En vertu de l’article 41 de la Convention, les requérants soutenaient avoir subi un préjudice matériel comprenant notamment les charges liées au handicap de A. passées et à venir, ainsi qu’un préjudice moral.
CINQUIÈME SECTION
AFFAIRE N.M. ET AUTRES c. FRANCE
(Requête no 66328/14)
ARRÊT
(Satisfaction équitable)
Art 41 • Satisfaction équitable • Appréciation globale des sommes allouées pour les dommages matériel et moral causés par l’absence d’indemnisation des charges résultant du handicap d’un enfant né comme tel en raison d’une faute lors du diagnostic prénatal, par application rétroactive de la loi en violation de l’art 1 P1
STRASBOURG
2 novembre 2023
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire N.M. et autres c. France,
La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en une chambre composée de :
Georges Ravarani, président,
Lado Chanturia,
Carlo Ranzoni,
Mārtiņš Mits,
Stéphanie Mourou-Vikström,
Mattias Guyomar,
Kateřina Šimáčková, juges,
et de Victor Soloveytchik, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 3 octobre 2023,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 66328/14) dirigée contre la République française dont trois ressortissants de cet État, Mme N.M., M. M. et leur fils A. (« les requérants ») ont saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 29 septembre 2014.
2. Par un arrêt du 3 février 2022 (« l’arrêt au principal »), la Cour a jugé que l’article 1 du Protocole no 1 de la Convention avait été violé en ce qui concerne les deux premiers requérants. Elle a considéré que ces derniers disposaient d’une créance correspondant au droit à l’indemnisation des frais liés à la prise en charge de A., né porteur de handicaps non décelés par le diagnostic prénatal. Pour la Cour, les deux premiers requérants pouvaient légitimement espérer pouvoir obtenir réparation de leur préjudice correspondant aux frais de prise en charge dès la survenance du dommage, à savoir la naissance de A. en 2001, conformément au droit commun de la responsabilité pour faute, s’agissant d’un dommage survenu antérieurement à l’intervention de la loi no 2002-303 du 4 mars 2002 relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé (« la loi du 4 mars 2002 »), dont les dispositions du I de l’article 1er ont été codifiées à l’article L. 114-5 du code de l’action sociale et des familles (CASF) (voir paragraphe 6 ci‑dessous). La Cour a considéré que l’application au litige par le Conseil d’État dans l’arrêt du 31 mars 2014, rendu dans le cadre de la présente affaire, des dispositions de l’article L. 114-5 du CASF, excluant par principe l’indemnisation des frais liés à la prise en charge du handicap de A., avait constitué une ingérence s’analysant en une privation de propriété au sens de la seconde phrase du premier alinéa de l’article 1 du Protocole no 1 et que cette ingérence ne pouvait être regardée comme ayant été « prévue par la loi » au sens de cette disposition en l’absence de fondement dans une jurisprudence constante et stabilisée des juridictions internes.
3. En vertu de l’article 41 de la Convention, les requérants soutenaient avoir subi un préjudice matériel comprenant notamment les charges liées au handicap de A. passées et à venir, ainsi qu’un préjudice moral.
4. La question de l’application de l’article 41 de la Convention ne se trouvant pas en état concernant les préjudices matériel et moral, la Cour l’a réservée et a invité le Gouvernement et les requérants à lui soumettre par écrit, dans les six mois, leurs observations sur ladite question et notamment à lui donner connaissance de tout accord auquel ils pourraient aboutir. La question des frais et dépens a été réglée au stade de l’arrêt au principal. La Cour a alloué aux requérants la somme de 24 902,50 euros (EUR) pour les frais et dépens exposés par eux dans la procédure devant elle.
5. Les requérants et le Gouvernement ont déposé des observations.
droit et pratique internes pertinents
I. le code de l’action sociale et des familles
6. La disposition pertinente du CASF est la suivante :
Article L. 114-5
« Nul ne peut se prévaloir d’un préjudice du seul fait de sa naissance.
La personne née avec un handicap dû à une faute médicale peut obtenir la réparation de son préjudice lorsque l’acte fautif a provoqué directement le handicap ou l’a aggravé, ou n’a pas permis de prendre les mesures susceptibles de l’atténuer.
