait estimé, à juste titre, qu’il était probable qu’une manifestation illégale et violente aurait lieu, notamment eu égard aux événements des années précédentes, aux appels à la violence de groupes d’extrême gauche et au rassemblement en nombre de manifestants après la fin de la manifestation autorisée, et que par conséquent un contrôle approfondi ne pourrait être effectué sans difficulté sur la voie publique.

25. S’agissant de la proportionnalité des mesures en question, le Tribunal fédéral estima que celles-ci étaient propres à atteindre le but visé et qu’aucune autre mesure moins contraignante n’aurait pu être envisagé, invoquant notamment la libération des personnes qui ne faisaient manifestement pas partie du groupe, ainsi que la liberté de mouvement des requérants ayant été garantie au sein du cordon de police. De plus, il confirma que la foule dans son ensemble représentait un danger concret. À cet égard, il admit que l’arrestation des personnes qui représentaient un danger ne pouvait se faire sans arrêter tous les individus se trouvant au sein du cordon, ainsi une haute probabilité de danger concret selon lui était suffisant en l’espèce pour justifier la détention.

26. Le Tribunal fédéral procéda ensuite à la qualification de la mesure de confinement et rechercha si celle-ci pouvait être assimilée à une détention au sens de l’article 5 de la Convention. Il précisa que le champ d’application de l’article 31 de la Constitution (paragraphe 30 ci-dessous) était plus large que celui de l’article 5 de la Convention puisque l’article 31 de la Constitution s’appliquait à des restrictions n’atteignant pas le seuil de la détention au sens de l’article 5 de la Convention. Le Tribunal fédéral conclut qu’au vu des éléments concrets, notamment de la durée limitée de l’encerclement, de la liberté de mouvement dont jouissaient les requérants, du nombre important de personnes présentes et des soupçons fondés, le confinement en question ne pouvait être considéré comme une détention. Il admit toutefois que la détention subséquente au poste de police était constitutive d’une détention au sens de l’article 5 § 1 b) et c) de la Convention.

27. Quant aux motifs de détention, le Tribunal fédéral considéra que la détention au poste de police tombait sous le coup de l’article 5 § 1 b) de la Convention, et qu’elle était notamment en lien avec l’obligation de ne pas commettre une infraction susceptible d’être perpétrée dans des circonstances concrètes, telles que des actes préparatoires ou un refus d’obtempérer verbal ou de s’exécuter lié au comportement de l’individu soumis à la détention. À cet égard, il releva les éléments concrets suivants : la présence des requérants sur la place, qui représentait un fait objectif indiquant la volonté des intéressés de participer à la manifestation non autorisée, les manifestations violentes des années précédentes et les appels à la violence de l’extrême gauche. Il ajouta que l’action policière ne devait pas être trop restreinte pour éviter qu’elle n’en devînt inefficace.

28. Selon le Tribunal fédéral, la détention se fondait également sur l’article 5 § 1 c) de la Convention, en ce sens que les violences ayant eu lieu les années précédentes, le rassemblement important du 1er mai, les appels à la violence de l’extrême gauche ainsi que la nécessité d’empêcher la commission d’une infraction grave justifiaient la détention. Il souligna que des soupçons généraux ne pouvaient être suffisants, qu’une mise en danger concrète et sérieuse des droits des tiers devait être établie, en l’espèce, et que celle-ci était matérialisée par la présence des requérants sur la place le 1er mai 2011.

29. Finalement, le Tribunal fédéral examina la mesure d’éloignement dont les requérants avaient fait l’objet, mais il conclut que celle-ci n’était pas contraire à la Convention, en particulier en ce qui concerne les articles 10 et 11 de celle-ci.

LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

I. Le droit interne

30. L’article 31 de la Constitution fédérale de la Confédération suisse du 18 avril 1999 (RS 101) est libellé comme suit :

Article 31 – Privation de liberté

« 1 Nul ne peut être privé de sa liberté si ce n’est dans les cas prévus par la loi et selon les formes qu’elle prescrit.

2 Toute personne qui se voit privée de sa liberté a le droit d’être aussitôt informée, dans une langue qu’elle comprend, des raisons de cette privation et des droits qui sont les siens. Elle doit être mise en état de faire valoir ses droits. Elle a notamment le droit de faire informer ses proches.

3 Toute personne qui est mise en détention préventive a le droit d’être aussitôt traduite devant un ou une juge, qui prononce le maintien de la détention ou la libération. Elle a le droit d’être jugée dans un délai raisonnable.

4 Toute personne qui se voit privée de sa liberté sans qu’un tribunal l’ait ordonné a le droit, en tout temps, de saisir le tribunal. Celui-ci statue dans les plus brefs délais sur la légalité de cette privation. »

31. Les articles pertinents de la loi cantonale zurichoise sur la police du 23 avril 2007 (ci-après « LPol-ZH » ; recueil systématique de la législation zurichoise no 550.1) sont libellés comme suit (traduction non officielle du greffe) :

Article 3 [Sécurité et ordre]

« 1 La police contribue au maintien de la sécurité et de l’ordre publics au moyen d’informations, de conseils, d’une présence visible et d’autres mesures appropriées.

2 Elle prend des mesures notamment pour :

a) prévenir des actes délictueux,

b) (…)

c) prévenir les dangers imminents pour les personnes, les animaux, l’environnement et les objets ainsi que faire cesser les perturbations correspondantes.

3 (…) »

Article 21 [Contrôle de la personne et établissement d’identité]

« 1 Lorsque l’accomplissement de ces tâches l’exige, la police peut arrêter une personne, établir son identité et vérifier si l’intéressée, son véhicule ou d’autres objets ou animaux qu’elle transporte avec elle sont recherchés.

2 La personne arrêtée est tenue de fournir des indications sur elle-même, de présenter les documents d’identité et de séjour qu’elle détient sur elle et d’ouvrir à cette fin les contenants qu’elle transporte et le véhicule dans lequel elle se trouve.

3 La police peut conduire la personne au poste de police s’il n’est pas possible ou s’il y a des difficultés considérables d’effectuer les vérifications visées à l’alinéa premier sur place ou si la véracité des indications ou l’authenticité des documents d’identité ou d’autorisation sont incertaines.

4 (…) »

Article 25 [Détention par la police]

« La police peut placer une personne en garde à vue lorsque :

a) elle présente un danger sérieux et imminent pour elle-même, pour autrui, pour des animaux ou des objets,

(…) »

Article 33 [Éloignement et interdiction d’accès]

« 1. La police peut éloigner une personne d’un lieu ou lui en interdire l’accès pour une durée de vingt-quatre heures au plus

a) si la personne ou un groupe de personnes auquel elle appartient met en danger la sécurité et l’ordre publics,

(…) »

II. La pratique interne

32. Le 3 juin 1981, le Tribunal fédéral a rendu un arrêt de principe (ATF 107 IA 138) qui concernait l’arrestation de quatre personnes lors d’une manifestation non autorisée dans le canton de Bâle-Ville. Conduites au poste de police, les intéressées avaient fait l’objet d’un relevé signalétique (photos, établissement d’un signalement et prise d’empreintes digitales). Elles avaient été libérées quatre à six heures après leur arrestation. Le Tribunal fédéral a laissé ouverte la question de savoir si l’article 5 de la Convention était applicable et considéré qu’une détention de quatre à six heures, telle qu’ordonnée, ne constituait pas une atteinte grave à la liberté personnelle des auteurs du recours.

