Cour européenne des droits de l’homme
QUATRIÈME SECTION
AFFAIRE P. c. ROUMANIE
(Requête no 36049/21)
ARRÊT
STRASBOURG
12 décembre 2023
Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire P. c. Roumanie,
La Cour européenne des droits de l’homme (quatrième section), siégeant en un comité composé de :
Tim Eicke, président,
Branko Lubarda,
Ana Maria Guerra Martins, juges,
et de Ilse Freiwirth, greffière adjointe de section,
Vu la requête (no 36049/21) dirigée contre la Roumanie et dont une ressortissante de cet État, Mme P. (« la requérante »), née en 1984 et résidant à Cernica, représentée par Me F.V. Ştefan, avocat à Bucarest, a saisi la Cour le 7 juillet 2021 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »),
la décision de porter la requête à la connaissance du gouvernement roumain (« le Gouvernement »), représenté par son agente, Mme O.F. Ezer, du ministère des Affaires étrangères,
la décision de traiter en priorité la requête (article 41 du règlement de la Cour (« le règlement »),
les observations des parties,
la décision par laquelle la Cour a rejeté l’opposition du Gouvernement à l’examen de la requête par un comité,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 21 novembre 2023,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
OBJET DE L’AFFAIRE
1. La requête concerne les violences domestiques dont la requérante affirme avoir été victime. L’intéressée dit qu’elle et ses enfants, nés en 2014 et 2016, ont subi de la part de son époux, T., des abus physiques répétés, constatés dans des certificats médicolégaux datant de mars et juillet 2017, ainsi que des abus psychologiques, étayés par des rapports d’expertise, y compris par un rapport d’évaluation psychologique concernant les deux enfants dressé par la direction générale d’assistance sociale et de la protection des enfants le 9 avril 2019, qui attestait des conséquences psychologiques des violences auxquelles les intéressés avaient été soumis. Ce rapport a été versé au dossier de l’enquête pénale.
2. Le 24 septembre 2018, la requérante déposa une plainte pénale pour violences domestiques, menace et chantage concernant des faits de violence perpétrés de janvier 2015 à août 2018.
3. Le 11 février 2020, dans le cadre de l’enquête pénale, la police informa le suspect T. des accusations portées contre lui. Le 21 juillet 2020, T. fut entendu par la police après que celle-ci lui eut transmis le 31 octobre 2019 et le 4 février 2020 deux citations à comparaître, auxquelles T. ne donna pas suite. Dans sa déposition, il avait reconnu avoir menacé de mort la requérante, mais avait ajouté que c’était parce qu’il avait du chagrin et qu’il ne lui voulait pas de mal.
4. Parallèlement, les 21 septembre et 24 octobre 2018 et le 28 janvier 2019, la requérante obtint pour elle-même et ses enfants des ordonnances de protection (ordine de protecţie) successives, pour une durée cumulée de neuf mois, sur le fondement de la loi no 217/2003 sur la prévention et la lutte contre la violence domestique.
5. Par une décision du 26 février 2020, le tribunal de première instance d’Alexandria prononça le divorce de la requérante et de T. et confia à la mère la garde des enfants. Par une décision du 8 janvier 2021, le tribunal départemental de Teleorman accueillit l’appel de T. et décida que l’autorité parentale serait exercée conjointement par les deux parents, que le domicile des enfants serait établi chez la mère, et que le père aurait le droit de visite.
6. Par une décision du 4 mars 2021, le parquet près le tribunal de première instance de Bucarest ordonna le classement partiel de l’affaire quant à plusieurs actes de violence perpétrés de 2015 à la fin de 2017 et la continuation de l’enquête pour les actes de violence commis entre avril et août 2018, y compris pour un épisode qui s’était déroulé dans la nuit du 16 au 17 août 2018, à la suite duquel la requérante avait emmené ses enfants à l’hôpital local, car ces derniers vomissaient après avoir été battus par leur père.
7. L’enquête pénale était toujours en cours en juillet 2021, date de l’introduction de la requête devant la Cour.
8. Par un jugement interlocutoire rendu le 5 mai 2022, le tribunal de première instance de Bucarest accueillit la contestation de la requérante à propos de la durée excessive de l’enquête pénale concernant les violences domestiques et ordonna la clôture de l’enquête pour le 5 novembre 2022.