Lorsque la responsabilité d’un professionnel ou d’un établissement de santé est engagée vis-à-vis des parents d’un enfant né avec un handicap non décelé pendant la grossesse à la suite d’une faute caractérisée, les parents peuvent demander une indemnité au titre de leur seul préjudice. Ce préjudice ne saurait inclure les charges particulières découlant, tout au long de la vie de l’enfant, de ce handicap. La compensation de ce dernier relève de la solidarité nationale. »
II. Le code de la sécurité sociale
7. Les dispositions pertinentes du code de la sécurité sociale concernant l’allocation d’éducation de l’enfant handicapé (AEEH) sont les suivantes :
Article L. 541-1
« Toute personne qui assume la charge d’un enfant handicapé a droit à une allocation d’éducation de l’enfant handicapé, si l’incapacité permanente de l’enfant est au moins égale à un taux déterminé.
Un complément d’allocation est accordé pour l’enfant atteint d’un handicap dont la nature ou la gravité exige des dépenses particulièrement coûteuses ou nécessite le recours fréquent à l’aide d’une tierce personne. Son montant varie suivant l’importance des dépenses supplémentaires engagées ou la permanence de l’aide nécessaire.
La même allocation et, le cas échéant, son complément peuvent être alloués, si l’incapacité permanente de l’enfant, sans atteindre le pourcentage mentionné au premier alinéa, reste néanmoins égale ou supérieure à un minimum, dans le cas où l’enfant fréquente un établissement mentionné au 2o ou au 12o du I de l’article L. 312-1 du code de l’action sociale et des familles ou dans le cas où l’état de l’enfant exige le recours à un dispositif adapté ou d’accompagnement au sens de l’article L. 351-1 du code de l’éducation ou à des soins dans le cadre des mesures préconisées par la commission mentionnée à l’article L. 146-9 du code de l’action sociale et des familles.
L’allocation d’éducation de l’enfant handicapé n’est pas due lorsque l’enfant est placé en internat avec prise en charge intégrale des frais de séjour par l’assurance maladie, l’Etat ou l’aide sociale, sauf pour les périodes de congés ou de suspension de la prise en charge. »
Article R. 541-1
« Pour l’application du premier alinéa de l’article L. 541-1, le pourcentage d’incapacité permanente que doit présenter l’enfant handicapé pour ouvrir droit à l’allocation d’éducation de l’enfant handicapé doit être au moins égal à 80 %.
Le taux d’incapacité est apprécié suivant le guide-barème annexé au décret no 93‑81216 du 4 novembre 1993 relatif au guide-barème applicable pour l’attribution de diverses prestations aux personnes handicapées et modifiant le code de la famille et de l’aide sociale, le code de la sécurité sociale (deuxième partie : Décrets en Conseil d’État) et le décret no 77-1549 du 31 décembre 1977 (1).
Pour l’application du troisième alinéa de l’article L. 541-1, le pourcentage d’incapacité permanente de l’enfant doit être au moins égal à 50 %.
La prise en charge de l’enfant par un service mentionné au 2o du I de l’article L. 312‑1du code de l’action sociale et des familles ou de soins à domicile au sens de l’article L. 541-1 précité est celle qui est accordée soit au titre de l’assurance maladie, soit par l’État, soit par l’aide sociale sur décision de la commission des droits et de l’autonomie des personnes handicapées prévue à l’article 6 de la loi no 75-534 du 30 juin 1975.
L’allocation d’éducation de l’enfant handicapé due au titre des périodes mentionnées au quatrième alinéa de l’article L. 541-1 et, le cas échéant, leur complément sont versés annuellement et en une seule fois. En cas de décès de l’enfant, ce versement inclut une prolongation, jusqu’au dernier jour du troisième mois civil qui suit le décès, du montant dû au titre du mois de décès de l’enfant, ou, s’il est supérieur, le montant dû au titre du mois qui précède celui du décès.