33. Dans une autre affaire, le plaignant faisait partie d’un groupe de 322 personnes qui avaient été encerclées lors d’une manifestation pacifique. Bien que l’intéressé eût été identifié, la police lui avait ôté ses effets personnels et l’avait conduit au poste de police. Après avoir été brièvement entendu, il fut libéré. Un peu plus de six heures au total s’étaient écoulées entre « l’encerclement » et la libération du plaignant. Le Tribunal fédéral a estimé que la mesure constituait une atteinte grave à la liberté personnelle ; ce faisant, il a implicitement constaté qu’il s’agissait d’une privation de liberté. S’agissant de la base légale sur laquelle était fondée la mesure exigeant que la personne soit fortement soupçonnée d’avoir commis un crime ou un délit, le Tribunal fédéral a considéré que les conditions légales de la détention n’étaient pas remplies (arrêt P.1758/86 du 15 décembre 1987, publié dans : ZBl 1988, p. 357 et suivants).

34. Dans un arrêt du 30 septembre 2009 (ATF 136 I 87), le Tribunal fédéral, appelé à procéder au contrôle abstrait de plusieurs dispositions de la LPol‑ZH, a considéré que l’article 21 alinéa 1 LPol-ZH n’autorise pas tout contrôle d’identité ; conformément au texte de cette disposition, le contrôle doit être nécessaire. Ainsi, des circonstances spécifiques doivent être réunies pour que la police puisse procéder aux contrôles d’identité. Un contrôle peut notamment être nécessaire lorsque l’attention de la police est attirée, à l’égard d’une personne, d’un endroit ou d’une circonstance, par quelque particularité exigeant une intervention. Enfin, le Tribunal fédéral a estimé qu’étant donné la multiplicité des situations possibles, une formulation plus précise serait de peu d’utilité et ne conduirait pas à une plus grande précision. La disposition en question limite les interventions policières de manière suffisante (considérant 5.2 de l’arrêt). Concernant la possibilité, prévue par l’article 21 alinéa 3 LPol-ZH, de conduire une personne au poste si les vérifications nécessaires ne peuvent être effectuées sur place, le Tribunal fédéral a constaté qu’il s’agissait d’une forme subsidiaire du contrôle prévu à l’article 21 alinéa 1 LPol-ZH. Une personne ne peut être conduite au poste de police que si les vérifications effectuées sur place sont insuffisantes. Cette mesure est également nécessaire lorsque la police doit procéder au contrôle d’identité d’un grand nombre de personnes et que ce contrôle ne peut, de ce fait, pratiquement pas être effectué sur place. Le Tribunal fédéral considéra que la condition relative à la conduite au poste ne peut être considérée comme remplie à la légère, compte tenu de l’ingérence dans les droits fondamentaux qu’une telle mesure implique. La conduite au poste ne doit pas constituer une chicane ; elle doit rester une forme subsidiaire du contrôle d’identité et celui-ci doit être entrepris sans délai (considérant 5.4 de l’arrêt).

EN DROIT

I. JONCTION DES REQUÊTES

35. Eu égard à la similarité de l’objet des requêtes, en particulier en ce qui concerne les circonstances de la cause, les procédures internes et les griefs soulevés par les requérants, la Cour juge opportun de les examiner ensemble dans un arrêt unique.

II. OBJET DU LITIGE DEVANT LA COUR

36. Au stade d’un premier examen des présentes requêtes, la Cour a jugé approprié de relever d’office les griefs fondés sur les articles 10 (liberté d’expression) et 11 (liberté de réunion) relatifs à la mesure d’éloignement prononcée à l’encontre des requérants. Bien qu’ils aient invoqués ces griefs devant les instances internes, les intéressés ne les ont pas soulevés explicitement dans leur requête devant la Cour.

37. Eu égard aux plus amples informations en sa possession actuellement, la Cour ne considère pas nécessaire d’examiner séparément ces griefs et décide d’axer son examen sur le grief tiré du droit à la liberté au sens de l’article 5 de la Convention.

III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 § 1 DE LA CONVENTION

38. Les requérants se plaignent de la mesure de confinement qui a été adoptée lors de la manifestation du 1er mai et de leur détention qu’ils estiment illégale. Ils invoquent l’article 5 § 1 de la Convention, qui est ainsi libellé :

« 1. Toute personne a droit à la liberté et à la sûreté. Nul ne peut être privé de sa liberté, sauf dans les cas suivants et selon les voies légales :

a) (…) ;

b) s’il a fait l’objet d’une arrestation ou d’une détention régulières pour insoumission à une ordonnance rendue, conformément à la loi, par un tribunal ou en vue de garantir l’exécution d’une obligation prescrite par la loi ;

c) s’il a été arrêté et détenu en vue d’être conduit devant l’autorité judiciaire compétente, lorsqu’il y a des raisons plausibles de soupçonner qu’il a commis une infraction ou qu’il y a des motifs raisonnables de croire à la nécessité de l’empêcher de commettre une infraction ou de s’enfuir après l’accomplissement de celle-ci ;

(…). »

A. Sur la recevabilité

1. Sur la qualification de « l’encerclement » en tant que privation de liberté

a) Les thèses des parties

39. Le Gouvernement s’oppose à ce que « l’encerclement » soit qualifié de détention. À cet égard, il se fonde sur plusieurs arrêts de la Cour, notamment sur l’arrêt Austin et autres c. Royaume-Uni [GC], nos 39692/09 et 2 autres, CEDH 2012, dans lequel il est rappelé que le confinement au sein d’un cordon de police constitue un moyen peu intrusif dont la qualification doit toutefois suivre une approche au cas par cas, la Cour n’ayant pas définitivement traité cette question. Le Gouvernement estime que dans la présente affaire la volonté des requérants de participer à la manifestation du 1er mai n’est pas déterminante pour donner une qualification à la mesure de confinement litigieuse. Par ailleurs, il soutient qu’eu égard à la courte durée de celle-ci et à la liberté dont les intéressés jouissaient au sein du cordon, ces derniers n’ont pas subi une atteinte suffisante à leur liberté pour que la mesure en question puisse être considérée comme une détention.

