AFFAIRE ERDAL MUHAMMET ARSLAN ET AUTRES c. TÜRKİYE – La requête concerne le décès d’un proche des requérants, enseveli sous les décombres de l’hôtel Bayram lors des tremblements de terre qui ont frappé la région de Van en Turquie

La requête concerne le décès d’un proche des requérants, M. Ercan Arslan, enseveli sous les décombres de l’hôtel Bayram lors des séismes ayant frappé la région de Van en Türkiye les 23 octobre et 9 novembre 2011.

La Cour européenne des droits de l’homme note que les juridictions pénales ont notamment constaté que le bâtiment de l’hôtel exploité par T.B. ne respectait pas les réglementations antisismiques, que des extensions sans autorisation avaient été ajoutées à l’hôtel mettant en danger la structure du bâtiment, que l’accusé avait continué à exploiter l’hôtel malgré un premier tremblement de terre qui avait fragilisé le bâtiment et qu’il avait ainsi agi par négligence consciente. Elle observe que la question du respect des normes de sécurité a donc bien été examinée par les autorités judiciaires et que celle-ci a donné lieu à des investigations pénales.

La procédure menée à l’encontre de T.B. est toujours pendante. Elle a connu un retard considérable, mais celui-ci n’a pas été de nature à nuire à l’établissement des faits ni des responsabilités. À l’estime de la Cour, rien n’indique que les juridictions pénales se montrent disposées à laisser impunie une atteinte injustifiée au droit à la vie. Cela étant, la Cour juge utile de rappeler que pour que les obligations positives découlant de l’article 2 de la Convention soient respectées, il faut que les mécanismes de protection prévus en droit interne non seulement existent en théorie, mais aussi fonctionnent effectivement en pratique. À cet égard, la Cour se réfère à sa jurisprudence en matière de la protection procédurale du droit à la vie et notamment à l’obligation de célérité et de diligence qui incombe aux autorités nationales dans la conduite de l’enquête et de la procédure judiciaire.

Cependant, force est de constater que les requérants ne se plaignent pas de cette procédure mais insistent sur la nécessité de voir les fonctionnaires qu’ils jugent responsables du décès de leur proche, condamnés pénalement. Sur ce point, il est vrai qu’en l’espèce, les tentatives des requérants auprès des autorités compétentes aux fins d’obtenir que des fonctionnaires fassent l’objet d’une enquête pénale sont demeurées vaines. Faute d’autorisation administrative préalable, une telle enquête pénale n’a pas été diligentée à l’encontre des fonctionnaires. Outre qu’il n’existe pas, au titre de l’article 2 de la Convention, un droit à ce que des tiers soient poursuivis et condamnés pénalement, il reste que, dans les circonstances concrètes de la présente cause, l’absence de poursuite pénale contre lesdits fonctionnaires n’a pas compromis l’établissement des responsabilités des administrations dans le décès du proche des requérants ni l’indemnisation accordée à ceux-ci.

Compte tenu de tout ce qui précède et en conclusion, la Cour considère que le droit interne a offert aux requérants une voie de recours à même de satisfaire à l’obligation découlant pour l’État défendeur de l’article 2 de la Convention de mettre en place un système judiciaire efficace capable d’apporter une réponse juridictionnelle appropriée au décès de leur proche dans les circonstances de l’espèce. Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 2 de la Convention.


Texte intégral du document.

Cour européenne des droits de l’homme
DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE ERDAL MUHAMMET ARSLAN ET AUTRES c. TÜRKİYE
(Requête no 42749/19)
ARRÊT

Art 2 (procédural) • Obligations positives • Droit interne ayant offert aux requérants une voie de recours avec une réponse juridictionnelle appropriée au décès de leur proche enseveli sous les décombres d’un hôtel à la suite d’un tremblement de terre destructeur • Art 2 applicable • Procédure en indemnisation devant les juridictions administratives ayant accordé une réparation adéquate et suffisante • Enquête ayant également été menée par le procureur de la République • Expertise indépendante ayant mis à jour des illégalités de construction • Respect des normes de sécurité examiné par les autorités judiciaires lors de la procédure pénale engagée contre l’exploitant de l’hôtel • Absence de poursuite pénale contre les fonctionnaires mis en cause n’ayant pas compromis l’établissement des responsabilités des administrations dans le décès du proche des requérants ni l’indemnisation accordée à ceux-ci

STRASBOURG
21 novembre 2023

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Erdal Muhammet Arslan Et Autres c. Türkiye,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :
Arnfinn Bårdsen, président,
Jovan Ilievski,
Pauliine Koskelo,
Saadet Yüksel,
Lorraine Schembri Orland,
Frédéric Krenc,
Davor Derenčinović, juges,
et de Hasan Bakırcı, greffier de section,

Vu la requête (no 42749/19) dirigée contre la République de Türkiye et dont six ressortissants de cet État, M. Erdal Muhammet Arslan, M. Mahmut Arslan, M. Mustafa Serdar Arslan, M. Orhan Arslan, M. Turan Arslan et Mme Zuhal Arslan (« les requérants »), ont saisi la Cour le 26 juillet 2019 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »),
Vu la décision de porter à la connaissance du gouvernement turc (« le Gouvernement ») les griefs concernant le droit à la vie du proche des requérants (article 2 de la Convention) et de déclarer irrecevable la requête pour le surplus,

Vu les observations des parties,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 17 octobre 2023,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

INTRODUCTION

1. La requête concerne le décès d’un proche des requérants, M. Ercan Arslan, enseveli sous les décombres de l’hôtel Bayram lors des séismes ayant frappé la région de Van en Türkiye les 23 octobre et 9 novembre 2011.

EN FAIT

2. Les requérants sont nés respectivement en 2002, 1942, 2007, 1967, 1970 et 1979 et résident à Diyarbakır. Ils ont été représentés par Me M. Timur, avocat.

3. Le Gouvernement a été représenté par son agent, M. Hacı Ali Açıkgül, chef du service des droits de l’homme au ministère de la Justice de Türkiye.

4. Le 23 octobre 2011 à 13h41, un violent séisme d’une magnitude de 7,2 sur l’échelle de Richter se produisit à faible profondeur (10 km), à proximité de la ville de Van dans l’Est de la Türkiye.

5. Dans la soirée du 9 novembre 2011 à 20 h 23, la même région fut une nouvelle fois touchée par un séisme d’une magnitude de 5,6 sur l’échelle de Richter. Son épicentre était localisé dans le district d’Edremit à une quinzaine de kilomètres de Van.

6. Les séismes successifs causèrent des dégâts dévastateurs. En effet, 644 personnes y trouvèrent la mort et 1 966 furent blessées dont 252 sortirent vivants des décombres.

7. Le séisme du 9 novembre 2011 causa l’effondrement de l’hôtel Bayram à Van au cours duquel vingt-quatre personnes, dont Ercan Arslan, y perdirent la vie. L’intéressé était respectivement le fils du requérant Mahmut Arslan, l’époux de la requérante Zuhal Arslan, le père des requérants Erdal Muhammet Arslan et Mustafa Serdar Arslan, et le frère des requérants Orhan Arslan et Turan Arslan.

8. Le Gouvernement expose les mesures prises par les autorités compétentes entre le premier et le second séisme. Après le premier séisme, la préfecture de Van a commencé à réaliser des activités d’évaluation des dommages pour établir l’état des bâtiments endommagés présentant un danger et répondre aux besoins urgents en matière d’hébergement. À cet égard, le personnel technique du bâtiment a donné la priorité aux bâtiments de service de santé, d’éducation et de service public. L’évaluation des dommages de 102 709 bâtiments a été réalisée au cours des seize jours qui se sont écoulés entre le premier et le second séisme. Le second séisme s’est produit avant la réalisation des activités d’évaluation des dommages sur environ 100 000 bâtiments restants, y compris le bâtiment de l’hôtel Bayram qui a été détruit. Dès le premier séisme du 23 octobre 2011, la Direction de la gestion des catastrophes et des situations d’urgences (AFAD) et la préfecture de Van ont averti la population sinistrée de ne pas pénétrer dans les bâtiments endommagés.

I. Les procédures pénales

A. Enquête no 2011/11457 menée par le parquet de Van

9. Le parquet de Van ouvrit immédiatement une enquête sur l’effondrement de l’hôtel Bayram qui avait causé le décès de vingt-quatre personnes dont le proche des requérants.

10. Le 14 novembre 2011, le procureur procéda à une inspection sur place et recueillit les éléments de preuve.

11. Un comité d’experts effectua les analyses techniques nécessaires et remit au parquet son rapport d’expertise daté d’avril 2012.

12. Le rapport indiquait notamment ce qui suit :

– le bâtiment de l’hôtel Bayram avait été érigé à la hâte sans qu’aucun rapport du projet d’étude statique n’ait été établi et sans que aucun calcul n’ait été réalisé au moment de sa construction en 1964 ;

– les matériaux et les renforts ne répondaient pas aux critères fixés par le règlement sur les bâtiments à construire dans les zones sinistrées ;

– l’existence d’un étage supplémentaire, qui ne figurait pas sur le permis de construire, avait ajouté une charge au bâtiment ;

– bien qu’il ait résisté au premier séisme, le bâtiment qui avait vraisemblablement été endommagé s’est effondré lors du second séisme.

13. Le rapport concluait que le maître d’œuvre, le maître d’ouvrage et les responsables des services techniques de l’urbanisme à la mairie étaient responsables de ces lacunes.

14. Le 26 juin 2012, le juge de paix de Van plaça T.B., l’exploitant de l’hôtel Bayram, en détention provisoire. La partie pertinente de la décision se lit comme suit :

« Il existe de forts soupçons selon lesquels le suspect T.B. a commis l’infraction d’homicide par négligence consciente au vu notamment des rapports d’expertise versés au dossier et des constats de dommages effectués par la compagnie d’assurances A.O.

