AFFAIRE C.C. c. FRANCE – Le requérant, ressortissant guinéen, déplore ne pas avoir bénéficié à temps d’une prise en charge financière en tant que demandeur d’asile alors que le juge des référés du tribunal administratif de Toulouse avait enjoint à l’État, à plusieurs reprises, d’y procéder

Le requérant, ressortissant Guinéen. Invoquant les articles 6 et 13 de la Convention, il se plaint de l’inexécution des ordonnances du juge des référés par l’administration. Invoquant, en outre, l’article 3 de la Convention, il affirme avoir été contraint de vivre plusieurs mois à la rue dans des conditions inhumaines et dégradantes.

La Cour européenne des droits de l’homme tient à souligner que revêt, pour l’appréciation du respect des exigences de l’article 6 § 1, une importance particulière le fait qu’en l’espèce les ordonnances tardivement exécutées ont été rendues dans le cadre d’une procédure d’urgence portant sur une allocation destinée à permettre à une personne, en l’espèce sans ressources, que la Cour et les juridictions internes considèrent comme particulièrement vulnérables, de se voir assurer « un niveau de vie adéquat qui garantisse [sa] subsistance et protège [sa] santé physique et mentale ». La Cour en conclut qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

En l’espèce, la violation continue que dénonçait le requérant a cessé à compter du versement de l’ADA par les autorités françaises. La Cour en conclut qu’il aurait dû, concernant ce grief, exercer un recours en responsabilité de l’État devant les juridictions administratives, afin de demander réparation du préjudice qu’il allègue avoir subi du fait de la période pendant laquelle il n’a pas pu bénéficier de cette allocation et ce, alors même qu’il ne se serait avéré effectif qu’après l’introduction de sa requête devant la Cour. Par ailleurs, le requérant n’a pas sollicité devant le juge interne l’exécution de l’ordonnance enjoignant au bénéfice des conditions matérielles d’accueil en tant qu’elle concernait la prestation d’hébergement. Dans ces conditions, la Cour considère que le grief tiré de l’article 3 de la Convention doit être rejeté pour non-épuisement des voies de recours internes, en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.


Texte intégral du document.

Cour européenne des droits de l’homme
CINQUIÈME SECTION
AFFAIRE C.C. c. FRANCE
(Requête no 48689/18)
ARRÊT
STRASBOURG
23 novembre 2023

Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire C.C. c. France,

La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en un comité composé de :
Stéphanie Mourou-Vikström, présidente,
Lado Chanturia,
Mattias Guyomar, juges,
et de Sophie Piquet, greffière adjointe de section f.f.,
Vu :
la requête no 48689/18 contre la République française et dont un ressortissant guinéen, M. C.C. (« le requérant ») né en 1999, admis au bénéfice de l’assistance judiciaire et représenté par Me B. Francos, avocat à Toulouse, a saisi la Cour le 19 octobre 2018 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »),
la décision de porter la requête à la connaissance du gouvernement français (« le Gouvernement »), représenté par son agent, M. D. Colas, directeur des Affaires juridiques au ministère de l’Europe et des Affaires étrangères,
la décision de ne pas dévoiler l’identité du requérant (article 47 § 4 du règlement de la Cour (« le règlement »)),
la décision de traiter en priorité la requête en vertu de l’article 41 du règlement,
la mesure provisoire indiquée au Gouvernement défendeur en vertu de l’article 39 du règlement,
les observations des parties,
les observations communiquées par le Défenseur des droits, dont la présidente de section avait autorisé la tierce intervention,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 19 octobre 2023,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

OBJET DE L’AFFAIRE

1. Le requérant, ressortissant guinéen, déplore ne pas avoir bénéficié à temps d’une prise en charge financière en tant que demandeur d’asile alors que le juge des référés du tribunal administratif de Toulouse avait enjoint à l’État, à plusieurs reprises, d’y procéder. Invoquant les articles 6 et 13 de la Convention, il se plaint de l’inexécution des ordonnances du juge des référés par l’administration. Invoquant, en outre, l’article 3 de la Convention, il affirme avoir été contraint de vivre plusieurs mois à la rue dans des conditions inhumaines et dégradantes.