9. Par un jugement interlocutoire datant du 18 mai 2023, le même tribunal accueillit la troisième contestation de la requérante concernant la durée excessive de l’enquête et ordonna la clôture de l’enquête pour le 30 juin 2023. Le tribunal précisa dans son jugement que la seule démarche qui avait été entreprise, après le 5 mai 2022 et dans les six mois suivant cette date, était le fait d’avoir pris contact par téléphone avec un témoin le 27 juillet 2022 et d’avoir par la suite rédigé un procès-verbal indiquant que le témoin ne résidait pas à une certaine adresse. De même, le tribunal constata qu’après la deuxième contestation de la requérante qui avait été accueillie par le tribunal, seuls deux actes d’enquête avaient été réalisés dans le délai imparti par la juridiction pour clôturer l’enquête, à savoir l’audition du suspect T., qui s’était déroulée le 28 février 2023, et la nouvelle audition par commission rogatoire du suspect ordonnée le 24 avril 2023.
10. Par une décision du 7 août 2023, le parquet près le tribunal de première instance de Bucarest classa l’affaire quant aux faits de violence familiale en raison de l’insuffisance de preuves incriminant le suspect, d’une part, et de la prescription de la responsabilité pénale de celui-ci, d’autre part, pour ce qui concernait les accusations de menace.
11. Le 19 août 2023, la requérante obtint pour elle-même et ses enfants une ordonnance provisoire de protection délivrée par la police et visant T., au motif qu’il avait eu un comportement violent lorsqu’il s’est rendu au domicile de la requérante pour visiter ses enfants. Cette ordonnance provisoire fut confirmée le 22 août 2023, par décision du tribunal de première instance de Cornetu.
12. Invoquant l’article 3 de la Convention et, en substance, son article 8, la requérante se plaint d’une inaction des autorités et de ce que celles-ci n’ont pas pris les mesures nécessaires pour protéger ses enfants et elle-même. Elle leur reproche en effet d’avoir laissé s’éterniser l’enquête pénale ouverte à la suite de sa plainte pour violences domestiques. Elle considère que sa vie, sa santé et celles de ses enfants sont toujours en danger.
13. Invoquant l’article 14 de la Convention lu en combinaison avec les articles 2 et 3, elle estime que les autorités locales de la protection des enfants lui ont reproché, en tant que femme et mère de ses enfants, la situation de conflit avec son ex-mari et ont hésité à lui fournir l’assistance nécessaire, en dépit des décisions de justice rendues en sa faveur.
APPRÉCIATION DE LA COUR
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE l’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION
14. La requérante soutient que l’enquête pénale concernant les violences domestiques n’a pas été effective.
15. Constatant que le grief n’est pas manifestement mal fondé ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour le déclare recevable.
16. Les principes généraux relatifs à l’effectivité de l’enquête pénale concernant des faits de violence domestique ont été résumés dans l’arrêt Buturugă c. Roumanie (no 56867/15, §§ 60-62, 11 février 2020). Les dispositions de la Convention sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique (dite « Convention d’Istanbul ») sont citées dans l’arrêt M.G. c. Turquie (no 646/10, § 54, 22 mars 2016). Cette convention est entrée en vigueur à l’égard de la Roumanie le 1er septembre 2016.
17. En particulier, la Cour a jugé que les États ont une obligation positive d’établir et d’appliquer effectivement un système de répression de toute forme de violence domestique et d’offrir des garanties procédurales suffisantes aux victimes (Opuz c. Turquie, no 33401/02, § 145, CEDH 2009, et Bălşan c. Roumanie, no 49645/09, § 57 in fine, 23 mai 2017).
18. La Cour note que la requérante a saisi les autorités, le 24 septembre 2018, pour dénoncer le comportement violent de son époux (paragraphe 2 ci‑dessus). S’appuyant sur des certificats médicolégaux (paragraphe 1 ci‑dessus), l’intéressée a fait notamment état des menaces qui avaient été proférées par son époux ainsi que des violences que celui-ci lui avait infligées. Toutefois, la Cour note que l’enquête concernant les violences familiales dénoncées par la requérante a duré près de cinq ans devant le parquet, et que ce laps de temps a causé la prescription de la responsabilité pénale du suspect relativement à une partie des faits dénoncés (paragraphe 10 ci-dessus).
19. En outre, la Cour note que, au cours de l’enquête pénale qui a été excessivement longue, le tribunal de première instance a rendu trois décisions de justice en faveur de la requérante, par lesquelles il a fixé à trois reprises des délais en vue de clôturer la procédure qui n’ont pas été respectés par les autorités responsables de l’enquête pénale (paragraphe 9 ci-dessus).