Dans la mesure où le suspect ne s’est pas présenté devant le procureur pour être entendu, il y a des raisons de croire qu’il présente un risque de fuite.

Considérant que toutes les preuves n’ont pas encore été recueillies et compte tenu en outre de la gravité de l’infraction, le suspect doit être placé en détention provisoire. »

15. Le 28 juin 2012, les requérants déposèrent plainte contre plusieurs responsables de l’AFAD, le préfet de Van et les dirigeants de l’hôtel Bayram. Toutes les enquêtes réalisées conclurent qu’il n’y avait pas lieu d’engager des poursuites pénales à leur encontre et les dossiers furent classés sans suite (voir les paragraphes 71 et 76 ci-dessous).

16. Le 3 juillet 2012, le parquet écrivit au service départemental de secours pour recueillir des informations sur la question de savoir si les dirigeants de l’hôtel Bayram lui avaient demandé d’évaluer les dommages après le premier séisme du 23 octobre 2011 et, dans l’affirmative, si l’administration avait pris des mesures au sujet de l’hôtel concerné.

17. Le service départemental de secours répondit qu’aucune demande d’évaluation des dégâts n’avait été déposée par les responsables de l’hôtel.

18. Le 26 juillet 2012, le parquet rendit une ordonnance de non-lieu à l’encontre de M.S.B., le propriétaire de l’immeuble de l’hôtel Bayram. Dans cette décision, le procureur indiquait que M.S.B. était responsable de l’incident en question mais qu’il ne pouvait être poursuivi en raison de son décès survenu le 7 juin 2011.

19. Le 27 juillet 2012, le parquet décida qu’il n’y avait pas lieu d’engager des poursuites contre les ingénieurs, architectes, contremaîtres et autres suspects qui avaient participé à la construction de l’hôtel Bayram au motif que le bâtiment de l’hôtel ne s’était pas effondré lors du premier séisme qui s’était produit le 23 octobre 2011 et qu’il n’y avait pas de lien entre les actes suspects et l’effondrement du bâtiment survenu le 9 novembre 2011 lors du second séisme.

20. Le 22 octobre 2012, la cour d’assises d’Erciş rejeta le recours en opposition formé contre l’ordonnance de non-lieu du 27 juillet 2012.

21. Le dossier d’enquête concernant M.K., ancien préfet de Van, C.G., directeur départemental du service de secours, R.F., ancien sous-préfet du district d’Erciş, et I.E.K., chef adjoint de l’AFAD à l’époque des faits, fut disjoint et enregistré sous le numéro de dossier 2012/6375.

22. Le parquet engagea une action pénale contre T.B., l’exploitant de l’hôtel Bayram, pour avoir causé la mort de plusieurs personnes par négligence consciente.

B. Poursuite pénale dirigée contre T.B., l’exploitant de l’hôtel Bayram

1. Examen du dossier no 2012/260 devant la cour d’assises de Van

23. Le 7 octobre 2013, la cour d’assises de Van condamna T.B., l’exploitant de l’hôtel Bayram, à une peine d’emprisonnement de onze ans, un mois et dix jours. La partie pertinente de l’arrêt se lit comme suit :

« L’hôtel exploité par l’accusé était un bâtiment ancien, érigé en 1964 et non renforcé conformément aux règlementations antisismiques de 1978, 1998 et de 2007. Des extensions ultérieures avaient été ajoutées à l’hôtel. Il est bien connu que les extensions ajoutées aux bâtiments sans indications sur le dossier de projet initial sont extrêmement dangereuses en termes de sécurité sismique. Dans la mesure où c’est le père de l’accusé qui avait fait construire l’hôtel, l’intéressé savait que l’hôtel était un bâtiment ancien, qu’il y avait eu des modifications substantielles et que le toit en acier avait imposé une charge supplémentaire sur le bâtiment. Comme le mur extérieur de l’hôtel avait été habillé d’un parement lors de sa rénovation, il n’était pas possible de voir les fissures en observant le mur simplement de l’extérieur et d’évaluer les dégâts dont l’accusé était bien conscient. Dans les constructions habillées d’un parement, il est nécessaire de regarder sous le matériau de revêtement, percer pour cela le matériau de couverture, examiner s’il y a des fissures dans les colonnes, prélever et tester des échantillons du système porteur. Néanmoins, sans parler d’un examen effectué pour obtenir un rapport d’évaluation définitive des dommages ou d’un avis scientifique d’experts, l’accusé n’a même pas obtenu d’évaluation préliminaire des dommages basée sur l’observation et il a simplement continué à exploiter sans interruption l’hôtel, qui était un ancien bâtiment d’une capacité d’hébergement de 120 personnes, et accueillant une foule de personnes, après le séisme de magnitude 7,2 du 23 octobre 2011. L’accusé était pourtant un gérant expérimenté qui connaissait bien le bâtiment de l’hôtel Bayram et qui exploitait cet hôtel depuis plusieurs années. Étant donné que le bâtiment était ancien, que les modifications ultérieures et substantielles avaient imposé une charge supplémentaire sur le bâtiment, et qu’il n’était pas possible de voir les fissures dans les murs et les colonnes en observant simplement l’extérieur de l’hôtel en raison des travaux de rénovation du bâtiment sur lequel un matériau de couverture avait été disposé, l’accusé était en mesure de prévoir que le bâtiment aurait pu être endommagé lors du séisme du 23 octobre 2011 et qu’il risquait de s’effondrer lors d’un autre séisme potentiel du fait de sa fragilité. Selon un rapport d’évaluation préliminaire des dommages qui avait été établi à la demande d’une banque installée au rez-de-chaussée du bâtiment, celui-ci présentait des dangers pour la sécurité de ses occupants et des travaux de renforcement devaient être effectués. Cependant, estimant qu’il n’y aurait certainement plus de nouveaux séismes, l’accusé a choisi de prendre un risque et a continué d’exploiter sans interruption l’hôtel après le premier séisme du 23 octobre 2011 sans même obtenir une évaluation préliminaire des dommages basée sur l’observation, et encore moins un test de résistance du bâtiment aux tremblements de terre. Or il aurait dû faire évacuer l’hôtel jusqu’à ce que les études définitives d’évaluation des dommages soient terminées et que le bâtiment soit déclaré sûr. Dès lors, il est considéré que l’accusé a commis une négligence consciente. »

24. Le 27 juin 2014, la chambre criminelle de la Cour de cassation cassa l’arrêt de la cour d’assises au motif que la peine infligée à T.B. n’était pas suffisante.

25. Le dossier revint devant la cour d’assises de Van et fut enregistré sous le numéro 2014/386.

2. Examen du dossier no 2014/386 devant la cour d’assises de Van

26. Le 1er octobre 2015, la cour d’assises condamna T.B. à une peine d’emprisonnement de quinze ans, cinq mois et cinquante jours. La partie pertinente de son arrêt se lit comme suit :

« L’accusé T.B. savait que l’hôtel qu’il exploitait depuis longtemps enfreignait la législation sur l’urbanisme. Après le séisme qui a frappé Van et Erciş le 23 octobre 2011, il a poursuivi ses activités sans avoir attendu que l’administration procède à une évaluation des dégâts alors qu’il avait été informé de la nécessité de renforcer l’immeuble grâce aux conclusions de l’expertise mandatée par une agence bancaire qui exerçait ses activités dans le même immeuble. En conséquence, bien que le bâtiment de l’hôtel ne se soit pas effondré lors du tremblement de terre du 23 octobre 2011, il a été touché par une réplique qui a suivi le 9 novembre 2011 et s’est effondré. Cela a causé la mort de vingt-quatre personnes et des lésions à une personne qui est restée coincée sous les décombres. L’accusé était en mesure de connaître les lacunes du projet de construction et de prévoir que ces lacunes pouvaient un jour entraîner des dommages. De plus, l’accusé a fait preuve d’un comportement imprudent après le premier tremblement de terre du 23 octobre 2011 en acceptant des clients à l’hôtel sans avoir engagé aucune procédure d’évaluation des dommages. En agissant par négligence consciente, il a ainsi causé la mort de plusieurs personnes. »

27. Le 17 juin 2016, la chambre criminelle de la Cour de cassation cassa l’arrêt de la cour d’assises pour vice de procédure.

28. Le dossier revint devant la cour d’assises de Van et fut enregistré sous le numéro 2016 /411.

3. Examen du dossier no 2016/411 devant la cour d’assises de Van

29. Le 23 août 2016, T.B. fut mis en liberté.

30. Le 1er décembre 2016, la cour d’assises, statuant sur renvoi, décida de maintenir son jugement initial.

31. Le 17 janvier 2019, la chambre criminelle de la Cour de cassation cassa l’arrêt de la cour d’assises. Les passages pertinents de son arrêt se lisent comme suit :

« La juridiction pénale de première instance, statuant sur renvoi, a décidé de maintenir son jugement initial sans donner au préalable la parole aux accusés et aux avocats de la défense qui étaient présents à l’audience. Il s’agit là d’une violation manifeste des dispositions du code de la procédure pénale qui porte atteinte aux droits de la défense. »

32. Le dossier revint devant la cour d’assises de Van et fut enregistré sous le numéro 2019/133.

4. Examen du dossier no 2019/133 devant la cour d’assises de Van

33. Le 22 mars 2019, la cour d’assises de Van condamna T.B. à une peine d’emprisonnement de onze ans et huit mois. Elle motiva sa décision de la manière suivante :