2. Le requérant serait entré en France le 15 juillet 2017 où il sollicita l’asile auprès de la préfecture de la Haute Garonne le 17 juillet suivant.

3. Le 3 août 2017, il fut muni d’une attestation de demande d’asile, renouvelée en dernier lieu le 31 juillet 2020. Le même jour, il accepta l’offre de prise en charge de l’office français de l’immigration et de l’intégration (ci‑après OFII).

4. Le rapport EURODAC généré à la suite de l’examen et de la comparaison de ses empreintes digitales ayant révélé qu’il avait déjà introduit une demande d’asile en Italie le 12 juin 2017, le préfet de la Haute-Garonne, par un arrêté du 30 mars 2018, décida de transférer le requérant aux autorités italiennes le 10 avril 2018.

5. Le 9 avril 2018, il fit une tentative de suicide à la suite de laquelle il fut admis aux urgences psychiatriques du centre hospitalier universitaire de Toulouse. Le 11 avril suivant, il fut hospitalisé sans consentement pour péril imminent.

6. Le requérant ne s’étant pas présenté aux autorités le 10 avril 2018, date programmée de son départ, il fut alors déclaré en état de fuite par les services préfectoraux. Le préfet transmit cette information à l’OFII, responsable du versement de l’allocation pour demandeur d’asile (ci-après ADA).

7. Par une décision du 10 avril 2018, l’OFII décida du retrait, sur le fondement de l’article L. 744-7 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (ci-après CESEDA), de l’ADA dont bénéficiait jusque-là l’intéressé.

8. Le requérant fut maintenu en soins psychiatriques jusqu’au 30 avril 2018.

9. Le 16 mai 2018, les services préfectoraux, à la suite de sa présentation devant eux, indiquèrent au requérant que, dès lors qu’il avait été déclaré en fuite, le délai de transfert aux autorités italiennes avait été porté à dix‑huit mois et qu’en conséquence sa demande d’asile ne pouvait être enregistrée.

10. Le 22 mai 2018, le requérant saisit le tribunal administratif de Toulouse (ci-après tribunal administratif) d’un référé liberté, sur le fondement de l’article L. 521‑2 du code de justice administrative (CJA), afin qu’il soit enjoint aux autorités, d’une part, de l’autoriser à séjourner en France le temps de l’instruction de sa demande d’asile et de lui accorder le bénéfice des conditions matérielles d’accueil et, d’autre part, de le convoquer dans un délai de 24 heures afin d’enregistrer sa demande d’asile, sous une astreinte de 200 euros (EUR) par jour de retard.

11. Par ordonnance du 28 mai 2018, le juge des référés jugea que la circonstance que le requérant ne s’était pas présenté le 10 avril 2018 aux autorités ne suffisait pas à elle seule à le regarder comme étant en fuite dans la mesure où il avait été hospitalisé sans consentement du 9 au 30 avril 2018. Il ordonna alors que le requérant soit autorisé à séjourner en France le temps de l’instruction de sa demande d’asile et qu’il puisse bénéficier des conditions matérielles d’accueil. Il enjoignit également au préfet de la Haute-Garonne de convoquer l’intéressé afin d’enregistrer sa demande d’asile, sous une astreinte de 200 EUR par jour de retard. Dans cette instance, le préfet présenta un mémoire en défense.

12. Le 30 mai 2018, en exécution de cette décision, les services de la préfecture remirent au requérant une attestation de demandeur d’asile en procédure normale.

13. Par un courrier du 6 juin 2018, le requérant sollicita auprès du directeur de l’OFII la reprise du bénéfice des conditions matérielles d’accueil, en vain.

14. Le 22 juin 2018, le requérant saisit de nouveau le tribunal administratif d’un référé liberté, sur le fondement de l’article L. 521‑2 du CJA, afin qu’il soit enjoint à l’OFII de rétablir le bénéfice des conditions matérielles d’accueil et notamment le versement de l’ADA majorée des sommes indûment retenues pour les mois d’avril à juin 2018, dans un délai de quarante-huit heures sous une astreinte de 200 EUR par jour de retard.

