Résumé juridique
Septembre 2023
Koilova et Babulkova c. Bulgarie – 40209/20
Arrêt 5.9.2023 [Section III]
Article 8
Article 8-1
Respect de la vie familiale
Respect de la vie privée
Absence de toute forme de reconnaissance et de protection juridique des couples de même sexe : violation
En fait – Les autorités nationales ont refusé de faire figurer sur les registres de l’état civil, au titre du statut matrimonial de la première requérante, sa qualité de personne mariée telle qu’établie par l’acte de mariage de son couple homosexuel conclu au Royaume-Uni. Le droit national ne permettait pas une telle modification sachant qu’il ne prévoit aucune forme d’union pour les couples de même sexe. Les requérantes allèguent dès lors ne pas pouvoir jouir de la protection juridique qu’elles estiment leur être due en tant que couple marié.
En droit – Article 8 :
1) Applicabilité – Quant au volet « vie privée » de l’article 8 de la Convention, l’absence d’un régime juridique de reconnaissance et de protection ouvert aux couples de même sexe affecte l’identité tant personnelle que sociale des personnes concernées. Quant à son volet « vie familiale », un couple de même sexe engagé dans des relations stables connaît une « vie familiale » méritant reconnaissance et protection.
Conclusion : article 8 applicable sous ses volets « vie privée » et la « vie familiale ».
2) Fond – Eu égard aux allégations formulées par les requérantes et vu notamment l’état actuel de sa jurisprudence selon laquelle les articles 8, 12 et 14 de la Convention ne garantissent pas le droit au mariage à un couple homosexuel, la Cour concentrera son examen sur la question de savoir si l’État défendeur a satisfait à l’égard des intéressées à l’obligation positive de reconnaissance et de protection qui lui incombe. À cette fin, il convient d’examiner si, compte tenu de la marge d’appréciation dont il dispose, l’État défendeur a ménagé un juste équilibre entre les intérêts supérieurs qu’il invoque et les intérêts revendiqués par les requérantes.
Il n’existe en Bulgarie aucune procédure permettant de faire reconnaître ou d’enregistrer le mariage contracté à l’étranger par un couple de même sexe ou une union familiale de fait. Selon le Gouvernement, le cadre législatif bulgare – disposant que le mariage est l’union d’un homme et d’une femme, définition qui trouve son fondement dans la Constitution – ne prévoit aucune forme d’union pour les couples de même sexe et les évolutions sociétales ne permettent pas à ce stade au législateur d’envisager une modification en la matière. À la différence d’un très grand nombre d’États parties, l’État défendeur n’a pas émis, devant la Cour, l’intention de modifier son droit interne dans ce sens.
a) Les intérêts individuels des requérantes – En l’espèce, à l’instar des situations exposées dans l’arrêt Fedotova et autres c. Russie [GC], en l’absence de reconnaissance officielle, les couples formés par les personnes de même sexe sont de simples unions de facto au regard du droit national, même si un mariage a été valablement contracté à l’étranger. Ces personnes ne peuvent régler les questions patrimoniales, familiales ou successorales inhérentes à leur vie de couple qu’à titre de particuliers concluant entre eux des contrats de droit commun, si cela est possible, et non en tant que couple officiellement reconnu. Elles ne peuvent pas faire valoir l’existence de leur couple devant les instances judiciaires et administratives, ou des tiers. À supposer que le droit national permette aux requérantes de saisir les juridictions internes pour obtenir la protection des besoins ordinaires de leur couple, la nécessité de telles démarches constitue, en soi, un obstacle au respect de leur vie privée et familiale.
Ainsi, la Cour ne peut considérer que la protection accordée en Bulgarie aux couples de même sexe engagés dans une relation stable répond aux besoins fondamentaux des personnes concernées.
b) Les motifs invoqués par l’État défendeur au titre de l’intérêt général – Le Gouvernement ne soutient pas, comme l’a fait l’État défendeur dans l’affaire Fedotova et autres, que la reconnaissance des couples de même sexe s’oppose à la nécessité de préserver les valeurs liées à la conception traditionnelle de la famille, que l’opinion publique nationale est largement hostile aux relations homosexuelles, ou encore que l’exigence de protection des mineurs implique la nécessité d’interdire la promotion des relations homosexuelles. Il se borne au contraire à contester l’existence d’une obligation positive de reconnaissance juridique des couples homosexuels découlant de l’article 8 et il invite la Cour à laisser libre cours à l’évolution sociale et législative qu’il dit observer en Bulgarie, et qui doit selon lui conduire, à l’avenir, à une telle reconnaissance.
