AFFAIRE AVCıOĞLU c. TÜRKIYE – 59564/16

La requête concerne des allégations selon lesquelles l’enquête menée en l’espèce par les autorités internes compétentes au sujet des allégations de mauvais traitements – subis par le requérant pendant sa garde à vue les 30 et 31 mai 2003 dans les locaux de la gendarmerie de Yayladere – n’a pas satisfait aux exigences de l’article 3 de la Convention.


DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE AVCIOĞLU c. TÜRKİYE
(Requête no 59564/16)
ARRÊT

Art 3 (procédural) • Manquement des autorités nationales à leur obligation de mener une enquête adéquate et effective sur les allégations du requérant d’avoir été victime de mauvais traitements pendant sa garde à vue

STRASBOURG
17 octobre 2023

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Avcıoğlu c. Türkiye,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :
Arnfinn Bårdsen, président,
Jovan Ilievski,
Pauliine Koskelo,
Saadet Yüksel,
Lorraine Schembri Orland,
Frédéric Krenc,
Davor Derenčinović, juges,
et de Hasan Bakırcı, greffier de section,

Vu la requête (no 59564/16) dirigée contre la République de Türkiye et dont un ressortissant de cet État, M. Mustafa Avcıoğlu (« le requérant »), a saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 27 septembre 2016,

Vu la décision de porter à la connaissance du gouvernement turc (« le Gouvernement ») le grief fondé sur la qualité de victime du requérant, au sens de l’article 34 de la Convention, ainsi que le grief tiré de l’insuffisance alléguée de l’enquête menée par les autorités internes relativement aux mauvais traitements qu’il dit avoir subis pendant sa garde à vue les 30 et 31 mai 2003 dans les locaux de la gendarmerie de Yayladere, au sens de l’article 3 de la Convention,

Vu la décision de déclarer irrecevable pour non-épuisement des voies de recours internes le grief du requérant selon lequel le procureur de la République n’avait pas ouvert d’enquête, à la suite de la décision rendue le 31 mars 2016 par la Cour constitutionnelle,

Vu les observations des parties,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 26 septembre 2023,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

INTRODUCTION

1. La requête concerne des allégations selon lesquelles l’enquête menée en l’espèce par les autorités internes compétentes au sujet des allégations de mauvais traitements – subis par le requérant pendant sa garde à vue les 30 et 31 mai 2003 dans les locaux de la gendarmerie de Yayladere – n’a pas satisfait aux exigences de l’article 3 de la Convention.

EN FAIT

2. Le requérant est né en 1972 et réside à Londres. Il a été représenté par Me C. Esdaile.

3. Le Gouvernement a été représenté par son agent, M. Hacı Ali Açıkgül, chef du service des droits de l’homme du ministère de la Justice.

I. Arrestation du requérant

4. Le 30 mai 2003, soupçonné d’aide et d’appartenance à une organisation terroriste armée, le requérant fut placé en garde à vue.

5. Le 31 mai 2003, il fut placé en détention provisoire.

6. À une date non précisée, le procureur de la République de Yayladere ouvrit devant la cour de sûreté de l’État de Diyarbakır, sur le fondement de l’article 169 de l’ancien code pénal, une action pénale contre le requérant pour aide et appartenance à une organisation terroriste illégale.

7. Le 22 juillet 2003, la cour de sûreté de l’État de Diyarbakır ordonna la libération du requérant.

8. Le 30 septembre 2003, la cour de sûreté de l’État de Diyarbakır acquitta le requérant des chefs d’accusation qui pesaient sur lui. Elle constata que les membres de l’organisation terroriste du PKK s’étaient emparés de vivres au domicile du requérant en menaçant celui-ci avec une arme et que l’intéressé avait porté l’événement à la connaissance des forces de l’ordre. Elle en conclut que le requérant n’avait pas aidé l’organisation terroriste de son plein gré et qu’il n’y avait aucun élément de preuve confirmant qu’il eût aidé l’organisation en question.

9. Il ressort des déclarations du requérant que celui-ci obtint l’asile au Royaume-Uni le 10 février 2004, puis la citoyenneté britannique le 10 mars 2004.

II. Plainte du requérant pour mauvais traitements

10. Le 9 mars 2012, le requérant déposa une plainte pénale contre Ad.At., C.O. et A.A., gendarmes à la date des faits, pour des actes de torture qu’il alléguait avoir subis pendant sa garde à vue les 30 et 31 mai 2003 à Yayladere. Il soutint qu’il aurait été menacé de mort avec une arme. Il aurait été frappé violemment. Il aurait subi la falaka (coups assenés sur la plante des pieds) et reçu des chocs électriques.

11. Il ressort des observations des parties et de l’établissement des faits par la Cour constitutionnelle que le requérant ne fut pas examiné par un médecin lors de son placement et à la fin de sa garde à vue.

12. Le 11 janvier 2013, le procureur de la République de Karakoçan rendit une décision de non-lieu à poursuivre. Dans les attendus de la décision, le procureur indiqua que :

– C. O. avait déclaré lors de son audition du 18 juillet 2012 que les allégations du requérant étaient irréalistes et affirmé qu’il ne lui avait pas infligé de mauvais traitements,

– A.A. avait contesté lors de son audition du 27 juillet 2012 les allégations de torture formulées par le requérant,

– M.S., qui habitait le même village que le requérant et avait été arrêté avec celui-ci, n’avait pas fait lors de son audition du 4 décembre 2012 de déclarations aptes à confirmer les allégations de l’intéressé.

13. Le procureur de la République conclut qu’il n’y avait aucun élément de preuve, en dehors des allégations et des déclarations abstraites du requérant, pouvant conduire à intenter une action pénale contre les prétendus auteurs des faits allégués.

14. Le 11 juin 2013, la cour d’assises de Malatya confirma le non-lieu.

III. Recours individuel devant la Cour constitutionnelle

15. Le 28 août 2013, le requérant déposa un recours individuel devant la Cour constitutionnelle (« CC »). Il soutenait qu’il avait été victime d’actes de torture psychologique et physique lors de sa garde à vue et réclamait 150 000 livres turques (TRL), l’équivalent d’environ 56 594 euros (EUR), pour dommage moral.

16. Une formation de cinq juges de la CC examina le recours individuel du requérant et rendit sa décision le 31 mars 2016. La CC établit les faits comme suit.

17. Il ressort ainsi de ladite décision que le requérant, après sa libération, se rendit d’abord à Istanbul, puis au Royaume-Uni où il obtint, le 10 février 2004, le statut de réfugié. Six ans plus tard, le 9 février 2010, il fut examiné par la Fondation médicale pour les soins aux victimes de torture (« Medical Foundation for the care of victims of torture », « MFVT »). Le rapport médical, établi à cette occasion, constatait chez le requérant le glissement d’un disque intervertébral lombaire ainsi qu’environ sept plaies situées à l’avant des deux jambes et compatibles avec un traumatisme irrégulier résultant de coups donnés au moyen d’un objet contondant. Le rapport médical notait des douleurs et une sensibilité au niveau des tissus mous des deux talons. Tous ces constats étaient considérés comme cohérents avec des actes de torture tels que rapportés par le requérant. Quant à l’état psychologique de celui-ci, le rapport médical faisait état d’un trouble de stress post-traumatique et d’une dérégulation émotionnelle.

18. Toujours d’après la décision de la CC, le requérant déposa le 9 mars 2012 devant le procureur de la République de Bingöl, par l’intermédiaire de son avocate, une plainte dirigée contre les fonctionnaires de gendarmerie suivants : C.O., qui avait signé la déposition qu’avait faite le requérant pendant la garde à vue ; Ad.At., le responsable des locaux dans lesquels s’était déroulée sa garde à vue ; les fonctionnaires qui avaient signé le procès-verbal de son arrestation ; les membres de la gendarmerie et du JITEM (« Jandarma İstihbarat Terörle Mücadele » – Service des renseignements et de la lutte antiterroriste de la gendarmerie) en fonction à la date des faits et présents sur les lieux des événements ; enfin un autre fonctionnaire dont il donna alors le signalement.