15. Par une ordonnance du 28 juin 2018, le juge des référés enjoignit à l’OFII de reprendre le versement de l’ADA dans les quinze jours suivant la notification de l’ordonnance en tenant compte des arriérés des mois d’avril à juin 2018 sous une astreinte de 200 EUR par jour de retard. Dans cette instance, le directeur de l’OFII présenta un mémoire en défense.

16. Par un courrier du 18 juillet 2018, le requérant sollicita auprès du directeur de l’OFII l’exécution de l’ordonnance du 28 juin 2018, en vain.

17. Le 20 juillet 2018, le requérant forma un troisième recours en référé liberté devant le tribunal administratif, sur le fondement de l’article L. 521‑2 du CJA, afin qu’il soit enjoint à l’OFII de rétablir le bénéfice des conditions matérielles d’accueil et notamment le versement de l’ADA majorée des sommes indûment retenues pour les mois d’avril à juillet 2018, dans un délai de quarante-huit heures sous une astreinte de 500 EUR par jour de retard.

18. Par une ordonnance du 23 juillet 2018, le juge des référés enjoignit à l’OFII de procéder au règlement des sommes dues au requérant au titre de l’ADA dès la notification de l’ordonnance, sous astreinte de 500 EUR par jour de retard. Le juge releva notamment que la vulnérabilité particulière du requérant, qui souffrait de graves troubles psychiatriques, déjà reconnue par le juge des référés à deux reprises, était de nature à justifier que les conditions tenant tant à la gravité de l’atteinte portée à une liberté fondamentale que celle relative à l’urgence soient regardées comme satisfaites. Dans cette instance, le directeur de l’OFII présenta un mémoire en défense.

19. Par un courrier du 21 septembre 2018, le requérant sollicita auprès du directeur de l’OFII le versement des allocations dues au titre des mois d’avril, mai, juin et août 2018, en vain.

20. Le 10 octobre 2018, il forma un quatrième recours en référé liberté devant le tribunal administratif, sur le fondement de l’article L. 521‑2 du CJA, afin qu’il soit enjoint à l’OFII de rétablir le bénéfice des conditions matérielles d’accueil et notamment le versement de l’ADA majorée des sommes indûment retenues pour les mois d’avril à juin 2018 et d’août à octobre 2018, dans un délai de quarante-huit heures sous une astreinte de 1 000 EUR par jour de retard.

21. Par une ordonnance du 12 octobre 2018, le juge des référés enjoignit à l’OFII de rétablir le bénéfice des conditions matérielles d’accueil au profit du requérant, et notamment de reprendre le versement de l’ADA, majoré du montant des arriérés des mois d’avril à juin 2018 et d’août à octobre 2018, dans un délai de 48 heures à compter de la notification de l’ordonnance, sous astreinte de 1 000 EUR par jour de retard. Le juge releva là encore que la vulnérabilité particulière du requérant, qui souffrait de graves troubles psychiatriques, déjà reconnue par le juge des référés à trois reprises, était de nature à justifier que les conditions tenant tant à la gravité de l’atteinte portée à une liberté fondamentale que celle relative à l’urgence soient regardées comme satisfaites. Dans cette instance, le directeur de l’OFII présenta un mémoire en défense.

22. Par un courrier du même jour, le requérant sollicita auprès du directeur de l’OFII l’exécution de cette ordonnance avant le 16 octobre 2018, en vain.

23. Le 17 octobre 2018, le requérant présenta une demande de mesures provisoires devant la Cour afin qu’il soit enjoint au Gouvernement français d’exécuter les ordonnances rendues les 28 mai, 28 juin, 20 juillet et 12 octobre 2018 par le tribunal administratif de Toulouse.

24. Le 18 octobre 2018, le requérant demanda au tribunal administratif de procéder à la liquidation provisoire de l’astreinte prononcée par l’ordonnance du 12 octobre 2018.

