AFFAIRE SYNDICAT NATIONAL DES JOURNALISTES ET AUTRES c. FRANCE – 41236/18

La requête concerne la violation alléguée du droit à un procès équitable, par un tribunal impartial, en raison de la participation de trois magistrats de la Cour de cassation, dont les requérants soutiennent qu’ils étaient liés à la partie adverse, à l’examen de leur pourvoi en cassation (article 6 § 1 de la Convention).


Cour européenne des droits de l’homme
CINQUIÈME SECTION
AFFAIRE SYNDICAT NATIONAL DES JOURNALISTES ET AUTRES c. FRANCE
(Requête no 41236/18)
ARRÊT

Art 6 § 1 (civil) • Tribunal impartial • Manque d’impartialité de trois magistrats de la Cour de cassation, ayant participé à l’examen du pourvoi en cassation des requérants, ayant des relations professionnelles avec l’une des parties à la procédure régulières, étroites et rémunérées • Impartialité objective principalement • Juges auraient dû se déporter • Craintes objectivement justifiées des requérants
Préparé par le Greffe. Ne lie pas la Cour.

STRASBOURG
14 décembre 2023

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Syndicat National des Journalistes et autres c. France,

La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en une chambre composée de :

Georges Ravarani, président,
Carlo Ranzoni,
Mārtiņš Mits,
Stéphanie Mourou-Vikström,
María Elósegui,
Mattias Guyomar,
Mykola Gnatovskyy, juges,
et de Victor Soloveytchik, greffier de section,
Vu :
la requête (no 41236/18) dirigée contre la République française et dont trois syndicats relevant du droit de cet État, le Syndicat National des Journalistes (« SNJ ») et le Syndicat National des Médias et de l’Écrit ‑ CFDT (« SNME-CFDT ») et l’Union Générale des Ingénieurs, Cadres et Techniciens ‑ CCGT (« UGICT-CGT ») (« les requérants ») ont saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 27 août 2018,
la décision de porter la requête à la connaissance du gouvernement français (« le Gouvernement »),
les observations des parties,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 14 novembre 2023,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

INTRODUCTION

1. La requête concerne la violation alléguée du droit à un procès équitable, par un tribunal impartial, en raison de la participation de trois magistrats de la Cour de cassation, dont les requérants soutiennent qu’ils étaient liés à la partie adverse, à l’examen de leur pourvoi en cassation (article 6 § 1 de la Convention).

EN FAIT

2. Les syndicats requérants ont leur siège à Paris (SNJ et SNME-CFDT) et Montreuil (UGICT-CGT). Ils ont été représentés par Me S. Roumier, avocat à Paris.

3. Le Gouvernement a été représenté par son agent, M. D. Colas, directeur des Affaires juridiques au ministère de l’Europe et des Affaires étrangères.

4. Le groupe WK, issu du rapprochement de deux maisons d’édition néerlandaises, a pour objet la fourniture d’informations, d’outils et de solutions professionnelles, notamment juridiques.

5. Le 30 juin 2007, une restructuration au sein du groupe WK, désignée sous le nom de « projet Cosmos », donna lieu à la transmission des patrimoines de neuf sociétés du groupe à la société par actions simplifiée WK France (« WKF »), filiale de la société Holding WKF (« HWKF »). Afin de racheter les actions des sociétés du groupe qui furent dissoutes, WKF souscrit un emprunt de 445 millions d’euros auprès de HWKF, ce qui eut pour effet de créer un endettement interdisant d’envisager tout versement de participation aux salariés.

6. Le 22 juin 2010, le comité d’entreprise (CE) de la société WKF déposa plainte auprès du procureur de la République du tribunal de grande instance de Nanterre pour entrave à son fonctionnement régulier. Le procureur sollicita l’avis de l’inspecteur du travail qui, dans un rapport du 17 février 2011, conclut à l’existence d’un délit d’entrave dans la mesure où l’obligation de consulter le CE avait été sciemment violée, au moins à 5 reprises de 2007 à 2009, par le refus persistant de communiquer toutes les informations légales sur les comptes et le fonctionnement de la société, notamment l’absence d’information sur l’emprunt de 445 millions d’euros (EUR) et ses conséquences pour la réserve spéciale de participation aux salariés. Au mois de janvier 2014, le procureur décida d’un rappel à la loi à l’égard de la société WKF, cette dernière ayant partiellement reconnu les faits.

7. Le 28 juin 2012, quatre syndicats, dont deux des requérants, le SNJ et le SNE-CFDT, assignèrent les sociétés WKF et HWKF devant le tribunal de grande instance, afin de voir déclarer l’opération « COSMOS » inopposable aux salariés et d’obtenir la condamnation des deux sociétés à reconstituer une réserve spéciale de participation salariale pour les exercices 2007 à 2022, en vue de la répartition ultérieure de celle-ci entre les salariés ayants droit.

8. Par un jugement du 22 janvier 2015, le tribunal de grande instance de Nanterre déclara ces demandes irrecevables, d’une part, à l’égard de la société HWKF pour défaut de pouvoir des syndicats demandeurs et, d’autre part, s’agissant de la demande dirigée contre WKF, au motif qu’elles revenaient à remettre en cause des attestations établies par le commissaire aux comptes lors de l’opération de restructuration. Les requérants interjetèrent appel.

9. Le 2 février 2016, la cour d’appel de Versailles confirma le jugement rendu par le tribunal en ce qu’il avait déclaré irrecevables les demandes des syndicats à l’encontre de la société HWKF. En revanche, après avoir déclaré recevable l’intervention volontaire du syndicat UGICT-CGT, troisième requérant, elle motiva son arrêt comme suit :

« (…) les attestations établies par le commissaire aux comptes ne sauraient, en tout état de cause, faire obstacle à ce que le juge judiciaire, à l’occasion du litige dont il est présentement saisi et qui relève de sa compétence, remette en cause, en cas de fraude de la société WKF, les comptes certifiés par ce professionnel sur la base des éléments fournis par la société (…)

Ces attestations ne sauraient donc faire obstacle à ce que l’opération COSMOS puisse, elle-même, être contestée ; par surcroît, les syndicats appelants et intervenant ne se fondent pas sur ces attestations, qui sont postérieures au rapport de l’inspecteur du travail relevant le délit d’entrave, mais sur la base d’un ensemble de documents (…) ; l’opération dans son ensemble, concrétisée par la distribution de dividendes de la société HWKF à la société hollandaise WKI NV, constitue une remontée de trésorerie significative dans le cadre d’une fiscalité avantageuse, compte tenu du régime fiscal applicable aux dividendes en Hollande (…)

L’opération COSMOS a eu en définitive [plusieurs] conséquences (…), [notamment] d’obérer la rentabilité de la société WKF, par l’augmentation importante de son endettement due à l’emprunt de 445 millions d’Euros, souscrit le 24 juillet 2007 auprès de la société mère HWKF (…)

[Des rapports d’expertise concluent] que l’opération de restructuration COSMOS a eu pour effet direct de réduire à néant la réserve de participation des salariés pour plusieurs années. (…)

Comme l’indique l’inspecteur du travail, ces omissions délibérées sont aggravées par la circonstance que la société WKF assure notamment l’édition et la diffusion d’ouvrages de droit du travail, de sorte qu’elle était particulièrement bien placée pour avoir connaissance des dispositions légales à respecter. (…)

Ainsi, les sociétés WKF et HWKF, par des manœuvres frauduleuses (…) ont sciemment dissimulé au [Comité d’entreprise] de la société WKF une des conséquences importantes de l’opération de restructuration COSMOS, à savoir l’augmentation importante de l’endettement de la société WKF ayant pour effet direct l’absence de réserve spéciale de participation et donc de versement de cette participation aux salariés, avant et après l’opération intervenue en juin 2007 (…)

Au vu de ces éléments, la Cour faisant droit à la demande des syndicats (…), juge que l’opération de restructuration COSMOS intervenue le 30 juin 2007 est constitutive d’une manœuvre frauduleuse, à l’égard du [Comité d’entreprise] et des salariés de la société WKF, et qu’il convient, en conséquence, de déclarer cette opération inopposable à ces derniers, dans les effets de l’emprunt de 445 millions d’euros auprès de la société mère HWKF, sur la réserve spéciale de participation. (…) »

10. Par ailleurs, la cour d’appel ordonna une expertise comptable, en vue de déterminer le montant de la réserve spéciale de participation qu’auraient dû percevoir les salariés de la société WKF pour les années 2007 à 2015. Les sociétés WKF et HWKF formèrent un pourvoi en cassation.

