AFFAIRE LANDINI c. ITALIE – 48280/21

La requête concerne l’impossibilité pour le requérant, ressortissant italien vivant en Australie depuis mai 2019, d’exercer son droit à la coparentalité. À la lumière de ce qui précède, et après une analyse approfondie des observations des parties et de la jurisprudence pertinente, la Cour conclut que pendant plusieurs années, les autorités internes n’ont pas fait tout ce que l’on pouvait raisonnablement attendre d’elles pour prendre en considération l’intérêt légitime du requérant à développer et entretenir un lien avec son enfant et l’intérêt à long terme de ce dernier dans le même sens. En particulier, la Cour constate qu’elles ont manqué à leur obligation de procéder à une évaluation détaillée et soigneusement équilibrée de l’ensemble de la situation ainsi que de l’intérêt supérieur de l’enfant dans un délai raisonnable. Par conséquent il y a eu violation de l’article 8 de la Convention pour la période pendant laquelle les juridictions internes ont omis de se prononcer sur la demande du requérant.


PREMIÈRE SECTION
AFFAIRE LANDINI c. ITALIE
(Requête no 48280/21)
ARRÊT
STRASBOURG
12 octobre 2023

Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Landini c. Italie,

La Cour européenne des droits de l’homme (première section), siégeant en un comité composé de :
Péter Paczolay, président,
Gilberto Felici,
Raffaele Sabato, juges,
et de Liv Tigerstedt, greffière adjointe de section,
Vu :
la requête (no 48280/21) contre la République italienne et dont un ressortissant de cet État, M. Marco Landini (« le requérant »), né en 1975 et résidant à Victoria, Australie, représenté par Me A. Saccucci, avocat à Rome, a saisi la Cour le 22 septembre 2021 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »),

la décision de porter la requête à la connaissance du gouvernement italien (« le Gouvernement »), représenté par son agent, M. L. D’Ascia, avocat d’État,

les observations des parties,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 19 septembre 2023,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

OBJET DE L’AFFAIRE

1. La requête concerne l’impossibilité pour le requérant, ressortissant italien vivant en Australie depuis mai 2019, d’exercer son droit à la coparentalité.

2. De l’union entre le requérant et R. naquit un garçon, A., en 2008.

3. Peu de temps après, le couple se sépara et le requérant quitta la maison familiale.

4. En juillet 2009, à la suite de difficultés rencontrées dans l’exercice de son droit de visite, le requérant saisit le tribunal pour enfants de Gênes (« le tribunal ») afin d’obtenir la garde partagée de l’enfant et un droit de visite plus ample. Par une décision de novembre 2009, le tribunal octroya la garde partagée de l’enfant aux deux parents et fixa son domicile chez R. avec un droit de visite et d’hébergement pour le requérant.

5. Entre 2009 et 2017 le tribunal et la cour d’appel se prononcèrent à plusieurs reprises sur les différents recours de R. et du requérant concernant les modalités d’exercice du droit de visite du requérant.

6. Le 29 mai 2019, le requérant saisit le tribunal en faisant valoir que R. continuait à empêcher, par son comportement, le droit de visite. Il demanda également par le biais d’une demande en urgence que son fils puisse passer une partie des vacances scolaires en Australie avec lui, où il avait entre-temps déménagé.

7. Le 1er juillet 2019, le tribunal estima que la demande du requérant était formulée de manière générique et que de toute façon les voyages à l’étranger devaient être autorisés par les deux parents.

8. Le 16 septembre 2019, le requérant exposa au tribunal que sa demande était fondée notamment sur la nécessité de préserver leur relation et aussi celle avec ses frères et sœurs sans négliger l’opportunité d’un enrichissement culturel dont le mineur pourrait bénéficier.

9. Lors de l’audience d’octobre 2019, le tribunal rejeta la demande du requérant d’audition du mineur et le 29 octobre 2020, le requérant déposa une nouvelle demande afin que le mineur puisse lui rendre visite en Australie pendant les vacances de Noël.

10. En novembre 2020, le tribunal, ordonna la prise en charge du mineur par les services sociaux avec un suivi psychologique, fixa les modalités de l’exercice du droit de visite du requérant et quant à la demande que le mineur puisse se rendre en Australie pendant les vacances scolaires, subordonna cette décision à l’accord de R.

11. Le requérant attaqua cette décision devant la cour d’appel en faisant valoir que R. ne donnait pas son accord. La cour d’appel n’auditionna pas le mineur.

12. Par une décision de mars 2021, la cour d’appel après avoir constaté que R. s’opposait à ce que le mineur se rende en Australie, confirma la décision du tribunal, estimant que son déplacement « ne pouvait avoir lieu qu’après l’accord des parents », étant donné que « non seulement le père, mais aussi la mère devait être mise en mesure d’évaluer si le déplacement est dans l’intérêt du mineur et de donner ou moins son consentement ».