« L’hôtel Bayram qui était exploité par l’accusé s’est effondré à la suite d’un séisme à Van. Vingt-quatre personnes y ont perdu la vie. Une personne a été blessée. L’accusé a été reconnu coupable d’avoir agi par négligence consciente. Il convient sur ce point de faire la distinction entre négligence et négligence consciente. En cas de « négligence », son auteur ne parvient pas à prévoir une conséquence prévisible alors qu’en cas de « négligence consciente », il prévoit les conséquences mais choisit de poursuivre son acte en se fiant à sa simple chance ou à d’autres facteurs ou même à ses propres connaissances et compétences. Le fait qu’il n’y ait eu aucun dommage important dans le bâtiment de l’hôtel de nature à empêcher son usage est corroboré par des images de vidéosurveillance, la déclaration de l’accusé, selon laquelle il avait bien demandé une évaluation des dommages aux autorités après le premier séisme, le directeur départemental de l’AFAD, et le formulaire d’évaluation préliminaire des dommages déclarant que le bâtiment de l’hôtel Bayram avait été endommagé après le premier séisme mais qu’il était habitable. Ces conclusions ont été confirmées par le rapport d’expertise du 25 octobre 2011 qui concluait que le bâtiment était « accessible avec l’existence d’un risque faible » et le rapport d’expertise sismique du 1er novembre 2011, réalisé à la demande d’une compagnie d’assurances, selon lequel une indemnité devait être accordée au propriétaire de l’hôtel Bayram pour les dommages esthétiques comme la peinture et le revêtement extérieur. En outre, le préfet de Van et d’autres responsables ont déclaré dans la presse qu’après le premier séisme, l’énergie sismique avait été libérée et que, par conséquent, aucun autre séisme destructeur n’était attendu et que le fait d’entrer dans les maisons ne représentait pas un danger. Des journalistes et des membres d’organisations humanitaires ainsi que certains fonctionnaires séjournaient d’ailleurs à l’hôtel Bayram car c’était un lieu qui avait été considéré comme sûr. Le frère de l’accusé A.B. s’était également retrouvé sous les décombres et il n’y avait pas non plus de preuve pour réfuter l’affirmation de l’accusé selon laquelle lui-même aurait également séjourné à l’hôtel après le premier séisme. Compte tenu de ces faits, ainsi que de tous les autres éléments de preuve, il a été établi que l’accusé est coupable d’homicide involontaire. »

34. Le 17 février 2022, la chambre criminelle de la Cour de cassation cassa l’arrêt de la cour d’assises de Van au motif qu’en l’espèce les conditions d’application du facteur aggravant de « négligence consciente » étaient réunies.

35. La procédure demeure pendante devant la cour d’assises de Van sous le numéro de dossier 2022/129.

C. Instruction pénale ouverte contre le personnel de la municipalité de Van

36. Le parquet de Van mena une enquête contre M.Ç. qui avait été chargé du dossier du permis de construire de l’hôtel Bayram délivré en 1977, Y.B. qui était l’ancien chef des services techniques, N.Ç. et H.K. qui étaient chargés de la rénovation en 1991, et contre Ç.Ç, A.A. et H.K. qui avaient travaillé sur le projet de rénovation en 2001.

37. Conformément à la procédure prévue par la loi no 4483 du 2 décembre 1999 relative à la poursuite des fonctionnaires et autres agents publics, le procureur général transmit le dossier à la préfecture de Van pour autorisation.

38. La préfecture décida de ne pas autoriser l’ouverture de poursuites contre les protagonistes au motif qu’en l’absence d’une étude d’évaluation, l’état du bâtiment avant le séisme du 9 novembre 2011 n’était pas connu.

39. Le 8 décembre 2016, le tribunal administratif régional d’Erzurum rejeta l’opposition que les personnes autres que les requérants avaient formée contre la décision de la préfecture.

40. Le 25 janvier 2018, le parquet de Van demanda à la préfecture de Van l’autorisation d’ouvrir une enquête à l’encontre de N.Ç., Y.B. et H.K.

41. Le préfet décida qu’il n’y avait pas lieu d’engager des poursuites contre les fonctionnaires mis en cause.

42. Le 12 septembre 2019, le tribunal régional d’Erzurum annula cette décision au motif qu’un examen préliminaire devait d’abord être réalisé pour savoir s’il y avait ensuite lieu d’autoriser ou non l’ouverture d’une enquête contre les fonctionnaires en question.

43. À l’issue d’un examen préliminaire, le préfet refusa une nouvelle fois de donner son autorisation.

44. Le 12 novembre 2020, le tribunal administratif régional d’Erzurum censura la décision de refus du préfet en motivant comme suit sa décision :

« L’expertise ordonnée par le parquet de Van dans l’enquête relative à l’effondrement de l’hôtel Bayram a été réalisée par les académiciens de l’université technique de Karadeniz. Cette expertise a indiqué que les personnes qui avaient délivré le permis de construire et celles qui travaillaient au service du cadastre de la commune à l’époque des faits étaient fautives. Le préfet devait donc autoriser l’ouverture d’une enquête à l’encontre des fonctionnaires mis en cause. »

45. Le parquet de Van ouvrit alors une enquête à l’encontre de A.A., N.Ç., Ç.Ç., M.Ç., H.K. et Y.B. Au terme de l’enquête, le 9 février 2021, le parquet rendit une ordonnance de non-lieu.

46. Le procureur de la République releva que les trois rapports d’expertise qu’il avait ordonnés en 2012, 2019 et 2021 concluaient que N.Ç., H.K., A.A. et Ç.Ç. n’étaient pas fautifs. Il considéra dès lors qu’il n’y avait pas lieu d’engager des poursuites à leur encontre.

47. Le procureur nota également que M.Ç. était décédé et qu’il n’était donc pas possible d’engager des poursuites contre lui.

48. En l’absence d’opposition, cette décision devint définitive.

49. Concernant Y.B., par un acte d’accusation du 9 février 2021, le procureur de la République l’inculpa pour délit de blessure volontaire et d’homicide involontaire dans ces termes :

« Selon le rapport d’expertise du 19 mars 2019, Y.B., le chef des services techniques, était en faute à hauteur de 7,5 % étant donné que les tâches d’inspection relatives à la conception, au projet et à l’application du projet n’avaient pas été pleinement exécutées. Selon le rapport d’expertise complémentaire du 8 février 2021, Y.B. était en faute à hauteur de 5 % en raison de l’absence de calculs et d’étude statique de l’immeuble. »

50. Le 13 janvier 2023, les poursuites furent abandonnées pour forclusion.

D. Procédure contre T.E., chef du département de la planification et de l’atténuation des risques à l’AFAD, O.N.B., chef du département d’intervention à l’AFAD, G.C., chef du département du redressement à l’AFAD, et M.N., chef du département de la gestion des tremblements de terre à l’AFAD

51. À la suite d’une plainte déposée par des personnes autres que les requérants le 6 novembre 2015, le parquet de Van ouvrit une enquête.

52. Le 16 janvier 2017, il se déclara incompétent ratione loci au profit du parquet d’Ankara.

53. Le 16 mars 2017, la cour d’assises d’Ankara décida que le parquet de Van était compétent pour connaître de l’affaire.

54. Le 13 avril 2017, le parquet de Van demanda à l’AFAD l’autorisation de poursuivre les suspects.

55. À l’issue d’un examen préliminaire, le 16 juin 2017, l’AFAD décida de ne pas autoriser l’ouverture d’une enquête contre T.E., O.N.B., G.Ç. et M.N. Cette décision se lit comme suit :

« L’enquête dirigée contre les personnes faisant l’objet de la plainte a été menée conformément aux dispositions de la loi no 4483. À la suite d’un examen préliminaire, l’AFAD a décidé de ne pas autoriser l’ouverture d’une enquête à l’encontre des personnes mises en cause. Cette décision de refus a été notifiée à l’avocat des requérants le 30 octobre 2019 mais celui-ci n’a pas formé opposition contre la décision en question. La décision étant ainsi devenue définitive, il n’est pas possible de mener une enquête contre les personnes qui font l’objet d’une plainte. »

56. Les requérants formèrent opposition contre cette décision.

57. Le 28 janvier 2020, le juge de paix de Van annula la décision attaquée au motif que l’avocat des requérants avait bien formé opposition contre la décision de l’AFAD dans le délai légal imparti.

58. Le 18 novembre 2020, le procureur de la République de Van clôtura son enquête et il rendit une ordonnance de non-lieu qui se lit comme suit en sa partie pertinente :

« Il convient d’abord de rappeler que, selon l’article 18 de la loi no 5902 qui était en vigueur au moment du séisme survenu à Van, le préfet était responsable de l’administration et de la gestion des directions départementales du service de secours et qu’il n’y avait pas de relation de contrôle hiérarchique entre l’AFAD et la préfecture. Il est à noter que le dossier ne contient aucune preuve démontrant que les personnes mises en cause ont manqué à leur obligation de coordination et de coopération ou qu’elles ont été négligentes dans l’exercice de leurs fonctions. Par conséquent, le lien de causalité entre la faute alléguée et le dommage subi par les victimes de l’hôtel Bayram n’est pas établi. Par ailleurs, des enquêtes distinctes sont en cours à l’encontre d’autres agents publics en ce qui concerne le manquement à leur obligation de procéder à une évaluation des dommages après le premier tremblement de terre. »

59. Le 14 janvier 2021, le juge de paix de Van rejeta l’opposition formée contre l’ordonnance de non-lieu. Il considéra que le procureur de la République de Van avait mené une enquête effective, que toutes les preuves avaient été recueillies et qu’il n’y avait pas d’éléments de preuve convaincants pour conclure que les suspects avaient commis les infractions qui leur étaient imputées.

E. Procédure dirigée contre M.K., ancien préfet de Van, İ.E.K., ancien vice-président de l’AFAD, R.F., ancien sous-préfet d’Erciş, et C.G., directeur départemental du service de secours de Van à l’époque des faits

60. Le 16 juillet 2012, le procureur de la République de Van se déclara incompétent et transmit le dossier au parquet général près la Cour de cassation.