11. Par un arrêt du 13 juin 2017, la cour d’appel de Versailles fit partiellement droit à une demande des requérants et compléta la mission de l’expert. Le 5 février 2018, ce dernier rendit son rapport, dans lequel il évalua la participation due aux salariés de 2007 à 2010 à un montant compris entre 2 471 000 et 5 169 000 euros (EUR).

12. Dans le cadre de l’examen du pourvoi en cassation formé par les sociétés WKF et HWKF contre l’arrêt rendu par la cour d’appel le 2 février 2016, l’avocat général prit des conclusions. Il se prononça pour le rejet de certains moyens soulevés par ces sociétés, estimant en particulier que les attestations des commissaires aux comptes ne pouvaient servir de bouclier à une opération frauduleuse, dès lors que les informations leur étaient fournies par l’employeur et qu’ils pouvaient donc être eux-mêmes trompés dans leur mission. En revanche, il considéra que l’absence de respect des règles de consultation du comité d’entreprise ne pouvait suffire, en soi, à établir l’existence d’une fraude et, pour cette raison, il émit un avis en faveur de la cassation de l’arrêt d’appel.

13. Dans la partie publique de son rapport, le conseiller rapporteur présenta un rappel des faits et de la procédure, une analyse succincte des moyens soulevés par les requérants, ainsi qu’une discussion citant les références de jurisprudence et de doctrine, sans se prononcer sur le fond du pourvoi ni présenter d’avis sur les différents moyens présentés. Néanmoins, il n’identifia aucun « point de droit faisant difficulté à juger » et proposa d’orienter l’affaire vers une formation restreinte, composée de seulement trois juges.

14. Le 28 février 2018, une formation de section de la chambre sociale de la Cour de cassation, composée de six conseillers, outre quatre conseillers référendaires n’ayant qu’une voix consultative, notamment de F., président, H., doyen, et P., conseillère, cassa l’arrêt de la cour d’appel de Versailles du 2 février 2016, en prononçant un arrêt de principe motivé comme suit :

« Vu l’article L. 3326-1 du code du travail ;

Attendu, selon ce texte, d’ordre public absolu, que le montant du bénéfice net et celui des capitaux propres de l’entreprise sont établis par une attestation de l’inspecteur des impôts ou du commissaire aux comptes et qu’ils ne peuvent être remis en cause à l’occasion des litiges relatifs à la participation aux résultats de l’entreprise ;

(…)

Qu’en statuant ainsi, alors que le montant du bénéfice net devant être retenu pour le calcul de la réserve de participation qui avait été certifié par une attestation du commissaire aux comptes de la société dont les syndicats ne contestaient pas la sincérité ne pouvait être remis en cause dans un litige relatif à la participation, quand bien même l’action des syndicats était fondée sur la fraude ou l’abus de droit invoqués à l’encontre des actes de gestion de la société, la cour d’appel a violé le texte susvisé ; (…) »

15. Par ailleurs, la Cour de cassation décida de mettre fin au litige en jugeant qu’il n’y avait pas lieu de renvoyer l’affaire devant une autre cour d’appel. L’arrêt portait également une mention « P », selon laquelle sa publication au Bulletin des arrêts de la Cour de cassation avait été décidée. Il a effectivement été publié par la suite.

16. Le 18 avril 2018, l’hebdomadaire Le Canard Enchaîné publia un article révélant que trois des six magistrats ayant siégé dans cette affaire étaient des collaborateurs réguliers de WKF, assurant notamment des formations rémunérés pour des professionnels de droit. L’article précisait notamment ce qui suit :

« Collaborateur le plus ancien ? [F.], président de la chambre sociale de la Cour de cassation. [F.] a débuté chez WKF en octobre 2005 et sa dernière prestation remonte au 5 octobre dernier : il s’agissait d’un commentaire « d’un an de jurisprudence 2016‑2017 », prononcé devant une grosse centaines de participants, à 1 140 euros par tête de pipe. Rétribution du magistrat : un peu plus de 1 000 euros net.

À son côté, ce jour-là : le doyen de la chambre sociale [H.]. Si ce dernier a rejoint WKF plus récemment, il totalise déjà, entre octobre 2014 et février 2018, plus d’une dizaine de collaborations. Troisième collègue, la conseillère [P.], arrivée en 2010 et qui, cette année, a déjà participé à deux journées d’étude, dont l’une organisée une semaine après l’audience de l’affaire WKF…

Droit social oblige, pour chacune de ces journées, nos magistrats multicartes sont rémunérés (un millier d’euros, donc ou de 500 à 600 euros la demi-journée) et se voient remettre une fiche de paie où figurent leur formation (« formateur occasionnel ») et leur statut (« employé »). (…) »

17. Le jour même, en réaction à cet article, le Premier président de la Cour de cassation publia un communiqué, dans lequel il reprocha à l’article du Canard Enchaîné de porter gravement atteinte à l’honneur et à l’impartialité des trois magistrats de la Cour de cassation, tout en soutenant que l’arrêt rendu le 28 février 2018 s’inscrivait dans une jurisprudence constante et établie de la chambre sociale. Il ajouta notamment que les magistrats concernés présidaient des journées d’information destinées aux spécialistes du droit du travail, mais que cela s’inscrivait dans la tradition de la chambre sociale tendant à permettre une meilleure connaissance de sa jurisprudence, dans le prolongement naturel de l’activité professionnelle des magistrats et sans que ces derniers fussent placés sous un quelconque lien de subordination.

18. Le 26 juin 2018, les requérants saisirent le Conseil supérieur de la magistrature (« CSM ») d’une plainte à l’encontre des trois hauts magistrats visés par l’enquête du Canard Enchaîné, en invoquant la violation du droit à un procès équitable et des règles déontologiques applicables aux magistrats. Le CSM en accusa réception le 10 juillet 2018.

19. Le 11 juillet 2018, le Premier président de la Cour de cassation publia une note de service ayant pour objet la prévention des conflits d’intérêts des magistrats du siège de la Cour de cassation, ainsi que les conditions d’exercice du droit de récusation des parties. Cette note précisa notamment les obligations des magistrats s’agissant des « activités de commentaire de la jurisprudence de leur chambre auxquelles se livrent les magistrats dans les publications, tout comme leur participation à des rencontres ou colloques sur ce thème ». À compter de la diffusion de cette note de service, de telles activités furent soumises au régime des dérogations individuelles avec autorisation préalable « afin qu’il soit vérifié et garanti par l’autorité hiérarchique que l’indépendance du magistrat n’y est pas compromise, de la même manière que pour les activités d’enseignement et de formation entendues au sens le plus large. De cette façon, la vigilance de chacun sera mieux mise en alerte sur les risques liés aux impératifs de l’impartialité objective ».