40. Les requérants admettent que, dans l’affaire Austin et autres, précitée, la Cour a renoncé à qualifier le confinement au sein d’un cordon d’une durée de sept heures en une privation de liberté. Toutefois, ils soutiennent que, dans cette affaire, le confinement n’avait pas été suivi d’une détention. À ce titre, ils allèguent que les deux mesures sont intimement liées, de sorte qu’elles ne peuvent pas faire l’objet de traitements distincts.

b) L’appréciation de la Cour

41. La Cour rappelle que pour déterminer si un individu se trouve « privé de sa liberté » au sens de l’article 5, il faut partir de sa situation concrète et prendre en compte un ensemble de critères comme le genre, la durée, les effets et les modalités d’exécution de la mesure considérée (De Tommaso c. Italie [GC], no 43395/09, § 80, 23 février 2017, Guzzardi c. Italie, 6 novembre 1980, § 92, série A no 39, et Medvedyev et autres c. France [GC], no 3394/03, § 73, CEDH 2010).

42. L’existence d’un élément de coercition dans l’exercice des pouvoirs d’interpellation et de fouille des forces de l’ordre indique qu’il y a privation de liberté, nonobstant la brièveté de ces mesures (Krupko et autres c. Russie, no 26587/07, § 36, 26 juin 2014, Foka c. Turquie, no 28940/95, § 78, 24 juin 2008, Gillan et Quinton c. Royaume-Uni, no 4158/05, § 57, CEDH 2010 (extraits), Shimovolos c. Russie, no 30194/09, § 50, 21 juin 2011, et Brega et autres c. Moldova, no 61485/08, § 43, 24 janvier 2012). Le fait qu’une personne ne soit pas menottée ou incarcérée ou maîtrisée physiquement d’une autre façon ne constitue pas un élément décisif aux yeux de la Cour pour statuer sur l’existence d’une privation de liberté (M.A. c. Chypre, no 41872/10, § 193, CEDH 2013 (extraits)).

43. En l’espèce, la Cour estime qu’il ne fait aucun doute que la détention subie par les requérants au poste de police le 1er mai 2011 (environ trois heures et demie pour le premier requérant et deux heures et demie pour le second) après avoir été confinés dans le cordon de police, s’analyse en une privation de liberté au sens de l’article 5 de la Convention ; cela ayant d’ailleurs été admis par les deux requérants et le Tribunal fédéral. Dès lors, elle ne considère pas indispensable d’examiner la question de savoir si la mesure de confinement, subie par les intéressés (environ une heure pour le premier requérant et deux heures et demie pour le second), peut également être considérée comme une privation de liberté au sens de l’article 5 § 1 de la Convention (voir, dans ce sens, l’affaire Donat et Fasnacht‑Albers c. Allemagne (déc.) nos 6315/09 et 12134/09, § 52, 11 février 2014), cela d’autant plus que l’objet principal du grief des requérants se rapporte à la détention subie par eux ultérieurement à la mesure de confinement.

2. Conclusions concernant la recevabilité

44. Constatant que ces requêtes ne sont pas manifestement mal fondées ni irrecevables pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour les déclare recevables.

B. Sur le fond

1. Sur la compatibilité des mesures avec le droit interne

a) Les thèses des parties

45. Les requérants soutiennent que l’action policière était dépourvue de base légale au sens de l’article 5 § 1 de la Convention. En effet, l’arrestation et la détention sont fondées sur l’article 3 alinéa 2 a) et c) et l’article 21 alinéa 3 de la loi cantonale zurichoise sur la police (ci-après la « LPol-ZH »). Les requérants estiment que l’article 3 alinéa 2 LPol-ZH ne constitue pas une base suffisante pour justifier une arrestation étant donné que cet article est trop général, qu’il ne fait aucune mention de la détention et qu’il se contente de fixer les devoirs globaux de la police. Ils arguent que la détention en cause ne visait pas le contrôle d’identité, puisque celui-ci aurait pu avoir lieu sur place en vertu de l’article 21 alinéa 3 LPol-ZH, mais concernait la mesure d’éloignement qui avait été prononcé à leur égard. Ils allèguent que la détention au poste de police était dépourvue de base légale puisque l’article 21 alinéa 3 LPol-ZH ne prévoit pas de détention dans ce cas de figure. Ils invoquent notamment à l’appui de cet argument la préparation méthodique de la police en vue de procéder à des arrestations, la coopération organisée en amont entre la police cantonale et la police municipale, ainsi que les propos tenus par le porte-parole de la police cantonale deux jours avant la manifestation, qui avait affirmé que des mesures d’éloignement seraient largement prononcées y compris à l’égard des badauds.

46. Le Gouvernement justifie quant à lui l’action policière en se fondant sur l’article 3 alinéa 2 a) et c) et l’article 21 alinéa 3 LPol-ZH. Il affirme que le contrôle d’identité approfondi, qui comprend la vérification des antécédents et la comparaison avec le registre des personnes et des objets recherchés, n’était pas possible sur la voie publique, notamment en raison du nombre de personnes à contrôler et des moyens techniques mis à disposition, de sorte que les requérants ont dû être conduits au poste de police (article 21 alinéa 3 LPol-ZH). Il plaide en substance que la loi abstraite ne permet pas de mener une action policière efficace et que les garanties procédurales permettent de contrebalancer le large pouvoir d’appréciation laissé à la police, une certaine flexibilité concernant la base légale devrait donc être admise. De plus, il affirme que l’arrestation peut avoir plusieurs buts, pour autant que ces buts trouvent tous un fondement dans la loi, même si l’arrestation n’est autorisée que pour l’un des buts recherchés. L’article 21 LPol-ZH autorise donc l’arrestation d’individus pour contrôler leur identité, alors que les articles 3 et 33 LPol-ZH permettent de prendre d’autres mesures. Le Gouvernement réaffirme que la détention a eu lieu en vue de contrôler l’identité du groupe de manifestants et que le fait d’ordonner des mesures d’éloignement n’a donc pas eu d’incidence sur la légalité de la détention.

b) L’appréciation de la Cour

47. Il est bien établi dans la jurisprudence de la Cour relative à l’article 5 § 1 que toute privation de liberté doit non seulement relever de l’une des exceptions énoncées aux alinéas a) à f) mais aussi être « régulière ». En matière de « régularité » d’une détention, y compris l’observation des « voies légales », la Convention renvoie pour l’essentiel à la législation nationale et consacre l’obligation d’en observer les normes de fond comme de procédure. Ce terme impose, en premier lieu, que toute arrestation ou détention ait une base légale en droit interne, mais concerne aussi la qualité de la loi ; il la veut compatible avec la prééminence du droit, notion inhérente à l’ensemble des articles de la Convention (Kafkaris c. Chypre [GC], no 21906/04, § 116, CEDH 2008, et Del Río Prada c. Espagne [GC], no 42750/09, § 125, CEDH 2013).