61. Le 9 octobre 2012, le parquet général près la Cour de cassation décida de classer l’affaire sans suite au motif que les allégations d’abus de pouvoir concernant les personnes mises en cause ne reposaient pas sur des informations ou des documents concrets et qu’il n’y avait aucun élément dans le dossier constitutif d’une infraction.

II. Arrêts de la Cour constitutionnelle relatifs aux recours individuels de S.K. et autres (no 2012/752) du 17 septembre 2013 et M.A. et autres (no 2012/850) du 7 novembre 2013

62. Certains plaignants, autres que les requérants, introduisirent un recours individuel devant la Cour constitutionnelle.

63. Dans leur recours, les plaignants qui avaient perdu leurs proches décédés dans les décombres de l’hôtel Bayram se plaignaient d’une atteinte au droit à la vie.

64. Le 7 novembre 2013, la Cour constitutionnelle conclut à la violation du volet procédural du droit à la vie garanti par l’article 17 de la Constitution pour absence d’une enquête effective elle décida qu’une copie de son arrêt serait transmise au parquet général près la Cour de cassation en vue de faire cesser la violation et d’en réparer les conséquences.

III. Développement ultérieurs à la suite de l’arrêt de la Cour constitutionnelle

A. En ce qui concerne M.K., ancien préfet de Van, R.F., ancien sous-préfet d’Erciş, et C.G., directeur départemental du service de secours de Van à l’époque des faits

65. Le 19 novembre 2013, le parquet général près la Cour de cassation demanda au ministère de l’Intérieur d’autoriser une enquête contre les agents publics concernés.

66. Un examen préliminaire fut effectué par le ministère de l’Intérieur. Les conclusions du rapport d’examen préliminaire établi le 13 mars 2014 peuvent être résumées comme suit :

« Après le premier séisme, la préfecture de Van a entrepris des activités de recherche et de sauvetage. Des tentes ont été installées. De la nourriture a été distribuée aux sinistrés. Les blessés ont été hospitalisés. Pendant que ces activités étaient en cours, une évaluation préliminaire des dommages a été menée. Des travaux ont débuté afin de réparer les bâtiments endommagés. Le personnel technique, soit 234 personnes, a participé à ces travaux. La priorité a été donnée aux bâtiments où les services publics étaient assurés. L’évaluation préliminaire des dommages de 102 709 bâtiments sur un total de 200 000 a été réalisée entre le 23 octobre 2011 et le 9 novembre 2011. Cependant, le second séisme a eu lieu avant que l’évaluation des dommages de l’hôtel Bayram et d’autres bâtiments ne puisse être effectuée.

Les travaux d’évaluation préliminaire des dommages ont été menés conformément à l’article 23 de la loi no 7269 du 15 mai 1959 sur les mesures à prendre et l’assistance à fournir en cas de catastrophes naturelles affectant la vie publique.

Étant donné que l’évaluation préliminaire des dommages n’avait pas pour but de déterminer la résistance sismique des bâtiments, elle ne pouvait pas conduire à une conclusion définitive selon laquelle les structures non endommagées ne s’effondreraient pas en cas d’un nouveau séisme.

Après le premier séisme, les responsables de l’AFAD et de la préfecture de Van ont fait des annonces avertissant la population de ne pas pénétrer dans les bâtiments endommagés.

Les décisions de la Cour constitutionnelle étant définitives et exécutoires, l’autorisation d’enquêter sur M.K. et C.G. doit être accordée. »

67. En ce qui concerne R.F., le rapport d’examen préliminaire indiquait que l’autorisation d’enquêter sur lui ne devait pas être accordée car lors des répliques consécutives qui s’étaient produites au cours du premier séisme et lors du second séisme du 9 novembre 2011 aucun bâtiment ne s’était effondré à Erciş et aucune perte de vie n’avait été relevée. Il fut également noté que R.F. n’avait fait aucune déclaration selon laquelle il était possible d’entrer dans les bâtiments qui ne s’étaient pas effondrés lors du second séisme.

68. Le 17 mars 2014, le ministère de l’Intérieur décida de ne pas autoriser l’ouverture d’une enquête contre M.K. et C.G. Les motifs de cette décision se lisent comme suit :

« i. Bien que les inspecteurs, qui ont procédé à l’enquête préliminaire, n’aient fait aucune constatation ou émis aucune opinion selon lesquelles les agents publics M.K. et C.G. étaient responsables de l’incident, ils ont tout de même émis l’avis que l’autorisation d’enquêter sur les agents publics mis en cause devait être accordée en raison de l’arrêt de la Cour constitutionnelle qui a conclu à la violation du volet procédural du droit à la vie garanti par l’article 17 de la Constitution. Toutefois, il convient d’observer que la raison pour laquelle la Cour constitutionnelle a conclu à une violation tenait au fait qu’une enquête pénale efficace et dissuasive n’avait pas été menée.

ii. À cet égard, les actions et décisions prises en vertu de la loi no 4483 doivent être considérées comme des enquêtes efficaces et dissuasives. En d’autres termes, pour que l’arrêt pertinent de la Cour constitutionnelle soit effectivement exécuté, il n’est pas obligatoire de rendre forcément une décision autorisant une enquête. Envisager le contraire reviendrait à rendre nul et non avenu le sixième alinéa de l’article 129 de la Constitution.

iii. Il n’y a aucune preuve que le préfet de Van de l’époque et le directeur départemental du service de secours de Van aient commis des actes pouvant engager leur responsabilité pénale. Le sous-préfet d’Erciş de l’époque n’était pas non plus responsable de l’incident. »

69. Les requérants formèrent opposition contre la décision du ministère de l’Intérieur.

70. Le 14 juillet 2014, le parquet général près la Cour de cassation rendit une ordonnance de non-lieu.

71. Le 22 juin 2017, le Conseil d’État rejeta l’opposition des requérants. Il estima que le fait reproché aux personnes concernées n’était pas de nature à exiger la conduite d’une enquête.

B. En ce qui concerne I.E.K., ancien vice-président de l’AFAD

72. Le 4 avril 2014, le ministère de l’Intérieur transmit le dossier au Premier ministre pour que celui-ci procédât à un examen préliminaire en vue de décider s’il y avait lieu d’autoriser l’ouverture d’une enquête à l’encontre de I.E.K., qui était vice-président de l’AFAD à l’époque des faits.

73. Le 15 juillet 2014, un rapport d’examen préliminaire fut établi. Dans ce rapport, il était suggéré de ne pas autoriser l’ouverture d’une enquête contre I.E.K. au motif qu’il n’existait pas d’éléments suffisants pour justifier l’octroi d’une autorisation d’ouvrir une enquête contre l’intéressé relative à l’allégation de non-respect de ses obligations légales ou de négligence délibérée dans la conduite de l’évaluation des dommages et de la prise des mesures administratives nécessaires. Le rapport indiquait notamment que I.E.K. avait pris le soin de faire publier des communiqués de presse écrits pour avertir la population de ne pas pénétrer dans les bâtiments endommagés.

74. Le 27 juillet 2014, le Premier ministère décida de ne pas autoriser l’ouverture d’une enquête contre I.E.K.

75. Le 18 août 2014, le parquet général près la Cour de cassation rendit une décision d’incompétence et renvoya le dossier au parquet d’Ankara.

76. Le 8 septembre 2014, le parquet d’Ankara décida de classer le dossier sans suite.

IV. Action en indemnisation

77. Le 19 février 2013, les requérants intentèrent devant le tribunal administratif de Van, par l’intermédiaire de leur avocat, une action en indemnisation contre la mairie de Van, le ministère de l’Environnement et de l’Urbanisme, la préfecture de Van et le Premier ministre en tant que représentant de l’AFAD.

78. Dans leur demande, les requérants alléguaient que les administrations défenderesses avaient commis une faute de service ayant causé la mort de leur proche survenue à la suite de l’effondrement de l’hôtel Bayram lors du tremblement de terre du 9 novembre 2011. À cet égard, ils réclamaient au total 605 000 livres turques (TRY) pour dommage matériel et 130 000 TRY pour dommage moral ainsi que des intérêts moratoires.

79. Le 6 avril 2017, après avoir pris connaissance de l’expertise qu’il avait ordonné, le tribunal administratif donna partiellement gain de cause aux requérants.

80. Il fit d’abord les remarques suivantes :

« Comme on le sait, notre pays est fréquemment confronté à des catastrophes sismiques qui provoquent des pertes en vies humaines et matérielles. Étudier les mesures à prendre pour prévenir les catastrophes naturelles et réduire autant que possible les dommages, déterminer les objectifs et les politiques de base en la matière, coordonner les études scientifiques, techniques et administratives, mettre en pratique les résultats, préparer des lois et règlements d’application, organiser et superviser des formations de secours, assurer une coopération internationale, identifier les zones les plus vulnérables aux risques naturels, préparer les cartes nationales des zones sismiques, informer sur les évènements sismiques, réaliser des études sur les méthodes de renforcement et de réparation des structures endommagées par les tremblements de terre font partie des devoirs, pouvoirs et responsabilités de l’État.

L’article 125 de la Constitution de la République de Turquie dispose que tout acte ou décision de l’administration est susceptible d’un contrôle juridictionnel et que l’administration est tenue de réparer tout dommage résultant de ses actes et mesures. Cette responsabilité est la conséquence naturelle d’être un État de droit. »

81. Il rappela ensuite que :

– le ministère de l’Environnement et de l’Urbanisme était chargé de la gestion de l’urbanisme et d’élaboration et de contrôle des plans de reconstruction et d’aménagement ;

– l’AFAD était chargée d’élaborer, de mettre en œuvre et de coordonner les programmes de secours et de prévention des catastrophes ;

– les services d’urbanisme des mairies étaient tenus de vérifier que les projets de construction respectaient les règles et codes de l’urbanisme.

