Stoianoglo c. République de Moldova

Résumé juridique
Octobre 2023

Stoianoglo c. République de Moldova – 19371/22

Arrêt 24.10.2023 [Section II]

Article 6
Procédure civile
Article 6-1
Accès à un tribunal

Absence de contrôle judiciaire de la suspension automatique des fonctions d’un procureur général, pour plus de deux ans, au moment de l’ouverture de poursuites pénales à son encontre intervenant par l’effet de la loi : article 6 applicable ; violation

En fait – En novembre 2019, le requérant prit ses fonctions de procureur général pour une durée de sept ans. La législation nationale en vigueur à la date de sa nomination prévoyait clairement la durée de ses fonctions et énonçait de manière exhaustive les motifs précis pour lesquels il pouvait y être mis fin. En août 2021, une modification législative introduit la règle de la suspension de droit des fonctions du procureur général.

En septembre 2021, un député saisit le Conseil supérieur des procureurs (CSP) d’une plainte relative à des faits qu’il reprochait au requérant. Le 5 octobre 2021, le CSP chargea un procureur du parquet anticorruption d’enquêter sur ces faits. Le même jour, des poursuites pénales furent ouvertes à l’encontre du requérant (abus de pouvoir, corruption passive, faux et excès de fonctions) et il fut suspendu de droit de ses fonctions par le CSP en application de la loi modifiée. Le requérant fit un recours administratif contestant la décision du CSP chargeant un procureur d’enquêter sur les faits allégués. Cependant les tribunaux rejetèrent sa contestation comme irrecevable jugeant que la décision ne constituait pas un acte administratif individuel et que la mention dans la décision d’un droit de contestation par la voie administrative résultait d’une erreur matérielle. Le requérant est toujours suspendu de ses fonctions de procureur général.

En droit – Article 6 § 1 :

1) Sur l’applicabilité de l’article 6 – La Cour renvoie aux principes pertinents en matière d’applicabilité du volet civil de l’article 6 § 1 tels que résumés dans les affaires Grzęda c. Pologne [GC] et Eminağaoğlu c. Turquie. Elle rappelle avoir déjà conclu à l’applicabilité de l’article 6 § 1 sous son volet civil dans des affaires portant sur des mesures temporaires de suspension de fonctions prises à l’égard de magistrats dans le cadre de procédures disciplinaires dirigées contre eux.

La nouvelle législation d’août 2021, ayant annulé les anciennes règles de destitution des procureurs généraux de leurs fonctions, constitue l’objet même du litige auquel il s’agit de savoir si les garanties d’équité de la procédure découlant de l’article 6 § 1 devaient s’appliquer. Dans les circonstances de la présente affaire, on ne peut donc pas trancher sur la base de la nouvelle législation la question de savoir s’il existait un droit en droit interne. Il résulte de ces considérations qu’il y avait de la part du requérant une contestation réelle et sérieuse sur un « droit » qu’il pouvait prétendre, de manière défendable, reconnu en droit interne.

S’agissant ensuite de la question de savoir si le droit revendiqué par le requérant revêt un caractère « civil » au sens autonome de l’article 6 § 1, la Cour est disposée à admettre que la première des conditions Eskelinen de l’arrêt Vilho Eskelinen et autres c. Finlande [GC], peut être considérée comme satisfaite lorsque, même en l’absence d’une disposition expresse à cette fin, il a été démontré sans ambiguïté que le droit interne exclut l’accès à un tribunal pour le type de contestation concerné. Cette condition est remplie lorsque le droit interne renferme une exclusion explicite du droit d’accès à un tribunal. Elle peut aussi l’être lorsque l’exclusion en question est de nature implicite, en particulier lorsqu’elle découle d’une interprétation systémique du cadre juridique applicable ou du corpus législatif dans sa globalité.

La Cour observe que le requérant a dûment emprunté, sans succès, la voie de recours indiquée par le CSP. À ce titre, le requérant n’a pas eu la possibilité d’être entendu par le CSP.

La Cour constate qu’il ressort de la motivation des juridictions internes ayant interprété la législation nationale en matière administrative que la contestation formée par le requérant ne représentait pas une voie de recours effective permettant de faire contrôler la légalité de la décision du CSP et de sa suspension de fonctions. Elle relève qu’en vertu du droit interne en vigueur à l’époque des faits, la suspension des fonctions du procureur général opérait automatiquement, par l’effet de la loi, au moment de l’engagement contre lui de poursuites pénales, et qu’aucune disposition du droit interne ne permettait au requérant de contester une telle mesure. La plainte contre les actions et actes illégaux de l’autorité de poursuite pénale et de l’autorité chargée des activités spéciales d’enquête sur le fondement de l’article 313 du code de procédure pénale, invoqué par le Gouvernement, ne représentait pas une voie de recours effective au sens de l’article 35 § 1 de la Convention. Aussi, l’organe CSP ainsi que l’objet du recours du requérant en l’espèce ne sont pas visés par cet article.

Au demeurant, la Cour constate que la législation interne a été modifiée par la suite et que le CSP dispose désormais de la possibilité de faire vérifier l’opportunité de maintien ou non d’une telle mesure, ce qui confirme la volonté des autorités de prévoir un contrôle de la mesure automatique de suspension des fonctions du procureur général et correspond aux propositions formulées par la Commission de Venise dans son avis.

La Cour estime donc remplie la première des conditions Eskelinen. Elle rappelle que les deux conditions en question sont cumulatives.