13. À la suite de la communication de la requête au Gouvernement défendeur, le requérant, en invoquant l’article 8 de la Convention, se pourvut en cassation en faisant valoir que le mineur n’avait jamais été entendu en violation des disposition légales et que les juridictions avaient soumis l’exercice de son droit à la coparentalité à une condition impossible au motif qu’il n’y avait pas l’accord de R. pour que le mineur se rende en Australie.

14. Par une ordonnance du 23 juin 2022, la Cour de cassation après avoir constaté que le mineur n’avait pas été entendu et cela en violation des articles 315 bis, 336 bis et 337 octies du code civil cassa la décision attaquée et renvoya la procédure devant la cour d’appel.

15. Le 29 mars 2023, le mineur fut entendu par la cour d’appel.

16. Par un arrêt du 11 mai 2023, la cour d’appel statua que le mineur pourra, à partir de l’été 2024, s’il le souhaite, rendre visite à son père en Australie, pour une période de trois semaines, accompagnée à l’allée et au retour par une hôtesse de l’air, par son père ou par les grands-parents paternels aux frais du requérant.

17. Invoquant l’article 8 de la Convention, le requérant se plaint de ce que les juridictions internes ont omis de se prononcer depuis mai 2019 sur sa demande d’exercer une partie de son droit de visite à son domicile, en Australie, en violant ainsi son droit à la coparentalité.

APPRÉCIATION DE LA COUR

18. Le Gouvernement excipe du non-épuisement des voies de recours internes, car la procédure était encore pendante devant la Cour de cassation au moment de l’introduction de la requête.

19. Le requérant s’oppose à l’exception de non-épuisement. Il considère avoir fait usage de toutes les voies de recours internes disponibles et effectives et rappelle, en outre, que la Cour a déjà affirmé à plusieurs reprises (Terna c. Italie, no 21052/18, § 90, 14 janvier 2021, Strumia c. Italie, no 53377/13, § 90, 23 juin 2016, Lombardo c. Italie, no 25704/11, § 63, 29 janvier 2013, et Nicolò Santilli c. Italie, no 51930/10, § 46, 17 décembre 2013) que les décisions du tribunal pour enfants portant notamment sur le droit de visite ne revêtaient pas un caractère définitif et qu’elles pouvaient dès lors être modifiées à tout moment en fonction des événements liés à la situation litigieuse.

20. La Cour rappelle que l’obligation pour un requérant d’épuiser les voies de recours internes s’apprécie en principe à la date d’introduction de la requête devant la Cour. Cependant, il ressort d’une jurisprudence bien établie que la Cour tolère que le dernier échelon d’un recours soit atteint après le dépôt de la requête mais avant qu’elle se prononce sur la recevabilité de celle‑ci (Selahattin Demirtaş c. Turquie (no 2) [GC], no 14305/17, § 193, 22 décembre 2020).

21. La Cour observe que le requérant a introduit la requête devant elle après la décision de la cour d’appel. Elle ne saurait reprocher au requérant de lui avoir adressé ses griefs tirés de la violation de l’article 8 de la Convention sans avoir attendu que la Cour de cassation se soit prononcée alors que plusieurs années s’étaient déjà écoulées sans que le tribunal et la cour d’appel adoptent une décision quant à sa demande de droit de visite. À cet égard, la Cour tient à rappeler qu’il s’agissait d’un recours en matière de droit de visite et que l’urgence du litige réclamait la prise d’une décision plus rapide par les autorités, car le passage du temps peut avoir des conséquences irrémédiables sur les relations entre l’enfant et le parent qui ne vit pas avec lui (S.H. c. Italie, no 52557/14, § 42, 13 octobre 2015, et Strand Lobben et autres c. Norvège [GC], no 37283/13, § 208, 10 septembre 2019).

22. Dans ces conditions, la Cour estime que l’exception de non‑épuisement des voies de recours internes soulevée par le Gouvernement ne saurait être retenue.

23. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour le déclare recevable.

24. Les principes généraux applicables sont bien établis dans la jurisprudence de la Cour et ont été récemment largement exposés dans les arrêts Penchevi c. Bulgarie (no 77818/12, 10 février 2015), Terna (précité), R.B. et M. c. Italie, (no 41382/19, 22 avril 2021) et Improta c. Italie (no 66396/14, 4 mai 2017).

25. La Cour note que depuis 2019, le requérant n’a pas été en mesure d’exercer son droit de visite, car les juridictions ont omis de se prononcer sur sa demande d’exercer une partie de son droit de visite en Australie, subordonnant cette décision à l’accord de la mère du mineur. Or, la Cour note que R. s’opposait à que l’enfant se rende en Australie pendant les vacances scolaires. Nonobstant cela, la cour d’appel, sans auditionner l’enfant, a confirmé la décision du tribunal et omis de se prononcer.