19. Le requérant expliquait dans sa plainte – telle que l’évoque la CC dans la décision susmentionnée – que de 2000 à 2003 il était conducteur de minibus et habitait le village de Zeynelli (Bingöl). D’après lui, les militaires menaient alors régulièrement des opérations dans ce village. Il déclarait notamment que le 28 mai 2003 vers 16 heures, alors qu’il était assis devant la porte de sa maison, une quarantaine de véhicules de la gendarmerie avaient encerclé le village. Se seraient approchés de lui trois fonctionnaires en uniforme dont il déclarait qu’il connaissait l’un personnellement (il se serait agi du commandant N.) et les deux autres de vue, et deux fonctionnaires en civil inconnus de lui et qui étaient selon lui des agents du JITEM. L’un d’eux l’aurait frappé violemment au niveau des vertèbres lombaires avec le dessous de sa botte. Il serait tombé à terre, en proie à une douleur aiguë. On l’aurait alors fait monter dans un véhicule ; il aurait ainsi été conduit avec M.S., un autre habitant du village, à la gendarmerie de Yayladere, où on l’aurait placé dans une cellule après l’avoir menacé de mort avec une arme. Il aurait été interrogé par cinq fonctionnaires, dont deux en civil ; il aurait été frappé violemment et aurait subi la falaka et reçu des chocs électriques. Enfin, il aurait signé une déposition prérédigée de douze pages. Le requérant ajoutait qu’il avait été entendu par le procureur de la République puis par le juge ayant ordonné son placement en détention. Il déclarait que les fonctionnaires auxquels il reprochait des actes de torture étant alors présents, il n’avait pu expliquer au procureur ni au juge qu’il avait subi des sévices de leur fait. Il n’avait pu non plus en informer ses avocats à la suite de son transfert à la maison d’arrêt de Bingöl. Les gardiens de la maison d’arrêt étant selon ses dires présents dans la pièce où il s’était entretenu avec lesdits avocats. Il indiquait qu’après sa libération il s’était rendu au Royaume-Uni où il avait sollicité l’asile. Toujours selon les dires du requérant, dans le cadre de cette demande, l’organisation juridique Redress l’avait fait examiner par la MFVT. Il expliquait que la peur l’avait empêché de se rendre en Türkiye jusqu’en 2011. À cette date il y était retourné sur les conseils de Redress, après avoir commencé un traitement médical à la MFVT. Il demandait enfin que les responsables des actes de torture qu’il alléguait avoir subis fussent identifiés et punis.

20. D’après la décision de la CC, le 21 mars 2013, le procureur de la République de Bingöl se déclara incompétent ratione loci au profit de son homologue de Karakoçan.

21. Le même document fait apparaître que sur demande du procureur de la République de Karakoçan, les adresses de C.O. et d’A.A. (mais non celle d’Ad.At.) furent déterminées et que ces deux fonctionnaires furent entendues.

22. En ce qui concerne A.A., il ressort de la décision de la CC, qu’il a été entendu le 27 juillet 2012 sur commission rogatoire par le procureur de la République de Hopa. Dans sa déposition, il déclara qu’en 2003 il avait, à la suite d’une dénonciation émanant d’un membre de l’organisation terroriste précédemment interpellé, arrêté des habitants du village avant de les conduire à la gendarmerie aux fins d’une audition. Il ne savait pas si le requérant se trouvait parmi les personnes placées en garde à vue. Il affirmait que ces personnes n’avaient pas subi de mauvais traitements.

23. Quant à C.O., il fut – toujours d’après la décision de la CC – entendu le 18 juillet 2012 sur commission rogatoire par le procureur de la République de Kartal (Istanbul). Dans sa déposition, il déclara qu’à la date des faits litigieux le requérant exerçait le métier de conducteur de minibus. Il avait été arrêté au motif qu’on le soupçonnait de fournir des provisions alimentaires à l’organisation terroriste susmentionnée. C.O. aurait ajouté que le requérant n’avait pas été torturé et n’avait pas subi de mauvais traitements.

24. Le même document indique qu’à une date non précisée, M.S. fut également entendu sur commission rogatoire par la direction de la sûreté d’Ümraniye (Istanbul). Il déclara que de 2000 à 2003, le requérant et lui-même habitaient le village susmentionné. Les gendarmes se rendaient de temps en temps au village pour leur demander de l’aide et des informations au sujet de l’organisation terroriste susmentionnée. Sur dénonciation, le requérant, lui-même et d’autres habitants du village avaient été placés en garde à vue par les gendarmes. Ils avaient fait une déposition. Après avoir été entendus par le procureur de la République et par le juge, ils avaient été placés en détention à la maison d’arrêt. M.S. – un habitant du même village que le requérant – déclara qu’il n’avait pas subi de mauvais traitements ni été torturé. Il ne savait rien au sujet des allégations du requérant.

25. Il ressort par ailleurs de l’établissement des faits par la CC que sur demande du procureur de la République de Karakoçan, le commandement de la gendarmerie de Yayladere indiqua qu’il n’y avait pas de registre des gardes à vue pour la période du 28 mai au 1er juin 2003.

26. Il ressort toujours de l’établissement des faits par la CC que le 11 janvier 2013, le procureur de la République de Karakoçan rendit une décision de non-lieu à poursuivre. Il motiva en faisant valoir que C.O. et A.A. avaient contesté les allégations du requérant et que M.S. n’avait pas fait de déclarations aptes à confirmer lesdites allégations. Il conclut que l’enquête n’a fourni aucun élément de preuve apte à confirmer les allégations du requérant ; celles-ci demeuraient abstraites et ne justifiaient pas qu’on entamât une action publique contre les auteurs présumés de prétendus mauvais traitements.

27. Le 11 juin 2013, d’après le même document, la cour d’assises de Malatya confirma la décision du procureur de la République de Karakoçan.

28. Se tournant vers l’examen des faits ainsi établis, la CC constata dans sa décision du 31 mars 2016 que ni le dossier présenté par le requérant dans son recours individuel ni le dossier de l’enquête menée par le procureur de la République ne contenaient suffisamment d’éléments de preuve pour conduire à examiner les allégations de l’intéressé sous l’angle du volet substantiel de l’article 3 de la Convention. Elle conclut qu’elle ne pouvait les examiner que sous l’angle du volet procédural de l’article 3, c’est-à-dire en se fixant pour tâche de déterminer si l’État défendeur avait mené en l’espèce une enquête effective.

29. Dans les attendus de sa décision, la CC releva que le requérant avait, en 2012, déposé une plainte pour des actes de torture qui auraient été perpétrés lors de son placement en garde à vue en 2003 ; qu’une enquête avait été ouverte aussitôt ; que dans le cadre de l’enquête, deux fonctionnaires en service au moment des faits au commissariat où le requérant avait été placé en garde à vue avaient été entendus, ainsi que l’individu qui avait été mis en garde à vue avec l’intéressé ; qu’enfin le procureur de la République compétent avait rendu en l’espèce une décision de non-lieu à poursuivre.

30. La CC nota que le requérant reconnaissait qu’il n’avait fait devant les différentes autorités publiques auxquelles il avait été présenté après sa garde à vue aucune déclaration relative à des mauvais traitements qu’il aurait subis. Elle précisa qu’il n’avait pas allégué lors de ses différentes auditions avoir subi des mauvais traitements. Elle observa qu’il n’était pas non plus établi que le corps du requérant eût présenté, lorsque celui-ci avait été entendu par différentes autorités au cours de la procédure pénale engagée contre lui, des traces telles que des ecchymoses qui pussent suggérer qu’il avait été soumis à la torture ou à des mauvais traitements.

31. La CC releva que les actes de torture que le requérant alléguait avoir subis s’étaient, à les supposer avérés, produits à une date bien antérieure à celle à laquelle il avait déposé sa plainte. Tout en admettant que des difficultés relatives à l’établissement des faits pouvaient surgir au cours d’une enquête, la CC rappela que pour déterminer si l’État défendeur avait satisfait à l’obligation qui lui incombait de mener une enquête effective, il convenait de vérifier si les autorités internes compétentes avaient pris toutes les mesures nécessaires aux fins de confirmer ou d’infirmer les allégations du requérant.

32. La CC avait obtenu copie des dépositions des suspects C.O. et A.A. ainsi que la déclaration du témoin M.S. Elle avait demandé communication du registre des gardes à vue pour la période durant laquelle le requérant avait été placé en garde à vue, mais en vain, pareil registre n’existant plus.

33. De son côté, le requérant, pour étayer ses allégations selon lesquelles il avait été torturé et avait subi des mauvais traitements pendant sa garde à vue, avait versé au dossier d’enquête un rapport médical établi par la MFVT.

34. La CC observa que les constats formulés dans le rapport médical que la MFVT, sise au Royaume-Uni, avait été établi à une date bien postérieure à celle des faits litigieux. Pour vérifier si ces constats étaient susceptibles de confirmer les allégations de mauvais traitements du requérant, elle souligna que les autorités compétentes auraient dû rechercher si le requérant avait été examiné par un médecin à l’entrée et à la sortie de sa garde à vue. Or, nota la CC, aucun acte d’enquête n’avait été mené en ce sens. Le requérant n’avait pas été examiné par un établissement de santé officiel à l’époque des faits. Elle souligna que dans sa décision de non-lieu à poursuivre, le procureur de la République ne s’était pas prononcé sur le rapport médical présenté par le requérant.