48. En effet, lorsqu’il s’agit d’une privation de liberté, il est particulièrement important de satisfaire au principe général de sécurité juridique. Par conséquent, il est essentiel que les conditions de la privation de liberté en vertu du droit interne soient clairement définies et que la loi elle‑même soit prévisible dans son application, de façon à satisfaire au critère de « légalité » fixé par la Convention, qui exige que toute loi soit suffisamment précise pour permettre à tout individu – en s’entourant au besoin de conseils éclairés – de prévoir, à un degré raisonnable dans les circonstances de la cause, les conséquences de nature à dériver d’un acte déterminé (Khlaifia et autres c. Italie [GC], no 16483/12, § 92, 15 décembre 2016, Del Río Prada, précité, § 125, Creangă c. Roumanie [GC], no 29226/03, § 120, 23 février 2012, et Medvedyev et autres, précité, § 80).

49. L’article 5 § 1 ne se borne donc pas à renvoyer au droit interne : il concerne aussi la « qualité de la loi », ce qui implique qu’une loi nationale autorisant une privation de liberté soit suffisamment accessible, précise et prévisible dans son application. Les éléments à prendre en compte lorsqu’est appréciée la « qualité de la loi » – parfois appelés « garanties contre l’arbitraire » – sont notamment l’existence de dispositions légales claires qui permettent d’ordonner la détention, de la prolonger et de fixer la durée de celle-ci, ainsi que l’existence d’un recours effectif par lequel le requérant peut contester la « légalité » et la « durée » de sa détention (J.N. c. Royaume-Uni, no 37289/12, § 77, 19 mai 2016).

50. S’agissant de la présente espèce, la Cour estime que l’article 3 LPol‑ZH n’est manifestement pas suffisant à lui seul pour fonder une détention au sens de l’article 5 de la Convention (paragraphe 31 ci-dessus). En effet, l’article 3 LPol-ZH ne mentionne pas spécifiquement la détention comme mesure propre à maintenir « la sécurité et l’ordre publics ». Il ne satisfait donc pas au critère de base légale.

51. L’article 21 LPol-ZH quant à lui autorise la détention en vue d’un contrôle d’identité. Selon l’alinéa 3 de ladite disposition, la police peut conduire la personne au poste de police s’il n’est pas possible ou s’il y a des difficultés considérables d’effectuer les vérifications visées à l’alinéa premier sur place ou si la véracité des indications ou l’authenticité des documents d’identité ou d’autorisation sont incertaines. La Cour n’exclut pas qu’il existe des situations dans lesquelles les autorités doivent procéder à un contrôle d’identité en deux étapes : d’abord, un contrôle d’identité au sens propre du terme sur la voie publique, puis un contrôle plus poussé au poste de police, comprenant la vérification d’éventuels antécédents criminels de la personne concernée. La Cour est prête à accepter que l’article 21, alinéa 3 LPol-ZH, comme l’invoque le Gouvernement, constitue une base légale suffisante en ce qui concerne le contrôle d’identité et, en conséquence, la détention subie par les requérants prétendument à cette fin. Dès lors, la Cour n’est pas tenue, à ce stade de l’examen, de vérifier si la détention litigieuse aurait pu être fondée sur d’autres bases légales, notamment sur l’article 25 LPol-ZH (paragraphe 31 ci-dessus).

52. Il s’ensuit que la détention subie par les requérants est intervenue « selon les voies légales » au sens de l’article 5 § 1 de la Convention. En revanche, la question de savoir s’il était indispensable et approprié, dans la présente espèce, de conduire les requérants au poste de police et de les y détenir afin de vérifier certaines données, relève avant tout de la proportionnalité de la mesure litigieuse, question qui sera examinée par la Cour sous l’angle de la justification de la détention en vertu des alinéas b) et c) de l’article 5 § 1 de la Convention.

2. Justification de la détention au regard de l’un des motifs énumérés à l’article 5 § 1

a) Remarques introductives

53. La Cour précise d’emblée que les tribunaux internes et le Gouvernement ont une approche quelque peu divergente en ce qui concerne les motifs justifiant la détention subie par les requérants. Pour justifier la mesure litigieuse, le Tribunal fédéral a avant tout invoqué l’obligation générale de ne pas troubler l’ordre public (second volet de l’article 5 § 1 b)) et le devoir des autorités d’empêcher la commission des infractions concrètes et déterminées (second volet de l’article 5 § 1 c)). Devant la Cour, le Gouvernement invoque pour sa part plus particulièrement l’obligation de se soumettre à un contrôle d’identité, qui sera examinée par la Cour également au regard de l’article 5 § 1 b) de la Convention. Or, la Cour ne peut pas se substituer aux autorités internes ayant pris une décision concernant la détention des intéressés. Il appartient à ces dernières d’examiner tous les faits pertinents qui militent en faveur ou contre la détention et de les étayer dans leurs décisions. Les arguments présentés pour la première fois dans le cadre de la procédure devant la Cour, non soulevés par les instances internes, ne peuvent être pris en compte par celle-ci (Becciev c. Moldova, no 9190/03, § 63, 4 octobre 2005, et Nikolov c. Bulgarie, no 38884/97, §§ 74 et suiv., 30 janvier 2003).

b) Le second volet de l’article 5 § 1 b)

i. Les thèses des parties

54. Les requérants font valoir en substance qu’aucun ordre de dispersion n’a été donné. Ils font référence à l’affaire Ostendorf c. Allemagne (no 15598/08, 7 mars 2013), dans laquelle la Cour a considéré qu’il était nécessaire, avant de conclure au manquement à l’obligation de maintenir l’ordre public, que la personne concernée ait été informée de l’acte spécifique qu’elle devait s’abstenir de commettre et qu’elle ait montré qu’elle n’était pas disposée à s’abstenir de le perpétrer. Dès lors, ils estiment qu’en l’absence d’un tel ordre aucune violation de l’obligation en question ne justifie leur détention.

55. Le Gouvernement justifie la détention litigieuse en se fondant sur l’article 21 LPol-ZH qui prévoit l’obligation de se soumettre à un contrôle d’identité approfondi. A cet égard, il se réfère à l’affaire Donat et Fasnacht‑Albers (précitée), dans laquelle la Cour a constaté que le contrôle prévu par la disposition pertinente était plus étendu que le simple établissement de l’identité de la personne. Dès lors, elle a conclu que la détention était justifiée au regard de l’article 5 § 1 b) de la Convention. Le Gouvernement soutient également que la police a respecté le principe de proportionnalité eu égard aux complications auxquelles celle-ci aurait été confrontée en procédant à un contrôle des cinq cents personnes sur place. Il rappelle également, à cet égard, l’expérience des années précédentes, les appels à la violence de groupes d’extrême gauche ainsi que le comportement des personnes présentes à la manifestation. Dès lors, il était probable selon la police que des actes violents susceptibles de conduire à des lésions corporelles et des dommages matériels auraient été commis même si rien n’indiquait que les requérants comptaient personnellement participer à des débordements. Compte tenu de l’ensemble de ces circonstances, le Gouvernement considère que les autorités internes ont effectué une mise en balance des intérêts en jeu entre l’importance d’un contrôle de la personne au sens de l’article 21 LPol-ZH et le droit des requérants à leur liberté.