20. Le CSM, statuant comme conseil de discipline des magistrats du siège, rendit sa décision le 19 décembre 2019. Il estima notamment que la participation régulière et rémunérée des trois magistrats concernés aux formations organisées par WKF constituait un lien d’intérêt entre eux et cette partie au pourvoi, et que l’existence de ce lien avait pu créer un doute légitime quant à leur impartialité. Il releva également que les trois magistrats s’étaient d’ailleurs interrogés sur l’opportunité d’un déport en raison d’une atteinte à l’impartialité objective et que les juges F. et H. avaient justifié leur décision de siéger avec des arguments. Le CSM considéra cependant que ces derniers ne pouvaient être mis en balance avec l’obligation déontologique d’impartialité des magistrats qui constitue un devoir absolu et s’impose à eux. Le CSM émit l’avis que les juges F., H. et P. auraient dû se déporter dans la présente affaire. Pour autant, le CSM considéra que leur inobservation des règles déontologiques n’était pas suffisamment grave pour constituer une faute disciplinaire. Il indiqua notamment à cet égard :

« (…)

Sur le grief relatif à l’existence d’un conflit d’intérêts, à la violation du devoir d’impartialité et à l’absence de déport.

Le Conseil supérieur de la magistrature, convaincu que le magistrat doit s’inscrire dans la vie de la cité, observe en premier lieu que la participation aux activités de diffusion de la jurisprudence et de réflexion sur l’application du droit présente un intérêt essentiel pour l’institution judiciaire et pour la société tout entière, et contribue au nécessaire dialogue entre le monde judiciaire et le corps social.

Le Conseil relève en second lieu que le point B1 du recueil des obligations déontologiques des magistrats publié en 2010 précise que « l’impartialité du magistrat constitue, pour celui-ci, un devoir absolu, destiné à rendre effectif l’un des principes fondateurs de la République : l’égalité des citoyens devant la loi ».

Ces principes trouvent leur corollaire dans l’obligation de déport lorsqu’un lien existe entre le magistrat et l’une des parties d’un litige qu’il est appelé à trancher. (…)

Il résulte des pièces de la procédure et des débats que la participation régulière et rémunérée des trois magistrats aux journées d’études organisées par la société [WKF], à destination d’un public qui y accédait en réglant des frais d’inscription, constituait un lien d’intérêt entre les trois magistrats et l’une des parties au pourvoi qu’ils jugeaient ; que l’existence de ce lien a pu créer un doute légitime dans l’esprit du justiciable sur l’impartialité des magistrats mis en cause ; que [F, H. et P.] se sont d’ailleurs interrogés sur l’opportunité d’un déport en raison d’une atteinte à l’impartialité objective.

Les arguments soulevés par [F. et H.] pour asseoir leur décision de ne pas se déporter, à savoir qu’un déport aurait entraîné le renvoi à une formation de section composée de magistrats non spécialisés sur une question juridique particulièrement technique et complexe et le fait que la solution du pourvoi s’imposait comme étant conforme à une jurisprudence constante de la Cour de cassation ne sauraient être mis en balance avec l’obligation déontologique d’impartialité du magistrat qui constitue un devoir absolu et s’impose à lui.

Le Conseil estime donc que la situation des trois magistrats doit s’analyser de manière identique, le fait que M. H. ait fait part de ses hésitations quant à sa participation à l’examen du pourvoi à Monsieur le président F. n’étant pas de nature à le dispenser de se déporter.

Dès lors, les trois magistrats en cause, [F, H. et P.], auraient dû faire usage de la règle du déport.

Toutefois, il n’est pas contesté que, dans le cadre de ces interventions extérieures, les trois magistrats n’entretenaient aucune relation directe avec les dirigeants des deux sociétés (…), n’étaient pas choisis comme intervenants intuitu personae mais en raison de leur statut et de leur position au sein de la Cour de cassation, n’étaient pas salariés de la société puisqu’ils disposaient d’une liberté totale d’intervention, et n’avaient aucun lien de subordination avec les sociétés. Enfin, leur rémunération pour ces interventions était forfaitaire, d’un montant conforme aux usages et ne constituait pas pour eux une condition de leurs interventions.

Compte tenu de ces circonstances particulières, le Conseil considère que l’inobservation des règles déontologiques constatée n’atteint pas un niveau de gravité la rendant constitutive d’une faute disciplinaire. (…) »

LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

I. les Dispositions législatives

21. Les dispositions pertinentes du code de procédure civile étaient rédigées comme suit dans leur version applicable au moment des faits :

Article 339

« Le juge qui suppose en sa personne une cause de récusation ou estime en conscience devoir s’abstenir se fait remplacer par un autre juge que désigne le président de la juridiction à laquelle il appartient. Le remplaçant d’un juge d’instance est désigné par le président du tribunal de grande instance à défaut de juge directeur. »

Article 627

« La Cour de cassation peut casser sans renvoyer l’affaire dans les cas et conditions prévues par l’article L. 411-3 du code de l’organisation judiciaire. »

22. Aux termes des articles L. 111-7 et L. 411-3 du code de l’organisation judiciaire dans leur rédaction à l’époque des faits :

Article L. 111-7

« Le juge qui suppose en sa personne une cause de récusation ou estime en conscience devoir s’abstenir se fait remplacer par un autre juge spécialement désigné. »

Article L. 411-3

« La Cour de cassation peut casser sans renvoi lorsque la cassation n’implique pas qu’il soit à nouveau statué sur le fond.

Elle peut aussi, en matière civile, statuer au fond lorsque l’intérêt d’une bonne administration de la justice le justifie.

(…)

En ces cas, elle se prononce sur la charge des dépens afférents aux instances civiles devant les juges du fond.

L’arrêt emporte exécution forcée. »

23. Les dispositions pertinentes du code de travail se lisaient comme suit :

Article L. 3322-2

« Les entreprises employant au moins cinquante salariés garantissent le droit de leurs salariés à participer aux résultats de l’entreprise. Il en va de même pour les entreprises constituant une unité économique et sociale mentionnée à l’article L. 2313-8 et composée d’au moins cinquante salariés.

La base, les modalités de calcul, ainsi que les modalités d’affectation et de gestion de la participation sont fixées par accord dans les conditions prévues par le présent titre.

Le salarié d’un groupement d’employeurs peut bénéficier du dispositif de participation mis en place dans chacune des entreprises adhérentes du groupement auprès de laquelle il est mis à disposition dans des conditions fixées par décret. »

Article L. 3326-1

« Le montant du bénéfice net et celui des capitaux propres de l’entreprise sont établis par une attestation de l’inspecteur des impôts ou du commissaire aux comptes. Ils ne peuvent être remis en cause à l’occasion des litiges nés de l’application du présent titre.

Les contestations relatives au montant des salaires et au calcul de la valeur ajoutée prévus au 4o de l’article L. 3324-1 sont réglées par les procédures stipulées par les accords de participation. À défaut, elles relèvent des juridictions compétentes en matière d’impôts directs. Lorsqu’un accord de participation est intervenu, les juridictions ne peuvent être saisies que par les signataires de cet accord.

Tous les autres litiges relatifs à l’application du présent titre sont de la compétence du juge judiciaire. »

II. la Cour de cassation

A. Jurisprudence relative à l’article L. 3326-1 du code du travail

24. La Cour de cassation juge de manière constante depuis 2001 que, selon l’article L. 3326-1 du code du travail (CT), anciennement article L. 442‑13 du CT et qui est d’ordre public absolu, le montant du bénéfice net et celui des capitaux propres de l’entreprise sont établis par une attestation de l’inspecteur des impôts ou du commissaire aux comptes et ils ne peuvent être remis en cause à l’occasion des litiges relatifs à la participation aux résultats de l’entreprise (Cass. soc, 7 novembre 2001, pourvoi no 00-12.216, Cass. soc, 11 mars 2009, pourvoi no 08-41.140, Bull. no 80, Cass. soc, 8 décembre 2010, pourvoi no 09‑65.810, Cass. soc, 18 février 2016, pourvois no 14-12.614 et autres, et Cass. soc, 10 janvier 2017, pourvoi no 14-23.888).

25. À l’occasion de la présente affaire, la Cour de cassation a pour la première fois confirmé sa jurisprudence dans l’hypothèse où l’action du demandeur est fondée sur la fraude ou l’abus de droit invoqués à l’encontre des actes de gestion de la société (paragraphe 14 ci-dessus).

