AFFAIRE SYNDICAT NATIONAL DES JOURNALISTES ET AUTRES c. FRANCE – La requête concerne la violation alléguée du droit à un procès équitable, par un tribunal impartial, en raison de la participation de trois magistrats de la Cour de cassation, dont les requérants soutiennent qu’ils étaient liés à la partie adverse, à l’examen de leur pourvoi en cassation

Cour européenne des droits de l’homme (Requête no 41236/18)

Principes généraux

Pour un rappel des principes généraux concernant l’exigence d’impartialité au sens de l’article 6 § 1 de la Convention, la Cour renvoie à sa jurisprudence pertinente en la matière.

Il ressort en particulier de cette jurisprudence que l’appréciation objective consiste à se demander si, indépendamment de la conduite personnelle du juge, certains faits vérifiables autorisent à suspecter le manque d’impartialité de ce dernier. Il en résulte que, pour se prononcer sur l’existence, dans une affaire donnée, d’une raison légitime de redouter d’un juge ou d’une juridiction collégiale un défaut d’impartialité, l’optique de la personne concernée entre en ligne de compte mais ne joue pas un rôle décisif. L’élément déterminant consiste à savoir si l’on peut considérer les appréhensions de l’intéressé comme objectivement justifiées.

L’appréciation objective porte essentiellement sur les liens hiérarchiques ou autres entre le juge et d’autres acteurs de la procédure. Il faut en conséquence décider dans chaque cas d’espèce si la nature et le degré du lien en question sont tels qu’ils dénotent un manque d’impartialité de la part du tribunal.

En la matière, même les apparences peuvent revêtir de l’importance ou, comme le dit un adage anglais, « justice must not only be done, it must also be seen to be done » (il faut non seulement que justice soit faite, mais aussi qu’elle le soit au vu et au su de tous). Il y va de la confiance que les tribunaux d’une société démocratique se doivent d’inspirer aux justiciables. Tout juge dont on peut légitimement craindre un manque d’impartialité doit donc se déporter. Cela est d’autant plus important lorsque le requérant n’a pas été informé de la composition de la formation de jugement et qu’il n’a donc pu contester la présence d’un juge ni soulever la question de l’impartialité à ce titre. Enfin, compte tenu du secret des délibérations et de l’impossibilité de connaître l’influence réelle d’un juge au sein d’une composition donnée, le nombre de magistrats ayant siégé n’est pas déterminant au regard de la question de l’impartialité objective sous l’angle de l’article 6 § 1 de la Convention.

Par ailleurs, la Cour rappelle qu’elle a déjà eu l’occasion de juger que la circonstance qu’un magistrat soit amené à côtoyer, à l’occasion de réunions ou d’événements scientifiques sans lien avec une affaire donnée, les représentants d’une partie à cette affaire n’est pas de nature à causer, à elle seule, des appréhensions objectivement justifiées à la partie adverse. En revanche, lorsqu’un juge a eu des relations professionnelles régulières, étroites et rémunérées avec l’une des parties à la procédure, ces circonstances justifient objectivement la crainte de l’autre partie qu’il n’ait pas l’impartialité requise.

Application au cas d’espèce

La Cour note d’emblée qu’elle est saisie de la question de savoir si les trois conseillers de la Cour de cassation qui collaborent avec la maison d’édition WKF pouvaient siéger dans l’affaire opposant les requérants à cette dernière, et ce au regard de l’exigence d’impartialité prévue à l’article 6 § 1 de la Convention. En revanche, il ne lui appartient pas de se prononcer sur le respect, par ces trois magistrats, de leurs obligations professionnelles concernant l’exercice d’activités accessoires, ce qui relève de la seule compétence des autorités internes.

Aux yeux de la Cour, la présente affaire concerne principalement l’impartialité objective et elle l’examinera donc sous cet angle. La frontière entre l’impartialité subjective et l’impartialité objective n’est cependant pas hermétique car non seulement la conduite même d’un juge peut, du point de vue d’un observateur extérieur, entraîner des doutes objectivement justifiés quant à son impartialité, mais elle peut également toucher à la question de sa conviction personnelle (démarche subjective).

Tout en renvoyant à son rappel de jurisprudence concernant la portée des activités accessoires des magistrats au regard de l’exigence d’impartialité, la Cour relève qu’en l’espèce le CSM s’est dit « convaincu que le magistrat doit s’inscrire dans la vie de la cité », tout en observant « que la participation aux activités de diffusion de la jurisprudence et de réflexion sur l’application du droit présente un intérêt essentiel pour l’institution judiciaire et pour la société tout entière, et contribue au nécessaire dialogue entre le monde judiciaire et le corps social ». La Cour ne voit pas de raison de s’écarter d’un tel constat.

Par ailleurs, elle relève que le Gouvernement indique que la formation de jugement est « en principe » connue des parties, sans pour autant soutenir que tel était le cas en l’espèce, tandis que les requérants soutiennent qu’ils n’en étaient pas informés et que leur présence à l’audience ne permettait pas d’identifier ceux qui allaient se prononcer sur leur affaire. La Cour estime que ce point ne saurait cependant être déterminant, dès lors qu’il n’est pas contesté que les relations entre les juges F., H. et P.et la société WKF n’ont été révélées que plus d’un mois après le prononcé de l’arrêt de la Cour de cassation, par un article de la presse écrite paru le 18 avril 2018.