20. De plus, elle observe que les enquêteurs n’ont entendu le suspect qu’en juillet 2020, soit un an et dix mois après le dépôt par la requérante de la plainte pour violences domestiques. Dans une affaire similaire à la présente espèce, qui concerne des actes allégués de violence familiale, la Cour a estimé qu’il revenait aux autorités d’enquête de prendre les mesures promptes nécessaires pour éclaircir les circonstances de la cause (Buturugă, précité, § 68).
21. La Cour note que le parquet a aussi conclu qu’il n’y avait pas suffisamment de preuves incriminant T. et ce, malgré les preuves fournies, telles que le rapport d’évaluation psychologique dressé par la direction générale d’assistance sociale et de la protection des enfants le 9 avril 2019 (paragraphe 1 ci-dessus). S’agissant des preuves considérées insuffisantes, la Cour note aussi que les autorités ne semblent pas avoir fait tous les efforts pour trouver et auditionner certains témoins avec la promptitude qu’exigerait une plainte pénale visant des faits de violence familiale impliquant des enfants (paragraphe 9 ci-dessus). Dès lors, la Cour n’est pas convaincue que de telles conclusions aient un effet dissuasif susceptible d’enrayer un phénomène aussi grave que la violence familiale (Buturugă, précité § 68).
22. Elle insiste sur la diligence particulière que requiert le traitement des plaintes pour violences domestiques et estime que les spécificités des faits de violence domestique telles que reconnues dans la Convention d’Istanbul (paragraphe 17 ci-dessus) doivent être prises en compte dans le cadre des procédures internes. En l’espèce, elle constate que l’enquête interne menée par les autorités nationales n’a pas pris en compte ces spécificités, comme la prise en compte en tant que circonstance aggravante du fait que l’infraction a été commise en présence des enfants (ibidem, § 67).
23. Il est vrai que la requérante s’est fondée avec succès sur les dispositions de la loi no 217/2003 et que le tribunal de première instance a délivré des ordonnances de protection en la faveur de l’intéressée et de ses enfants pour une durée de neuf mois au total (paragraphe 4 ci-dessus). La Cour note à cet égard que les ordonnances en question ont été rendues à une période ultérieure aux incidents dénoncés par la requérante qui se sont produits de 2015 à août 2018 et que les effets de ces ordonnances ont été sans conséquence sur l’effectivité de l’enquête pénale menée en l’espèce. Dès lors, la Cour estime que, même si le cadre juridique mis en place par l’État défendeur a offert une forme de protection à la requérante, cette protection est intervenue après que les faits violents ont été dénoncés et elle n’a pas pu remédier aux carences de l’enquête (ibidem, § 72).
24. Compte tenu des carences susmentionnées, la Cour estime que la requérante n’a pas bénéficié d’une enquête qui réponde aux exigences de l’article 3 de la Convention.
25. Partant, il y a eu violation de l’article 3 de la Convention.
II. SUR LES AUTRES GRIEFS
26. La requérante a soulevé d’autres griefs sous l’angle de l’article 8 et de l’article 14 de la Convention lu en combinaison avec les articles 2 et 3. Eu égard aux faits de l’espèce, aux arguments des parties et aux conclusions ci‑dessus, la Cour estime qu’elle a statué sur les principales questions juridiques soulevées dans l’affaire et qu’il n’y a pas lieu d’examiner la recevabilité et le bien-fondé des autres griefs (Centre de ressources juridiques au nom de Valentin Câmpeanu c. Roumanie [GC], no 47848/08, § 156, CEDH 2014).
APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
27. La requérante demande 15 000 euros (EUR) au titre du dommage moral qu’elle estime avoir subi.
28. À cet égard, le Gouvernement s’en remet à la sagesse de la Cour.
29. La Cour octroie à la requérante 12 500 EUR pour dommage moral, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention ;
3. Dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner la recevabilité et le bien-fondé des autres griefs formulés sur le terrain des autres dispositions de la Convention ;
4. Dit,
a) que l’État défendeur doit verser à la requérante, dans un délai de trois mois 12 500 EUR (douze mille cinq cent euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme, pour dommage moral à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement.
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage.
5. Rejette le surplus de la demande de satisfaction équitable.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 12 décembre 2023, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Ilse Freiwirth Tim Eicke
Greffière adjointe Président
Dernière mise à jour le décembre 12, 2023 par loisdumonde
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