82. Enfin, se fondant notamment sur les conclusions du rapport d’expertise, il considéra que :

– le ministère de l’Environnement et de l’Urbanisme et la mairie de Van avaient partiellement effectué l’inspection du projet de construction et de la mise en œuvre des travaux de construction de l’hôtel Bayram ;

– la direction générale de l’AFAD n’avait pas réalisé les études et inspections nécessaires sur la situation de catastrophe ;

– la direction départementale de l’AFAD n’avait pas effectué les contrôles à temps après le [premier] tremblement de terre de Van ;

– le préfet de Van n’avait pas commis de faute.

83. Dans le jugement du tribunal administratif, le degré de faute imputable aux administrations concernées était réparti comme suit :

– le ministère de l’Environnement et de l’Urbanisme : 3 % ;

– la mairie de Van : 28 % ;

– l’AFAD : 5 %.

84. S’agissant du montant des dommages-intérêts pour perte de soutien, le tribunal alloua les sommes suivantes : 341 086,47 TRY (92 185 euros (EUR)) en ce qui concerne Zuhal Arslan, 14 168,05 TRY (3 829 EUR) en ce qui concerne Erdal Muhammet Arslan et 48 282,84 TRY (13 049 EUR) en ce qui concerne Mustafa Serdar Arslan. Au titre du dommage matériel, les administrations défenderesses devaient ainsi verser aux intéressés un total de 145 273,45 TRY (39 262 EUR) sur la base du degré de faute qui leur était imputable (soit au total 36 %).

85. Le tribunal condamna également les administrations concernées à payer conjointement aux requérants 120 000 TRY (32 432 EUR) pour le dommage moral que ces derniers avaient subi. Il accorda également aux intéressés une somme au titre des frais et dépens.

86. Le 23 novembre 2017, la cour administrative régionale d’Erzurum, après avoir modifié le montant alloué au titre des frais et dépens, confirma le jugement de première instance.

87. Le 21 novembre 2018, le Conseil d’État confirma l’arrêt de la Cour administrative régionale d’Erzurum.

V. Arrêt de la Cour constitutionnelle du 17 janvier 2019 (no 2014/16482)

88. Le 24 décembre 2014, les requérants introduisirent un recours individuel devant la Cour constitutionnelle. Ils se plaignaient d’une atteinte au droit à la vie de leur proche en raison du refus par l’administration d’autoriser une enquête à l’encontre des agents publics qui auraient notamment omis d’effectuer l’évaluation des dommages du bâtiment de l’hôtel Bayram après le premier séisme de Van.

89. La Cour constitutionnelle joignit le recours des requérants à celui d’autres personnes en raison de leur lien juridique quant à son objet. Elle rendit sa décision le 17 janvier 2019.

90. Dans sa décision, la Cour constitutionnelle considéra que la procédure d’autorisation d’ouvrir une enquête contre les fonctionnaires mis en cause avait été menée dans le seul but de rechercher l’existence d’éléments concrets justifiant une enquête pénale et qu’elle avait été conduite de manière objective et efficace sans donner l’impression que les agents publics étaient exemptés de poursuites pénales.

91. La Cour constitutionnelle nota cependant que le Conseil d’État avait mis environ trois ans pour statuer sur l’opposition formée contre la décision du ministère de l’Intérieur de ne pas autoriser l’ouverture d’une enquête contre les fonctionnaires mis en cause, et elle rappela que les autorités judiciaires devaient normalement statuer sur un recours en opposition dans un délai de trois mois pour éviter tout retard dans la conduite de l’enquête pénale.

92. À cet égard, elle observa que la lenteur du ministère de l’Intérieur dans le processus de notification avait causé ce retard.

93. La Cour constitutionnelle considéra que les pouvoirs publics auraient dû agir avec plus de diligence pour achever le processus de notification et statuer sur la requête en opposition des requérants mais elle estima que le retard en question ne constituait pas en soi une violation de l’obligation de mener une enquête effective.

94. Elle conclut à la non-violation du volet procédural du droit à la vie garanti par l’article 17 de la Constitution.

95. Le 8 mars 2019, cette décision fut notifiée à l’avocat des requérants.

LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

I. La procédure instaurée par la loi no 4483 sur la poursuite des fonctionnaires et autres agents publics

96. Aux termes du code de procédure pénale, un procureur de la République qui – de quelque manière que ce soit – est avisé d’une situation permettant de soupçonner qu’une infraction a été commise est tenu d’instruire les faits afin de décider s’il y a lieu ou non d’engager des poursuites. Cependant, si l’auteur présumé d’une infraction est un agent de la fonction publique et si l’acte a été commis dans le cadre de ses fonctions, l’instruction de l’affaire dépend de la loi no 4483 du 2 décembre 1999 sur la poursuite des fonctionnaires et autres agents publics (« la loi no 4483 »).

97. Pour les dispositions pertinentes de la loi no 4483, la Cour se réfère à son arrêt Işıldak c. Turquie (no 12863/02, §§ 25-31, 30 septembre 2008).

98. Il convient de rappeler que, dans le système pénal turc, tombe sous le coup de la loi no 4483 toute plainte individuelle formulée à l’encontre d’une personne relevant du statut de fonctionnaire d’État, à condition que l’acte incriminé soit commis dans l’exercice des fonctions publiques.

99. Le régime instauré par la loi no 4483 repose sur l’article 129 § 6 de la Constitution, qui se lit comme suit :

« Les poursuites pénales relativement aux délits imputés à des fonctionnaires et d’autres agents du secteur public ne peuvent être engagées, sous réserve des exceptions prévues par la loi, qu’avec l’autorisation de l’autorité administrative désignée par la loi. »

100. Dans le cadre de la loi no 4483, les tribunaux administratifs régionaux et, selon le cas, le Conseil d’État ont la compétence exclusive pour connaître des oppositions formées contre les décisions des instances administratives autorisant ou refusant l’ouverture d’une instruction pénale contre un fonctionnaire (article 6 de la loi no 4483) ainsi que contre les décisions de classement sans suite des plaintes (article 4 de la même loi).

101. Le Conseil d’État intervient selon la fonction et le grade du fonctionnaire ou le niveau de l’administration compétente au regard de la loi no 4483. Les oppositions formées contre les décisions, par exemple, du ministère de l’Intérieur relèvent de la compétence du Conseil d’État.

102. Ces juridictions ne sont pas habilitées à ordonner d’office l’ouverture d’une instruction ou d’un complément d’enquête contre un fonctionnaire autre que celui ayant fait l’objet de l’instruction soumise à leur examen. Elles ont pour seule tâche de contrôler si la décision attaquée est fondée sur une enquête adéquate et suffisante répondant aux exigences du droit procédural. La décision litigieuse peut être infirmée en faveur des plaignants si, par exemple :

– l’enquête ou la décision prise en conséquence ne couvre pas toutes les plaintes et/ou tous les plaignants ;

– l’inspecteur chargé de l’enquête n’a pas mené l’instruction et les examens qui s’imposent en conformité avec les techniques et la diligence nécessaires ;

– l’inspecteur ne disposait pas des compétences requises par la loi et pertinentes par rapport à l’objet de la plainte ;

– il apparaît que la plainte a été rejetée alors qu’elle reposait sur des allégations concrètes.

II. La loi sur l’urbanisme no 3194

103. L’article 32 de la loi sur l’urbanisme no 3194 du 3 mai 1985, publiée au Journal officiel le 9 mai 1985, disposait ce qui suit dans sa rédaction en vigueur à l’époque des faits :

« Les constructions réalisées sans permis ou en contradiction avec le permis et ses annexes :

Article 32. Aux termes des dispositions de cette loi, lorsque – en dehors des constructions pouvant être réalisées sans permis – (…) il est constaté qu’une construction a commencé à être bâtie sans permis ou a été érigée en contradiction avec le permis et ses annexes, l’état de la construction est évalué (…) par la municipalité ou la préfecture. La construction [fait l’objet d’une apposition de scellés] et le chantier [est] immédiatement arrêté. L’arrêt du chantier est notifié au propriétaire de la construction par l’affichage du procès-verbal d’arrêt sur les lieux de la construction. Une copie de cette notification est remise au muhtar. À compter de cette date, au plus tard dans le délai d’un mois, le propriétaire de la construction peut soit mettre sa construction en conformité avec le permis initial, soit demander un nouveau permis pour la levée des scellés auprès de la municipalité ou de la préfecture. S’agissant d’une construction non conforme au permis, s’il est constaté, après examen, que cette non-conformité a été [corrigée] ou qu’un permis a été obtenu et que la construction est conforme à ce permis, les scellés sont levés par la municipalité ou la préfecture et la poursuite de la construction sera autorisée. »

104. L’article 42 de cette loi fixait les sanctions administratives applicables aux constructions non conformes aux dispositions de la loi.

III. La loi no 7269

105. La loi no 7269 du 15 mai 1959 relative aux mesures de préventions et de secours à adopter en raison des répercussions des catastrophes sur la vie en général, publiée au Journal officiel le 25 mai 1959, définit les mesures de prévention et de secours à adopter pour faire face aux catastrophes naturelles.

IV. Les voies administratives et civiles contre les agents de l’État

106. En vertu de l’article 13 de la loi no 2577 sur la procédure administrative, toute victime d’un dommage résultant d’un acte de l’administration peut demander réparation à cette dernière dans le délai d’un an à compter de la date de l’acte allégué. En cas de rejet de tout ou partie de la demande ou si aucune réponse n’a été obtenue dans un délai de soixante jours, la victime peut engager une procédure administrative.

107. En vertu du code des obligations, les personnes lésées du fait d’un acte illicite ou délictueux peuvent introduire une action en réparation pour le préjudice tant matériel que moral. En la matière, les tribunaux civils ne sont liés ni par les considérations ni par la décision des juridictions répressives sur la culpabilité de l’intéressé.