En outre, dans la présente affaire, au moins deux des trois magistrats mis en cause collaboraient régulièrement avec la société WKF, à savoir depuis près de treize ans s’agissant du président de la chambre sociale, F., et depuis presque quatre ans concernant H., conseiller doyen. Pour autant, la Cour note qu’il n’est pas soutenu que ces trois conseillers, voire un seul d’entre eux, eussent été en contact avec la société WKF concernant l’opération COSMOS ni qu’ils se fussent exprimés au sujet de cette dernière ou eussent pris position en faveur de la société WKF avant de siéger dans le cadre de l’examen du pourvoi formé par les requérants. Par ailleurs, considérant que l’existence d’un éventuel lien de subordination, en raison de la déclaration des magistrats en qualité de « salariés » par la société WKF, n’est pas déterminante, la Cour n’estime pas nécessaire de se prononcer sur ce point.

Néanmoins, l’ancienneté de la relation professionnelle des magistrats, en particulier des juges F. et H., avec la société WKF est de nature à confirmer le caractère régulier des interventions réalisées au profit de celle-ci et, à tout le moins, une certaine constance dans les rapports qu’ils entretenaient. Certes, cela n’exclut pas le fait que les interventions aient pu n’être que ponctuelles, comme le soutient le Gouvernement. Ce dernier n’apporte cependant pas d’éléments pour étayer cet argument, ou encore pour démontrer en quoi les relations entre les juges F., H. et P. et la société WKF auraient été, dans le cadre de ces relations avérées, impersonnels et lointains (paragraphes 38-39 ci-dessus). La Cour constate d’ailleurs que, dans son avis du 19 décembre 2019, le CSM a lui-même considéré établie « la participation régulière et rémunérée des trois magistrats aux journées d’études organisées par la société », ce qui constituait « un lien d’intérêt » entre eux ». S’agissant de la rémunération, il n’est pas contesté que les trois conseillers mis en cause étaient payés par WKF à hauteur d’environ 1 000 EUR la journée d’intervention et de 500 à 600 EUR la demi-journée. Pour la Cour, outre le fait que le Gouvernement n’établit pas en quoi il s’agissait d’une « rémunération forfaitaire conforme aux usages », les sommes perçues ne sauraient être qualifiées de négligeables, et ce malgré le caractère ponctuel de leur versement, la rémunération versée par WKF pour une journée d’intervention équivalant au montant du salaire mensuel net minimum en France, comme le soulignent les requérants.

Dans le cadre de la procédure diligentée contre ces magistrats, le CSM a conclu qu’il existait « un lien d’intérêt entre les trois magistrats et l’une des parties au pourvoi qu’ils jugeaient » et que « l’existence de ce lien a pu créer un doute légitime dans l’esprit du justiciable sur l’impartialité des magistrats mis en cause ». Pour le CSM, si « l’inobservation des règles déontologiques constatée n’attei[gnait] pas un degré de sévérité la rendant constitutive d’une faute disciplinaire », pour autant « les trois magistrats en cause, [F., H. et P.], auraient dû faire usage de la règle du déport ». La Cour ne voit pas de raison de s’écarter de ce constat.

La Cour partage également l’avis du CSM concernant les explications avancées par les juges F. et H. pour justifier le fait qu’ils ne se soient pas déportés, malgré leurs interrogations à ce sujet, à savoir la complexité de l’affaire, la volonté d’éviter son attribution à une formation composée de magistrats non spécialisés et le fait que la solution aurait été conforme à une jurisprudence constante de la Cour de cassation. En effet, de tels arguments ne pouvaient être mis en balance avec le droit à un procès équitable et, plus spécialement, les exigences d’impartialité des juges. En revanche, la Cour estime qu’ils témoignent assurément du fait que les juges F. et H. avaient conscience de la complexité de la question qui était soumise à la Cour de cassation, mais également des interrogations que leur participation pouvait soulever au regard de l’impartialité objective, et qu’ils ont donc décidé de siéger dans cette affaire en toute connaissance de cause.

La Cour relève également que le 11 juillet 2018, soit après la saisine du CSM intervenue le 26 juin 2018, le Premier président de la Cour de cassation a publié une note de service ayant pour objet la prévention des conflits d’intérêt des magistrats du siège de la Cour de cassation, imposant une autorisation préalable pour la participation de ces derniers à des rencontres ou colloques sur la jurisprudence de leur chambre, et ce précisément afin que « la vigilance de chacun [soit] mieux mise en alerte sur les risques liés aux impératifs de l’impartialité objective ».

À titre surabondant, la Cour constate que, contrairement à ce que soutient le Gouvernement, la solution retenue par une formation de section de la Cour de cassation, dans un arrêt dont elle a décidé la publication, ne se limitait pas nécessairement au simple rappel d’une solution jurisprudentielle constante.

En conclusion, tout en soulignant que la contribution des magistrats à la diffusion du droit, à l’occasion notamment d’événements scientifiques, d’activités d’enseignement ou de publications, s’inscrit naturellement dans le cadre de leurs fonctions, la Cour constate que les relations professionnelles des juges F., H. et P. avec l’une des parties à la procédure étaient régulières, étroites et rémunérées, ce qui suffit à établir qu’ils auraient dû se déporter et que les craintes des requérants quant à leur manque d’impartialité pouvaient passer pour objectivement justifiées en l’espèce. Il s’ensuit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

AFFAIRE SYNDICAT NATIONAL DES JOURNALISTES ET AUTRES c. FRANCE (Cour européenne des droits de l’homme) 41236/18. Texte intégral du document.

Dernière mise à jour le décembre 14, 2023 par loisdumonde

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