26. Par ailleurs, la doctrine s’est intéressée à la question de la prévisibilité de la solution ainsi retenue par la Cour de cassation. En premier lieu, aux yeux d’un auteur, qui est un ancien président de chambre honoraire à la Cour de cassation, il s’agit d’un « revirement total par rapport à une jurisprudence ininterrompue depuis plusieurs siècles quant à l’application universelle de fraude » (« La fraude juridique », Pierre Sargos, La Semaine Juridique, Ed. G., no 24, 11 juin 2018). Cet auteur indique notamment ce qui suit :

« En proclamant dès 1817 que « la fraude fait exception à toutes les règles », la Cour de cassation (Cass. req. 3 juillet 1817 ; Sirey, 1818, I, p. 338) n’avait pas innové en ce sens qu’elle se bornait à consacrer, après la codification issue du code civil, un acquis du droit français remontant aux postglossateurs des XIIIème et XIVème siècle. (…). Jusqu’au 28 février 2018 toutes les chambres de la Cour de cassation ont conforté la pérennité de l’universalité de l’exception de fraude. (…) L’arrêt de la chambre sociale du 28 février 2018 (Cass. soc., 28 févr. 2018, no 16-50.015 : JurisData no 2016-026032) a rompu avec le consensus existant depuis plusieurs siècles quant à la portée universelle de l’exception de fraude. (…) l’arrêt de cassation décide in abstracto que le montant du bénéfice certifié par le commissaire aux comptes – lequel n’a pourtant pas nécessairement connaissance d’une fraude et dont les pouvoirs sont limités – pour le calcul de la réserve de participation ne peut être remis en cause dans un litige relatif à la participation, quand bien même l’action des syndicats était fondée sur la fraude ou l’abus de droit invoqués à l’encontre des actes de gestion de la société. Il s’agit donc bien d’un revirement total par rapport à une jurisprudence ininterrompue depuis plusieurs siècles quant à l’application universelle de l’expression de fraude. (…) »

27. L’auteur d’une enquête publiée sur le site Internet « Alternatives Économiques » a quant à lui constaté l’existence d’un désaccord entre des spécialistes du droit du travail, certains soutenant que la solution était prévisible, d’autres que la fraude imputée à la société WKF aurait dû primer sur la solution finale (« Cour de cassation : un conflit, où ça ? », Marc Chevallier, 4 mai 2018)[1]. Il présente notamment les éléments suivants :

« (…) La faute au code du travail ?

Pour pénible qu’elle soit pour les salariés de WKF, cette décision n’en était pas moins prévisible, selon un juriste en droit du travail que nous avons interrogé: « les magistrats n’ont fait qu’appliquer la loi », En l’occurrence l’article L. 3326-1 du code du travail, selon lequel il n’est pas possible de contester le montant de la participation aux résultats de l’entreprise, dès lors que ces résultats ont fait l’objet d’une certification par un commissaire aux comptes ou un inspecteur des impôts. « C’est cet article du code du travail qui est discutable et qu’il faudrait abroger, affirme-t-il. Pour essayer de le contourner, les avocats des syndicats de salariés de WKF auraient dû demander des indemnités pour le préjudice subi par la perte de la réserve de participation, plutôt que de demander sa reconstitution. »

Son de cloche quelque peu différent chez un autre spécialiste du droit du travail. Il est en effet une autre jurisprudence que les juges auraient pu suivre selon lui, celle consistant à « faire échec à tous les montages frauduleux et leurs conséquences, en appliquant l’adage selon lequel « la fraude corrompt tout » (fraus omnia corrumpit), estime-t-il. D’autant plus que la Cour de cassation n’explique pas pourquoi la fraude ici ne suffit pas à écarter le montage sociétaire mis en place ayant conduit à la réduction du bénéfice, contrairement aux solutions jurisprudentielles traditionnelles. »

D’ailleurs, dans son avis sur l’affaire Wolters Kluwer, l’avocat général, qui représente le Parquet auprès de la Cour de cassation, avait conclu que « les attestations rédigées par les commissaires aux comptes ne peuvent servir de bouclier à une opération frauduleuse, ces derniers ne pouvant accomplir leur travail qu’en fonction des informations fournies par l’employeur et pouvant donc être eux-mêmes trompés par celui-ci ». Avis que les magistrats auteurs de l’arrêt ont manifestement choisi d’ignorer. Bref, contrairement à l’affirmation du premier président de la Cour de cassation, si la décision n’est pas nécessairement injustifiée sur le plan juridique, elle n’allait pas tout à fait de soi. (…) »

B. La publication des arrêts au Bulletin de la Cour de cassation

28. Au terme du délibéré, la Cour de cassation décide du type de publication, qui correspond à l’importance accordée à la décision qu’elle vient d’arrêter. Sur la minute de chaque arrêt, des lettres précisent le mode de diffusion retenu. À l’époque des faits, et jusqu’au 15 juin 2021, la lettre « P » indiquait une publication au Bulletin de la Cour de cassation, ce qui concernait les arrêts ayant une portée doctrinale, soit par la nouveauté de la solution, soit par une évolution de l’interprétation d’un texte au regard de la jurisprudence antérieure, soit enfin parce que la Cour n’avait pas publié cette solution depuis longtemps (une dizaine d’années) et qu’elle entendait manifester la constance de sa position (depuis le 15 juin 2021, ces arrêts sont dorénavant identifiés par la lettre « B »). La lettre « B » signifiait alors que l’arrêt allait également être publié au Bulletin d’information de la Cour de cassation (BICC, diffusé tous les quinze jours à tous les magistrats), comportant le sommaire des arrêts qui seront publiés, et dont la Cour estime nécessaire de porter rapidement la solution à la connaissance des magistrats du fond. Le sommaire des arrêts est élaboré au sein de la chambre qui a rendu la décision et tend à dégager ce qu’apporte l’arrêt à la doctrine de la Cour (« Comprendre un arrêt de la Cour de cassation rendu en matière civile », Jean‑François Weber, président de chambre à la Cour de cassation, in Bulletin d’information de la Cour de cassation, no 702, 15 mai 2009)[2].

C. Les formations de jugement au sein des chambres de la Cour de cassation

29. Au sein des chambres, la formation de jugement qui statue sur un pourvoi varie en fonction de la complexité ou de la sensibilité de la question posée ainsi que de la portée que peut avoir la décision à venir sur la jurisprudence en vigueur. Comme indiqué sur le site Internet de la Cour de cassation[3], hormis les formations non permanentes (également appelées « solennelles ») que sont l’assemblée plénière et la chambre mixte, il en existe trois :

– la formation plénière de chambre : elle intervient lorsque le point de droit à examiner est particulièrement complexe ou sensible, si la décision à rendre est susceptible de donner lieu à un revirement de jurisprudence ou, enfin, si la question juridique posée relève des attributions de plusieurs des sections de la chambre. Elle est composée du président de la chambre, du doyen de la chambre, des doyens de section et des conseillers de chacune des sections de la chambre ;

– la formation de section : une chambre est subdivisée en sections spécialisées qui se répartissent entre elles ses attributions. Lorsque la réponse à apporter à la question juridique posée ne présente pas une complexité particulière ou une forte sensibilité, mais, pour autant, ne se dessine pas de façon évidente, la chambre tranche le litige en formation de section. Celle-ci est composée de 5 magistrats au moins (le président de la chambre, les doyens de section, le conseiller rapporteur et au moins deux conseillers de la section ayant voix délibérative) ;

– la formation restreinte (trois juges) : la chambre examine les affaires dans ce cadre pour traiter les pourvois posant une question juridique dont la réponse paraît s’imposer, qui reposent également sur des arguments qui ne sont manifestement pas de nature à entraîner une cassation, ou encore qui sont irrecevables. Cette formation est composée de seulement trois magistrats (le président de la chambre, le doyen et le conseiller rapporteur).