Le décret no 93-1216 ayant été abrogé par le décret no 2004-1136 du 21 octobre 2004, le guide-barème se situe désormais à l’annexe 2-4 à ce décret. »
III. la jurisprudence pertinente de la cour de cassation
8. La Cour de cassation a jugé dans deux arrêts que l’AEEH est une prestation familiale et ne revêt pas de caractère indemnitaire. Dans le premier arrêt (Cass. 2e civ., 7 mars 2019, no 17-25.855), elle a apporté les précisions suivantes :
« (…) Vu les articles 706-9 du code de procédure pénale, L. 511-1, L. 541-1 et R. 541‑1 du code de la sécurité sociale, ensemble le principe de la réparation intégrale sans perte ni profit pour la victime ;
Attendu, selon le premier de ces textes, que la CIVI tient compte, dans le montant des sommes allouées à la victime au titre de la réparation de son préjudice des indemnités de toute nature reçues ou à recevoir d’autres débiteurs au titre du même préjudice ;
Attendu qu’il résulte des derniers que l’allocation d’éducation de l’enfant handicapé et son complément ne revêtent pas de caractère indemnitaire ;
Qu’en effet, dès lors que cette allocation est due à la personne qui assume la charge d’un enfant handicapé dont l’incapacité permanente est au moins égale à un taux déterminé , qu’elle est destinée à compenser les frais d’éducation et de soins apportés par cette personne à l’enfant jusqu’à l’âge de 20 ans, qu’elle est fixée, sans tenir compte des besoins individualisés de l’enfant, à un montant forfaitaire exprimé en pourcentage de la base de calcul mensuelle des allocations familiales, cette prestation à affectation spéciale, liée à la reconnaissance de la spécificité des charges induites par le handicap de l’enfant, constitue une prestation familiale et ne répare pas un préjudice de cet enfant ;
Attendu que pour fixer à une certaine somme le préjudice lié au besoin d’assistance par une tierce personne de M. R… jusqu’au 20 octobre 2014, date de la consolidation, l’arrêt retient que l’allocation d’éducation de l’enfant handicapé et le complément à cette allocation accordé pour l’enfant atteint d’un handicap dont la nature ou la gravité exige des dépenses particulièrement coûteuses ou nécessite le recours fréquent à l’aide d’une tierce personne, revêtent un caractère indemnitaire dès lors qu’elles ne sont pas attribuées sous condition de ressources et que, fixées en fonction des besoins individualisés de l’enfant, elles réparent certains postes de préjudice indemnisables ; que par application de l’article 706-9 du code de procédure pénale, doit être déduite de l’indemnité allouée, l’allocation d’éducation de l’enfant handicapé qui a été versée à hauteur de 21 567,35 euros pendant la période concernée ;
Qu’en statuant ainsi, la cour d’appel a violé les textes et le principe susvisés ; (…) »
9. Dans le second arrêt (1ére civ., 2 juin 2021 no 20-10995), la Cour de cassation a retenu les éléments suivants :
« (…) 5. Selon l’article L. 1142-17 du code de la santé publique, il doit être déduit du montant des indemnités à la charge de l’ONIAM revenant à la victime ou à ses ayants droit, les prestations énumérées à l’article 29 de la loi no 85-677 du 5 juillet 1985, et plus généralement les indemnités de toute nature reçues ou à recevoir d’autres débiteurs du chef du même préjudice.
6. Il résulte des articles L. 541-1 et R. 541-1 du code de la sécurité sociale que l’allocation d’éducation de l’enfant handicapé, comme son complément, est due à la personne qui assume la charge d’un enfant handicapé dont l’incapacité permanente est au moins égale à un taux déterminé, qu’elle est destinée à compenser les frais d’éducation et de soins apportés par cette personne à l’enfant jusqu’à l’âge de 20 ans, qu’elle est fixée, sans tenir compte des besoins individualisés de l’enfant, à un montant forfaitaire exprimé en pourcentage de la base de calcul mensuelle des allocations familiales et que, s’agissant d’une prestation à affectation spéciale, liée à la reconnaissance de la spécificité des charges induites par le handicap de l’enfant, elle constitue une prestation familiale et ne répare pas un préjudice de cet enfant.
7. Dès lors que cette allocation et son complément ne revêtent pas de caractère indemnitaire, la cour d’appel a décidé, à bon droit, qu’ils ne devaient pas être déduits de l’indemnisation due par l’ONIAM à M. et Mme G. au titre de l’assistance par une tierce personne de leur fille.
8. Le moyen n’est donc pas fondé.
Par ces motifs, la Cour :
Rejette le pourvoi ; »
EN DROIT
10. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
I. Les arguments des parties
A. Les requérants
11. Les requérants sollicitent la réparation intégrale de tous les préjudices patrimoniaux et extra-patrimoniaux qu’ils auraient, d’après eux, obtenue en application du droit en vigueur avant la loi du 4 mars 2002, ainsi qu’une somme au titre du dommage moral qu’ils disent avoir subi du fait de la procédure jusque devant la Cour.
12. Les requérants évaluent leurs préjudices sur la base de la nomenclature DINTHILAC, qui recense différents postes de préjudices pour les victimes d’atteintes corporelles en France.
13. Les requérants ajoutent aux sommes qu’ils réclament, hormis pour le préjudice moral lié à la poursuite de la procédure devant la Cour, des intérêts légaux à compter du 27 février 2006 (date de la première demande indemnitaire) avec capitalisation à la date du 8 avril 2010 (date de la première demande en ce sens) ainsi qu’à chaque échéance annuelle ultérieure, ainsi que l’avait précisé le Conseil d’État dans la décision du 31 mars 2014. Pour les frais futurs, ils appliquent un taux de – 0,5 % selon les préconisations du dernier barème de capitalisation 2022 établi par la Gazette du Palais, outil de référence en matière de dommage corporel en France. Ils réclament la somme totale de 17 515 164, 33 EUR.