25. Par un courrier du 19 octobre 2018, le requérant précisa à la Cour dormir à la rue ou, occasionnellement, dans des squats précaires et insalubres. Il joignit à cette correspondance un certificat médical du 18 juin 2018 précisant qu’il était suivi par un médecin psychiatre depuis le mois d’avril et qu’il vivait alors dans un squat.

26. Le 23 octobre 2018, la Cour décida d’indiquer au Gouvernement de rétablir le bénéfice des conditions matérielles d’accueil au profit du requérant et/ou d’assurer son hébergement d’urgence pour la durée de la procédure devant la Cour.

27. Par un courrier du 31 octobre 2018, le requérant signala à la Cour que la mesure provisoire n’avait pas été exécutée par le Gouvernement. La Cour en informa ce dernier et sollicita ses observations à ce sujet.

28. Par une ordonnance du 7 novembre 2018, le juge des référés du tribunal administratif, statuant sur la requête introduite le 18 octobre 2018 (paragraphe 24 ci-dessus), décida, en application de l’article L. 911-7 du code de justice administrative, de procéder à la liquidation provisoire de l’astreinte prononcée dans l’ordonnance du 12 octobre 2018 pour la période du 15 octobre 2018 au 7 novembre 2018. Il décida qu’en application de l’article L. 911-8 du même code, il y avait lieu de condamner l’OFII à verser 4 000 EUR au requérant et 20 000 EUR à l’État.

29. Dans un courrier en réponse du 12 novembre 2018, le Gouvernement justifia de la reprise des versements au profit du requérant depuis le mois d’octobre 2018. Le Gouvernement présenta également des observations quant à la durée d’exécution de la mesure provisoire indiquée. Il précisa notamment que selon le droit interne, un demandeur d’asile bénéficie des conditions matérielles d’accueil lorsque l’État français est responsable de l’examen de sa demande d’asile jusqu’à la décision interne définitive de la Cour nationale du droit d’asile (CNDA) ou, si un autre État est responsable de la demande, jusqu’au transfert du demandeur vers cet État.

30. Le 20 novembre 2018, la Cour décida de réduire la durée d’application de la mesure provisoire accordée le 23 octobre 2018 à la période pendant laquelle le requérant bénéficierait du statut de demandeur d’asile en France.

31. Par une décision du 28 mai 2019, l’Office français de protection des réfugiés et des apatrides (OFPRA) rejeta la demande d’asile du requérant.

32. Par un arrêt du 29 juillet 2020, la Cour nationale du droit d’asile (CNDA) confirma cette décision.

33. Le 9 septembre 2020, l’OFII édita une attestation selon laquelle le requérant perçut l’ADA jusqu’au terme du mois de la notification de la décision de rejet de la CNDA, soit jusqu’en juillet 2020.

APPRÉCIATION DE LA COUR

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION

34. Invoquant les articles 6 et 13 de la Convention, le requérant se plaint de l’inexécution des ordonnances rendues par le juge des référés du tribunal administratif enjoignant le versement à son profit de l’allocation pour demandeur d’asile.

35. Maîtresse de la qualification juridique des faits (Tarakhel c. Suisse [GC], no 29217/12, § 55, CEDH 2014 (extraits)), la Cour estime plus approprié d’examiner ces griefs uniquement sous l’angle de l’article 6 § 1 de la Convention.

A. Sur la recevabilité

1. Concernant l’applicabilité de l’article 6 § 1 de la Convention

36. Le Gouvernement fait valoir qu’en application d’une jurisprudence bien établie de la Cour, les décisions relatives à l’immigration, à l’entrée, au séjour et à l’éloignement des étrangers n’emportent pas contestation sur les droits ou obligations de caractère civil d’un requérant ni n’ont trait au bien‑fondé d’une accusation en matière pénale dirigée contre lui ; il considère ainsi que l’article 6 § 1 de la Convention n’est pas applicable au litige.

37. Le requérant soutient, quant à lui, que le présent litige porte sur un droit de caractère civil, dont le bénéfice lui a été reconnu par les juridictions internes, et qu’il entre ainsi dans le champ d’application de l’article 6 § 1 de la Convention. Le Défenseur des droits formule également des observations en ce sens.