III. Le Conseil supérieur de la magistrature (CSM)

30. Le CSM est l’organe disciplinaire des magistrats de l’ordre judiciaire. Il peut être saisi de faits motivant des poursuites disciplinaires contre un magistrat du siège ou du parquet, que lui adresse le garde des Sceaux, ministre de la Justice. Il peut également être saisi par les premiers présidents de cours d’appel ou le président du tribunal supérieur d’appel, par les procureurs généraux près les cours d’appel ou le procureur près le tribunal supérieur d’appel et, depuis une réforme constitutionnelle de 2008, par les justiciables.

31. La formation du CSM compétente à l’égard des magistrats du siège, lorsqu’elle statue en matière de discipline des juges, prononce directement la sanction, par une décision à caractère juridictionnel. Pour les magistrats du parquet, le CSM émet un simple avis, le pouvoir de prononcer la sanction n’appartenant qu’au garde des Sceaux, dont la décision peut ensuite faire l’objet d’un recours pour excès de pouvoir devant le Conseil d’État. En toute hypothèse, le Conseil statue en audience publique, après enquête et rapport de l’un de ses membres. Les décisions sont publiées dans un recueil.

32. Le CSM exerce d’autres missions, en particulier de veille déontologique.

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION

33. Les requérants se plaignent d’une violation de leur droit à un procès équitable, par un tribunal impartial, en raison de la participation de trois magistrats de la Cour de cassation, dont ils soutiennent qu’ils étaient liés à la partie adverse, à l’examen de leur pourvoi en cassation. Ils estiment qu’il existe un doute légitime, renforcé par certaines circonstances aggravantes, quant à leur impartialité. Ils invoquent l’article 6 § 1 de la Convention, qui est ainsi libellé :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (…) par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera (…) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (…) »

A. Sur la recevabilité

34. Constatant que la requête n’est pas manifestement mal fondée ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour la déclare recevable.

B. Sur le fond

1. Thèses des parties

a) Les requérants

35. Les requérants soulignent d’emblée que la formation de jugement de la Cour de cassation était composée non pas de sept, mais de six magistrats, dont trois bénéficiaient d’une rémunération par la société WKF, par le biais de bulletins de salaire déclarés aux organismes sociaux. Ils précisent également que des membres de la Cour de cassation n’ont été renvoyés devant la formation disciplinaire du CSM qu’à deux reprises, notamment dans le cadre de cette affaire. Ils ajoutent que le CSM a relevé l’existence de deux fautes en lien avec leur grief, à savoir concernant le défaut d’obtention d’une dérogation individuelle du chef de la Cour pour dispenser des formations, d’une part, et l’existence d’un conflit d’intérêt et l’absence fautive de déport, d’autre part. Ce n’est qu’in fine, après avoir relevé des « circonstances particulières », qu’il a exonéré les trois magistrats de la qualification de « faute disciplinaire ».

36. De plus, ils notent que les formations effectuées par ces magistrats ne se limitaient pas à deux par an et qu’ils étaient rémunérés sous forme de salaire, ce qui ressort des entretiens, non contestés, publiés dans son article par Le Canard Enchaîné. Ils insistent sur le fait qu’il ne s’agissait pas de travaux scientifiques, exonérés de demandes d’autorisation préalable auprès du chef de Cour, mais bien de formations commerciales assujetties à de telles demandes et que leur rémunération était élevée, aucun usage en la matière n’étant démontré. Renvoyant aux termes de la décision du CSM, ils contestent la référence faite par le Gouvernement à des activités liées à des « sociétés savantes, des séminaires, des colloques, des conférences ou encore des clubs de réflexion », relevant qu’il s’agissait en réalité de formations payantes et dispensées dans le cadre du secteur marchand. Ils soutiennent que les trois magistrats concernés entretiennent des liens anciens, constants et étroits avec la société WKF, avec une rémunération importante, puisqu’elle équivaut au montant du salaire mensuel net minimum en France pour une seule journée de formation, ainsi qu’une présence avérée dans les registres des ayants droits du comité d’entreprise de la société WKF et de son registre du personnel salarié. Selon eux, le lien de subordination ne fait dès lors aucun doute. En outre, ils soutiennent que le lien entre leur fonction au sein de la haute juridiction et leur recrutement par la société WKF pour dispenser des formations est totalement évident. Ils relèvent que, contrairement à ce que prétend le Gouvernement, le CSM a bien reconnu en l’espèce « des liens susceptibles d’avoir compromis l’impartialité des hauts Magistrats concernés » et que la situation d’espèce « constituait un lien d’intérêt entre les 3 magistrats et l’une des parties au pourvoi qu’ils jugeaient ».

37. Les requérants considèrent qu’il existe des circonstances aggravantes renforçant à tout le moins leurs doutes légitimes quant à l’impartialité des juges F., H. et P. Selon eux, ces derniers ont rendu un arrêt favorable à la société WKF, contre l’avis de l’avocat général et, de plus, en opérant un revirement de jurisprudence particulièrement conséquent. Ils indiquent par ailleurs qu’une ancienne salariée de WKF, devenue conseillère à la chambre sociale de la Cour de cassation, C.C., n’a jamais siégé dans une affaire concernant son ancien employeur, tout en relevant que ce n’est pas le cas des trois magistrats qui ont siégé dans leur affaire. Ils estiment que l’absence de déport des magistrats concernés sème d’autant plus le doute que la chambre sociale compte quarante magistrats, ce qui aurait pu permettre d’éviter que la moitié des conseillers composant la formation de jugement aient des liens étroits avec la société WKF. Ils précisent qu’il est de toute façon impossible d’identifier de manière nominative les juges qui participent au jugement le jour de l’audience, compte tenu de l’absence de publication de la composition des formations et du nombre de conseillers présents dans la salle et qui siègent dans plusieurs affaires. En tout état de cause, ils soulignent le fait que c’est seulement grâce à l’article paru dans Le Canard Enchaîné qu’ils ont pu avoir connaissance de cette situation.

b) Le Gouvernement

38. Le Gouvernement considère qu’il n’existait pas, en l’espèce, de doute raisonnable sur l’impartialité des trois magistrats visés, parmi une formation selon lui composée de sept juges. Il soutient tout d’abord que l’allégation des requérants selon laquelle les trois magistrats et les sociétés d’édition du groupe WK entretenaient des liens « anciens, constants et étroits » doit être largement relativisée. Le Gouvernement ne conteste pas que ces juges aient publié des articles et qu’ils soient intervenus dans le cadre de formations organisées par ces sociétés, tout en soulignant qu’elles étaient ponctuelles, sans lien de subordination ni même de relation directe. Il en déduit que les contacts entre les juges et la société WKF ne peuvent être qualifiés de faits vérifiables autorisant à suspecter l’impartialité de ces magistrats. Il estime que les liens n’étaient pas constants, étroits ou susceptibles de compromettre l’intégrité des magistrats concernés, ces derniers n’ayant par ailleurs aucun lien de subordination en qualité d’employés, mais au contraire une liberté totale d’intervention, bénéficiant d’une rémunération forfaitaire conforme aux usages.

39. Il souligne que les magistrats de la Cour de cassation participent régulièrement à des sociétés savantes, des séminaires, des colloques, des conférences ou encore à des clubs de réflexion au niveau national et international, ainsi qu’à la rédaction d’articles juridiques en lien avec leurs compétences et attributions. Pour le Gouvernement, ces activités sont nécessaires à la diffusion de la jurisprudence de la Cour de cassation, au développement de ses relations internationales, ainsi qu’à l’information du public. Or, les sociétés du groupe WK comptant parmi les principales entreprises d’édition juridique, il n’est pas surprenant que des magistrats aient eu affaire avec elles ou qu’ils aient été sollicités par celles-ci, en raison de leurs connaissances et de leurs compétences. Il précise, outre l’existence de rapports qu’il qualifie de ponctuels, impersonnels et lointains, que rien ne laisse supposer que ces trois magistrats auraient connu les dirigeants des sociétés ayant conduit l’opération COSMOS. Il relève également que les interventions et publications des juges concernés ne présentaient aucun lien avec l’affaire objet de la présente requête.