La Cour doit donc à présent déterminer si, en l’espèce, l’impossibilité où se trouvait le requérant d’accéder à un tribunal était justifiée par des motifs objectifs liés à l’intérêt de l’État.

La Cour tient à rappeler qu’eu égard au rôle particulier du pouvoir judiciaire dans la société, de la place éminente qu’occupe la magistrature dans une société démocratique et de l’importance croissante attachée à la séparation des pouvoirs et à la nécessité de préserver l’indépendance de la justice, elle accorde une attention particulière lorsque des mesures sont prises à l’égard des juges en fonction. Il serait illusoire de croire que les juges peuvent faire respecter l’État de droit et donner effet à la Convention s’ils sont privés par le droit interne des garanties posées par la Convention sur les questions touchant directement à leur indépendance et à leur impartialité. Ainsi, dans le contexte de la deuxième condition Eskelinen, lorsqu’il est fait référence à « la confiance et à la loyauté spéciales » exigées des juges, il s’agit de la loyauté envers la prééminence du droit et la démocratie, et non envers les détenteurs de la puissance publique.

Certes, en principe, les constats ci-dessus ne sont valables que dans le cas des juges, dont le statut n’est pas en tout point similaire à celui des procureurs. La Cour note à cet égard que l’exigence d’indépendance énoncée à l’article 6 § 1 s’applique aux juges et aux tribunaux et non aux procureurs. Néanmoins, la Cour a déjà relevé que, quand il s’agit de la nécessité d’une protection contre l’ingérence arbitraire dans leurs fonctions de la part des pouvoirs publics, notamment à savoir si l’absence d’accès à un contrôle indépendant était justifiée par des motifs objectifs liés à l’intérêt de l’État, une ligne nette entre des juges et des procureurs ne peut pas être tracée. Ainsi, tous les membres du corps judiciaire, qu’ils soient magistrats ou procureurs, devraient bénéficier – tout comme les autres citoyens – d’une protection contre l’arbitraire susceptible d’émaner des pouvoirs législatif et exécutif ; or seule une supervision par un organe judiciaire indépendant de mesures telles que la révocation est à même d’assurer effectivement pareille protection. Par ailleurs, ce qui est crucial pour la présente affaire, il ressort de la jurisprudence de la Cour qu’il est particulièrement difficile d’admettre que les limitations concernant l’accès d’un procureur à un tribunal indépendant soient justifiées par des motifs objectifs liés à l’intérêt de l’État, alors que la législation de cet État membre place expressément les procureurs dans la même situation que les magistrats en ce qui concerne leur indépendance.

La Cour considère que la suspension automatique des fonctions d’un procureur général visé par des poursuites ne saurait, en l’absence de toute forme de contrôle judiciaire, être justifiée par des motifs objectifs liés à l’intérêt de l’État. En effet, la simple crainte – en principe totalement justifiée en soi – que le procureur général suspendu puisse exercer une influence sur les procédures pénales menées contre lui ne suffit pas à justifier l’absence de toute forme de contrôle de quelque nature que ce soit, pendant plus de deux ans, de la mesure litigieuse. En droit moldave, s’il est vrai que les procureurs exercent leurs fonctions de manière autonome et les juges de manière indépendante, le système judiciaire national ne fait cependant aucune distinction fondamentale entre le statut des uns et des autres.

Eu égard à ce qui précède, la Cour considère que le second critère Eskelinen n’est pas satisfait en l’occurrence.

Conclusion : article 6 § 1 applicable sous son volet civil.

Fond – La Cour note que la mesure de suspension, en soi, pouvait en principe être justifiée par la qualité de procureur général du requérant, qui lui conférait des pouvoirs étendus de contrôle des enquêtes pénales, et que l’application d’une telle mesure envers un procureur général ne pose pas, en soi, de problème au regard de la Convention.

Cependant, la Cour rappelle – comme soulevé par la Commission de Venice dans son avis (voir ci-dessus) – que des garanties procédurales devraient être mises en place pour s’assurer que le mécanisme de suspension n’est pas utilisé de manière arbitraire. Dans ce contexte, la Cour note également l’importance croissante de l’équité procédurale dans les affaires impliquant la révocation des procureurs, y compris l’intervention d’une autorité indépendante de l’exécutif et du législatif en ce qui concerne les décisions affectant la nomination et la révocation des procureurs.

En l’espèce, le requérant n’a bénéficié d’aucune forme de protection judiciaire relativement à la mesure de suspension de fonctions qui l’a visé, laquelle l’a privé pendant plus de deux ans de la possibilité d’exercer ses fonctions de procureur général et de percevoir les traitements correspondants.

Dans ces conditions, l’État défendeur a porté atteinte à la substance même du droit pour le requérant d’accéder à un tribunal.

Conclusion : violation (unanimité).

Article 41 : 3 600 EUR pour dommage moral.

(Voir aussi Vilho Eskelinen et autres c. Finlande, [GC], 63235/00, 19 avril 2007, Résumé juridique ; Paluda c. Slovaquie, 33392/12, 23 mai 2017, Résumé juridique ; Kövesi c. Roumanie, 3594/19, 5 mai 2020, Résumé juridique ; Camelia Bogdan c. Roumanie, 36889/18, 20 octobre 2020, Résumé juridique ; Eminağaoğlu c. Turquie, 76521/12, 9 mars 2021 ; Grzęda c. Pologne [GC], 43572/18, 15 mars 2022, Résumé juridique ; Juszczyszyn c. Pologne, 35599/20, 6 octobre 2022, Résumé juridique)

Dernière mise à jour le octobre 24, 2023 par loisdumonde

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