38. En premier lieu, la Cour note qu’il existait en France, à la date des faits litigieux, un droit au bénéfice d’une allocation pour demandeur d’asile sous certaines conditions d’âge et de ressources, alors prévu par les dispositions des articles L. 744-1 et suivants du CESEDA, et notamment L. 744-9 de ce code. La Cour relève qu’en l’espèce ce droit a été reconnu à l’égard du requérant à quatre reprises par le juge des référés du tribunal administratif de Toulouse (paragraphes 11, 15, 18 et 21 ci-dessus).

39. Dans ces conditions, la Cour en conclut que le requérant bénéficiait d’un droit au sens de l’article 6 § 1 de la Convention.

40. En second lieu, la Cour relève que les articles L. 744-1 et suivants du CESEDA constituent une transposition de la directive 2013/33/UE du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant des normes pour l’accueil des personnes demandant la protection internationale. Or, la Cour a déjà reconnu qu’un droit à l’assistance matérielle, comprenant l’octroi d’une allocation journalière, prévu par une loi nationale transposant ladite directive européenne, revêtait un caractère « civil » au sens autonome conféré par la jurisprudence de la Cour (Camara c. Belgique, no 49255/22, § 93, 18 juillet 2023).

41. La Cour en conclut que l’article 6 § 1 de la Convention trouve à s’appliquer au présent litige.

2. Concernant l’épuisement des voies de recours internes

42. Dans ses observations initiales, le Gouvernement relève que le droit interne offre des voies de droit effectives pour contester l’absence de versement de l’ADA et reconnaît que le requérant a pu exercer avec succès certains de ces recours.

43. Dans les observations produites à la suite de la communication complémentaire effectuée par la Cour le 10 novembre 2020, le Gouvernement oppose néanmoins une irrecevabilité tirée du non-épuisement des voies de recours internes, se prévalant de la jurisprudence de la Cour. Il soutient que les violations alléguées par le requérant ont cessé à la date de reprise des versements de l’ADA par les autorités françaises et qu’il lui appartenait de former un recours indemnitaire afin d’obtenir réparation du préjudice qu’il estime avoir subi, alors au demeurant que sa demande d’asile a été rejetée et qu’il ne peut plus bénéficier de cette allocation. Le Gouvernement se fonde à cette fin sur des jugements rendus par les juridictions françaises dans le cadre de la réparation des préjudices causés par une carence de l’administration à prendre en charge des personnes dans le cadre des conditions matérielles d’accueil et de l’inexécution ou l’exécution tardive de décisions de justice.

44. Le requérant soutient quant à lui que le Gouvernement ne soulève aucune exception d’irrecevabilité dans ses observations initiales, dans lesquelles il reconnaît clairement que l’intéressé a fait usage de l’ensemble des voies de recours effectives en droit interne. Il fait valoir qu’à l’époque des faits et de l’introduction de sa requête devant la Cour, il avait épuisé l’ensemble des recours disponibles et susceptibles de redresser les violations de la Convention. Il souligne que ce n’est que postérieurement à l’indication d’une mesure provisoire par la Cour que la violation a cessé. Il ajoute enfin qu’un recours indemnitaire contre l’État aurait été totalement inefficace à l’époque des faits, en raison de l’inertie de l’administration et de la longueur d’une telle procédure devant le juge interne.

45. Les principes applicables ont été exposés dans l’arrêt M.K. et autres c. France (nos 34349/19, 34638/18 et 35047/18, §§ 128-130, 8 décembre 2022).

46. La Cour relève que le requérant, qui n’a pas répliqué aux dernières observations du Gouvernement indiquant que le reliquat des sommes dues lui serait versé, doit être regardé comme ayant bénéficié de l’intégralité de l’allocation à laquelle il avait droit en vertu des ordonnances du juge des référés (paragraphes 29 et 33 ci-dessus). La Cour considère qu’il aurait dès lors, en principe, dû engager le recours indemnitaire à sa disposition pour satisfaire à l’exigence de l’article 35 § 1 de la Convention (M.K. et autres c. France, précité, § 132).