35. La CC nota que le dossier de l’enquête qui avait été menée en l’espèce démontrait que celle-ci s’était limitée à l’audition des deux individus indiqués par le requérant et d’un autre agent public dont la signature figurait sur le procès-verbal de déposition. Or, elle releva qu’aucune recherche n’a été menée aux fins d’identifier les agents publics qui étaient en service lors du placement en garde à vue et de l’audition du requérant.

36. La CC précisa que le procureur de la République s’était contenté d’interroger les autres suspects au sujet du fonctionnaire qui, selon le requérant, s’était montré particulièrement actif lors des mauvais traitements que l’intéressé avait déclaré avoir subis. Le procureur n’avait pris aucune autre initiative aux fins d’identification dudit fonctionnaire, alors même que le requérant avait donné son signalement.

37. La CC nota par ailleurs qu’Ad.At. avait été identifié comme ayant été à l’époque des faits le responsable du centre de détention des personnes gardées à vue. Il avait été nommément désigné par le requérant dans sa plainte. Or, cet agent n’avait pas été auditionné par le procureur de la République. Elle observa néanmoins qu’il ressortait du dossier de l’enquête qu’en 2005 Ad.At. avait été muté à la gendarmerie de Çankırı, sans que l’enquête eût été menée plus avant à cet égard.

38. La CC observa que le dossier de l’enquête en l’espèce ne démontrait pas que l’on pouvait obtenir d’autres éléments de preuve aptes à faire la lumière sur les allégations de mauvais traitements formulées par le requérant. En somme, un examen de l’ensemble de l’enquête en cause permettait de conclure qu’elle n’avait pas été menée avec toute la diligence requise. En effet, elle considéra que l’enquête n’avait pas été suffisante pour permettre de faire la lumière sur les faits litigieux et d’identifier les éventuels responsables.

39. La CC conclut à une violation de l’article 3 de la Convention à raison du manquement de l’État défendeur à son obligation de mener une enquête effective sur les mauvais traitements que le requérant déclarait avoir subis pendant sa garde à vue. Elle envoya copie de sa décision au procureur de la République compétent aux fins d’ouverture d’une nouvelle enquête pénale. Elle accorda au requérant 5 000 TRL (soit environ 1 556 EUR, à l’époque des faits) au titre du dommage moral et 1998,35 TRL (soit environ 622 EUR, à l’époque des faits) au titre des frais engagés dans le cadre de la procédure menée devant elle. Elle indiqua que ces sommes devaient être versées au requérant dans un délai de quatre mois à compter de la date à laquelle l’intéressé, à la suite de la notification qu’on lui aurait faite de la décision en question, en formulerait la demande auprès du ministre des Finances. Elle précisa qu’en cas de retard de paiement, des intérêts légaux seraient appliqués à compter de la date de l’expiration dudit délai et jusqu’à la date du versement.

LE CADRE JURIDIQUE et la pratique INTERNEs PERTINENTs

I. Le code pénal

40. Le code pénal réprime le fait pour un agent public de soumettre quelqu’un à la torture (article 243) ou à des mauvais traitements (article 245).

II. Le code de procédure pénale

41. L’article 160 § 1 du code de procédure pénale (intitulé « Devoirs du procureur de la République ayant été informé de la commission d’une infraction ») est ainsi libellé :

« Dès que le procureur de la République est informé, par dénonciation ou par toute autre manière, qu’une infraction semble avoir été commise, il doit immédiatement ouvrir une enquête pour rechercher si une telle infraction a été réellement commise ou non afin de décider s’il y a lieu d’ouvrir une action publique à ce sujet. »

III. La loi no 6216 établissant la Cour constitutionnelle (« CC ») et ses règles de procédure

42. La loi no 6216 sur la CC et ses règles de procédure a été publiée au Journal officiel le 3 avril 2011. Elle remplace l’ancienne loi de 1983.

43. Les dispositions de la loi no 6125 relatives au droit de recours individuel devant la CC sont entrées en vigueur le 23 septembre 2012. Elles prévoient que tout individu peut, en invoquant les droits et libertés fondamentaux protégés par la Constitution et par la Convention européenne des droits de l’homme, introduire un tel recours contre les décisions qui sont devenues définitives après le 23 septembre 2012 (Uzun c. Turquie (déc.), no 10755/13, §§ 7-27, 30 avril 2013).

44. L’article 50 de la loi no 6216 se lit ainsi :

Les décisions

Article 50

« 1) Au terme de l’examen au fond, une décision est rendue sur la violation ou la non-violation d’un droit de l’auteur du recours. Si une décision de violation a été rendue, les mesures à prendre pour mettre fin à la violation et en effacer les conséquences sont précisées dans le dispositif. Il ne peut être procédé à un examen d’opportunité d’un acte administratif et une décision de nature à constituer un tel acte ne peut être rendue.

2) Lorsque la violation constatée découle d’une décision judiciaire, le dossier est renvoyé au tribunal compétent pour une réouverture de la procédure en vue de mettre fin à la violation et d’en effacer les conséquences. Dans les cas où il n’y a pas d’intérêt juridique à rouvrir la procédure, l’auteur du recours peut se voir octroyer une indemnité ou être invité à entamer une procédure devant les tribunaux compétents. Le tribunal chargé de rouvrir la procédure rend sa décision, dans la mesure du possible sur dossier, en vue de remédier à la violation constatée par la Cour constitutionnelle dans sa décision et d’effacer les conséquences de ladite violation.

3) Les décisions rendues par les chambres sont notifiées aux personnes concernées et au ministère de la Justice, et sont publiées sur le site Internet de la Cour constitutionnelle. Les critères de publication au Journal officiel sont énoncés dans le règlement.

4) Les divergences de jurisprudence entre les commissions sont tranchées par les sections auxquelles elles sont rattachées ; celles entre les sections sont tranchées par l’assemblée plénière. Les autres dispositions régissant cette question sont exposées dans le règlement de la Cour constitutionnelle.

5) En cas de renonciation, le recours est rayé du rôle. »

IV. La jurisprudence de la CC

45. Il ressort de la jurisprudence de la CC pertinente en la matière, telle que présentée par le Gouvernement dans ses observations, que cette juridiction octroie une indemnité importante lorsqu’elle constate une violation de l’article 3 de la Convention et décide qu’il n’y a pas d’intérêt juridique à tenir un nouveau procès, et une indemnité d’un montant moindre lorsqu’elle juge qu’un nouveau procès doit se tenir. Cette pratique se dégage selon le Gouvernement des résumés ci-après.

46. Dans sa décision Cezmi Demir et autres (no 2013/293, 17 juillet 2014), la CC a conclu à une violation des volets substantiel et procédural de l’article 3 de la Convention à raison d’actes de torture infligés aux requérants pendant leur garde à vue. Elle a accordé à chacun d’entre eux 40 000 TRL (environ 13 909 EUR) pour dommage moral ainsi que 198,35 TRL (environ 69 EUR) au titre des frais et dépens engagés dans le cadre de la procédure en question, et elle a envoyé copie de la décision au tribunal compétent pour information.

47. Dans sa décision Deniz Yazıcı (no 2013/6359, 10 juillet 2014), la CC a conclu à une violation des volets substantiel et procédural de l’article 3 de la Convention à raison d’actes de torture et de traitements inhumains infligés à l’intéressé lors de son arrestation et pendant sa garde à vue. Elle lui a accordé 20 000 TRL (environ 6 915 EUR) pour dommage moral ainsi que 1 698,35 TRL (environ 587 EUR) au titre des frais et dépens engagés dans le cadre de la procédure en question, et elle a envoyé copie de la décision au tribunal compétent pour information.

48. Dans sa décision Şenol Gürkan (no 2013/2438, 9 septembre 2015), la CC a conclu à une violation du volet substantiel de l’article 3 de la Convention à raison d’actes de torture infligés à l’intéressé pendant sa garde à vue. Elle a jugé qu’il n’y avait pas d’intérêt juridique à demander la réouverture de la procédure, les faits étant prescrits et le recueil de nouveaux éléments de preuve étant compromis. Elle a accordé à la victime 55 000 TRL (environ 16 286 EUR) pour dommage moral et 1698,35 TRL (environ 503 EUR) au titre des frais et dépens engagés dans le cadre de la procédure en question.

49. Dans sa décision Zeki Bingöl (2) (no 2013/6576, 18 novembre 2015), la CC a conclu à une violation des volets substantiel et procédural de l’article 3 de la Convention à raison du traitement inhumain infligé à l’intéressé pendant sa garde à vue. Elle a envoyé copie de sa décision au procureur de la République compétent aux fins d’ouverture d’une nouvelle enquête pénale. Elle a accordé à la victime 4 000 TRL (environ 1 307 EUR) pour dommage moral et 1 698,35 TRL (environ 555 EUR) au titre des frais et dépens engagés dans le cadre de la procédure en question.