ii. L’appréciation de la Cour

1) Principes généraux

56. La Cour rappelle que le second volet de l’article 5 § 1 b) n’autorise la détention que dans le cas où cette mesure vise à « garantir l’exécution » d’une obligation prescrite par la loi. Il faut donc, d’une part, que la personne concernée par cette mesure soit débitrice d’une obligation non exécutée, et, d’autre part, que son arrestation et sa détention visent à garantir l’exécution de cette obligation sans revêtir un caractère punitif. La base légale de la détention prévue par l’article 5 § 1 b) disparaît dès l’exécution de l’obligation en question (S., V. et A. c. Danemark [GC], nos 35553/12 et 2 autres, §§ 80‑81, 22 octobre 2018, et Vasileva c. Danemark, no 52792/99, § 36, 25 septembre 2003).

57. L’obligation doit être spécifique et concrète (Ciulla c. Italie, 22 février 1989, § 36, série A no 148). Une interprétation extensive entraînerait des résultats incompatibles avec l’idée de prééminence du droit (S., V. et A. c. Danemark, précité, 83, et Iliya Stefanov c. Bulgarie, no 65755/01, § 72, 22 mai 2008).

58. Au regard de la Convention, une arrestation n’est admissible que si l’exécution de « l’obligation prescrite par la loi » ne peut être obtenue par des mesures moins sévères (Khodorkovskiy c. Russie, no 5829/04, § 136, 31 mai 2011). En outre, le principe de proportionnalité veut qu’un équilibre soit ménagé entre la nécessité dans une société démocratique de garantir l’exécution immédiate de l’obligation dont il s’agit, et l’importance du droit à la liberté (Saadi c. Royaume-Uni [GC], no 13229/03, § 70, CEDH 2008).

59. À ce dernier égard, la Cour tiendra compte de la nature de l’obligation découlant de la législation applicable, y compris son objet et son but sous‑jacents, de la personne détenue et des circonstances particulières ayant abouti à sa détention, ainsi que de la durée de celle-ci (S., V. et A. c. Danemark, précité, § 75, Vasileva, précité, § 38, et Epple c. Allemagne, no 77909/01, § 37, 24 mars 2005).

60. La Cour a examiné sous l’angle du second volet de l’article 5 § 1 b) des situations telles que l’obligation de décliner son identité (Vasileva, précité, et Sarigiannis c. Italie, no 14569/05, 5 avril 2011), ou l’obligation de ne pas troubler l’ordre public en commettant une infraction pénale (Ostendorf, précité).

2) Application des principes susmentionnés

61. Sous l’angle du second volet de l’article 5 § 1 b) de la Convention, deux aspects entrent en ligne de compte dans la présente espèce : l’obligation générale de ne pas troubler l’ordre public et celle de se soumettre à un contrôle d’identité.

62. En ce qui concerne tout d’abord l’obligation de se soumettre à un contrôle d’identité, la Cour note d’emblée que c’est surtout le Gouvernement qui devant la Cour s’appuie sur ce motif tandis que le Tribunal fédéral n’a pas abordé cette question en détail. Bien que les requérants aient pu s’identifier spontanément, les instances internes ont, de manière abstraite, argumenté qu’il était nécessaire de les conduire au poste de police, sans pourtant étayer pour quelles raisons un contrôle d’identité plus approfondi était nécessaire et ne pouvait pas se faire sur place. Pour se conformer aux exigences d’une interprétation stricte des garanties découlant de l’article 5 § 1, le Tribunal fédéral aurait dû répondre plus explicitement à ces questions. Comme soulevé ci-dessus (paragraphe 53), les arguments contenus dans les observations du Gouvernement devant la Cour ne peuvent pas complètement combler cette lacune rétroactivement.

63. La Cour observe que l’article 21 alinéa 3 LPol-ZH prévoit que les requérants ont l’obligation de se soumettre à un contrôle d’identité. Sous l’angle de la proportionnalité et la nécessité, le contrôle d’identité des individus présents à Helvetiaplatz soulève quelques interrogations. En effet, il est admis que, pour effectuer un contrôle d’identité, il convient de retenir les personnes qui y sont soumises. Toutefois, il est difficile de suivre l’argument du Gouvernement selon lequel un tel contrôle ne pouvait être effectué sur place. En effet, les requérants ont été soumis à un premier contrôle d’identité sur la voie publique de sorte que leur nom aurait pu simplement et de manière efficace être transmis par radio au poste de police en vue d’effectuer un contrôle d’identité approfondi. Dès lors, la Cour considère qu’il n’est pas exclu que la détention ait servi un but avant tout chicanier, ce qui n’est pas tolérable selon la jurisprudence du Tribunal fédéral (paragraphe 34 ci‑dessus), ou d’autres buts que celui de l’identification des personnes, en particulier l’objectif d’éloigner les requérants des lieux pendant quelques heures et de prononcer une interdiction de périmètre à cette fin. Il en découle que la détention n’était pas la mesure la moins contraignante que la police aurait pu mettre en place et que dès lors cette détention revêt un caractère irrégulier.

64. Par ailleurs, la Cour estime que le Gouvernement se réfère à tort à l’affaire Donat et Fasnacht-Albers (décision précitée) pour justifier la détention des requérants par la nécessité d’effectuer un contrôle d’identité plus approfondi. En effet, l’affaire précitée se distingue de la présente affaire au moins sur deux points importants : d’une part, les intéressés n’avaient pas fait l’objet d’une détention subséquente à la mesure de confinement et, d’autre part, au moment pertinent, il existait des soupçons fondés selon lesquels les requérants avaient commis des infractions pénales (contrainte) nécessitant, le cas échéant, des enquêtes (ibidem, § 58).

65. S’agissant ensuite de l’obligation générale de ne pas troubler l’ordre public, la Cour observe que, pour justifier en l’espèce la détention des requérants, le Tribunal fédéral s’est avant tout fondé sur l’article 21 LPol-ZH (paragraphe 31 ci-dessus). Or cette disposition ne vise a priori pas les cas où les autorités seraient confrontées à un risque de troubles à l’ordre public. Par ailleurs, comme constaté ci-dessus (paragraphe 50), l’article 3 LPol-ZH n’est pas assez spécifique pour justifier une détention. Il convient également de noter que le Tribunal fédéral n’a pas invoqué l’article 25 LPol-ZH (paragraphes 22-29 ci-dessus). De plus, le Gouvernement admet lui aussi que les requérants ne comptaient pas personnellement participer à des débordements (paragraphe 55 ci-dessus). Il est important de rappeler, à cet égard, que les requérants se trouvaient à Helvetiaplatz et non à Kanzleiareal où des signes laissaient supposer qu’une manifestation illégale pouvait avoir lieu (paragraphes 4 et 6 ci-dessus).