47. Néanmoins, la Cour relève qu’en l’espèce, avant même l’introduction de sa demande de mesure provisoire devant elle, le requérant a saisi avec succès à trois reprises le juge des référés du tribunal administratif d’une demande de reprise de versement de l’ADA (paragraphes 14, 17 et 20 ci‑dessus) à la suite de l’ordonnance du 28 mai 2018 qui ordonnait de lui octroyer le bénéfice des conditions matérielles d’accueil (paragraphe 11 ci‑dessus). Par ailleurs, avant l’indication de la mesure provisoire par la Cour, le requérant a sollicité la liquidation provisoire de l’astreinte auprès de ce même tribunal administratif qui a alors fait droit à sa demande (paragraphe 28 ci-dessus).

48. Dans ces conditions, la Cour considère, eu égard aux diligences effectuées par le requérant afin d’obtenir l’exécution des décisions de justice qui avaient fait droit à sa demande de versement de l’ADA et compte tenu des pouvoirs dont dispose le juge administratif en procédure de référé liberté afin de contraindre l’administration à exécuter ses décisions, qu’imposer au requérant de saisir en outre le juge de l’indemnisation constituerait un obstacle disproportionné à l’exercice efficace de son droit de recours individuel, tel que défini à l’article 34 de la Convention (M.K. et autres c. France, précité, § 134).

49. La Cour en conclut que, dans ces circonstances particulières, le requérant doit être dispensé de l’obligation d’épuiser le recours indemnitaire disponible en droit interne. Il s’ensuit que l’exception soulevée par le Gouvernement doit être rejetée.

50. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour le déclare recevable.

B. Sur le fond

51. Le requérant soutient que les autorités françaises ont refusé, à quatre reprises, d’exécuter des décisions de justice définitives, ce qui a aggravé sa situation. Il souligne que, contrairement à ce que soutient le Gouvernement, le juge des référés avait jugé dès l’ordonnance du 28 mai 2018 qu’il avait droit au bénéfice des conditions matérielles d’accueil. Il fait également valoir que, s’il a perçu une régularisation du versement de l’ADA, au mois d’octobre 2018, en exécution de la mesure provisoire indiquée par la Cour, l’État demeure débiteur à son égard d’une somme de 1 098 EUR et qu’il n’est toujours pas hébergé. Il souligne enfin que le Gouvernement ne saurait soutenir que la somme de 4 000 EUR correspondant à la liquidation de l’astreinte devait lui permettre de financer son hébergement.

52. Le Gouvernement fait valoir que la première ordonnance a été exécutée dans le délai prescrit par le juge dès lors que la demande d’asile de l’intéressé a été enregistrée en procédure normale le 30 mai 2018. Il soutient que le versement de l’ADA a repris au bénéfice du requérant à compter du mois d’octobre 2018 et qu’il en a bénéficié jusqu’au terme du mois de la notification de la décision de rejet de la CNDA. Il précise également que l’exécution de l’ordonnance du 12 octobre 2018 fut retardée dans la mesure où l’OFII ne prit connaissance de celle‑ci que le 8 janvier 2019, cette décision n’ayant pas été jointe au premier courrier de notification envoyé par le tribunal administratif. Il en conclut que les ordonnances litigieuses ont été exécutées par les autorités françaises et que le retard pris dans leur exécution a été compensé par la liquidation de l’astreinte dont le requérant a obtenu une part significative.

53. Le Défenseur des droits soutient que l’absence d’exécution par les autorités étatiques d’une décision de justice définitive et exécutoire porte atteinte au droit à l’exécution des décisions de justice, tel que prévu par l’article 6 de la Convention et prive cette disposition de tout effet utile. Il rappelle que l’État ne peut prétexter d’un manque de logement, de fonds ou d’autres ressources pour ne pas exécuter une décision de justice.