50. Dans sa décision Hamdiye Aslan (no 2013/2015, 4 novembre 2015), la CC a conclu à une violation des volets substantiel et procédural de l’article 3 de la Convention à raison de mauvais traitements infligés à l’intéressé pendant sa garde à vue. Elle lui a accordé 30 000 TRL (environ 9 646 EUR) pour dommage moral et 1 698,35 TRL (environ 546 EUR) au titre des frais et dépens engagés dans le cadre de la procédure en question.

51. Dans sa décision Feride Kaya (2) (no 2016/13895, 9 juin 2020), la CC a conclu à une violation des volets substantiel et procédural de l’article 3 de la Convention à raison d’actes de torture infligés à la requérante pendant sa garde à vue. Elle a accordé à l’intéressée 90 000 TRL (environ 11 737 EUR) pour dommage moral et 3 239,50 TRL (environ 422 EUR) au titre des frais et dépens engagés dans le cadre de la procédure en question. En raison de la prescription des faits, elle a jugé qu’il n’y avait pas d’intérêt juridique à ordonner un nouveau procès en l’espèce. Elle a envoyé pour information copie de sa décision à la cour d’assises compétente.

52. Dans sa décision Deniz Şah (2) (no 2018/29836, 14 avril 2022), la CC a conclu à une violation du volet procédural de l’article 3 de la Convention à raison de mauvais traitements subis par l’intéressé dans la maison d’arrêt où il était détenu. Elle a envoyé copie de sa décision au procureur de la République compétent aux fins d’ouverture d’une nouvelle enquête pénale. Elle a accordé à la victime 45 000 TRL (environ 2 839 EUR) pour dommage moral.

LES textes internationaux PERTINENTS

Protocole d’Istanbul des Nations unies

53. Le « Manuel pour enquêter efficacement sur la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants » (« le Protocole d’Istanbul ») a été soumis au Haut-Commissaire des Nations unies pour les droits de l’homme (HCDH) le 9 août 1999, et les principes qui s’y trouvent énoncés ont reçu ensuite le soutien des Nations unies à travers différentes résolutions de la Commission des droits de l’homme et de l’Assemblée générale. Ce manuel constitue le premier ensemble de lignes directrices relatives aux investigations et à l’appréciation des preuves dans des cas présumés de torture. Il contient un ensemble d’instructions pratiques sur la manière d’examiner les personnes qui déclarent avoir été victimes de torture ou de mauvais traitements, de conduire une enquête dans des cas présumés de torture et de notifier aux autorités compétentes les conclusions tirées de ces investigations. Les principes relatifs aux moyens d’enquêter efficacement dans des cas présumés de torture ou d’autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants et d’établir la réalité de tels faits sont résumés à l’annexe 1 du manuel (les passages pertinents de ce document sont reproduits dans l’arrêt Batı et autres c. Turquie, nos 33097/96 et 57834/00, § 100, CEDH 2004‑IV (extraits)).

EN DROIT

I. OBSERVATIONS PRÉLIMINAIRES

54. La requête concerne les mauvais traitements que le requérant dit avoir subis pendant sa garde à vue les 30 et 31 mai 2003. Examinant ces allégations sous le seul angle du volet procédural de l’article 3 de la Convention, la CC a conclu à une violation de cette disposition à raison du manquement des autorités internes compétentes à leur obligation de mener une enquête effective sur les mauvais traitements que le requérant déclarait avoir subis pendant sa garde à vue. Elle a envoyé copie de sa décision au procureur de la République compétent aux fins d’ouverture d’une nouvelle enquête pénale. Elle a accordé au requérant 5 000 TRL pour dommage moral (soit environ 1 556 EUR, à l’époque des faits) et 1998,35 TRL (soit environ 622 EUR, à l’époque des faits) au titre des frais engagés dans le cadre de la procédure menée devant elle.

55. La Cour relève d’abord que le requérant soulève, dans ses observations, un nouveau grief tiré de l’article 34 de la Convention du fait que le procureur de la République aurait fait des pressions sur lui pour le décourager de poursuivre sa requête devant la Cour.

56. Le Gouvernement combat cette allégation du requérant en faisant valoir qu’il n’a pas été capable de l’étayer.

57. La Cour rappelle que pour que le mécanisme de recours individuel instauré à l’article 34 de la Convention soit efficace, il est de la plus haute importance que les requérants, déclarés ou potentiels, soient libres de communiquer avec la Cour, sans que les autorités les pressent en aucune manière de retirer ou modifier leurs griefs (voir, parmi beaucoup d’autres, Akdivar et autres c. Turquie, 16 septembre 1996, § 105, Recueil des arrêts et décisions 1996-IV, Aksoy c. Turquie, 18 décembre 1996, § 105, Recueil 1996-VI, et Ergi c. Turquie, 28 juillet 1998, § 105, Recueil 1998-IV). Dans ce contexte, par le mot « presse[r] », il faut entendre non seulement la coercition directe et les actes flagrants d’intimidation des requérants déclarés ou potentiels, de leur famille ou de leur représentant en justice, mais aussi les actes ou contacts indirects et de mauvais aloi tendant à dissuader ceux-ci ou à les décourager de se prévaloir du recours qu’offre la Convention. La Cour fait observer que pour déterminer si des contacts entre les autorités et un requérant déclaré ou potentiel constituent des pratiques inacceptables du point de vue de l’article 34, il faut tenir compte des circonstances particulières de la cause (Kurt c. Turquie, 25 mai 1998, §§ 160 et 164, Recueil 1998-III, et Şarli c. Turquie, no 24490/94, § 84, 22 mai 2001).

58. En l’espèce, la Cour note que le requérant ne prétend pas que les autorités internes compétentes, en l’occurrence le procureur de la République compétent, l’aurait interrogé au sujet de sa requête pendante devant elle pour soutenir que celui-ci aurait fait des pressions sur lui pour le décourager de poursuivre sa requête devant elle. Il ne donne d’ailleurs aucune information factuelle ni même une quelconque convocation pour étayer une telle allégation. De plus, la Cour ne relève aucune menace de poursuites pénales proférée à l’encontre du requérant ou de ses avocats en raison de la requête pendante devant elle (comparer avec Şarli, précité, §§ 85-86). Par ailleurs, le requérant n’apporte aucune précision sur la date de la survenance d’une telle pression. Il ne s’appuie pas sur des éléments de preuve concrets tels une convocation ou une audition prouvant que le but du procureur de la République chargé de mener l’enquête était de faire pression sur lui pour le décourager de poursuivre sa requête devant la Cour (comparer avec Colibaba c. Moldova, no 29089/06, §§ 68-69, 23 octobre 2007, menace de la part d’un procureur général d’engager des poursuites à l’encontre d’un membre du barreau ayant soumis de « fausses » allégations en matière de droits de l’homme à des organisations internationales ; Lopata c. Russie, no 72250/01, §§ 156-159, 13 juillet 2010, intimidation et pressions exercées sur le requérant par les autorités internes en raison de sa requête devant la Cour).

59. Partant, la Cour ne relève l’existence d’aucune ingérence, incompatible au regard de l’article 34 de la Convention, de la part de l’État défendeur dans l’exercice par le requérant de son droit de recours individuel. Il s’ensuit que ce grief est manifestement mal fondé et doit être rejeté en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

60. Ensuite, la Cour a pris bonne note des différents développements factuels et juridiques survenus en droit interne après la décision de la CC du 31 mars 2016. À cet égard, elle rappelle que lors de la communication de la requête aux parties, elle a rejeté pour non-épuisement des voies de recours internes le grief du requérant selon lequel le procureur de la République compétent n’avait pas ouvert une nouvelle enquête pénale sur les mauvais traitements dont il se plaignait, à la suite de la décision rendue par la CC.

61. Le requérant soulève par ailleurs, dans ses observations, un nouveau grief tiré du fait que l’indemnité qui lui a été accordée par la CC ne lui aurait toujours pas été versée par les autorités internes compétentes. Or, la Cour constate que le requérant n’a pas exposé dans la requête qu’il a introduite devant elle un tel grief qu’il formule pour la première fois dans ses observations. Elle relève par ailleurs qu’il ressort des documents versés au dossier de l’affaire que ce grief n’a pas non plus été soulevé devant les juridictions internes compétentes pour faire valoir que l’indemnité qui lui a été accordée par la CC ne lui aurait pas été versée.