40. Par ailleurs, le Gouvernement précise notamment que l’arrêt de la Cour de cassation du 28 février 2018 revenait à appliquer la lettre de l’article L. 3326-1 du code du travail, dont la haute juridiction avait déjà, par le passé, reconnu le caractère d’ordre public. Un tel moyen devait donc être soulevé d’office. Il ajoute que la solution retenue n’était pas nouvelle, compte tenu de l’existence d’une jurisprudence constante de la Cour de cassation sur ce point depuis 2001. Il relève qu’en l’espèce l’arrêt reprend essentiellement les conclusions de la conseillère rapporteure dans son rapport du 19 octobre 2017, dont il ne saurait être soutenu qu’elle aurait été partiale, et que l’avocat général avait également conclu à la cassation dans son avis. De plus, il rappelle, dans le cadre d’une présentation générale de la procédure suivie devant la Cour de cassation, que la composition de la chambre est en principe connue des parties à l’avance, même s’il ne soutient pas que tel était le cas en l’espèce.

41. Enfin, concernant les rappels déontologiques en rapport avec la présente affaire, il précise que le CSM a estimé que les déclarations d’intérêt des trois magistrats concernés avaient été régulièrement remises au premier président de la Cour de cassation et que les activités avaient été organisées en toute transparence. Il considère, à l’instar du CSM, que la note de service publiée par le Premier président de la Cour de cassation le 11 juillet 2018, pour rappeler les règles déontologiques, ne vaut pas reconnaissance d’une quelconque violation de l’article 6 § 1 de la Convention, mais témoigne au contraire des réformes conduites pour prévenir de tels manquements à l’avenir.

2. Appréciation de la Cour

a) Principes généraux

42. Pour un rappel des principes généraux concernant l’exigence d’impartialité au sens de l’article 6 § 1 de la Convention, la Cour renvoie à sa jurisprudence pertinente en la matière (voir, notamment, Morice c. France [GC], no 29369/10, §§ 73-78, CEDH 2015, et Micallef c. Malte ([GC], no 17056/06, §§ 93-99, CEDH 2009).

43. Il ressort en particulier de cette jurisprudence que l’appréciation objective consiste à se demander si, indépendamment de la conduite personnelle du juge, certains faits vérifiables autorisent à suspecter le manque d’impartialité de ce dernier. Il en résulte que, pour se prononcer sur l’existence, dans une affaire donnée, d’une raison légitime de redouter d’un juge ou d’une juridiction collégiale un défaut d’impartialité, l’optique de la personne concernée entre en ligne de compte mais ne joue pas un rôle décisif. L’élément déterminant consiste à savoir si l’on peut considérer les appréhensions de l’intéressé comme objectivement justifiées (Morice, précité, § 76, et Micallef, précité, § 96).

44. L’appréciation objective porte essentiellement sur les liens hiérarchiques ou autres entre le juge et d’autres acteurs de la procédure (Morice, précité, § 77, et Micallef, précité, § 97). Il faut en conséquence décider dans chaque cas d’espèce si la nature et le degré du lien en question sont tels qu’ils dénotent un manque d’impartialité de la part du tribunal (Pullar c. Royaume-Uni, 10 juin 1996, § 38, Recueil des arrêts et décisions 1996-III).

45. En la matière, même les apparences peuvent revêtir de l’importance ou, comme le dit un adage anglais, « justice must not only be done, it must also be seen to be done » (il faut non seulement que justice soit faite, mais aussi qu’elle le soit au vu et au su de tous) (De Cubber c. Belgique, 26 octobre 1984, § 26, série A no 86). Il y va de la confiance que les tribunaux d’une société démocratique se doivent d’inspirer aux justiciables. Tout juge dont on peut légitimement craindre un manque d’impartialité doit donc se déporter (Morice, précité, § 78, Micallef, précité, § 98, et Castillo Algar c. Espagne, 28 octobre 1998, § 45, Recueil 1998-VIII). Cela est d’autant plus important lorsque le requérant n’a pas été informé de la composition de la formation de jugement et qu’il n’a donc pu contester la présence d’un juge ni soulever la question de l’impartialité à ce titre (Morice, précité, § 90). Enfin, compte tenu du secret des délibérations et de l’impossibilité de connaître l’influence réelle d’un juge au sein d’une composition donnée, le nombre de magistrats ayant siégé n’est pas déterminant au regard de la question de l’impartialité objective sous l’angle de l’article 6 § 1 de la Convention (Morice, précité, § 89).

46. Par ailleurs, la Cour rappelle qu’elle a déjà eu l’occasion de juger que la circonstance qu’un magistrat soit amené à côtoyer, à l’occasion de réunions ou d’événements scientifiques sans lien avec une affaire donnée, les représentants d’une partie à cette affaire n’est pas de nature à causer, à elle seule, des appréhensions objectivement justifiées à la partie adverse (SPRL Projet Pilote Garoube c. France (déc.) [comité], no 58986/13, § 24, 10 avril 2018). En revanche, lorsqu’un juge a eu des relations professionnelles régulières, étroites et rémunérées avec l’une des parties à la procédure, ces circonstances justifient objectivement la crainte de l’autre partie qu’il n’ait pas l’impartialité requise (Pescador Valero c. Espagne, no 62435/00, §§ 27-28, CEDH 2003-VII, et Blesa Rodríguez c. Espagne, no 61131/12, § 44, 1er décembre 2015).

b) Application au cas d’espèce

47. La Cour note d’emblée qu’elle est saisie de la question de savoir si les trois conseillers de la Cour de cassation qui collaborent avec la maison d’édition WKF pouvaient siéger dans l’affaire opposant les requérants à cette dernière, et ce au regard de l’exigence d’impartialité prévue à l’article 6 § 1 de la Convention. En revanche, il ne lui appartient pas de se prononcer sur le respect, par ces trois magistrats, de leurs obligations professionnelles concernant l’exercice d’activités accessoires, ce qui relève de la seule compétence des autorités internes.

48. Aux yeux de la Cour, la présente affaire concerne principalement l’impartialité objective et elle l’examinera donc sous cet angle. La frontière entre l’impartialité subjective et l’impartialité objective n’est cependant pas hermétique car non seulement la conduite même d’un juge peut, du point de vue d’un observateur extérieur, entraîner des doutes objectivement justifiés quant à son impartialité (démarche objective), mais elle peut également toucher à la question de sa conviction personnelle (démarche subjective) (Morice, précité, § 75, Micallef, précité, § 95, et Kyprianou c. Chypre [GC], no 73797/01, § 119, CEDH 2005-XIII).

49. Tout en renvoyant à son rappel de jurisprudence concernant la portée des activités accessoires des magistrats au regard de l’exigence d’impartialité (paragraphe 46 ci-dessus), la Cour relève qu’en l’espèce le CSM s’est dit « convaincu que le magistrat doit s’inscrire dans la vie de la cité », tout en observant « que la participation aux activités de diffusion de la jurisprudence et de réflexion sur l’application du droit présente un intérêt essentiel pour l’institution judiciaire et pour la société tout entière, et contribue au nécessaire dialogue entre le monde judiciaire et le corps social » (paragraphe 20 ci‑dessus). La Cour ne voit pas de raison de s’écarter d’un tel constat.

50. Par ailleurs, elle relève que le Gouvernement indique que la formation de jugement est « en principe » connue des parties, sans pour autant soutenir que tel était le cas en l’espèce (paragraphe 40 ci-dessus), tandis que les requérants soutiennent qu’ils n’en étaient pas informés et que leur présence à l’audience ne permettait pas d’identifier ceux qui allaient se prononcer sur leur affaire (paragraphe 37 ci-dessus). La Cour estime que ce point ne saurait cependant être déterminant, dès lors qu’il n’est pas contesté que les relations entre les juges F., H. et P.et la société WKF n’ont été révélées que plus d’un mois après le prononcé de l’arrêt de la Cour de cassation, par un article de la presse écrite paru le 18 avril 2018 (paragraphe 16 ci-dessus).