54. Les principes applicables ont été exposés dans l’arrêt M.K. et autres c. France, précité, §§ 151-154.

55. La Cour entend, en premier lieu, analyser la complexité de la procédure d’exécution des ordonnances de référé. À cet égard, elle note que l’administration s’est conformée sans difficulté à l’injonction relative à l’enregistrement de la demande d’asile du requérant en procédure normale (paragraphe 12 ci-dessus). En revanche, concernant la mise en œuvre des versements de l’ADA, elle n’a rien entrepris avant le mois d’octobre 2018. Or la Cour considère que, le Gouvernement ne démontrant pas suffisamment qu’il ne pouvait s’acquitter du montant des prestations mises à sa charge par les juridictions internes, la complexité de la procédure d’exécution des ordonnances de référé dont bénéficiait le requérant n’est pas établie.

56. En deuxième lieu, la Cour, analysant le comportement du requérant, ne peut que noter sa diligence particulière en ce qui concerne les démarches tendant à obtenir l’exécution des ordonnances du juge des référés du tribunal administratif, que ce soit par l’envoi de courriers directement auprès de l’administration (paragraphes 13, 16 et 19 ci-dessus) ou par l’introduction de nouvelles procédures en référé (paragraphes 14, 17, 20 et 24 ci-dessus). Il ne saurait ainsi lui être reproché une quelconque négligence alors au demeurant que le caractère exécutoire de ces ordonnances de référé impliquait leur exécution d’office par l’État, tant en vertu du droit interne que des exigences attachées à l’article 6 § 1 de la Convention (voir en ce sens M.K. et autres c. France, précité, § 159).

57. En troisième lieu, la Cour doit évaluer le comportement des autorités compétentes. Elle relève à cet égard que si l’administration a présenté une défense devant le juge du référé liberté (paragraphes 11, 15, 18 et 21 ci‑dessus), elle n’a, en revanche, pas exécuté les ordonnances devenues définitives qu’il a rendues en ce qui concerne le versement de l’ADA avant l’intervention d’une mesure provisoire indiquée par la Cour (paragraphe 29 ci-dessus), soit cinq mois après la notification de la première décision reconnaissant au requérant le bénéfice des conditions matérielles d’accueil (paragraphe 11 ci-dessus) et environ trois mois après les deuxième et troisième ordonnances enjoignant la reprise des versements de cette allocation (paragraphes 15 et 18 ci-dessus). La Cour note la passivité des autorités administratives compétentes dans ce litige (M.K. et autres c. France, précité, § 161). Elle relève néanmoins que le requérant, qui n’a pas répliqué aux dernières observations du Gouvernement indiquant qu’il avait finalement perçu l’ADA jusqu’au terme du mois de la notification de la décision de la CNDA, doit être regardé comme ayant bénéficié de l’intégralité de l’allocation à laquelle il avait droit.

58. En conclusion, la Cour tient à souligner que les autorités administratives de l’État ont opposé non pas un retard mais un refus de se conformer aux injonctions du juge interne et que l’exécution n’a pas, contrairement à ce que soutient le Gouvernement, revêtu de caractère spontané mais n’a pu avoir lieu qu’à la suite de mesures provisoires prononcées par la Cour. La Cour tient à souligner que revêt, pour l’appréciation du respect des exigences de l’article 6 § 1, une importance particulière le fait qu’en l’espèce les ordonnances tardivement exécutées ont été rendues dans le cadre d’une procédure d’urgence portant sur une allocation destinée à permettre à une personne, en l’espèce sans ressources, que la Cour et les juridictions internes considèrent comme particulièrement vulnérables (M.S.S. c. Belgique et Grèce [GC], no 30696/09, § 251, CEDH 2011 et paragraphes 18 et 21 ci-dessus), de se voir assurer « un niveau de vie adéquat qui garantisse [sa] subsistance et protège [sa] santé physique et mentale » (directive 2013/33/UE précitée, Art. 17 § 2).

59. La Cour en conclut qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION

60. Invoquant l’article 3 de la Convention, le requérant se plaint de ne pas avoir été hébergé et d’avoir été privé de l’allocation pour demandeur d’asile alors que le droit interne ne l’autorisait pas à travailler et qu’il présentait de multiples causes de vulnérabilité.

61. Le Gouvernement soulève, concernant ce grief, une exception d’irrecevabilité tenant au défaut d’épuisement des voies de recours internes, en se fondant sur les mêmes motifs que ceux mentionnés au paragraphe 43 ci-dessus.