62. Toutefois, elle souligne à cet égard que la règle de l’épuisement préalable des voies de recours internes constitue un aspect important du principe de subsidiarité, tel qu’inscrit dans le Préambule de la Convention depuis l’entrée en vigueur le 1er août 2021 du Protocole no 15 (M c. France (déc.), no 42821/18, § 73, 26 avril 2022), selon lequel le mécanisme de sauvegarde instauré par la Convention revêt un caractère subsidiaire par rapport aux systèmes nationaux de garantie des droits de l’homme (Vučković et autres c. Serbie (exception préliminaire) [GC], nos 17153/11 et 29 autres, §§ 69-70, 25 mars 2014). Le requérant aura la possibilité de contester devant la CC son allégation selon laquelle l’indemnité qui lui a été accordée par celle-ci ne lui aurait pas été versée par les autorités internes compétentes.

63. Il convient de rejeter cette partie de la requête pour non-épuisement des voies de recours internes, au sens de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION

64. Le requérant allègue que l’enquête menée en l’espèce par les autorités internes compétentes n’a pas satisfait aux exigences de l’article 3 de la Convention. Il invoque les articles 3 et 13 de la Convention.

65. Eu égard à la formulation et à la substance des griefs présentés par le requérant (Radomilja et autres c. Croatie [GC], nos 37685/10 et 22768/12, § 126, 20 mars 2018), la Cour examinera ceux-ci uniquement sous l’angle de l’article 3 de la Convention, lequel est ainsi libellé :

« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »

A. Sur la recevabilité

1. Le Gouvernement

66. Le Gouvernement excipe d’un défaut de qualité de victime du requérant. Il rappelle que la CC a conclu à une violation de l’article 3 de la Convention à raison du manquement des autorités internes compétentes à leur obligation de mener une enquête effective sur les mauvais traitements que le requérant déclarait avoir subis pendant sa garde à vue. Elle a envoyé copie de sa décision au procureur de la République compétent aux fins d’ouverture d’une nouvelle enquête pénale. Elle a accordé au requérant 5 000 TRL pour dommage moral (soit environ 1 556 EUR) et 1998,35 TRL (soit environ 622 EUR) au titre des frais engagés dans le cadre de la procédure menée devant elle.

67. Se référant à l’article 50 § 2 de la loi no 6216 établissant la CC et ses règles de procédure, le Gouvernement argue que si la violation constatée résulte d’une décision de justice, le dossier est renvoyé au tribunal compétent aux fins d’ouverture d’un nouveau procès apte à mettre un terme à ladite violation et à effacer ses conséquences. Dans le cas où il n’y a pas d’intérêt juridique à tenir un nouveau procès, une indemnisation peut être accordée au requérant ou une procédure peut être engagée devant les tribunaux ordinaires. Le tribunal chargé de tenir un nouveau procès statue, si possible, sur dossier en vue de remédier à la violation constatée et d’effacer ses conséquences telles qu’exposées par la CC dans la décision concernée.

68. Le Gouvernement explique que l’article 50 de la loi no 6216 correspond à l’article 41 de la Convention. Il se réfère à la décision rendue par la CC siégeant en assemblée plénière dans l’affaire Mehmet Doğan (no 2014/8875, §§ 54-60, 7 juin 2018), dans laquelle la haute juridiction a exposé les principes généraux régissant le redressement d’une violation constatée par elle dans une affaire soumise à son appréciation. Il explique que la CC accorde des indemnités à la partie requérante au titre des dommages matériel et moral. Il est également possible qu’aucune indemnité ne soit accordée à la partie requérante si les conséquences de la violation sont entièrement effacées à la suite de la tenue d’un nouveau procès par le tribunal compétent.

69. Se référant à la jurisprudence de la CC exposée ci-dessus (paragraphes 45-52), le Gouvernement développe son argumentation en expliquant que la haute juridiction octroie une indemnité importante lorsqu’il n’y a pas d’intérêt juridique à tenir un nouveau procès. Elle accorde une indemnité d’un montant moindre lorsqu’elle décide qu’un nouveau procès doit se tenir.

70. Pour ce qui est de la jurisprudence de la Cour relative à la perte de qualité de victime, le Gouvernement se réfère d’abord à plusieurs affaires concernant la durée de la procédure au regard de l’article 6 de la Convention. À cet égard, il explique que la Cour admet l’octroi d’une compensation pour dommage moral moins importante que celle qu’elle accorde elle-même dans des affaires similaires. Renvoyant ensuite à l’arrêt Gäfgen c. Allemagne ([GC], no 22978/05, §§ 115, 116 et 130, CEDH 2010), il indique que lorsqu’il s’agit d’une affaire qui concerne une violation de l’article 3 de la Convention, une indemnité doit être accordée au requérant. De plus, les autorités internes compétentes doivent, le cas échéant, mener une enquête effective apte à permettre d’identifier et de juger les auteurs des mauvais traitements en cause.

71. Pour déterminer si le montant de l’indemnité accordé par la CC est suffisant, le Gouvernement illustre son propos en donnant trois exemples d’arrêts de la Cour que l’on peut résumer comme suit.

72. Dans l’affaire Daşlık c. Turquie (no 38305/07, 13 juin 2017), la Cour a conclu à une violation du volet procédural de l’article 3 de la Convention, et elle a accordé à l’intéressée 5 000 EUR pour dommage moral et 2 000 EUR pour les frais et dépens engagés dans le cadre de la procédure en question. Cette affaire concernait des allégations de mauvais traitements subis par la requérante pendant sa garde à vue et l’acquittement des policiers concernés.

73. Dans l’affaire İltümür Ozan et autres c. Turquie (no 38949/09, 16 février 2021), la Cour a conclu à une violation du volet procédural de l’article 3 de la Convention. Elle a accordé à l’intéressé 3 000 EUR pour dommage moral. Cette affaire concernait des allégations de mauvais traitements subis par le requérant de cette affaire lors de son arrestation et de sa garde à vue

74. Dans l’affaire Alkaya c. Turquie ([comité], no 70932/10, 27 novembre 2018), la Cour a conclu à une violation du volet procédural de l’article 3 de la Convention au motif que la prescription des mauvais traitements reprochés aux fonctionnaires de police avait résulté de la durée excessive de la procédure. Elle a ensuite jugé que le constat de violation représentait une satisfaction équitable suffisante pour réparer le dommage moral éventuellement subi par le requérant. Cette affaire concernait des allégations de mauvais traitements subis par le requérant lors de son arrestation et de sa garde à vue. Le Gouvernement en tire le constat que la Cour peut ne pas octroyer au requérant d’indemnité pour dommage moral même si elle constate une violation du volet procédural de l’article 3 de la Convention, lorsqu’elle estime que le constat de violation suffit à réparer le dommage moral subi par le requérant.

2. Le requérant

75. Le requérant conteste l’exception de défaut de qualité de victime, au sens de l’article 34 de la Convention, soulevée à son égard par le Gouvernement. Se référant à l’affaire Gäfgen (précitée, §§ 115, 116 et 119), il explique qu’une enquête apte à permettre l’identification et la punition des auteurs des mauvais traitements doit être menée. Il souligne que l’indemnité accordée à la victime au titre du dommage moral doit être appropriée. Or, soutient-il, aucune de ces conditions n’est remplie en l’espèce.

76. Le requérant argue que selon la jurisprudence de la Cour telle qu’elle résulte par exemple des affaires Kopylov c. Russie, (no 3933/04, §§ 144 et 146, 29 juillet 2010) et Shestopalov c. Russie, (no 46248/07, § 62, 28 mars 2017), le montant de l’indemnité qui lui été octroyée par la CC est inférieur à celui qu’accorde la Cour dans des affaires similaires. Il conteste en particulier l’argument tiré à cet égard par le Gouvernement de l’affaire Alkaya précitée. Il explique que les faits de cette affaire différents de ceux de sa cause car l’intéressé avait attaqué un policier et avait refusé d’être examiné par un médecin. En revanche, il reconnaît qu’une similitude existe entre son affaire et les deux autres cas cités par le Gouvernement.

77. Le requérant indique toutefois que son cas est plutôt comparable à l’affaire Amine Güzel c. Turquie (no 41844/09, §§ 40, 41 et 49, 17 septembre 2013). Dans cette affaire, la Cour a conclu à une violation du volet procédural de l’article 3 de la Convention et a accordé à la requérante 12 500 EUR pour dommage moral. En tout état de cause, il fait valoir que la somme que lui a octroyée la CC au titre du dommage moral est bien inférieure à celle qu’a accordée la Cour dans les affaires Daşlık, İltümür Ozan et autres, et Amine Güzel, précitées.