66. La Cour rappelle également avoir déjà précisé, notamment dans l’affaire Ostendorf (précitée), que les autorités doivent informer les requérants de l’injonction à laquelle ceux-ci sont soumis et que si les intéressés refusent d’obtempérer de manière explicite ou tacite à l’ordre donné alors les autorités peuvent décider de mettre en place un cordon de police. Toutefois, en l’espèce, aucune des deux parties ni aucun rapport de police ne font mention d’un ordre de dispersion qui aurait été donné avant que la mesure de confinement ait été adoptée. Partant, le Tribunal fédéral a justifié la détention en cause en se fondant à tort sur l’obligation de ne pas commettre une infraction qui ne peut être retenue en l’absence d’un ordre de dispersion. Les conditions d’application du second volet de l’article 5 § 1 b) de la Convention, établies par la jurisprudence de la Cour, ne sont donc pas remplies.

67. Enfin, du point de vue de la nécessité, la mise en place du cordon empêchait déjà la commission d’une infraction de sorte que la détention subséquente n’avait plus de raison d’être, prenant un caractère déraisonnable, voire arbitraire.

68. Compte tenu de ce qui précède, la Cour ne saurait considérer que les autorités internes ont procédé à une balance des intérêts appropriés entre l’obligation pour les requérants de décliner leur identité et celle de ne pas troubler l’ordre public, d’une part, et leur droit à la liberté, d’autre part. Il s’ensuit que la détention subie par les intéressés n’était pas justifiée par le motif énuméré au second volet de l’article 5 § 1 b) de la Convention. Dès lors, il reste à examiner la question de savoir si la détention poursuivait l’un des motifs énumérés au second volet de l’article 5 § 1 c) de la Convention.

c) Le second volet de l’article 5 § 1 c) de la Convention

i. Les thèses des parties

69. Les requérants font valoir qu’aucun moyen de preuve ne permet d’affirmer qu’ils étaient, personnellement, sur le point de commettre un délit. En effet, ils soutiennent que les événements des années précédentes ne pouvaient à eux seuls justifier une arrestation. De plus, ils estiment que les signes laissant supposer qu’une manifestation illégale aurait lieu ont été observés par la police du côté de Kanzleiareal, cela ne justifiait donc pas leur arrestation à Helvetiaplatz. Ils invoquent également une violation du principe de proportionnalité, notamment au stade de l’analyse de la nécessité et de l’efficacité de la mesure. Ils considèrent que d’autres mesures moins contraignantes auraient pu être prises (sur place et, notamment, sans arrestation) pour contrôler leur identité et que la détention en cause qui avait pour motif un tel contrôle n’était pas de nature à mettre fin à la manifestation, contrairement à la mesure d’éloignement, qui pourtant n’autorise pas la détention.

70. Le Gouvernement affirme que la détention préventive doit respecter deux conditions : la régularité de la détention et le caractère concret et déterminé de l’infraction qui est sur le point d’être commise. Il soutient qu’eu égard aux événements des années précédentes, à la foule importante qui s’était réunie et au fait que certains individus s’étaient couvert le visage, il était probable qu’une manifestation illégale et violente se produirait et que toute personne qui se trouvait sur les lieux aurait connaissance de ce fait. Enfin, il procède à l’analyse de la nécessité de la détention dans l’empêchement de la manifestation et conclut que pareille mesure était propre à atteindre le but recherché.

ii. L’appréciation de la Cour

1) Principes généraux

71. La Cour rappelle que l’article 5 § 1 c) permet d’arrêter et de détenir régulièrement un individu dans trois types distincts de circonstances : premièrement, « lorsqu’il y a des raisons plausibles de soupçonner qu’il a commis une infraction », deuxièmement, « [lors]qu’il y a des motifs raisonnables de croire à la nécessité de l’empêcher de commettre une infraction », et troisièmement, [lors]qu’il y a des motifs raisonnables de croire à la nécessité de l’empêcher (…) de s’enfuir après l’accomplissement de celle‑ci ». (voir, notamment S., V. et A. c. Danemark, précité, § 98).

72. La Cour rappelle que le second volet de cette disposition (« lorsqu’il y a des motifs raisonnables de croire à la nécessité de l’empêcher de commettre une infraction ») pose un motif de privation de liberté à part entière et que ce motif de détention offre aux États contractants un moyen d’empêcher la commission d’une infraction concrète et déterminée, notamment en ce qui concerne le lieu et le moment où l’infraction serait commise et les victimes potentielles. Pour qu’une privation de liberté soit justifiée au regard du second volet de l’article 5 § 1 c), il faut que les autorités démontrent de manière convaincante que, selon toute probabilité, l’intéressé aurait participé à la commission d’une infraction concrète et déterminée s’il n’en avait pas été empêché par une arrestation (Kurt c. Autriche [GC], no 62903/15, § 186, 15 juin 2021, et S., V. et A. c. Danemark, précité, §§ 89 et 91).

73. L’article 5 § 1 c) de la Convention s’applique donc à la privation de liberté imposée préventivement hors du cadre d’une procédure pénale (S., V. et A. c. Danemark, précité, §§ 114-116). Par ailleurs, même si l’exigence de traduire l’individu faisant l’objet de la détention devant un tribunal compétent s’applique aussi à la privation de liberté opérée au titre du second volet de l’article 5 § 1 c), elle devrait être mise en œuvre avec une certaine souplesse de façon à ce que la question du respect de cet article dépende du point de savoir si, conformément à l’article 5 § 3, les autorités avaient l’intention soit de traduire aussitôt la personne privée de liberté devant un juge pour que celui-ci contrôle la régularité de sa détention, soit de la remettre en liberté avant cela (ibidem, § 137).

74. Au regard de l’article 5 § 1 c), une détention doit être une mesure proportionnée à l’objectif déclaré (Ladent c. Pologne, no 11036/03, §§ 55-56, 18 mars 2008). Il appartient aux autorités internes de démontrer de manière convaincante la nécessité de la détention.

75. Le critère de nécessité qui s’applique au second volet de l’article 5 § 1 c) exige que des mesures moins sévères aient été envisagées et jugées insuffisantes pour sauvegarder l’intérêt privé ou public. L’infraction visée au second volet de cette disposition doit être grave, c’est-à-dire comporter un risque d’atteinte à la vie ou à l’intégrité physique des personnes ou un risque d’atteinte importante aux biens. En outre, la détention doit cesser dès que le risque est passé, ce qui impose de contrôler la situation, la durée de la privation de liberté étant aussi un facteur pertinent (S., V. et A. c. Danemark, précité, § 161).