62. Le requérant soutient quant à lui qu’il a épuisé les voies de recours internes concernant ce grief, pour les mêmes motifs que ceux mentionnés au paragraphe 44 ci-dessus.

63. Les principes applicables ont été exposés dans l’arrêt M.K. et autres c. France, précité, § 168 et rappelés dans l’arrêt Camara, précité, §§ 130 et 134.

64. En l’espèce, la violation continue que dénonçait le requérant a cessé à compter du versement de l’ADA par les autorités françaises (paragraphes 29 et 33 ci-dessus). La Cour en conclut qu’il aurait dû, concernant ce grief, exercer un recours en responsabilité de l’État devant les juridictions administratives, afin de demander réparation du préjudice qu’il allègue avoir subi du fait de la période pendant laquelle il n’a pas pu bénéficier de cette allocation et ce, alors même qu’il ne se serait avéré effectif qu’après l’introduction de sa requête devant la Cour. Par ailleurs, le requérant n’a pas sollicité devant le juge interne l’exécution de l’ordonnance enjoignant au bénéfice des conditions matérielles d’accueil en tant qu’elle concernait la prestation d’hébergement.

65. Dans ces conditions, la Cour considère que le grief tiré de l’article 3 de la Convention doit être rejeté pour non-épuisement des voies de recours internes, en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.

III. ARTICLE 39 DU RÈGLEMENT DE LA COUR

66. La Cour relève que le recours du requérant devant la CNDA a été rejeté le 29 juillet 2020 (paragraphe 32 ci-dessus).

67. Dans ces conditions, la Cour note que la mesure provisoire indiquée au Gouvernement en vertu de l’article 39 du règlement (paragraphe 30 ci-dessus) est devenue sans objet.

APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

68. Le requérant demande 15 000 euros (EUR) au titre du dommage moral qu’il estime avoir subi et 2 160 EUR au titre des frais et dépens qu’il dit avoir engagés dans le cadre de la procédure menée devant la Cour.

69. Le Gouvernement soutient que si la Cour devait conclure à une violation des articles de la Convention invoqués par le requérant ces constats de violation représenteraient une satisfaction équitable suffisante dès lors que le versement de l’allocation pour demandeur d’asile au profit du requérant a été régularisé par l’OFII et que le retard pris dans l’exécution des décisions de justice a été compensé par la liquidation de l’astreinte dont le requérant a obtenu une part significative. À titre subsidiaire, il considère que le versement d’une somme de 1 000 EUR apparaîtrait raisonnable. Par ailleurs, le Gouvernement ne souhaite pas formuler d’observations concernant la demande de remboursement des frais et dépens présentée par le requérant.

70. Eu égard aux circonstances de l’espèce, la Cour considère que le constat d’une violation de l’article 6 § 1 de la Convention constitue en lui‑même une satisfaction équitable suffisante. Par conséquent, elle rejette les prétentions formulées au titre du dommage moral.

71. En revanche, compte tenu des documents en sa possession et de sa jurisprudence, la Cour juge raisonnable d’allouer au requérant la somme de 2 160 EUR pour les frais et dépens engagés dans le cadre de la procédure menée devant elle de laquelle il conviendra de déduire la somme de 850 EUR versée le 24 juillet 2019 par le Conseil de l’Europe au titre de l’assistance judiciaire.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare le grief concernant l’article 6 § 1 de la Convention recevable et le surplus de la requête irrecevable ;

2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention ;

3. Dit que le constat de violation vaut en lui-même satisfaction équitable suffisante pour tout dommage moral subi par le requérant ;

4. Dit,

a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans un délai de trois mois, la somme de 1 310 EUR (mille trois cent dix euros), pour frais et dépens ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

5. Rejette le surplus de la demande de satisfaction équitable.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 23 novembre 2023, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Sophie Piquet                              Stéphanie Mourou-Vikström
Greffière adjointe f.f.                             Présidente

Dernière mise à jour le novembre 23, 2023 par loisdumonde

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