14. Les deux premiers requérants répartissent leurs préjudices de la façon suivante : d’une part, les charges particulières liées au handicap de A. tout au long de sa vie (dépenses d’entretien, de réduction de l’autonomie, d’assistance et de soins) et, d’autre part, les troubles dans leurs conditions d’existence (préjudice matériel dont préjudice professionnel et préjudice moral qui comprend le préjudice d’affection et le retentissement psychologique lié à la procédure jusque devant la Cour).
15. S’agissant des sommes exposées par les deux premiers requérants au titre de l’entretien de A. tout au long de sa vie, ils demandent chacun 2 502 503,55 EUR et 908 285,63 EUR au titre des intérêts légaux avec capitalisation, soit un total de 6 821 578,36 EUR. Dans leurs dernières écritures, ils ajoutent 6 691,33 EUR qui correspondent à des frais et coûts nouveaux. Sont compris :
– les dépenses de santé non prises en charge par les organismes de sécurité sociale pour un montant de 7 325 EUR ;
– les frais de déplacement et de repas passés pour un montant de 38 628 EUR et pour le futur pour un montant de 20 233 EUR ;
– les frais engendrés par le surcoût de loyer d’un logement étudiant pour personne à mobilité réduite pour un montant de 41 107 EUR ;
– les frais d’adaptation des logements pour 318 078,63 EUR ;
– les équipements futurs pour compenser le handicap de A. pour un montant de 266 305,32 EUR ;
– les frais d’aide à l’apprentissage pour un montant de 78 738, 51 EUR ;
– les besoins en aide humaine, passés et futurs, pour un montant de 4 280 544,74 EUR.
16. Les deux premiers requérants précisent qu’il n’y a pas lieu de déduire les allocations dont ils ont bénéficié au titre de la solidarité nationale, à savoir l’allocation d’éducation spéciale (AES) devenue l’AEEH en 2006, qu’ils ont perçue entre 2003 et 2021, dans la mesure où elles ne revêtent pas de caractère indemnitaire.
17. Les deux premiers requérants évaluent leur perte de revenus professionnels à 1 072 597 EUR pour Mme M. entre 2002 et 2021 et 4 077 437 EUR à partir de 2022, soit un total de 5 150 034 EUR. Pour M. M., ils l’évaluent à 336 000 EUR. Augmentés des intérêts avec capitalisation, ils parviennent à un total de 7 477 022 EUR.
18. Au total, les deux premiers requérants évaluent leur préjudice matériel à 14 298 600,20 EUR.
19. Concernant le préjudice moral, les deux premiers requérants précisent que les 40 000 EUR qui leur ont été alloués par le Conseil d’État ne couvraient pas spécifiquement leur préjudice d’affection. Ils ajoutent qu’ils ont également souffert du retentissement psychologique engendré par la procédure qu’ils ont dû mener jusque devant la Cour après le rejet de leurs prétentions par les juridictions administratives. Ils demandent à ce titre la somme de 50 000 EUR chacun, soit 100 000 EUR.
20. Le troisième requérant réclame la somme de 3 109 873 EUR.
21. Les trois requérants demandent l’exonération de tout impôt, y compris les droits de succession, sur la somme qui leur sera allouée.
B. Le Gouvernement
22. Le Gouvernement estime que la satisfaction équitable devrait se limiter à la réparation des préjudices nés de la violation constatée à l’égard des deux premiers requérants, c’est-à-dire uniquement l’indemnisation des charges particulières liées au handicap de A., après déduction des sommes déjà perçues au titre de la solidarité nationale. Il relève en effet que l’application par le Conseil d’État de l’article L. 114-5 du CASF au litige a eu pour effet de confier la prise en charge des frais liés au handicap de A. à la solidarité nationale. Le Gouvernement ajoute qu’aucun préjudice propre à A. ne devrait faire l’objet d’une satisfaction équitable dans la mesure où, même avant la loi du 4 mars 2002, le Conseil d’État avait écarté la possibilité d’indemniser l’enfant dont le handicap ne résulte pas de la faute de l’établissement[1].