À cet égard, la Cour, en premier lieu, a déjà conclu, au vu de sa jurisprudence corroborée par une tendance nette et continue au sein des États membres du Conseil de l’Europe, que ceux-ci sont tenus, en vertu des obligations positives leur incombant sur le fondement de l’article 8, d’offrir un cadre juridique permettant aux personnes de même sexe de bénéficier d’une reconnaissance et d’une protection adéquates de leurs relations de couple.
En second lieu, les observations du Gouvernement ne comportent aucun élément apte à faire apparaître quel intérêt général l’État entend sauvegarder en refusant de protéger les intérêts individuels des requérantes.
En même temps, le Gouvernement a catégoriquement nié que l’absence d’un cadre juridique spécifique qui prévoirait la reconnaissance et la protection des unions entre personnes de même sexe vise à protéger la famille dans sa conception traditionnelle. Il a simplement argué, en expliquant qu’il était le mieux placé pour évaluer, le moment venu, les sentiments de la communauté nationale en la matière, que la détermination, d’une part, du moment opportun pour l’élaboration d’un cadre juridique spécifique à cette fin et, d’autre part, des modalités d’une telle élaboration, relevait de sa marge d’appréciation.
La Cour a affirmé récemment que cette marge d’appréciation est désormais sensiblement réduite s’agissant de l’octroi d’une possibilité de reconnaissance et de protection juridique aux couples de même sexe. En revanche, elle est plus large concernant le « choix des moyens » pour assurer la protection effective des droits de ces couples.
Par ailleurs, il ne s’agit pas en l’espèce de certains droits spécifiques « supplémentaires » (par opposition aux droits fondamentaux) découlant éventuellement d’une telle union, lesquels peuvent faire l’objet d’une vive controverse en raison de leur caractère sensible : les États jouissent d’une certaine marge d’appréciation concernant le statut exact conféré par les moyens de reconnaissance et les droits et obligations associés à une telle union ou un tel partenariat enregistré. La présente affaire concerne uniquement le besoin général de reconnaissance juridique et la protection essentielle des requérantes en tant que partenaires de même sexe. Il s’agit donc d’un aspect important de l’identité des intéressées, à l’égard duquel il convient d’appliquer la marge pertinente.
En outre, la Cour a récemment pu constater dans l’affaire Fedotova et autres que la dynamique européenne en matière de reconnaissance juridique des couples de même sexe qu’elle avait déjà observée dans des affaires antérieures se confirme clairement aujourd’hui. Il est donc permis de parler d’une tendance nette et continue au sein des États parties en faveur de la reconnaissance légale de l’union de personnes de même sexe (par le mariage ou une forme de partenariat), une majorité de trente États parties ayant légiféré en ce sens. Cette tendance se voit consolidée par les positions convergentes de plusieurs organes internationaux.
Le Gouvernement, en l’espèce, tout en soulignant que la législation et la pratique judiciaire n’autorisent nullement la reconnaissance juridique des couples homosexuels, affirme que les autorités nationales sont engagées avec détermination sur la voie de la lutte contre les traitements discriminatoires fondés sur l’orientation sexuelle et insiste sur le fait que l’idée d’une éventuelle réglementation juridique des couples homosexuels est de mieux en mieux acceptée par la société. Malgré cela, à ce jour, les autorités nationales n’ont entrepris aucune démarche visant à faire adopter une réglementation juridique adéquate en matière de reconnaissance des unions entre personnes de même sexe. S’agissant des circonstances de l’espèce, les éléments examinés ne permettent pas de constater l’existence d’un intérêt général qui prévaudrait sur les intérêts essentiels des requérantes tels qu’établis ci-dessus.
3) Conclusion – Au vu des arguments avancés par le Gouvernement, de la jurisprudence de la Cour précisée et consolidée dans l’arrêt Fedotova et autres et des éléments de la présente espèce, l’État défendeur a outrepassé sa marge d’appréciation et manqué à son obligation positive de veiller à ce que les requérantes disposent d’un cadre juridique spécifique prévoyant la reconnaissance et la protection de leur union en tant que personnes de même sexe. Dès lors, le droit au respect de la vie privée et familiale des requérantes n’a pas été assuré à cet égard.
Conclusion : violation (unanimité).
Article 41 : constat de violation constitue une satisfaction équitable suffisante pour tout préjudice moral ; demande de dommage matériel rejetée.
(Voir aussi Schalk et Kopf c. Autriche, 30141/04, 24 juin 2010, Résumé juridique ; Oliari et autres c. Italie, 18766/11 et 36030/11, 21 juillet 2015, Résumé juridique ; Orlandi et autres c. Italie, 26431/12 et al., 14 décembre 2017, Résumé juridique ; Fedotova et autres c. Russie [GC], 40792/10 et al., 17 janvier 2023, Résumé juridique)
Dernière mise à jour le septembre 5, 2023 par loisdumonde
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