51. En outre, dans la présente affaire, au moins deux des trois magistrats mis en cause collaboraient régulièrement avec la société WKF, à savoir depuis près de treize ans s’agissant du président de la chambre sociale, F., et depuis presque quatre ans concernant H., conseiller doyen. Pour autant, la Cour note qu’il n’est pas soutenu que ces trois conseillers, voire un seul d’entre eux, eussent été en contact avec la société WKF concernant l’opération COSMOS ni qu’ils se fussent exprimés au sujet de cette dernière ou eussent pris position en faveur de la société WKF avant de siéger dans le cadre de l’examen du pourvoi formé par les requérants. Par ailleurs, considérant que l’existence d’un éventuel lien de subordination, en raison de la déclaration des magistrats en qualité de « salariés » par la société WKF, n’est pas déterminante, la Cour n’estime pas nécessaire de se prononcer sur ce point.

52. Néanmoins, l’ancienneté de la relation professionnelle des magistrats, en particulier des juges F. et H., avec la société WKF est de nature à confirmer le caractère régulier des interventions réalisées au profit de celle-ci et, à tout le moins, une certaine constance dans les rapports qu’ils entretenaient. Certes, cela n’exclut pas le fait que les interventions aient pu n’être que ponctuelles, comme le soutient le Gouvernement. Ce dernier n’apporte cependant pas d’éléments pour étayer cet argument, ou encore pour démontrer en quoi les relations entre les juges F., H. et P. et la société WKF auraient été, dans le cadre de ces relations avérées, impersonnels et lointains (paragraphes 38-39 ci-dessus). La Cour constate d’ailleurs que, dans son avis du 19 décembre 2019, le CSM a lui-même considéré établie « la participation régulière et rémunérée des trois magistrats aux journées d’études organisées par la société », ce qui constituait « un lien d’intérêt » entre eux » (paragraphe 20 ci‑dessus). S’agissant de la rémunération, il n’est pas contesté que les trois conseillers mis en cause étaient payés par WKF à hauteur d’environ 1 000 EUR la journée d’intervention et de 500 à 600 EUR la demi-journée. Pour la Cour, outre le fait que le Gouvernement n’établit pas en quoi il s’agissait d’une « rémunération forfaitaire conforme aux usages » (paragraphe 38 ci-dessus), les sommes perçues ne sauraient être qualifiées de négligeables, et ce malgré le caractère ponctuel de leur versement, la rémunération versée par WKF pour une journée d’intervention équivalant au montant du salaire mensuel net minimum en France, comme le soulignent les requérants (paragraphe 36 ci-dessus).

53. Dans le cadre de la procédure diligentée contre ces magistrats, le CSM a conclu qu’il existait « un lien d’intérêt entre les trois magistrats et l’une des parties au pourvoi qu’ils jugeaient » et que « l’existence de ce lien a pu créer un doute légitime dans l’esprit du justiciable sur l’impartialité des magistrats mis en cause ». Pour le CSM, si « l’inobservation des règles déontologiques constatée n’attei[gnait] pas un degré de sévérité la rendant constitutive d’une faute disciplinaire », pour autant « les trois magistrats en cause, [F., H. et P.], auraient dû faire usage de la règle du déport » (paragraphe 20 ci-dessus). La Cour ne voit pas de raison de s’écarter de ce constat (voir, mutatis mutandis, Pescador Valero, précité, §§ 27-28, et Blesa Rodríguez, précité, § 44).

54. La Cour partage également l’avis du CSM concernant les explications avancées par les juges F. et H. pour justifier le fait qu’ils ne se soient pas déportés, malgré leurs interrogations à ce sujet, à savoir la complexité de l’affaire, la volonté d’éviter son attribution à une formation composée de magistrats non spécialisés et le fait que la solution aurait été conforme à une jurisprudence constante de la Cour de cassation. En effet, de tels arguments ne pouvaient être mis en balance avec le droit à un procès équitable et, plus spécialement, les exigences d’impartialité des juges (paragraphes 20 et 42 ci‑dessus). En revanche, la Cour estime qu’ils témoignent assurément du fait que les juges F. et H. avaient conscience de la complexité de la question qui était soumise à la Cour de cassation, mais également des interrogations que leur participation pouvait soulever au regard de l’impartialité objective, et qu’ils ont donc décidé de siéger dans cette affaire en toute connaissance de cause.

55. La Cour relève également que le 11 juillet 2018, soit après la saisine du CSM intervenue le 26 juin 2018, le Premier président de la Cour de cassation a publié une note de service ayant pour objet la prévention des conflits d’intérêt des magistrats du siège de la Cour de cassation, imposant une autorisation préalable pour la participation de ces derniers à des rencontres ou colloques sur la jurisprudence de leur chambre, et ce précisément afin que « la vigilance de chacun [soit] mieux mise en alerte sur les risques liés aux impératifs de l’impartialité objective » (paragraphe 19 ci‑dessus).

56. À titre surabondant, la Cour constate que, contrairement à ce que soutient le Gouvernement, la solution retenue par une formation de section de la Cour de cassation, dans un arrêt dont elle a décidé la publication, ne se limitait pas nécessairement au simple rappel d’une solution jurisprudentielle constante (paragraphes 12, 25-27 ci-dessus).

57. En conclusion, tout en soulignant que la contribution des magistrats à la diffusion du droit, à l’occasion notamment d’événements scientifiques, d’activités d’enseignement ou de publications, s’inscrit naturellement dans le cadre de leurs fonctions, la Cour constate que les relations professionnelles des juges F., H. et P. avec l’une des parties à la procédure étaient régulières, étroites et rémunérées, ce qui suffit à établir qu’ils auraient dû se déporter et que les craintes des requérants quant à leur manque d’impartialité pouvaient passer pour objectivement justifiées en l’espèce (voir paragraphe 46 ci‑dessus).

58. Il s’ensuit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

59. Aux termes de l’article 41 de la Convention :

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

C. Dommage

60. Les requérants demandent le versement, à chacun d’entre eux, d’une somme de 100 000 EUR au titre du dommage matériel qu’ils estiment avoir subi en raison de la décision de cassation, ainsi que 100 000 EUR en réparation de leur préjudice moral.

61. Le Gouvernement considère qu’aucun montant ne devrait être attribué au titre des préjudices moral et matériel.

62. En l’espèce, la Cour ne saurait spéculer sur le résultat auquel la procédure incriminée aurait abouti si la violation de l’article 6 § 1 de la Convention n’avait pas eu lieu (Paixão Moreira Sá Fernandes c. Portugal, no 78108/14, § 101, 25 février 2020). En conséquence, rien ne justifie qu’elle accorde au requérant une indemnité au titre du dommage matériel allégué. Par ailleurs, la Cour considère que, compte tenu des circonstances de la cause, le constat de violation constitue en l’espèce une réparation suffisante pour le dommage moral subi par les requérants.

D. Frais et dépens

63. Les requérants réclament une somme totale de 10 819,06 EUR pour chacun d’entre eux, ce montant correspondant à la fois aux frais et dépens qu’ils ont engagés dans le cadre de la procédure menée devant les juridictions internes (3 200 EUR et 1 200 EUR par syndicat respectivement à hauteur d’appel et de cassation, outre les frais engagés pour une expertise privée) et devant la Cour (1 980 EUR par syndicat).

64. Le Gouvernement estime qu’un montant accordé au titre des frais et dépens ne devrait pas excéder la somme de 5 940 EUR, qui correspond aux seuls frais de justice engagés pour tenter de remédier à la violation alléguée.

65. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents en sa possession et des critères susmentionnés, la Cour rejette la demande présentée au titre des frais et dépens engagés dans le cadre de la procédure interne et juge raisonnable d’allouer à chacun des requérants la somme de 1 980 EUR pour la procédure menée devant elle, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable ;

2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention ;

3. Dit que le constat de violation constitue en lui-même une satisfaction équitable suffisante pour tout dommage moral subi par les requérants ;

4. Dit,

a) que l’État défendeur doit verser à chacun des requérants, dans un délai de trois mois à compter de la date à laquelle l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, au taux applicable à la date du règlement :

1 980 EUR (mille neuf cent quatre-vingts euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme par les requérants à titre d’impôt, pour frais et dépens ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

5. Rejette, à l’unanimité, le surplus de la demande de satisfaction équitable.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 14 décembre 2023, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Victor Soloveytchik                   Georges Ravarani
Greffier                                         Président

______________

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée des juges Mourou-Vikström, Elósegui et Guyomar.

G.R.
V.S.

OPINION CONCORDANTE COMMUNE AUX JUGES MOUROU-VIKSTRÖM, ELÓSEGUI ET GUYOMAR

Nous souscrivons entièrement aux conclusions retenues par la chambre dans cet arrêt adopté à l’unanimité. Nous estimons néanmoins utile de nous exprimer par le biais d’une opinion concordante afin de préciser quelques points qui nous semblent déterminants pour bien appréhender la portée de cette solution.

En premier lieu, il est important de souligner que la Cour a pleinement conscience du retentissement, y compris sur le plan médiatique, qu’a connu cette affaire dans l’ordre interne. Dans le cadre du contrôle in concreto qu’elle exerce, la Cour veille toujours à contextualiser l’application de la Convention européenne des droits de l’homme. Dans le respect de la règle du non double standard, elle s’efforce de retenir des solutions à la fois fidèles aux principes généraux issus de sa jurisprudence et adaptées aux circonstances de l’espèce. Les droits protégés par la Convention dont elle doit garantir le respect effectif sont en effet toujours appréciés de manière concrète, dans une situation donnée. C’est à l’aune de ce souci de complètement appréhender, sans pour autant jouer le rôle d’une quatrième instance que la Cour n’est pas et ne saurait être, les faits du litige et les différentes étapes de la procédure qui s’est déroulée dans l’ordre interne qu’il convient d’apprécier les longs développements que comporte la partie « En fait » de l’arrêt. Il s’agit tout à la fois de déterminer le périmètre du litige et de restituer l’attention portée par la juridiction européenne à la réalité concrète des enjeux de l’affaire dont elle est saisie.

En deuxième lieu, eu égard à son office, la Cour ne connaît que des États, seuls débiteurs, dans le système conventionnel, de l’obligation de respecter et de faire respecter les droits protégés par la Convention sous peine de voir engager leur responsabilité internationale. Dans cette affaire, son rôle s’est limité à apprécier la compatibilité de la procédure juridictionnelle devant la Cour de cassation avec les exigences de l’équité du procès garantie par l’article 6 de la Convention. Le § 47 de l’arrêt est très clair sur ce point qui rappelle qu’« il ne lui appartient pas de se prononcer sur le respect par [les] trois magistrats [en cause] de leurs obligations professionnelles concernant l’exercice d’activités accessoires ce qui relève de la seule compétence des autorités internes ». À ce titre, l’arrêt prend le soin de décrire la procédure disciplinaire portée devant le Conseil supérieur de la magistrature et de citer de larges extraits de la décision rendue en 2019. Nous tenons à souligner qu’il ne saurait s’agir pour la Cour de porter quelque appréciation que ce soit, sur le plan des obligations et de l’éthique professionnelles, sur le comportement individuel des membres de la Cour de cassation impliqués dans cette affaire. À cet égard, les précautions de rédaction de l’arrêt nous semblent les bienvenues sur le plan tant de la pédagogie que de la convenance.

S’agissant, en troisième lieu, de la compatibilité de la procédure juridictionnelle interne avec l’article 6 § 1 de la Convention, les requérants soulevaient un unique grief tiré de la méconnaissance de l’exigence d’impartialité. La Cour, faisant droit à la requête, constate une violation de cette disposition. Sur ce point également, l’arrêt s’emploie à circonscrire la portée de la solution retenue en précisant, au § 48, que « la présente affaire concerne principalement l’impartialité objective », qui s’apprécie, indépendamment de la conduite personnelle du juge, sur le fondement du critère du doute ou de la crainte du justiciable objectivement justifié.

S’appuyant, conformément au principe de subsidiarité, sur les appréciations retenues par les autorités nationales dès lors qu’elle n’identifiait pas de raisons sérieuses de s’en écarter, la Cour s’est largement référée aux constats effectués par le Conseil supérieur de la magistrature qui avait relevé qu’il existait « un lien d’intérêt entre les trois magistrats et l’une des parties au pourvoi qu’ils jugeaient » pour en déduire que « l’existence de ce lien a pu créer un doute légitime dans l’esprit du justiciable sur l’impartialité des magistrats mis en cause » (§ 53). Ce faisant, l’arrêt transporte, en quelque sorte, au niveau institutionnel, l’appréciation faite, par l’autorité nationale compétente, du comportement individuel des magistrats dont le CSM avait considéré « qu’ils auraient dû faire usage de la règle du déport ». Le raisonnement de la Cour consiste, d’une certaine manière, à constater l’effet de ricochet d’un tel manque d’impartialité objective sur l’équité de la procédure.

S’agissant, en quatrième et dernier lieu, de la caractérisation d’un lien d’intérêt entre les juges et l’une des parties suffisant à établir que les premiers auraient dû se déporter, nous tenons à souligner la portée limitée de la solution retenue qui repose, dans la ligne d’une jurisprudence constante, sur l’existence de relations professionnelles à la fois « régulières, étroites et rémunérées » (§ 57). Ce n’est que passé un certain seuil dans l’intensité de ses relations professionnelles que le juge doit, indépendamment de son for intérieur, s’abstenir de siéger au nom de la « théorie des apparences » et en vertu d’une forme de principe de précaution. Les §§ 51 à 55 témoignent du soin mis par la Cour à rechercher si, dans les circonstances de l’espèce, un tel seuil était franchi. Loin de nous l’idée de promouvoir un juge reclus dans sa tour d’ivoire et dont l’impartialité requise impliquerait une forme d’isolement, c’est-à-dire de risque de déconnexion de la société dans laquelle il vit. Nous souscrivons sans réserve à l’incise qui figure au paragraphe 57 de l’arrêt où la chambre souligne « que la contribution des magistrats à la diffusion du droit, à l’occasion notamment d’événements scientifiques, d’activités d’enseignement ou de publications s’inscrit naturellement dans le cadre de leurs fonctions ». En cela, la solution retenue par le présent arrêt, qui fait sienne la conviction que tout magistrat doit s’inscrire dans la vie de la cité, nous semble à la fois juste et équilibrée.

___________

ANNEXE

Liste des requérants
Requête no 41236/18

No NOM Année d’enregistrement Nationalité Lieu de résidence
1. Syndicat National Des Journalistes 1918 française Paris
2. Union Générale des Ingénieurs, Cadres et Techniciens ‑ CGT (UGICT-CGT) 2018 française Montreuil
3. Syndicat National des Médias et de l’Écrit ‑ CFDT 2018 française Paris

[1] Cour de cassation : un conflit d’intérêts, où ça ? | Alternatives Économiques (alternatives-economiques.fr)

[2] https://www.courdecassation.fr/toutes-les-actualites/comprendre-une-decision-de-la-cour/comprendre-un-arret-de-la-cour-de

[3] https://www.courdecassation.fr/la-cour/lorganisation-de-la-cour-de-cassation/les-formations-de-jugement-de-la-cour-de-cassation#:~:text=La%20formation%20restreinte&text=Certains%20pourvois%20reposent%20%C3%A9galement%20sur,ordinaire%22%20%C3%A0%20la%20chambre%20criminelle

Dernière mise à jour le décembre 14, 2023 par loisdumonde

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