23. Le Gouvernement exclut également du périmètre de la satisfaction équitable les pertes professionnelles invoquées par les deux premiers requérants, qui sont, selon lui, sans lien avec la violation constatée, et dont il fait valoir qu’elles ne seraient pas étayées et qu’elles ont d’ailleurs été écartées du champ de l’indemnisation par les juridictions internes. Le Gouvernement relève que les requérants sollicitaient devant le Conseil d’État à ce titre la somme de 781 351 EUR et considère que la Cour ne pourrait, si elle estimait que ces préjudices entrent dans le champ d’application de la satisfaction équitable, les indemniser au-delà de ce montant. Le Gouvernement ajoute que les indemnités chômage et les futurs droits à pension de la première requérante devraient dans ce cas être déduits de cette somme.
24. Le Gouvernement ajoute qu’aucune somme ne devrait être versée au titre du préjudice moral des deux premiers requérants, dans la mesure où ils ont déjà été indemnisés par le Conseil d’État. Le Gouvernement précise que le préjudice d’affection allégué ne présente pas de lien de causalité avec la violation constatée.
25. Concernant le calcul des charges particulières liées au handicap de A., le Gouvernement rappelle que si le Conseil d’État avait appliqué le droit antérieur à la loi du 4 mars 2002, les requérants auraient obtenu, au maximum, la somme qu’ils réclamaient à ce titre devant lui, à savoir 1 011 598 EUR. Il rappelle cependant que seules les dépenses nécessaires à la prise en charge du handicap de l’enfant par ses parents étaient indemnisables. Or, pour le Gouvernement, une grande partie des dépenses présentées par les requérants relève du confort et non de la nécessité. Il ajoute que certaines dépenses ne présentent pas de lien de causalité direct et certain avec la violation constatée, et que d’autres ne sont justifiées par aucune pièce probante.
26. S’agissant des frais de santé restés à la charge des parents, le Gouvernement estime que seules les dépenses liées à l’achat de protections pendant dix-sept ans sont justifiées, soit la somme de 3 960,32 EUR.
27. S’agissant des demandes au titre des frais de déplacement et de repas, le Gouvernement estime que le choix des requérants de s’installer en Guadeloupe après la naissance de A., et donc les différents trajets entre Pointe‑à‑Pitre et Paris, ne devraient pas donner lieu à indemnisation, de même que les frais de repas inhérents à la vie quotidienne, qui devraient être écartés, ou ramenés à 1 000 EUR.
28. S’agissant du surcoût de loyer d’un logement adapté aux personnes à mobilité réduite pour les études de A. à Lyon, le Gouvernement note que les requérants ne produisent pas d’élément permettant d’attester de ce surcoût ou de la nécessité d’un tel logement.
29. S’agissant des frais liés à la compensation du handicap de A. (frais d’aménagement du domicile, frais liés à l’apprentissage, aux équipements particuliers qui découlent du handicap, au besoin en aide humaine et frais de transport pour suivi et interventions futures), le Gouvernement retient uniquement les frais d’assistance par une tierce personne, qui ne pourraient selon lui excéder la somme de 656 859,84 EUR, dont il faudrait déduire les prestations existant au titre de la solidarité nationale.
30. En ce qui concerne les méthodes de calcul à utiliser, le Gouvernement souligne que la Cour, lorsqu’elle alloue une satisfaction équitable, dispose de ses propres barèmes d’évaluation et n’est pas tenue par les modalités de l’indemnisation qui aurait été accordée par les juridictions internes si le requérant avait obtenu gain de cause devant elles. En effet, s’il en allait autrement, la Cour serait tenue de refaire fictivement le procès ayant eu lieu devant le juge interne, ce qui ne rentrerait pas dans le champ de ses compétences. En tout état de cause, le Gouvernement rappelle que, s’agissant des juridictions administratives, celles-ci n’utilisent pas systématiquement la nomenclature DINTILHAC. Si le Conseil d’État a reconnu la possibilité pour le juge administratif d’y recourir (CE, 16 décembre 2013, no 346575), celui-ci n’est toutefois en aucun cas tenu de s’y référer.
31. Le Gouvernement souligne enfin que dans les affaires Maurice c. France [GC], no 11810/03, CEDH 2005‑IX et Draon c. France [GC], no 1513/03, 6 octobre 2005, qui concernaient également la question de l’application dans le temps des dispositions de la loi du 4 mars 2002, il avait accepté de verser aux requérants au titre des frais liés à la prise en charge du handicap de l’enfant tout au long de sa vie respectivement 1 690 000 EUR et 1 428 540 EUR dans le cadre d’un règlement amiable.