108. Toutefois, selon l’article 13 de la loi no 657 sur les fonctionnaires de l’État, les personnes ayant subi un dommage du fait de l’exercice d’une fonction relevant du droit public peuvent en principe assigner en justice uniquement l’autorité publique dont relève le fonctionnaire en cause, et non directement celui-ci. Ce principe trouve sa source dans l’article 129 § 5 de la Constitution, aux termes duquel :

« Les actions en réparation des dommages résultant de fautes commises par des fonctionnaires et d’autres agents du secteur public dans l’exercice de leurs fonctions ne peuvent être intentées (…) que contre l’administration (…) »

109. Cette règle n’est toutefois pas absolue. Lorsque l’acte en question est qualifié d’illicite ou de délictueux au sens du droit des obligations et qu’il perd par conséquent son caractère « administratif », les juridictions civiles peuvent accueillir une demande de dommages-intérêts dirigée contre l’auteur lui-même, sans préjudice de la possibilité d’engager la responsabilité conjointe de l’administration en sa qualité d’employeur de l’auteur de l’acte illicite.

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 2 DE LA CONVENTION

110. Les requérants soutiennent que les circonstances de la cause ont emporté violation de l’article 2 de la Convention, qui est ainsi libellé :

« 1. Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi (…) »

111. Le Gouvernement conteste cette thèse.

A. Sur l’applicabilité de l’article 2 de la Convention

112. La Cour rappelle que la première phrase de l’article 2, qui se place parmi les dispositions primordiales de la Convention et qui consacre l’une des valeurs fondamentales des sociétés démocratiques qui forment le Conseil de l’Europe, astreint l’État non seulement à s’abstenir d’infliger la mort « intentionnellement » mais aussi à prendre les mesures nécessaires à la protection de la vie des personnes relevant de sa juridiction (L.C.B. c. Royaume-Uni, 9 juin 1998, § 36, Recueil des arrêts et décisions 1998-III, Calvelli et Ciglio c. Italie [GC], no 32967/96, § 48, CEDH 2002-I, et Fernandes de Oliveira c. Portugal [GC], no 78103/14, § 104, 31 janvier 2019).

113. Cette obligation implique avant tout le devoir primordial de mettre en place un cadre législatif et administratif visant à une prévention efficace et dissuadant de mettre en péril le droit à la vie (Öneryıldız c. Turquie [GC], no 48939/99, § 89, CEDH 2004-XII, Igor Shevchenko c. Ukraine, no 22737/04, § 41, 12 janvier 2012).

114. Elle rappelle également que si l’obligation de l’État à prendre les mesures nécessaires à la protection de la vie des personnes relevant de sa juridiction doit être interprétée comme valant dans le contexte de toute activité, publique ou non, susceptible de mettre en jeu le droit à la vie (Centre de ressources juridiques au nom de Valentin Câmpeanu c. Roumanie [GC], no 47848/08, § 130, CEDH 2014), elle vaut également lorsque le droit à la vie se trouve menacé par une catastrophe d’origine naturelle (Boudaïeva et autres c. Russie, nos 15339/02 et 4 autres, §§ 128-130, CEDH 2008 (extraits)), notamment en cas de séisme (M. Özel et autres c. Turquie, nos 14350/05 et 2 autres, § 170, 17 novembre 2015).

115. À cet égard, après avoir précisé, s’agissant des dangers naturels, que la portée des obligations positives imputables à l’État dépendait de l’origine de la menace et de la mesure dans laquelle les risques étaient susceptibles d’être réduits, la Cour a clairement affirmé que ces obligations valaient dans le cas de dangers imminents et clairement identifiables, et particulièrement s’agissant des calamités récurrentes affectant les zones d’habitation (Boudaïeva et autres, précité, § 137). Ainsi, l’applicabilité de l’article 2 de la Convention et la responsabilité de l’État ont été reconnues dans le cas de catastrophes naturelles ayant eu de profondes répercussions en termes de vies humaines.

116. Dès lors, la Cour conclut à l’applicabilité de l’article 2 en l’espèce.

B. Sur la recevabilité

117. La Cour relève que le Gouvernement n’a soulevé aucune exception.

118. Constatant que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elle ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour la déclare recevable.

C. Sur le fond

1. Les arguments des requérants

119. Les requérants soutiennent que la mort de leur proche, survenue lors du tremblement de terre du 9 novembre 2011, constitue une atteinte au droit à la vie au sens de l’article 2 de la Convention et se plaignent à cet égard de n’avoir pu obtenir l’engagement de poursuites contre les fonctionnaires qu’ils tenaient pour responsables. Ils estiment par ailleurs qu’il y avait suffisamment d’éléments à charge pour ouvrir une enquête pénale à l’encontre du vice-président de l’AFAD, du préfet de Van et du directeur départemental du service de secours. Ils déplorent à cet égard le régime d’autorisation mis en place par la loi no 4483.

2. Les arguments du Gouvernement

120. Le Gouvernement fait valoir que les griefs des requérants portent principalement sur le défaut de condamnation pénale du vice-président de l’AFAD, du préfet de Van et du directeur départemental du service de secours. Or, selon lui, il faut prendre en compte l’ensemble des procédures pour apprécier la réaction judiciaire donnée en l’espèce.

121. Le Gouvernement réfute les allégations des requérants selon lesquelles les administrations et agents publics concernés étaient responsables du décès de leur proche au motif qu’une procédure d’évaluation des dommages n’aurait pas été menée dès le lendemain du premier tremblement de terre du 23 octobre 2011 et que les pouvoirs publics n’auraient pas pris des mesures à l’égard de l’hôtel Bayram. À cet égard, il souligne qu’à la suite d’un examen préliminaire ordonné par le ministère de l’Intérieur, il a été établi que les pouvoirs publics n’étaient pas restés inactifs après le premier tremblement de terre du 9 novembre 2011, et qu’ils avaient entrepris immédiatement non seulement les activités de recherche et de sauvetage mais aussi les activités d’évaluation préliminaire des dommages pour établir quel était l’état des structures endommagées présentant un danger et pour répondre aux besoins urgents.

122. Il ajoute que les responsables de l’AFAD et de la préfecture de Van avaient fait des annonces avertissant la population sinistrée de ne pas pénétrer dans les bâtiments endommagés.

123. Il rappelle que les autorités administratives n’ont pas donné l’autorisation d’ouvrir une enquête pénale à l’encontre des fonctionnaires mis en cause car il n’y avait aucun élément de preuve constitutif d’une infraction indiquant qu’ils avaient commis des négligences dans l’exercice de leurs activités.

124. Il considère que les enquêtes menées par les autorités nationales ont clairement permis d’établir les circonstances entourant l’effondrement de l’hôtel Bayram. Il ajoute que les requérants ont été indemnisés à la hauteur de leur préjudice par les juridictions administratives qui ont conclu que les administrations concernées avaient commis une faute de service.

125. Selon le Gouvernement, le fait que les autorités n’aient pas engagé de poursuites pénales contre les fonctionnaires faisant l’objet de plaintes, n’a donc ni porté atteinte à l’effectivité de l’enquête pour établir les faits et les responsabilités ni empêché les requérants d’être indemnisés par les juridictions nationales. Il considère dès lors qu’il n’y a pas eu violation de l’article 2 de la Convention.

3. L’appréciation de la Cour

126. L’obligation qui pèse sur l’État de protéger le droit à la vie au regard de l’article 2 de la Convention implique non seulement des obligations positives matérielles (Nicolae Virgiliu Tănase c. Roumanie [GC], no 41720/13, §§ 134‑136, 25 juin 2019) mais aussi l’obligation positive procédurale de veiller à ce que soit en place, pour les cas de décès, un système judiciaire effectif et indépendant. Ce système peut varier selon les circonstances (ibidem, § 158) mais il doit permettre à bref délai d’établir les faits, de contraindre les responsables à rendre des comptes et de fournir aux victimes une réparation adéquate (comparer avec Calvelli et Ciglio, précité, § 49, Vo c. France [GC], no 53924/00, § 89, CEDH 2004‑VIII, Šilih c. Slovénie [GC], no 71463/01, §§ 155 et 192, 9 avril 2009, et Lopes de Sousa Fernandes c. Portugal [GC], no 56080/13, § 214, 19 décembre 2017).

127. La Cour observe en l’espèce que le décès du proche des requérants est survenu en raison de l’effondrement d’un hôtel à la suite d’un tremblement de terre destructeur.

128. Elle note que les séismes naturels sont des évènements sur lesquels les États n’ont pas de prise. Il appartient cependant aux États d’assurer la prévention des risques naturels prévisibles et d’adopter des mesures visant à la réduction de leurs effets pour atténuer au maximum leur dimension catastrophique. À cet égard, la portée de l’obligation de prévention, qui reste une obligation de moyens, consiste à renforcer la capacité de l’État à faire face à ce type de phénomènes naturels et violents que peuvent être les tremblements de terre.

129. La prévention comprend tout d’abord l’aménagement du territoire et la maîtrise de l’urbanisation. Chargées de réglementer l’occupation et l’utilisation des sols par la délivrance des permis de bâtir, les autorités locales ont un rôle déterminant et une responsabilité première dans la prévention des risques (M. Özel et autres, précité, § 174). En effet, les séismes peuvent avoir des répercussions catastrophiques en termes de vies humaines lorsque des immeubles, qui ne répondent pas aux normes de sécurité et de construction, s’effondrent. Le respect des règles de construction parasismique suppose dès lors de tenir compte du risque sismique à toutes les étapes de la construction, puis de la vie du bâtiment. Il doit permettre de construire des habitations individuelles, des immeubles, des bâtiments publics, des grands ouvrages d’une résistance aux secousses suffisante pour éviter leur effondrement et sauvegarder ainsi les vies humaines. Pour les ouvrages déjà construits, des mesures de réduction du risque doivent également être prises.