3. Appréciation de la Cour

a) Principes généraux pertinents

78. La Cour rappelle qu’il appartient en premier lieu aux autorités nationales de redresser une violation alléguée de la Convention. À cet égard, la question de savoir si un requérant peut se prétendre victime de la violation alléguée se pose à tous les stades de la procédure sur le terrain de la Convention (Gäfgen, précité, § 115). Une décision ou une mesure favorable au requérant ne suffit pas en principe à le priver de sa qualité de « victime » aux fins de l’article 34 de la Convention sauf si les autorités nationales reconnaissent, explicitement ou en substance, puis réparent la violation de la Convention (Kurić et autres c. Slovénie [GC], no 26828/06, § 259, CEDH 2012 (extraits)). Ce n’est que lorsqu’il est satisfait à ces deux conditions que la nature subsidiaire du mécanisme de protection de la Convention s’oppose à un examen de la requête (Eckle c. Allemagne, 15 juillet 1982, §§ 69 et suivants, série A no 51, et M. Özel et autres c. Turquie, nos 14350/05, 15245/05 et 16051/05, § 157, 17 novembre 2015).

79. En ce qui concerne la réparation « approprié » et « suffisante » pour remédier au niveau interne à la violation d’un droit garanti par la Convention, la Cour considère généralement qu’elle dépend de l’ensemble des circonstances de la cause, eu égard en particulier à la nature de la violation de la Convention qui se trouve en jeu (Gäfgen, précité, § 116, Kurić et autres, précité, § 260, et Jeronovičs c. Lettonie [GC], no 44898/10, § 116, 5 juillet 2016).

b) Application de ces principes à la présente requête

80. En l’espèce, il appartient à la Cour de vérifier, d’une part, s’il y a eu reconnaissance par les autorités nationales, au moins en substance, d’une violation d’un droit protégé par la Convention et, d’autre part, si la réparation peut être considérée comme ayant été approprié et suffisante (voir, entre autres, Gäfgen, précité, § 127, Kopylov c. Russie, no 3933/04, §§ 144-146, 29 juillet 2010, Tamuçu et autres c. Turquie (déc.), no 37930/09, § 41, 24 janvier 2017, et Shmorgunov et autres c. Ukraine, nos 15367/14 et 13 autres, § 399, 21 janvier 2021, mutatis mutandis Murat Aksoy c. Turquie, no 0/17, § 90, 13 avril 2021, et İlker Deniz Yücel c. Turquie, no 27684/17, § 72, 25 janvier 2022).

81. Elle rappelle que dans la présente affaire le requérant allègue une violation d’un droit fondamental de la Convention, à savoir l’article 3 de la Convention. En particulier, le requérant soutient que l’enquête menée par les autorités internes – au sujet des mauvais traitements qu’il dit avoir subis pendant sa garde à vue les 30 et 31 mai 2003 – n’a pas satisfait aux exigences de l’article 3 de la Convention. En conséquence, c’est à la lumière de sa jurisprudence relative à l’article 3 de la Convention qu’elle examinera l’exception que tire le Gouvernement d’un défaut de qualité de victime du requérant.

82. La Cour relève qu’en examinant les allégations du requérant sous le seul angle du volet procédural de l’article 3 de la Convention, la CC a conclu à une violation de cette disposition à raison du manquement des autorités internes compétentes à leur obligation de mener une enquête effective sur les mauvais traitements que le requérant déclarait avoir subis pendant sa garde à vue. Elle a envoyé copie de sa décision au procureur de la République compétent aux fins d’ouverture d’une nouvelle enquête pénale. Elle a accordé au requérant 5 000 TRL au titre du dommage moral (soit environ 1 556 EUR, à l’époque des faits).

83. En ce qui concerne la première condition, la Cour observe qu’il ressort de la décision du 31 mars 2016 de la CC que ce sont les manquements relevés par celle-ci dans l’enquête menée par le procureur de la République compétent qui ont conduit la haute juridiction à conclure à une violation du volet procédural de l’article 3 de la Convention. La CC a ainsi reconnu la méconnaissance du volet procédural du droit protégé par l’article 3 de la Convention.

84. Il reste à déterminer si la réparation accordée au requérant par la CC peut être considérée comme « approprié » et « suffisante » (voir, mutatis mutandis, Otgon c. République de Moldova, no 22743/07, § 16, 25 octobre 2016 ainsi que les affaires qui y sont citées, et S.F.K. c. Russie, no 5578/12, § 72, 11 octobre 2022). À cet égard, la Cour observe que la CC a octroyé au requérant la somme de 1 556 EUR environ au titre du dommage moral qu’il avait subi. Elle a pris bonne note des explications du Gouvernement selon lesquelles la CC accorde une compensation importante lorsqu’il n’y a pas d’intérêt juridique à tenir un nouveau procès. Et elle accorde une compensation d’un montant moindre lorsqu’elle décide qu’un nouveau procès doit se tenir ou bien que, comme en l’espèce, le procureur de la République compétent doit ouvrir une nouvelle enquête pénale, au sujet des allégations formulées par le requérant sur le terrain de l’article 3 de la Convention (paragraphe 44 ci-dessus).

85. La Cour relève que le Gouvernement se réfère en particulier à l’arrêt qu’elle a rendu dans l’affaire Alkaya précitée, où elle a conclu à une violation de l’article 3 de la Convention. Dans cette affaire, elle a estimé qu’étant donné les circonstances spécifiques dans lesquelles avait été arrêté le requérant, le constat de violation représentait une satisfaction équitable suffisante pour réparer le dommage moral éventuellement subi par l’intéressé, au titre de l’article 41 de la Convention. Aussi, le Gouvernement tire argument de cette affaire pour conclure qu’en la présente espèce le montant du dommage moral accordé au requérant par la CC ne peut pas être considéré comme déraisonnable. La Cour rappelle que particulièrement en matière de satisfaction équitable pour préjudice moral, elle est guidée par le principe de l’équité, qui implique une certaine souplesse et un examen objectif de ce qui est juste, équitable et raisonnable compte tenu de l’ensemble des circonstances du cas dont elle a à connaître, c’est-à-dire non seulement de la situation du requérant, mais aussi du contexte général dans lequel la violation a été commise. Les indemnités qu’elle alloue pour préjudice moral ont pour objet de reconnaître le fait qu’un dommage moral est résulté de la violation d’un droit fondamental et elles sont chiffrées de manière à refléter approximativement la gravité de ce dommage (Varnava et autres c. Turquie [GC], nos 16064/90 et 8 autres, § 224, CEDH 2009, Al-Jedda c. Royaume-Uni [GC], no 27021/08, § 224, CEDH 2011, et Nagmetov c. Russie [GC], no 35589/08, § 73, 30 mars 2017).

86. De plus, pour ce qui concerne un grief tiré de l’article 3 de la Convention, ce n’est que dans des circonstances exceptionnelles que la Cour considère, comme elle l’a fait dans l’affaire Alkaya précité, que le constat d’une violation constitue en soi une satisfaction équitable suffisante. Elle adopte cette approche en particulier dans des affaires où la violation constatée par la Cour ne concerne que des défaillances procédurales (Hilal c. Royaume-Uni, no 45276/99, § 83, CEDH 2001-II, Wenner c. Allemagne, no 62303/13, § 86, 1er septembre 2016, et Marcello Viola c. Italie (no 2), no 77633/16, § 148, 13 juin 2019). Par ailleurs, elle n’accorde pas, au titre de la satisfaction équitable pour dommage moral, d’indemnité supérieure à celle que réclame le requérant (Sonkaya c. Turquie, no 11261/03, §§ 33 et 35, 12 février 2008). Elle n’en accorde aucune lorsque le requérant n’a pas présenté de demande à cet égard (Dağabakan et Yıldırım c. Turquie, no 20562/07, § 68, 9 avril 2013). Cela étant, même en l’absence d’une « demande » formée de manière appropriée dans le respect de son règlement, la Cour reste compétente sous certaines conditions pour octroyer, de façon raisonnable et mesurée, une satisfaction équitable pour préjudice moral découlant des circonstances exceptionnelles d’une affaire donnée (Nagmetov, précité, §§ 76 et 77).

87. La Cour rappelle que, lorsque des autorités nationales ont octroyé à un requérant une indemnité en redressement de la violation constatée, il convient qu’elle en examine le montant. Pour ce faire, elle tient compte de sa propre pratique dans des affaires similaires. Elle se demande, sur la base des éléments dont elle dispose, ce qu’elle aurait accordé dans une situation comparable, ce qui ne signifie pas que les deux montants doivent forcément correspondre. De plus, elle prend en compte l’ensemble des circonstances de l’affaire, y compris le moyen de redressement choisi et la rapidité avec laquelle les autorités nationales ont procédé au redressement en question. Elle rappelle qu’il incombe aux autorités nationales compétentes de satisfaire à l’obligation primordiale d’assurer le respect des droits et libertés garantis par la Convention. Cela dit, la somme accordée au niveau national ne doit pas être manifestement insuffisante eu égard aux circonstances de l’affaire qu’elle examine (voir, parmi beaucoup d’autres, Kopylov, précité, § 146, Shestopalov c. Russie, no 46248/07, § 62, 28 mars 2017, et Cestaro c. Italie, no 6884/11, § 231, 7 avril 2015).