II. L’appréciation de la cour
A. Principes généraux
32. La Cour rappelle qu’un arrêt constatant une violation entraîne pour l’État défendeur l’obligation de mettre un terme à la violation et d’en effacer les conséquences de manière à rétablir autant que faire se peut la situation antérieure à celle-ci (Iatridis c. Grèce (satisfaction équitable) [GC], no 31107/96, § 32, CEDH 2000-XI, Guiso-Gallisay c. Italie (satisfaction équitable) [GC], no 58858/00, § 90, 22 décembre 2009). Les États contractants parties à une affaire sont en principe libres de choisir les moyens dont ils useront pour se conformer à un arrêt constatant une violation. Ce pouvoir d’appréciation quant aux modalités d’exécution d’un arrêt traduit la liberté de choix dont est assortie l’obligation primordiale imposée par la Convention aux États contractants : assurer le respect des droits et libertés garantis (article 1). Si la nature de la violation permet une restitutio in integrum, il incombe à l’État défendeur de la réaliser, la Cour n’ayant ni la compétence ni la possibilité pratique de l’accomplir elle-même. Si, en revanche, le droit national ne permet pas ou ne permet qu’imparfaitement d’effacer les conséquences de la violation, l’article 41 habilite la Cour à accorder, s’il y a lieu, à la partie lésée la satisfaction qui lui semble appropriée (Brumărescu c. Roumanie (satisfaction équitable) [GC], no 28342/95, § 20, CEDH 2001-I, et Pascaud c. France (satisfaction équitable), no 19535/08, § 32, 8 novembre 2012).
33. S’agissant plus particulièrement du dommage matériel, il doit y avoir un lien de causalité manifeste entre le dommage allégué par le requérant et la violation de la Convention. Un calcul précis des sommes nécessaires à une restitutio in integrum peut se heurter au caractère intrinsèquement aléatoire du dommage découlant de la violation mais une indemnité peut malgré tout être octroyée. Ce qu’il faut déterminer en pareil cas, c’est le niveau de la satisfaction équitable qu’il est nécessaire d’allouer à chaque requérant pour ses pertes matérielles, tant passées que futures, la Cour jouissant en la matière d’un pouvoir d’appréciation dont elle use en fonction de ce qu’elle estime équitable (E. et autres c. Royaume-Uni, no 33218/96, §§ 120-121, 26 novembre 2002). La Cour précise que la réparation peut, le cas échéant, inclure une indemnité pour perte de revenus (voir, entre autres, les arrêts Barberà, Messegué et Jabardo c. Espagne (article 50), 13 juin 1994, §§ 16‑20, série A no 285-C, et Çakıcı c. Turquie [GC], no 23657/94, § 127, CEDH 1999‑IV et Kurić et autres c. Slovénie (satisfaction équitable) [GC], no 26828/06, § 81, CEDH 2014).
B. Application au cas d’espèce
1. Concernant A.
34. La Cour rappelle que le constat de violation dans l’arrêt au principal (§ 63 et point 2 du dispositif) ne concerne que les droits des deux premiers requérants. Il s’ensuit que toutes les sommes demandées par A. du chef de son préjudice propre, soit 3 109 873 EUR au total, doivent être exclues du champ des sommes susceptibles d’être octroyées au titre de la satisfaction équitable dans le présent litige.
2. Concernant Mme M. et M. M.
35. La Cour rappelle que dans son arrêt au principal, elle a constaté une violation de l’article 1 du Protocole no 1 de la Convention en ce qui concerne les deux premiers requérants en raison du refus du Conseil d’État d’indemniser le préjudice lié à la prise en charge du handicap de leur fils sur le fondement d’une application rétroactive de l’article L. 114-5 du CASF ayant porté atteinte à la créance dont ils étaient titulaires.
36. La Cour précise que le constat de violation dans l’arrêt au principal n’est pas lié à la faute commise par le centre hospitalier dans le diagnostic prénatal de l’enfant à naître mais seulement au refus d’indemniser un chef particulier de préjudice correspondant aux charges supportées par les parents pour couvrir les dépenses découlant du handicap de leur enfant tout au long de sa vie. Il appartient dès lors à la Cour d’accorder une satisfaction équitable replaçant autant que possible les requérants dans la situation dans laquelle ils se seraient trouvés si la violation ne s’était pas produite, c’est-à-dire, au cas d’espèce, si le Conseil d’État, dans son arrêt du 31 mars 2014, n’avait pas méconnu les dispositions de l’article 1 du Protocole no 1 (voir, mutatis mutandis, Guiso-Gallisay, précité, § 96). En vue de réaliser une restitutio in integrum (voir paragraphes 32 et 33 ci-dessus), il s’agit, pour la Cour, d’allouer, en application de l’article 41 de la Convention, une somme correspondant à celle qu’auraient pu obtenir les requérants devant le Conseil d’État si ce dernier n’avait pas fait une application rétroactive de la loi du 4 mars 2002 mais les avait indemnisés sur le fondement de sa jurisprudence antérieure. Dès lors, elle ne saurait, ce faisant, accorder, ainsi que le fait valoir le Gouvernement, une indemnisation excédant le montant des sommes demandées par les requérants à ce titre devant le Conseil d’État, étant précisé que ces sommes portaient à la fois sur le préjudice actuel et sur celui à venir.