130. Les autorités nationales ont ensuite une obligation de contrôle et de surveillance des constructions existantes afin de prévenir, autant que possible, les risques pour la population (voir, mutatis mutandis, ibidem, § 175).

131. En cas de plainte, il appartient aux autorités judiciaires de s’assurer du respect des obligations en question par les autorités concernées.

132. Par ailleurs, un plan en cas de séisme doit notamment être établi afin de sensibiliser et d’informer les citoyens, les collectivités et les professionnels sur le risque sismique.

133. Enfin, des plans de gestion de crise doivent également être mises en place. Ils doivent viser à définir tout ce qui devra être mis en œuvre si un tremblement de terre destructeur se produit. Ces actions de planification de gestion de crise doivent reposer sur l’élaboration de plans d’intervention et de secours à différentes échelles territoriales selon les besoins.

134. La Cour relève qu’en l’espèce, il n’est pas allégué que l’État défendeur a failli à son obligation de mettre en place une réglementation visant la protection du droit à la vie. Aucune question ne se pose dès lors concernant l’existence d’un cadre législatif et administratif suffisant pour la protection du droit à la vie.

135. Compte tenu des griefs des requérants (paragraphe 119), la Cour vérifiera seulement si les recours disponibles en droit turc ont, dans les circonstances de la présente affaire, offert aux requérants des voies satisfaisant aux exigences procédurales de l’article 2 de la Convention.

136. À cet égard, la Cour relève qu’il a été clairement établi par l’enquête initiale que le décès du proche des requérants n’a pas été infligé volontairement.

137. Elle rappelle qu’en cas d’homicide involontaire ou de mise en danger involontaire de la vie d’une personne, on peut juger satisfaite l’obligation relative à l’existence d’un système judiciaire effectif si le système juridique offre aux victimes (ou à leurs proches) un recours devant les juridictions civiles, seul ou conjointement avec un recours devant les juridictions pénales, susceptible d’aboutir à l’établissement des responsabilités éventuelles et à l’octroi d’une réparation civile adéquate. Lorsque des agents de l’État ou des membres de certaines professions sont impliqués, des mesures disciplinaires peuvent également être envisagées (voir, entre autres, Calvelli et Ciglio, précité, § 51, Vo, précité, § 90, Šilih, précité, § 194, Centre de ressources juridiques au nom de Valentin Câmpeanu, précité, § 132, et Lopes de Sousa Fernandes, précité, § 137).

138. La Cour rappelle également que l’article 2 de la Convention n’implique pas un droit à obtenir que des tiers soient poursuivis ou condamnés pour une infraction pénale (Armani Da Silva c. Royaume-Uni [GC], no 5878/08, § 238, 30 mars 2016). Ainsi, on ne pourrait déduire de l’article 2 une obligation de résultat impliquant que toute poursuite doit se solder par une condamnation, voire par le prononcé d’une peine déterminée (Öneryıldız, précité, § 96).

139. Certes, la Cour a systématiquement critiqué et maintes fois sanctionné le régime imposé par la loi no 4483 (paragraphes 96-102 ci-dessus) à raison du manque d’indépendance des organes d’enquête appelés à le mettre en œuvre (voir, par exemple, Nazif Yavuz c. Turquie, no 69912/01, § 49, 12 janvier 2006, Ümit Gül c. Turquie, no 7880/02, §§ 53-57, 29 septembre 2009, Mete et autres c. Turquie, no 294/08, § 114, 4 octobre 2011, et Karahan c. Turquie, no 11117/07, § 45, 25 mars 2014), de l’impossibilité pour les justiciables de participer effectivement aux investigations y afférentes (Işıldak c. Turquie, no 12863/02, §§ 54-56, 30 septembre 2008) ainsi que de l’inadéquation du contrôle judiciaire effectué par le Conseil d’État sur les décisions desdits organes (Kanlıbaş c. Turquie, no 32444/96, § 49, 8 décembre 2005, Sultan Öner et autres c. Turquie, no 73792/01, § 143, 17 octobre 2006, Uyan c. Turquie (no 2), no 15750/02, § 49, 21 octobre 2008, et Mecail Özel c. Turquie, no 16816/03, § 25, 14 avril 2009). Elle a estimé qu’il s’agissait là d’un problème structurel (Aydoğdu c. Turquie, no 40448/06, § 90, 30 août 2016, Asma c. Turquie, no 47933/09, § 86, 20 novembre 2018, Mehmet Ulusoy et autres c. Turquie, no 54969/09, § 97, 25 juin 2019, et Elvan c. Türkiye, no 64937/19, § 97, 7 février 2023).

140. Cela étant, dans un cas comme celui de l’espèce, où différentes voies de recours, tant civiles que pénales, étaient disponibles, la Cour ne doit pas seulement analyser de manière isolée le régime imposé par la loi no 4483 mais elle doit examiner si l’on peut dire que, prises dans leur ensemble et telles qu’elles étaient prévues par la loi et appliquées en pratique, celles-ci constituaient des voies de droit permettant d’établir les faits, d’obliger les responsables à rendre des comptes et d’offrir à la victime une réparation adéquate. Le choix des mesures que l’État doit adopter pour se conformer à ses obligations positives au titre de l’article 2 relève en principe de sa marge d’appréciation (Nicolae Virgiliu Tănase, précité, § 169, Cevrioğlu c. Turquie, no 69546/12, §§ 54 et 55, 4 octobre 2016). Étant donné la diversité des moyens propres à garantir les droits consacrés par la Convention, le fait pour l’État concerné de ne pas mettre en œuvre une mesure déterminée prévue par le droit interne ne l’empêche pas de remplir son obligation positive d’une autre manière (Ciechońska c. Pologne, no 19776/04, § 65, 14 juin 2011, İlbeyi Kemaloğlu et Meriye Kemaloğlu c. Turquie, no 19986/06, § 37, 10 avril 2012, et Lopes de Sousa Fernandes, précité, § 216).

141. La Cour rappelle également avoir déjà jugé que dans le contexte d’un tremblement de terre, une procédure civile en dommages et intérêts pouvait en principe permettre l’établissement des faits et des responsabilités en cause et fournir une réparation adéquate aux requérantes aux fins de l’article 2 de la Convention. Elle a précisé que l’obligation positive découlant de l’article 2 pour l’État dans des circonstances comme celles de l’espèce n’exigeait pas nécessairement le recours à la voie pénale (İstanbullu et Aydın c. Turquie (déc.), nos 20793/07 et 29240/07, §§ 37 et 41, 29 septembre 2015).

142. Dans la présente affaire, l’État se devait donc de fournir aux requérants un recours susceptible de faire établir l’éventuelle responsabilité des autorités qu’ils mettent en cause et de leur permettre d’obtenir, le cas échéant, une réparation, ce qui, en droit turc, correspondait à une action de pleine juridiction de contentieux administratif (Öneryıldız, précité, §§ 93, 111, et 117, CEDH 2004‑XII, Cavit Tınarlıoğlu c. Turquie, no 3648/04, §§ 66, 71, 114, 118 et 119, 2 février 2016) et les requérants ont à bon droit emprunté cette voie et obtenu une reconnaissance explicite des violations alléguées (comparer avec Özel et autres c. Turquie, § 199).

143. À cet égard, le tribunal administratif de Van, après avoir pris connaissance de l’expertise qu’il avait ordonnée, a considéré que le ministère de l’Environnement et de l’Urbanisme et la mairie de Van ne s’étaient pas correctement acquittés de leurs tâches d’inspection du projet de construction et de la mise en œuvre des travaux de construction de l’hôtel Bayram, et que l’Organisme public turc de gestion des catastrophes n’avait ni fait les études et inspections nécessaires sur la situation de catastrophe ni effectué à temps les contrôles après le séisme du 23 octobre 2011 (paragraphes 79 à 83 ci‑dessus).

144. Quant au caractère approprié et suffisant du redressement offert aux requérants, la Cour rappelle que l’appréciation de celui-ci dépend de l’ensemble des circonstances de la cause, eu égard en particulier à la nature de la violation de la Convention qui se trouve en jeu (Gäfgen c. Allemagne [GC], no 22978/05, § 116, CEDH 2010).

145. À cet égard, la Cour observe que le tribunal administratif a octroyé aux requérants des indemnités d’un montant total équivalant à 71 694 EUR (paragraphes 84 et 85 ci-dessus). Elle estime que cette réparation est adéquate et suffisante dans les circonstances de la cause.

146. De plus, outre la procédure en indemnisation devant les juridictions administratives entamée par les requérants, la Cour relève qu’une enquête a également été menée par le procureur de la République. Quelques jours après l’effondrement de l’hôtel Bayram, le parquet de Van a, en effet, ouvert de sa propre initiative une enquête pénale sur les circonstances de sa survenance et recueilli des éléments de preuve susceptibles d’éclaircir les circonstances dans lesquelles il s’était produit.

147. Elle observe qu’une expertise indépendante a été ordonnée par le procureur de la République (paragraphe 12 ci-dessus). Cette expertise a permis de constater que le bâtiment de l’hôtel Bayram avait été érigé à la hâte, sans que ne fussent prises en considération les règles de construction, que les matériaux utilisés n’étaient pas conformes aux normes, et qu’un étage supplémentaire, qui ne figurait pas sur le permis de construire, avait été illégalement construit.

148. À l’issue de l’instruction pénale, les autorités d’enquête ont identifié le responsable principal impliqué dans l’incident. Une procédure pénale a été ainsi engagée à l’encontre de T.B., l’exploitant de l’hôtel Bayram. L’intéressé a été mis en détention du 26 juin 2012 au 23 août 2016 (paragraphes 14 et 29 ci-dessus) et par trois arrêts non définitifs, la cour d’assises de Van l’a condamné (paragraphes 23, 26 et 33 ci-dessus). La chambre criminelle de la Cour de cassation, statuant sur le pourvoi formé par le procureur de la République, a considéré que dans les circonstances de la cause, les conditions d’application du facteur aggravant de « négligence consciente » étaient réunies (paragraphe 34 ci-dessus).