76. La Cour estime donc de manière générale que, pour que les policiers ne se trouvent pas dans l’impossibilité pratique d’accomplir leur devoir de maintien de l’ordre et de protection du public, il faut en principe qu’ils puissent en vertu du paragraphe 1 c) de cet article procéder à des privations de liberté hors du cadre d’une procédure pénale, sous réserve qu’ils respectent le principe de protection de l’individu contre l’arbitraire qui sous-tend l’article 5 (Austin et autres, précité, § 56, et S., V. et A. c. Danemark, précité, § 116).

2) Application des principes susmentionnés

77. Dans la présente affaire, la Cour est amenée à examiner si la détention subie par les requérants servait effectivement à empêcher ceux-ci de commettre des infractions concrètes et déterminées. À cet égard, le caractère concret et déterminé de la commission de l’infraction, notamment au regard du lieu, du moment où elle serait commise et des victimes potentielles, n’a pas été établi par les tribunaux internes en l’espèce.

78. Par ailleurs, le Gouvernement affirme que personne ne se trouvait par hasard sur la place concernée le 1er mai 2011 à 15 heures. À cet égard, il se fonde notamment sur les violences des années précédentes, sur les appels de groupes d’extrême gauche, sur le port de masque à Kanzleiareal, où les requérants ne se trouvaient pas, et sur les débordements qui se sont produits à Zurich durant la partie officielle des festivités du 1er mai 2011. La Cour constate qu’il s’agit d’éléments probants généraux qui n’ont pas vocation à prouver la participation des requérants à la manifestation illégale, puisqu’il leur manque tout caractère probant individuel. Ces éléments sont dès lors inefficaces pour démontrer l’intention des intéressés de commettre un acte illégal. Aucun élément ne permet de croire que les requérants étaient sur le point de commettre eux-mêmes une infraction, les autorités suisses n’ont du reste procédé à aucune poursuite à leur encontre.

79. De plus, sous l’angle de la proportionnalité et la nécessité, la détention doit être à même d’atteindre le but recherché, soit d’empêcher la commission d’une infraction grave. Comme la Cour l’a mentionné sous l’angle du second volet de l’article 5 § 1 b) de la Convention, les requérants ne se trouvaient pas à l’endroit où des signes laissaient supposer qu’une manifestation illégale aurait lieu. Étant donné qu’aucune preuve ne démontre que les intéressés étaient sur le point de commettre une infraction, le second volet de l’article 5 § 1 c) ne peut entrer en ligne de compte pour justifier la mesure litigieuse. Enfin, comme la Cour l’a dit précédemment sous l’angle du second volet de l’article 5 § 1 b), le cordon formé par la police empêchait déjà la commission d’une infraction. Dès lors, la détention subséquente n’était plus nécessaire.

80. Compte tenu de ce qui précède, la Cour ne saurait considérer que les autorités internes ont procédé à une balance des intérêts appropriés entre la nécessité d’empêcher la commission d’une infraction pénale, d’une part, et le droit à la liberté des requérants, d’autre part. Partant, la mesure litigieuse n’était pas justifiée au regard de l’article 5 § 1 c) de la Convention.

d) Conclusion générale

81. Compte tenu de ce qui précède, il y a eu violation de l’article 5 § 1 de la Convention.

IV. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

82. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

83. Les requérants demandent chacun 1 000 francs suisses au titre du dommage moral qu’ils estiment avoir subi.

84. Le Gouvernement soutient qu’un constat de violation constituerait, le cas échéant, une réparation suffisante pour le dommage moral subi par les requérants.

85. La Cour octroie à chaque requérant 1 000 euros (EUR), soit un total de 2 000 EUR, pour dommage moral, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme.

B. Frais et dépens

86. Les requérants réclament chacun un montant de 5 959,13 EUR, soit un total de 11 918,25 EUR (pour les deux requérants), au titre des frais et dépens qu’ils ont engagés dans le cadre de la procédure menée devant la Cour.

87. Le Gouvernement relève que les intéressés n’ont fourni aucune facture à l’appui de leurs prétentions et qu’ils n’ont ainsi pas démontré que les frais encourus leur ont effectivement été facturés. De surcroît, il estime que les frais demandés pour la période postérieure à la clôture de l’échange d’écritures (15 heures de travail) ne sont pas justifiés. Dès lors, si la Cour devait accepter la demande, un montant de 4 435,90 EUR pour chaque requérant, soit un total de 8 871,80 EUR, serait justifié.

88. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents en sa possession et des critères susmentionnés, la Cour juge raisonnable d’allouer conjointement aux requérants la somme de 10 000 EUR pour la procédure menée devant elle, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Décide de joindre les requêtes ;

2. Décide qu’il n’est pas nécessaire d’examiner les griefs fondés sur les articles 10 et 11 de la Convention ;

3. Déclare les griefs fondés sur l’article 5 § 1 de la Convention recevables ;

4. Dit qu’il y a eu violation de l’article 5 § 1 de la Convention ;

5. Dit

a) que l’État défendeur doit verser aux requérants, dans un délai de trois mois à compter de la date à laquelle l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir en francs suisses au taux applicable à la date du règlement :

i. 1 000 EUR (mille euros), à convertir en francs suisses, au taux applicable à la date du règlement, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme, à chacun des requérants pour dommage moral ;

ii. 10 000 EUR (dix mille euros) conjointement aux requérants, à convertir en francs suisses, au taux applicable à la date du règlement, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme par eux, pour frais et dépens ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

6. Rejette le surplus de la demande de satisfaction équitable.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 19 décembre 2023, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Milan Blaško                  Pere Pastor Vilanova
Greffier                               Président

_______________

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée des juges Schukking, Grozev et Roosma.

P.P.V.
M.B.

OPINION CONCORDANTE COMMUNE AUX JUGES SCHUKKING, GROZEV ET ROOSMA

Dans cette affaire, nous avons eu des hésitations à voter en faveur d’un constat de violation. La principale raison pour laquelle nous partageons cette conclusion tient à ce que les dispositions spécifiques de droit interne sur lesquelles les juridictions internes se sont fondées et la justification qui a été fournie pour la détention des requérants cadrent mal avec le motif de l’article 5 qui est susceptible de justifier cette détention. Toutefois, certains arguments de la majorité en faveur d’un constat de violation de l’article 5 nous semblent difficiles à suivre.

En premier lieu, nous ne voyons pas de raison valable de laisser ouverte la question de savoir si l’« encerclement » subi par les requérants s’analyse en une privation de liberté. À nos yeux, ce n’est clairement pas le cas. Dans l’arrêt Austin, la Grande Chambre a jugé que l’« encerclement » réalisé dans des circonstances similaires pendant environ sept heures ne mettait pas en jeu l’article 5 de la Convention (voir Austin et autres c. Royaume-Uni [GC], nos 39692/09 et 2 autres, CEDH 2012). Il est vrai que le raisonnement tenu par la Cour dans l’arrêt Austin indique que l’applicabilité de l’article 5 dépend de l’analyse qui est faite, pour chaque affaire particulière, du contexte et des circonstances dans lesquels la restriction de mouvement s’est inscrite. Aussi, pour déterminer si une personne a été privée de son droit à la liberté, il est nécessaire de tenir compte d’éléments tels que le genre, la durée, les effets et les modalités d’exécution de la mesure restrictive. Toutefois, sauf en ce qui concerne la durée de la restriction de mouvement, les caractéristiques de la présente espèce ne se distinguent en rien de celles de l’affaire Austin.