88. En l’espèce, la Cour rappelle qu’elle a, dans des circonstances comparables, alloué au titre du dommage moral la somme de 8 000 EUR respectivement à chaque requérant de l’affaire Dönmüş et Kaplan c. Turquie (no 9908/03, § 59, 31 janvier 2008) ; la somme de 5 000 EUR – correspondant au montant réclamé par l’intéressé – au requérant de l’affaire Sonkaya (précitée, § 35) ; et la somme de 9 750 EUR au requérant de l’affaire Mimtaş c. Turquie (no 23698/07, § 65, 19 mars 2013). La Cour considère que dans la présente affaire la somme de 1 556 EUR environ allouée par la CC au requérant en réparation du préjudice moral subi est inférieure au montant généralement octroyé par elle dans des affaires où elle a conclu à une violation de l’article 3 de la Convention (Darraj c. France, no 34588/07, § 50, 4 novembre 2010, et Grecu c. République de Moldova, no 51099/10, § 21, 30 mai 2017). Elle estime qu’en l’occurrence la somme de 1 556 EUR environ accordée au requérant par la CC ne constitue pas un redressement adéquat et suffisant (Milić et Nikezić c. Monténégro, nos 54999/10 et 10609/11, § 75, 28 avril 2015, dans laquelle la Cour a jugé que l’indemnité de 1 500 EUR accordée à chaque requérant au titre du dommage moral ne pouvait être considérée comme une réparation appropriée pour la violation dénoncée de l’article 3 ; pour une approche similaire voir également İlker Deniz Yücel, précité, § 73 ainsi que les affaires qui y sont citées, concernant l’insuffisance de l’indemnité offerte par la CC pour la durée de la détention provisoire subie par le requérant). Partant, l’État défendeur n’a pas suffisamment redressé le traitement contraire à l’article 3 de la Convention que le requérant a subi.

89. Il s’ensuit que le requérant peut toujours se prétendre victime d’une violation de l’article 3 au sens de l’article 34 de la Convention. La Cour rejette en conséquence l’exception tirée par le Gouvernement d’une perte de la qualité de victime du requérant.

90. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour le déclare recevable.

B. Sur le fond

1. Le requérant

91. Tout en prenant acte de la décision de la CC du 31 mars 2016, le requérant persiste à dire que l’enquête menée par les autorités internes compétentes n’était pas effective. Il se plaint d’un défaut de promptitude de ladite enquête. Il explique que le procureur de la République aurait dû la déclencher dès qu’eurent été portés à sa connaissance des éléments de preuve relatifs à des mauvais traitements qu’on lui aurait infligés, c’est-à-dire avant même le dépôt de sa plainte en mars 2012.

92. Il explique que les autorités internes compétentes n’ont pas identifié et auditionné tous les auteurs présumés des mauvais traitements qu’il a subis. Ainsi, alors qu’il avait désigné les gendarmes C.O., Ad.At. et N. (le commandant de la gendarmerie), le procureur de la République a limité ses investigations à l’audition de C.O., d’Ad.At. et d’A.A. De plus, il soutient qu’en dehors de M.S., aucun autre témoin placé en garde à vue avec lui n’a été entendu, ni d’ailleurs l’infirmière qui l’avait soigné pour ses blessures. Il reproche par ailleurs au procureur de la République de n’avoir pas recherché si un rapport médical avait été établi lors de son entrée et de sa sortie en garde à vue. Le procureur de la République n’a pas demandé non plus s’il avait été examiné par un médecin lors de l’enquête. Il déclare qu’il n’a pas pu participer à l’enquête menée par le procureur de la République car il avait omis de l’informer de la décision qu’il avait rendue en l’espèce. Il explique qu’il n’a pas été entendu par les autorités internes compétentes.

93. Il ajoute que l’enquête n’a pas été menée de manière indépendante. Se référant à l’argumentation qu’il a développée à l’égard d’un manque d’effectivité de l’enquête, il soutient que les autorités internes n’ont pas eu recours à des moyens indépendants pour auditionner les gendarmes auteurs présumés des mauvais traitements en cause.

94. Le requérant conteste l’argument du Gouvernement selon lequel il n’aurait pas fait preuve de la diligence requise pour déposer une plainte devant le procureur de la République compétent. Il soutient que les autorités internes compétentes savaient ou auraient dû savoir qu’il avait subi des mauvais traitements. Se référant à l’affaire Mocanu et autres c. Roumanie ([GC], nos 10865/09 et 2 autres, §§ 274, CEDH 2014 (extraits)), il soutient qu’il faut lire sa plainte à la lumière des effets psychologiques causés sur sa personne par les mauvais traitements et la torture qu’il a subis pendant sa garde à vue. Selon lui, il ressort du rapport médical établi par la MVFT qu’il souffre d’un stress et d’une dépression post-traumatiques et qu’il est la proie de pensées suicidaires, lesquelles se seraient estompées à partir de 2007 environ. Il rappelle qu’il avait expliqué n’avoir pu, du fait de la présence de surveillants lors des visites qu’il recevait, informer sa famille ni ses avocats des mauvais traitements qu’il avait subis. Il ajoute qu’après sa mise en liberté, ses avocats lui avaient déclaré que la peur les conduisait à refuser d’être impliqués dans son affaire.

95. Enfin, renvoyant à l’affaire Baranin et Vukčević c. Monténégro, (nos 24655/18 et 24656/18, §§ 138-149, 11 mars 2021), il conteste l’argument du Gouvernement selon lequel le recours individuel devant la CC serait une voie de recours interne effective.

2. Le Gouvernement

96. Renvoyant à l’affaire Uzun (précité, §§ 52, 68, 69 et 70), où la Cour a jugé que le recours individuel devant la CC était une voie de recours interne effective, le Gouvernement argue qu’il en va de même en l’espèce. Il attire l’attention de la Cour sur le fait que la CC, dans sa décision du 31 mars 2016, a constaté une violation du volet procédural de l’article 3 de la Convention.

97. Par ailleurs, se référant à l’affaire Mocanu et autres (précitée, §§ 263 et 264), le Gouvernement explique qu’en matière de mauvais traitements, les requérants doivent faire preuve d’une certaine diligence et porter plainte sans tarder. Il soutient que c’est là une obligation que le requérant de l’espèce n’a pas satisfaite. En effet, le requérant est resté inactif entre mai 2003 – date de son placement en garde à vue – et le 9 mars 2012, date à laquelle il a déposé une plainte devant le procureur de la République. Le Gouvernement ajoute que le requérant n’a soulevé pareil grief ni devant le juge qui l’a entendu en garde à vue, ni devant le tribunal qui a examiné sa cause. Il remarque qu’un délai long s’est écoulé entre le 10 février 2004, date à laquelle l’intéressé a obtenu le statut de réfugié au Royaume-Uni, et le 9 février 2010, date à laquelle il y a été examiné par la MVFT. Selon le Gouvernement, le requérant ne peut pas expliquer pour quelle raison il a attendu six ans avant de déposer une plainte devant le procureur de la République alors qu’il aurait pu porter plainte plus tôt. Enfin, le Gouvernement soutient qu’en l’espèce une enquête effective a été menée par les autorités internes compétentes.

3. Appréciation de la Cour

a) Principes généraux pertinents

98. La Cour renvoie aux principes généraux pertinents en la matière, tels qu’ils se trouvent énoncés notamment dans les arrêts El-Masri c. l’ex-République yougoslave de Macédoine ([GC], no 39630/09, §§ 182-185, CEDH 2012), Mocanu et autres (précité, §§ 316-326), et Jeronovičs (précité, §§ 103-106).

99. Il ressort de ces arrêts que, pour que l’interdiction générale, visant notamment les agents publics, de la torture et des peines et traitements inhumains ou dégradants s’avère efficace en pratique, il faut qu’existe une procédure permettant d’enquêter sur les allégations de mauvais traitements infligés à une personne se trouvant entre leurs mains.

100. Il s’agit essentiellement, au travers d’une telle enquête, d’assurer l’application effective des lois qui interdisent la torture et les peines et traitements inhumains ou dégradants dans les affaires où des agents ou organes de l’État sont impliqués et de garantir que ceux-ci aient à rendre des comptes au sujet des mauvais traitements survenus sous leur responsabilité.

101. Quelles que soient les modalités de l’enquête, les autorités doivent agir d’office. De plus, pour être effective, l’enquête doit permettre d’identifier et de sanctionner les responsables. Elle doit également être suffisamment vaste pour permettre aux autorités qui en sont chargées de prendre en considération non seulement les actes des agents de l’État qui ont eu directement et illégalement recours à la force, mais aussi l’ensemble des circonstances les ayant entourés.