a) Dommage matériel
i. Sur le périmètre de l’indemnisation du préjudice dont les requérants ont été indûment privés
37. Il appartient tout d’abord à la Cour de déterminer le périmètre du préjudice indemnisable au titre du dommage matériel, qui prête à controverse entre les parties. Devant le Conseil d’État, les requérants demandaient, au titre du dommage matériel, à être indemnisés à hauteur de 806 833 EUR correspondant au préjudice professionnel allégué et de 1 011 598 EUR correspondant aux charges particulières découlant du handicap de leur fils.
38. Concernant le préjudice professionnel invoqué par les requérants, la Cour relève que, dans le point 14 de sa décision du 31 mars 2014, le Conseil d’État a rejeté toutes les conclusions relatives aux pertes de salaire en raison de l’absence de tout lien de causalité direct entre le handicap de A. et, d’une part le refus d’une promotion professionnelle pour M. M. et, d’autre part, la perte de plusieurs emplois pour Mme M. Le rejet par les juges internes de ces conclusions indemnitaires ne repose donc en rien sur l’application rétroactive de l’article L. 114-5 du CASF, seule cause de la violation de l’article 1 du Protocole no 1 constatée par la Cour dans son arrêt au principal. Or, la satisfaction équitable ne peut viser à remédier à un préjudice sans lien avec la violation constatée par la Cour. Il s’ensuit que la somme demandée par les requérants au titre du préjudice professionnel doit être exclue du périmètre des sommes susceptibles d’être accordées au titre de la satisfaction équitable.
39. De l’ensemble des considérations qui précèdent, la Cour conclut que ne relève du préjudice indemnisable devant elle que les sommes demandées par les deux premiers requérants devant le Conseil d’État au titre des charges liées au handicap de leur fils aussi bien pour le préjudice déjà constitué à cette date que pour l’avenir, dont le montant s’élevait à 1 011 598 EUR.
ii. Sur l’étendue de l’indemnisation que les requérants auraient pu obtenir devant le Conseil d’État
40. La Cour entend apprécier le caractère raisonnable des différents éléments soumis à son appréciation concernant le préjudice matériel (voir, mutatis mutandis, Vermeire c. Belgique (article 50), 4 octobre 1993, § 13, série A no 270-A, Motais de Narbonne c. France (satisfaction équitable), no 48161/99, § 21, 27 mai 2003, et Pascaud, précité, § 38).
41. En l’espèce, il revient à la Cour de remédier aux effets portés par l’application rétroactive de la loi du 4 mars 2002 sur le droit au respect des biens des requérants.
42. En premier lieu, la Cour estime que la date à prendre en considération pour chiffrer le dommage matériel ne doit pas être celle du prononcé de son arrêt mais celle de la privation de propriété subie par les requérants, à savoir le 31 mars 2014, date de la décision du Conseil d’État. En effet, la première approche pourrait laisser une place à une marge d’incertitude, voire d’arbitraire (voir Guiso-Gallisay, précité, § 103). Pour ce faire et afin de déterminer, de la manière la plus réaliste possible, l’étendue de l’indemnisation du préjudice que les requérants auraient pu obtenir devant le Conseil d’État, la Cour se fondera exclusivement sur leurs écritures et sur les pièces produites à leur appui devant lui.
43. En deuxième lieu, la Cour note que, devant le Conseil d’État, s’agissant de la prise en charge du handicap de A., les requérants ont distingué les charges engagées jusqu’au 30 septembre 2012 de celles envisagées pour l’avenir. Pour l’ensemble de celles-ci, il revient à la Cour d’apprécier si les différents chefs de préjudice matériel invoqués par les requérants étaient suffisamment étayés, c’est-à-dire accompagnés des justificatifs pertinents de nature non seulement à caractériser l’existence des dommages allégués mais aussi à en évaluer le montant. Or, elle constate que les requérants n’ont produit devant le Conseil d’État, à l’appui d’un certain nombre de leurs allégations, aucun élément de nature à les étayer. Il en est ainsi notamment en ce qui concerne les charges à venir au titre de l’assistance matérielle à hauteur de 71 960 EUR ou encore au titre de l’assistance humaine à hauteur de 500 000 EUR. Pour les autres chefs de préjudice allégués (frais de déplacement, de repas et de parking qu’appellerait l’état de handicap de A.), la Cour ne peut que constater l’absence de tout justificatif à l’appui de certaines demandes qui revêtent dès lors un caractère purement spéculatif et, pour les autres, le nombre très limité et la faible valeur probante des pièces produites. Au demeurant, elle tient à souligner qu’il en va de même s’agissant des pièces et des justificatifs produits devant elle. Si les éléments produits devant le Conseil d’État conduisent à caractériser l’existence de quelques‑unes des charges alléguées par les requérants, ils ne permettent pas d’en déterminer exactement le montant. La Cour en déduit qu’une large part des conclusions indemnitaires présentées devant le Conseil d’État aurait été vouée au rejet sous l’empire de la jurisprudence applicable avant l’entrée en vigueur de la loi du 4 mars 2002.
