Laurijsen et autres c. Pays-Bas

Résumé juridique
Novembre 2023

Laurijsen et autres c. Pays-Bas – 56896/17, 56910/17, 56914/17 et al.

Arrêt 21.11.2023 [Section III]

Article 11
Article 11-1
Liberté de réunion pacifique

Interpellation et condamnation des requérants pour avoir pris part à une manifestation de protestation contre l’évacuation annoncée d’un squat : violation

En fait – En juillet 2011, les requérants prirent part à un rassemblement, d’environ 150 personnes, contre l’évacuation annoncée d’un squat dans le centre d’Amsterdam. Arrêtés pour avoir bloqué la voie publique devant le squat et aux abords de celui-ci, ils furent accusés, en vertu de la réglementation municipale générale, de participation à un rassemblement illégal ou autres troubles à l’ordre public et de refus d’obtempérer à un ordre de dispersion donné par la police. Le tribunal régional acquitta les requérants de la première de ces infractions et il abandonna les poursuites à leur égard relativement à la deuxième infraction, considérant que la disposition susmentionnée ne s’appliquait pas car le rassemblement – qui ne constituait pas dès son origine une menace pour l’ordre – relevait du champ d’application de la loi sur les rassemblements publics. La cour d’appel jugea toutefois que tel n’était pas le cas, la manifestation n’ayant pas revêtu un caractère pacifique car ses organisateurs et participants avaient dès le départ eu l’intention de se confronter à la police et de faire physiquement obstacle à l’évacuation du squat. Elle condamna chacun des requérants à payer deux amendes, de cinquante euros chacune. Un recours fut formé contre cette décision, mais elle fut confirmée par la Cour suprême, qui ajouta que le rassemblement ne relevait pas du champ d’application de la protection prévue par l’article 11 de la Convention car les organisateurs et les participants avaient des intentions violentes.

En droit – Article 11 :

a) Sur l’applicabilité de l’article 11 et l’existence d’une ingérence – La Cour est prête à souscrire à la thèse du Gouvernement selon laquelle il était prévisible que les actes intentionnels des organisateurs et participants, y compris les requérants, auraient pour résultat d’empêcher l’évacuation annoncée du squat. Toutefois, tout en reconnaissant que les manifestations qui, de manière prévisible ou intentionnelle, faisaient obstacle aux activités d’autres acteurs privés ou d’organismes publics n’étaient pas au cœur du droit à la liberté de réunion pacifique garanti par l’article 11, la Cour a déjà dit que de tels comportements obstructionnistes ou perturbateurs pouvaient tout de même être protégés par cette disposition.

Il n’existe en l’espèce aucune raison justifiant de s’écarter des précédents en question. Même si le but du rassemblement ne consistait pas seulement à exprimer de la désapprobation relativement à l’évacuation du squat et si les participants avaient également pour but d’empêcher cette évacuation légale (ce qui pourrait s’analyser en « une forme de contrainte »), cela n’entraîne pas en soi que la participation des requérants au rassemblement soit exclue du champ de la protection du droit à la liberté de rassemblement pacifique offerte par l’article 11. Cette situation peut avoir des conséquences pour toute appréciation de la « nécessité » au regard de l’article 11 § 2. La question de savoir si un rassemblement relève de la notion autonome de « réunion pacifique » visée à l’article 11 § 2 et du champ de la protection offerte par cette disposition est indépendante de celle de savoir si ce rassemblement a été mené dans le respect d’une procédure prévue par le droit interne, par exemple une obligation de notification préalable.