102. Bien qu’il s’agisse d’une obligation non pas de résultat mais de moyens, toute carence de l’enquête affaiblissant sa capacité à établir les circonstances de l’affaire ou l’identité des responsables risque de faire conclure qu’elle ne répond pas à la norme d’effectivité requise.

103. Enfin, l’enquête doit être approfondie, ce qui signifie que les autorités doivent toujours s’efforcer sérieusement de découvrir ce qui s’est passé et qu’elles ne doivent pas s’appuyer sur des conclusions hâtives ou mal fondées pour clore l’enquête (Bouyid c. Belgique [GC], no 23380/09, §§ 115‑123, CEDH 2015).

b) Application des principes généraux précités au cas d’espèce

104. La Cour doit à présent examiner l’enquête menée par le procureur de la République de Karakoçan à la suite de la plainte déposée par le requérant le 9 mars 2012. Elle rappelle qu’elle n’a pas pour tâche d’examiner les développements juridiques survenus en droit interne après la décision de la CC du 31 mars 2016. À cet égard, elle rappelle qu’elle a rejeté ces développements juridiques pour non-épuisement des voies de recours internes, au sens de l’article 35 § 1 et 4 de la Convention (paragraphe 60 ci-dessus et Kušić et autres c. Croatie (déc.), no 71667/17, §§ 106-108, 10 décembre 2019). Toutefois, la Cour fait siens les constats établis par la CC dans sa décision du 31 mars 2016 relativement aux défaillances de l’enquête en question (paragraphes 16-37 ci-dessus).

105. Cela étant, outre le fait que la CC a considéré que l’enquête en cause n’avait pas été menée avec toute la diligence requise et qu’elle n’avait pas été suffisante pour permettre d’identifier les éventuels responsables, la Cour souligne d’autres manquements notables dans la manière dont l’enquête a été menée par le procureur de la République de Karakoçan. Ainsi, celui-ci n’a mené aucune recherche aux fins de déterminer si le requérant avait été examiné par un médecin lors de son placement en garde à vue ou à l’issue de celle-ci. Le dossier de l’enquête pénale menée par le procureur de la République ne contient aucun rapport médical établi au nom du requérant. Le requérant ne semble donc pas avoir été examiné par un médecin lors de son placement en garde à vue ni à l’issue de celle-ci. D’ailleurs, la Cour constate qu’aucune pièce du dossier n’indique non plus que le requérant ait été soumis à un examen médical lors de son placement en détention à la maison d’arrêt de Bingöl, où il demeura jusqu’à sa libération le 22 juillet 2003. De plus, elle note que le procureur de la République a entendu des témoins et des auteurs présumés des mauvais traitements allégués sans tirer de ces auditions de conséquences relativement à la réalité des faits. Par ailleurs, la Cour observe que l’audition de l’infirmière par qui l’intéressé déclare avoir été soigné aurait pu permettre de déterminer si une telle prise en charge était liée à d’éventuels mauvais traitements qu’il aurait subis pendant sa garde à vue. Au demeurant, le procureur de la République n’a pas entendu non plus les membres de la famille du requérant ni les personnes habitant le même village que l’intéressé, excepté M.S. La Cour estime que de telles auditions auraient pu permettre de confirmer ou d’infirmer la déposition et les allégations du requérant. Le procureur de la République n’a pas non plus entrepris d’entendre les avocats du requérant aux fins de vérifier si celui-ci disait vrai lorsqu’il prétendait que les forces de l’ordre étaient présentes au moment où il s’était entretenu avec son avocat et avec sa famille. Dans le même ordre d’idées, la Cour observe enfin que le procureur de la République aurait pu chercher à savoir pourquoi les avocats du requérant n’avaient pas déposé plainte au moment – encore proche des faits – de la libération de celui-ci.

106. En somme, au vu des éléments de preuves soumis à son appréciation, la Cour relève que de nombreux actes de communication, de notification, d’information et de transmission de documents ont été effectués par le procureur de la République de Karakoçan à la suite de la plainte déposée par le requérant le 9 mars 2012 (paraphe 12 ci-dessus), par les différentes autorités de police et par d’autres autorités judiciaires (paragraphes 18, 21-26, et 35-37 ci-dessus). Ces différents actes permettent d’affirmer que de toute évidence des efforts ont été déployés par les autorités nationales. Or, la Cour relève que ces actes n’étaient pas aptes à faire la lumière sur les allégations du requérant selon lesquelles il avait été victime de mauvais traitements pendant sa garde à vue (comparer avec Bişkin c. Turquie, no 45403/99, § 70, 10 janvier 2006).

107. Eu égard à la conclusion de la CC dans sa décision du 31 mars 2016, à laquelle la Cour souscrit, et à la lumière des défaillances qu’elle a relevées ci-dessus, la Cour considère que les autorités nationales compétentes ont manqué à leur obligation de mener une enquête adéquate et effective au regard du volet procédural de l’article 3 de la Convention.

108. Partant, il y a eu violation du volet procédural de l’article 3 de la Convention.

III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

109. Aux termes de l’article 41 de la Convention :

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

110. Le requérant demande 11 500 euros (EUR) au titre du dommage moral qu’il estime avoir subi.

111. Le Gouvernement estime cette somme excessive. Elle serait en effet selon lui contraire à la jurisprudence de la Cour telle qu’il l’a présentée dans ses observations.

112. La Cour a jugé que la somme allouée au requérant par la Cour constitutionnelle était inférieure à celle qu’elle octroie pour sa part dans des circonstances similaires. Par ailleurs, elle rappelle que lorsque le requérant a déjà, dans le cadre d’un recours interne, vu reconnaître par les juridictions nationales la violation dont il se plaint et obtenu d’elles une indemnité, le montant alloué par la Cour au titre du dommage moral peut être inférieur à celui qui se dégage de sa jurisprudence (Darraj, précité, § 59, Milić et Nikezić, précité, § 110, et İlker Deniz Yücel, précité, § 170). Eu égard au montant déjà octroyé au requérant par la Cour constitutionnelle, la Cour considère donc qu’il y lieu d’accorder au requérant 10 000 EUR pour dommage moral, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme.

B. Frais et dépens

113. Le requérant ne réclame aucune somme au titre de frais et dépens qu’il aurait engagés dans le cadre de la procédure menée devant la Cour.

114. En conséquence, le Gouvernement propose qu’aucune somme ne lui soit accordée.

115. Constatant que le requérant ne formule aucune demande à cet égard, la Cour ne lui accorde aucune somme au titre des frais et dépens.

C. Autre redressement

116. L’avocat du requérant invite la Cour, sous l’angle de l’article 46 § 1 de la Convention, à faire plusieurs déclarations et à donner plusieurs directives au Comité des Ministres. Ainsi il demande à la Cour d’enjoindre en particulier au Gouvernement : a) de présenter des excuses et reconnaître les défaillances de l’enquête menée au sujet des allégations de son client ; b) d’ordonner à l’État défendeur de mener une enquête prompte, effective et complète. Il demande également d’enjoindre à la Türkiye de faire des excuses publiques en raison des violations constatées en l’espèce (McMichael c. Royaume-Uni, 24 février 1995, § 105, série A no 307-B, Kavala c. Türkiye (recours en manquement) [GC], no 28749/18, § 175, 11 juillet 2022).

117. Bien que la Cour puisse dans certains cas indiquer la mesure précise, compensatoire ou autre, que l’État défendeur devra prendre, c’est au Comité des Ministres, en vertu de l’article 46 § 2 de la Convention, qu’il revient d’apprécier la mise en œuvre de ces mesures (Ilgar Mammadov c. Azerbaïdjan (recours en manquement) [GC], no 15172/13, §§ 154 et 155, 29 mai 2019 ainsi que les références citées).

118. En l’espèce, elle a constaté une violation du volet procédural de l’article 3 de la Convention. Au-delà, la Convention n’habilite pas la Cour à formuler les injonctions et déclarations réclamées par l’avocat du requérant (McMichael, précité, § 106, et comparer avec Moreira Ferreira c. Portugal (no 2) [GC], no 19867/12, § 102, 11 juillet 2017 et Bochan v. Ukraine (no. 2) [GC], no. 22251/08, § 33, ECHR 2015).

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable quant au grief tiré de l’article 3 de la Convention et relatif à l’effectivité de l’enquête pénale et irrecevable pour le surplus ;

2. Dit qu’il y a eu violation du volet procédural de l’article 3 de la Convention ;

3. Dit

a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans un délai de trois mois à compter de la date à laquelle l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 10 000 EUR (dix mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme, pour dommage moral, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

4. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 17 octobre 2023, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Hasan Bakırcı                Arnfinn Bårdsen
Greffier                             Président

Dernière mise à jour le octobre 17, 2023 par loisdumonde

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