149. La Cour note que les juridictions pénales ont notamment constaté que le bâtiment de l’hôtel exploité par T.B. ne respectait pas les réglementations antisismiques, que des extensions sans autorisation avaient été ajoutées à l’hôtel mettant en danger la structure du bâtiment, que l’accusé avait continué à exploiter l’hôtel malgré un premier tremblement de terre qui avait fragilisé le bâtiment et qu’il avait ainsi agi par négligence consciente.

150. Elle observe que la question du respect des normes de sécurité a donc bien été examinée par les autorités judiciaires et que celle-ci a donné lieu à des investigations pénales.

151. La procédure menée à l’encontre de T.B. est toujours pendante. Elle a connu un retard considérable, mais celui-ci n’a pas été de nature à nuire à l’établissement des faits ni des responsabilités. À l’estime de la Cour, rien n’indique que les juridictions pénales se montrent disposées à laisser impunie une atteinte injustifiée au droit à la vie. Cela étant, la Cour juge utile de rappeler que pour que les obligations positives découlant de l’article 2 de la Convention soient respectées, il faut que les mécanismes de protection prévus en droit interne non seulement existent en théorie, mais aussi fonctionnent effectivement en pratique (Lopes de Sousa Fernandes, précité, § 216, et les références qui y sont citées). À cet égard, la Cour se réfère à sa jurisprudence en matière de la protection procédurale du droit à la vie et notamment à l’obligation de célérité et de diligence qui incombe aux autorités nationales dans la conduite de l’enquête et de la procédure judiciaire (voir, pour les principes généraux, Mustafa Tunç et Fecire Tunç c. Turquie [GC], no 24014/05, §§ 169 à 182, 14 avril 2015, et dans un autre contexte, Armani Da Silva, précité, § 237, et Giuliani et Gaggio c. Italie [GC], no 23458/02, § 305, CEDH 2011 (extraits)).

152. Cependant, force est de constater que les requérants ne se plaignent pas de cette procédure mais insistent sur la nécessité de voir les fonctionnaires qu’ils jugent responsables du décès de leur proche, condamnés pénalement (paragraphe 119 ci-dessus). Sur ce point, il est vrai qu’en l’espèce, les tentatives des requérants auprès des autorités compétentes aux fins d’obtenir que des fonctionnaires fassent l’objet d’une enquête pénale sont demeurées vaines. Faute d’autorisation administrative préalable, une telle enquête pénale n’a pas été diligentée à l’encontre des fonctionnaires (pour le régime imposé par la loi no 4483, voir les paragraphes 96 à 102 ci-dessus). Outre qu’il n’existe pas, au titre de l’article 2 de la Convention, un droit à ce que des tiers soient poursuivis et condamnés pénalement (paragraphe 136 ci-dessus), il reste que, dans les circonstances concrètes de la présente cause, l’absence de poursuite pénale contre lesdits fonctionnaires n’a pas compromis l’établissement des responsabilités des administrations dans le décès du proche des requérants ni l’indemnisation accordée à ceux-ci (paragraphes 141 à 143 ci-dessus).

153. Compte tenu de tout ce qui précède et en conclusion, la Cour considère que le droit interne a offert aux requérants une voie de recours à même de satisfaire à l’obligation découlant pour l’État défendeur de l’article 2 de la Convention de mettre en place un système judiciaire efficace capable d’apporter une réponse juridictionnelle appropriée au décès de leur proche dans les circonstances de l’espèce (voir, dans le même sens, İstanbullu et Aydın, précité, § 43).

154. Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 2 de la Convention.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable ;

2. Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 2 de la Convention.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 21 novembre 2023, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Hasan Bakırcı                    Arnfinn Bårdsen
Greffier                                 Président

____________

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée du juge Derenčinović.

A.R.B.
H.B.

OPINION CONCORDANTE DU JUGE DERENČINOVIĆ

(Traduction)

1. Je suis d’accord avec la conclusion selon laquelle, au vu de l’objet de la requête, la voie de recours civile dans le cadre de laquelle les requérants ont obtenu réparation était suffisante à la lumière des garanties prévues par la Convention. C’est pourquoi j’ai joint mon vote à ceux, unanimes, de mes collègues.

2. Néanmoins, je considère que la présente affaire pourrait constituer un exemple de cas limite dans lequel se pose la question de la nature et de la teneur de la responsabilité pour négligence, et j’estime donc qu’il aurait fallu faire figurer dans le raisonnement, au moins de manière sommaire, un examen de la question de l’existence (ou de l’absence) potentielle des circonstances exceptionnelles qui, dans certaines conditions, sont susceptibles de donner naissance à une obligation positive de mener une enquête pénale effective au sens de l’article 2 de la Convention.

3. À cet égard, je renvoie à l’arrêt M.H. et autres c. Croatie (18 novembre 2021, § 135), où la Cour a rappelé que dans certaines circonstances exceptionnelles il pouvait être nécessaire aux fins de l’article 2 qu’une enquête pénale effective fût menée, même en cas d’atteinte involontaire au droit à la vie. Il peut en être ainsi, par exemple, lorsque le décès ou la mise en danger résulte du comportement d’une autorité publique qui va au-delà d’une erreur de jugement ou d’une imprudence (Nicolae Virgiliu Tănase c. Roumanie [GC], 25 juin 2019, § 160).

4. De plus, dans l’arrêt Öneryıldız c. Turquie ([GC], 30 novembre 2004, § 93), la Cour a dit que dans les cas où il était établi que la faute imputable aux agents ou organes de l’État allait au-delà d’une erreur de jugement ou d’une imprudence, en ce sens qu’ils n’avaient pas pris, en toute connaissance de cause et conformément aux pouvoirs qui leur étaient conférés, les mesures nécessaires et suffisantes pour pallier les risques inhérents à une activité dangereuse, l’absence d’incrimination et de poursuites à l’encontre des personnes responsables d’atteintes à la vie pouvait entraîner une violation de l’article 2, abstraction faite de toute autre forme de recours que les justiciables pourraient exercer de leur propre initiative.

5. Il semble exister en l’espèce des éléments suffisants pour qu’il y ait des raisons plausibles de soupçonner l’existence des circonstances exceptionnelles qui donneraient naissance à une obligation de mener une enquête pénale effective en vertu de l’article 2 de la Convention. La première indication en ce sens est la conduite des agents de l’État entre les deux séismes. Il est essentiel de noter à cet égard qu’à en croire les déclarations qu’il a faites devant les juridictions internes, le propriétaire de l’hôtel aurait demandé une évaluation des dommages subis par le bâtiment, à la suite de laquelle les autorités auraient déclaré publiquement qu’il avait été endommagé mais qu’il était habitable et qu’y entrer ne présentait en conséquence pas de danger puisqu’on n’attendait pas un deuxième séisme. Le gouvernement défendeur affirme au contraire que, même si des évaluations des dommages avaient été réalisées entre le premier séisme et le second, l’hôtel faisait partie des bâtiments encore en attente de pareille évaluation au moment où le deuxième séisme s’est produit. De telles déclarations contradictoires rendent encore plus difficile de déterminer si l’État s’est acquitté des obligations qui lui incombaient en l’espèce, d’autant plus qu’il semble que les autorités auraient dû prendre des mesures plus efficaces pour empêcher les gens d’entrer dans le bâtiment de l’hôtel après le premier séisme.

6. En outre, l’hôtel a été bâti en l’absence de rapport préalable du projet d’étude statique ; dans les zones sinistrées, les matériaux et les renforts ne répondaient pas aux critères établis par la réglementation en matière de construction ; enfin, l’étage supplémentaire, qui ne figurait pas sur le permis de construire, représentait une charge additionnelle pour le bâtiment. Les autorités compétentes devaient être au courant de ces défauts du bâtiment. Il me semble qu’elles auraient dû en tenir compte lorsqu’elles ont déterminé quelles étaient les mesures appropriées qu’il convenait de mettre en œuvre après le premier séisme pour prévenir des atteintes à la vie.

7. Dans ces circonstances, il est justifié de se poser la question de l’existence de circonstances exceptionnelles liées à l’activité dangereuse antérieure. En l’espèce, contrairement à la situation dans les affaires M.H. et autres c. Croatie et Öneryıldız, précité, l’activité potentiellement dangereuse en question n’était pas entièrement d’origine humaine : il s’agissait en partie d’une catastrophe naturelle, phénomène toujours imprévisible. Il me semble toutefois que tant les déclarations contradictoires faites par les agents de l’État entre les deux séismes relativement au point de savoir si le bâtiment était sûr (paragraphe 5) que les manquements potentiels des autorités compétentes en matière de prévention avant les séismes (paragraphe 6) permettent de se demander si le décès de la personne concernée, ou sa mise en danger, résultait d’un comportement d’une autorité publique allant au-delà d’une erreur de jugement ou d’une imprudence. À cet égard, et compte tenu du caractère récurrent en Türkiye de ce type de catastrophe naturelle aux conséquences dévastatrices, je regrette que ce point important n’ait pas fait l’objet d’une analyse.

__________

Appendix

Liste des requérants

No Prénom NOM Année de naissance/

d’enregistrement

Nationalité Lieu de résidence
1. Erdal Muhammet ARSLAN 2002 turque Diyarbakır
2. Mahmut ARSLAN 1942 turque Diyarbakır
3. Mustafa Serdar ARSLAN 2007 turque Diyarbakır
4. Orhan ARSLAN 1967 turque Diyarbakır
5. Turan ARSLAN 1970 turque Diyarbakır
6. Zuhal ARSLAN 1979 turque Diyarbakır

Dernière mise à jour le novembre 22, 2023 par loisdumonde

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