Dans l’arrêt Austin, la Grande Chambre, examinant le « genre » et les « modalités d’exécution » de la mesure, a conclu que cette mesure avait été imposée dans un but d’isolement et de confinement d’une foule nombreuse, dans des conditions instables et dangereuses, et que la mise en place d’un cordon intégral était le moyen le moins intrusif et le plus efficace à utiliser dans les circonstances. Elle a également noté que, compte tenu de la relative liberté de mouvement à l’intérieur du cordon, il était difficile d’identifier un moment précis où la mesure, d’une restriction à la liberté de mouvement qu’elle constituait tout au plus, se serait muée en une privation de liberté, alors que la police avait commencé à planifier une opération de dispersion contrôlée peu de temps après la mise en place du cordon. Le contexte et les circonstances sont en grande partie identiques dans ces deux affaires, qui ne se distinguent que par la durée des restrictions de mouvement en cause, à savoir sept heures dans l’affaire Austin et, dans la présente affaire, une heure et deux heures et demie respectivement. Selon nous, l’orientation très claire ainsi donnée par la Grande Chambre ne laisse aucun doute quant à l’inapplicabilité de l’article 5.

Laisser cette question ouverte fait naître une incertitude sur la jurisprudence de la Cour, ce qui n’est pas sans poser problème. Qui plus est, il en résulte une certaine confusion dans l’analyse que la Cour fait en l’espèce en ce qui concerne le moment où les requérants ont été détenus et les motifs de leur détention. Pour nous, les requérants ont été détenus au moment où ils ont été placés dans un fourgon et conduits au poste de police.

En second lieu, la majorité a justifié le constat de violation par le raisonnement selon lequel le contrôle de l’identité des requérants aurait pu être effectué sur place, par radio, et ne nécessitait que les requérants soient conduits au poste de police. La majorité a également considéré que la détention pouvait avoir eu pour but de contourner les procédures régulières, ce qui serait contraire à la jurisprudence du Tribunal fédéral (paragraphe 63). Nous estimons qu’un tel raisonnement est problématique. La question de savoir si le contrôle de l’identité de 542 personnes peut être effectué sur place, par radio, en un temps raisonnable et sans qu’il n’en résulte des difficultés considérables, n’est pas de celles sur lesquelles une juridiction internationale peut aisément censurer des juridictions internes. Une juridiction internationale est trop éloignée des faits, ne dispose pas des moyens adéquats et, dans la présente espèce, la base factuelle est tout simplement insuffisante pour permettre d’aller à l’encontre des juridictions internes. Celles-ci ont examiné la question et ont conclu, à la lumière d’éléments détaillés sur les circonstances de l’espèce, qu’il n’était pas possible de procéder à un tel contrôle par radio. De même, il n’appartient pas à la Cour d’indiquer ce qui constituerait la bonne interprétation des faits en droit interne.

Nous avons une objection similaire en ce qui concerne la conclusion de la majorité selon laquelle les requérants, parce qu’ils se trouvaient à Helvetiaplatz et non à Kanzleiareal, ne représentaient pas un risque sérieux de trouble à l’ordre public (paragraphe 65). Les juridictions internes ne se sont pas penchées sur cette question et il nous semble impossible de statuer sur l’existence d’un risque de trouble à l’ordre public sur la seule base d’une différence de moins de cent mètres dans la localisation exacte des requérants à l’intérieur du périmètre dans lequel ils étaient encerclés. À l’inverse, nous considérons qu’il convient d’être davantage attentif aux conclusions des autorités internes, en particulier du Tribunal fédéral, qui a confirmé que la foule dans son ensemble représentait un danger concret (paragraphe 25).

Nous avons voté en faveur d’un constat de violation de l’article 5 en considération d’un motif plus restreint, à savoir le décalage entre la justification de droit interne fournie pour la détention des requérants et la base légale qui aurait pu justifier cette détention sous l’angle de l’article 5 de la Convention. Alors que le Tribunal fédéral a confirmé que la foule dans son ensemble représentait un danger concret et a justifié l’éloignement sur la base de l’article 33 § 1 a) LPol-ZH, il n’a pas appliqué les articles 25 ou 33 § 1 a) LPol-ZH en ce qui concerne la détention des requérants. Il n’a pas justifié la détention des requérants par le motif selon lequel ils représentaient un danger sérieux et imminent, en référence à ces règles. Par conséquent, il nous est difficile d’admettre que la détention ait été justifiée au regard de l’article 5 § 1 c) de la Convention.

Une autre base légale de la détention aurait pu se trouver, sur le terrain de l’article 5 § 1 b), dans le refus de se conformer à une obligation juridique. Chaque fois qu’elle s’est livrée à une analyse sous cet angle, la Cour a souligné qu’en matière de privation de liberté, il est particulièrement important de satisfaire au principe général de la sécurité juridique (Khlaifia et autres c. Italie [GC], no 16483/12, § 92, 15 décembre 2016). Et comme l’indique l’arrêt, pour qu’une détention soit conforme à l’article 5 § 1 b), les autorités doivent informer les requérants de l’injonction à laquelle ceux-ci sont soumis et, si les intéressés refusent d’obtempérer de manière explicite ou tacite à l’ordre donné, alors les autorités peuvent décider de mettre en place un cordon de police (Ostendorf c. Allemagne, no 15598/08, §§ 95-96, 7 mars 2013). Seul un tel refus explicite ou implicite peut servir de motif à une détention au regard de l’article 5 § 1 b). En l’espèce, la police n’a procédé à aucun avertissement préalable demandant aux personnes rassemblées sur la place de se disperser. Il n’y avait donc, au sens de la jurisprudence de la Cour, ni obligation juridique pour les requérants de quitter les lieux, ni refus d’obtempérer à un ordre de la police du simple fait de se trouver sur place. Une seule justification demeure possible sous l’angle de l’article 5 § 1 b), à savoir l’obligation pour les requérants de se soumettre à un contrôle d’identité. Toutefois, les requérants ont bien décliné leur identité, puisqu’ils ont présenté leur permis de conduire (paragraphe 10). Par conséquent, on voit mal quelle obligation, qui aurait été méconnue par les requérants, pourrait justifier leur détention au regard de l’article 5 § 1 b) de la Convention.

Dernière mise à jour le décembre 19, 2023 par loisdumonde

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