En outre, aucune intention violente ni aucun comportement violent ne peuvent être déduits des appels lancés en ligne ou des slogans scandés, qui, a priori et compte tenu du contexte, doivent être compris comme des manifestations de mécontentement et des protestations plutôt que comme des appels à la violence délibérés et dépourvus d’ambiguïté, ni du fait que plusieurs participants avaient amené des matelas pneumatiques ou portaient des cagoules ou d’autres déguisements, ni d’aucun des autres éléments avancés par le Gouvernement. La Cour a reconnu dans plusieurs affaires que l’article 11 protégeait les manifestants ostensiblement pacifiques ayant pris part à des rassemblements qui avaient été entachés de violences commises par d’autres manifestants. Or les requérants ne figuraient pas parmi les manifestants arrêtés et poursuivis parce qu’ils étaient soupçonnés d’avoir commis en public des actes de violence concertés contre des personnes ou des biens. On ne saurait tenir des personnes pour responsables des actes de violence commis par d’autres participants. Étant donné qu’il ne ressort pas des éléments versés au dossier de l’affaire que les requérants – dont on doit présumer qu’ils avaient des intentions pacifiques, en l’absence de preuves suffisantes et convaincantes du contraire – aient personnellement déclenché des fumigènes, lancé des projectiles ou donné des coups de pied en direction des policiers, ou qu’ils aient d’une autre manière eu recours à la violence ou incité à la violence, la Cour estime que leur conduite au cours du rassemblement dont il a été jugé qu’il engageait leur responsabilité n’était pas, par sa nature et son degré, propre à exclure leur participation à ce rassemblement du champ d’application de la protection offerte par l’article 11.

Eu égard à ce qui précède, les requérants sont en droit d’invoquer les garanties de l’article 11, qui trouve donc à s’appliquer ratione materiae en l’espèce, et leur arrestation, les poursuites dirigées contre eux et leur condamnation s’analysent en une ingérence dans l’exercice de leur droit à la liberté de réunion pacifique.

b) Sur la question de savoir si l’ingérence était prévue par la loi et visait un but légitime – La Cour admet que l’on peut considérer que l’ingérence visait les buts que sont « la défense de l’ordre et la prévention des infractions pénales » et « la protection des droits et libertés d’autrui ». Elle s’abstient toutefois de trancher la question de savoir si l’ingérence était prévue par la loi, sur laquelle les parties sont en désaccord, car, en tout état de cause, on ne saurait dire que l’ingérence ait été « nécessaire dans une société démocratique ».

c) Sur la question de savoir si l’ingérence était nécessaire dans une société démocratique – La Cour suprême a jugé que la cour d’appel n’avait pas commis d’erreur de droit et que sa conclusion selon laquelle, eu égard à son but, la manifestation ne correspondait pas à la définition des manifestations visées par la loi sur les rassemblements publics n’était pas incompréhensible ; elle a en outre considéré que l’article 11 était lui aussi inapplicable. Elle n’a cependant pas examiné le point de savoir si le rôle joué par les requérants dans le rassemblement était en réalité « pacifique » au sens autonome qui est celui de cette notion dans la jurisprudence de la Cour. En formulant une telle conclusion et en ne procédant pas à la mise en balance requise au regard de l’article 11 § 2, cette juridiction n’a pas avancé de raisons pertinentes et suffisantes pour justifier l’ingérence commise dans l’exercice par les requérants de leur droit à la liberté de réunion, et elle n’a donc pas établi de manière convaincante la nécessité de pareilles restrictions, laquelle doit être interprétée dans un sens étroit. Partant, les exigences de l’article 11 n’ont pas été satisfaites, l’analyse relative à son applicabilité et, en conséquence, l’appréciation du caractère justifié ou non de l’ingérence n’ayant pas été réalisées au niveau interne d’une manière conforme à la Convention et à la jurisprudence de la Cour.

Conclusion : violation (unanimité).

Article 41 : octroi à chacun des requérants de 100 EUR pour dommage matériel (correspondant aux amendes) et 100 EUR pour dommage moral.

(Voir aussi Kudrevičius et autres c. Lituanie [GC], no 37553/05, 15 octobre 2015, résumé juridique ; Mushegh Saghatelyan c. Arménie, no 23086/08, 20 septembre 2018, résumé juridique ; Tuskia et autres c. Géorgie, no 14237/07, 11 octobre 2018, résumé juridique ; Navalnyy c. Russie [GC], nos 29580/12 et al., 15 novembre 2018, résumé juridique ; Ekrem Can et autres c. Turquie, no 10613/10, 8 mars 2022, résumé juridique ; Bumbeș c. Roumanie, no 18079/15, 3 mai 2022, résumé juridique)

Dernière mise à jour le novembre 22, 2023 par loisdumonde

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