44. Dans ces conditions, la Cour considère que le préjudice né du rejet de la demande d’indemnisation des charges liées à l’entretien de A. tout au long de sa vie tel qu’il était constitué à la date à laquelle le Conseil d’État s’est prononcé en violation de l’article 1 du Protocole no 1 ne peut se prêter à une évaluation exacte dans les circonstances de l’espèce. Or, dans une telle hypothèse, elle peut être amenée à les examiner globalement (Dombo Beheer B.V. c. Pays-Bas, 27 octobre 1993, § 40, série A no 274, Comingersoll S.A. c. Portugal [GC], no 35382/97, § 29, CEDH 2000-IV, et Pascaud, précité, § 48).
45. En ce qui concerne la demande du Gouvernement de déduire de la satisfaction équitable les sommes perçues par les requérants au titre de l’AES devenue AEEH, la Cour relève les considérations suivantes. D’une part, ainsi que le font valoir les requérants, il ressort des textes et jurisprudences internes précitées (voir paragraphes 7, 8 et 9 ci-dessus) que ces sommes ne revêtent pas de caractère indemnitaire mais constituent une prestation versée au titre de la solidarité nationale pour compenser une situation de handicap. D’autre part, la Cour note que le Gouvernement l’invite à les déduire des sommes demandées au titre des charges liées au handicap non pas eu égard à leur nature mais dans le seul but d’éviter tout enrichissement sans cause dans le chef des requérants du fait de la somme octroyée au titre de la satisfaction équitable. La Cour n’estime pas nécessaire, dans les circonstances de l’espèce, de trancher cette question en raison, d’une part, de l’absence de tout élément chiffré permettant d’évaluer le montant exact des allocations perçues par les requérants et, d’autre part, de son choix de procéder à une évaluation globale du dommage matériel à indemniser.
b) Dommage moral
46. La Cour constate que dans son arrêt du 31 mars 2014, le Conseil d’État a alloué 40 000 euros (EUR) à chacun des deux premiers requérants, soit 80 000 EUR au total, au titre des « troubles importants dans leurs conditions d’existence du fait du grave handicap dont est atteint leur fils » et au titre de leur préjudice moral (voir paragraphe 14 de l’arrêt au principal).
47. La Cour considère que l’application rétroactive de l’article L. 114-5 du CASF à l’instance a engendré un préjudice moral distinct de celui indemnisé par les juges internes, né de la violation de la Convention constatée dans l’arrêt au principal.
c) Évaluation globale
48. Dans le cadre d’une appréciation globale et compte tenu de ce qui précède, la Cour, statuant en équité, décide d’accorder une somme correspondant à la fois aux dommages matériel et moral subis par les requérants. Rappelant que le dommage matériel est à estimer à la date du 31 mars 2014 (voir paragraphe 42 ci-dessus), la somme accordée comprendra, dans cette mesure, une part correspondant aux intérêts légaux courant à compter de cette date, afin de compenser, au moins en partie, les effets de l’écoulement du temps (voir Guiso-Gallisay, précité, § 105). Dans ces conditions, la Cour estime que le paiement par l’État aux deux requérants d’une somme globale de 220 000 EUR les placerait, autant que possible, dans une situation équivalant à celle où ils se seraient trouvés si les exigences de l’article 1 du Protocole no 1 n’avaient pas été méconnues.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Dit
a) que l’État défendeur doit verser aux deux premiers requérants, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention la somme globale de 220 000 EUR (deux cent vingt mille euros) plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt, pour dommage matériel et moral ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
2. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 2 novembre 2023, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Victor Soloveytchik Georges Ravarani
Greffier Président
____________
[1] (CE, Sect., 14 février 1997, Centre hospitalier de Nice c. Quarez, Recueil Lebon, p. 44)
Dernière mise à jour le novembre 2, 2023 par loisdumonde
Laisser un commentaire