26. Si elle accepte que le droit national applicable puisse exiger l’accord des deux parents pour le voyage d’un enfant à l’étranger, la Cour note également que les articles 316 et 337ter du code civil garantissent une intervention de remplacement du juge en cas de désaccord afin de protéger l’intérêt supérieur de l’enfant. La Cour constate que l’approche formaliste suivie en l’espèce par le tribunal et la cour d’appel, en l’absence d’une véritable analyse de proportionnalité de la situation et de l’intérêt du mineur, pose un problème dans la mesure où R. a été laissée libre de fixer les modalités de contact (Improta, précité § 53) et cela pendant plus de quatre ans.

27. La Cour note donc que les juridictions internes, au lieu de prendre « les mesures appropriées pour créer les conditions nécessaires à la pleine réalisation du droit de visite du père de l’enfant » (Strumia, précité, §§ 121‑122), « ont toléré que la mère, par son comportement, empêchât l’établissement d’une véritable relation entre le requérant et l’enfant » (ibidem).

28. La Cour constate que la Cour de cassation a annulé les décisions car le mineur n’avait pas été entendu tout au long de la procédure. La cour d’appel à laquelle l’affaire a été renvoyée, après avoir entendu le mineur, a autorisé ce dernier à se rendre en Australie à partir de 2024, à savoir cinq ans après le déménagement du requérant.

29. À cet égard, la Cour estime que tant la quantité que la qualité des modalités de contact, y compris ceux pendant les vacances, si elles sont considérées comme étant dans l’intérêt supérieur de l’enfant, sont d’une grande importance dans le contexte d’une relation entre un parent non‑résident et un enfant. Par conséquent, l’accès limité du requérant à son fils, pendant une période d’environ quatre ans a eu une incidence sur la vie familiale du requérant (Popadić c. Serbie, no 7833/12, § 95, 20 septembre 2022).

30. À la lumière de ce qui précède, et après une analyse approfondie des observations des parties et de la jurisprudence pertinente, la Cour conclut que pendant plusieurs années, les autorités internes n’ont pas fait tout ce que l’on pouvait raisonnablement attendre d’elles pour prendre en considération l’intérêt légitime du requérant à développer et entretenir un lien avec son enfant et l’intérêt à long terme de ce dernier dans le même sens. En particulier, la Cour constate qu’elles ont manqué à leur obligation de procéder à une évaluation détaillée et soigneusement équilibrée de l’ensemble de la situation ainsi que de l’intérêt supérieur de l’enfant dans un délai raisonnable. Par conséquent il y a eu violation de l’article 8 de la Convention pour la période pendant laquelle les juridictions internes ont omis de se prononcer sur la demande du requérant.

APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

31. Le requérant demande 12 766,60 euros (EUR) au titre du dommage matériel pour les billets d’avion achetés en 2022 pour se rendre en Italie avec ses enfants et 30 000 euros à titre de dommage moral qu’il estime avoir subi. Il demande, également, justificatifs à l’appui, 6 857,87 euros (EUR) au titre des frais et dépens qu’il dit avoir engagés dans le cadre de la procédure menée devant les juridictions internes et 17 000 EUR au titre de ceux qu’il dit avoir engagés aux fins de la procédure menée devant la Cour.

32. Le Gouvernement s’y oppose et, en ce qui concerne le dommage matériel, il fait valoir que les frontières australiennes ont été fermées pendant environ deux ans dans le contexte de la pandémie de Covid-19.

33. La Cour constate qu’il y a un lien de causalité direct entre la violation constatée et le dommage matériel allégué à savoir les frais d’avion engagés par le seul requérant pour se rendre en Italie en 2022 afin de revoir son fils. Compte tenu des documents en sa possession, elle octroie au requérant la somme de 4 023 EUR à ce titre.

34. S’agissant du dommage moral, la Cour juge opportun de lui octroyer 7 000 EUR plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt.

35. Compte tenu des documents en sa possession et de sa jurisprudence, la Cour juge raisonnable d’allouer au requérant la somme de 13 000 EUR tous frais confondus, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable ;

2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 8 de la Convention ;

3. Dit,

a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans un délai de trois mois les sommes suivantes :

i. 4 023 EUR (quatre mille vingt-trois euros) plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt, pour dommage matériel ;

ii. 7 000 EUR (sept mille euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt, pour dommage moral ;

iii. 13 000 EUR (treize mille euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme par le requérant à titre d’impôt, pour frais et dépens ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

4. Rejette le surplus de la demande de satisfaction équitable.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 12 octobre 2023, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Liv Tigerstedt                 Péter Paczolay
Greffière adjointe                Président

Dernière mise à jour le octobre 12, 2023 par loisdumonde

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