AFFAIRE G.I.E.M. S.R.L. ET AUTRES c. ITALIE – 1828/06, 34163/07 et 19029/11

GRANDE CHAMBRE
AFFAIRE G.I.E.M. S.R.L. ET AUTRES c. ITALIE
(Requêtes nos 1828/06, 34163/07 et 19029/11)
ARRÊT
(Satisfaction équitable)

Art 41 • Satisfaction équitable • Évaluation des sommes allouées pour le dommage matériel causé par la confiscation automatique et intégrale des terrains illicitement lotis, indépendamment de toute responsabilité pénale, en violation de l’art 1 P1 • Éléments pour établir l’ampleur du dommage matériel • Nature des violations différant sensiblement de l’affaire Sud Fondi S.r.l. et autres c. Italie • Indemnités pour l’indisponibilité des terrains entre-temps restituées • Absence d’indemnité pour la détérioration des immeubles bâtis en contrevenant aux autorisations administratives • Absence d’indemnité pour la perte de valeur des biens sans lien de causalité avec la confiscation • Indemnités pour le préjudice moral

STRASBOURG
12 juillet 2023

Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire G.I.E.M. S.r.l. et autres c. Italie,

La Cour européenne des droits de l’homme, siégeant en une Grande Chambre composée de :
Síofra O’Leary,
Georges Ravarani,
Marko Bošnjak,
Gabriele Kucsko-Stadlmayer,
Faris Vehabović,
Egidijus Kūris,
Branko Lubarda,
Yonko Grozev,
Georgios A. Serghides,
Jolien Schukking,
Lado Chanturia,
María Elósegui,
Ivana Jelić,
Raffaele Sabato,
Lorraine Schembri Orland,
Anja Seibert-Fohr,
Diana Sârcu, juges,
et de Johan Callewaert, greffier adjoint de la Grande Chambre,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 8 juin 2022 et le 21 juin 2023,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouvent trois requêtes (nos 1828/06, 34163/07 et 19029/11) dirigées contre la République italienne et dont quatre sociétés et un ressortissant de cet État, G.I.E.M. S.r.l., Hotel Promotion Bureau S.r.l. (société en liquidation), R.I.T.A. Sarda S.r.l. (société en liquidation), Falgest S.r.l. et M. Filippo Gironda (« les requérants »), avaient saisi la Cour le 21 décembre 2005, le 2 août 2007 et le 23 décembre 2011, respectivement, en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Les requérants ont été représentés comme suit : G.I.E.M. S.r.l. par Mes G. Mariani et F. Rotunno, avocats à Bari ; Hotel Promotion Bureau S.r.l. (société en liquidation) et R.I.T.A. Sarda S.r.l. (société en liquidation) par Mes G. Lavitola, avocat à Rome, et V. Manes, avocat à Bologne ; Falgest S.r.l. et M. Filippo Gironda par Mes A. G. Lana et A. Saccucci, avocats à Rome.

3. Le gouvernement italien (« le Gouvernement ») a été représenté par son ancienne agente, Mme E. Spatafora, et par son ancienne coagente, Mme P. Accardo ainsi que par son agent, M. L. D’Ascia, Avocat de l’État.

4. Dans son arrêt au fond dans la présente affaire (G.I.E.M. S.r.l. et autres c. Italie [GC], nos 1828/06 et 2 autres, 28 juin 2018), la Grande Chambre a conclu notamment : à la violation de l’article 1 du Protocole no 1 à l’égard de chacune des parties requérantes ; à la non-violation de l’article 7 de la Convention et à la violation de l’article 6 § 2 de la Convention à l’égard de M. Gironda ; et enfin à la violation de l’article 7 à l’égard des sociétés requérantes.

5. Quant à l’article 1 du Protocole no 1, la Grande Chambre a constaté que l’application automatique de la confiscation en cas de lotissement illicite, prévue par la loi italienne pertinente – sauf pour les tiers de bonne foi –, était disproportionnée. Une telle application automatique ne permettait pas aux juridictions concernées d’évaluer quels étaient les instruments les plus adaptés aux circonstances spécifiques de l’espèce et, plus généralement, d’effectuer une mise en balance entre le but légitime poursuivi et les droits des intéressés touchés par ladite confiscation.

6. S’agissant de la violation de l’article 7, la Cour a établi que, compte tenu du caractère distinct de la personnalité juridique des sociétés par rapport à celle de leurs administrateurs et associés, le principe de légalité interdisait de sanctionner des personnes (les sociétés requérantes) pour la perpétration de faits engageant la responsabilité pénale d’autres personnes (leurs dirigeants). Par conséquent, eu égard à ce principe, une mesure de confiscation appliquée, comme en l’espèce, à des personnes morales non parties aux procédures était incompatible avec l’article 7 (ibidem, § 274). La Grande Chambre a également jugé qu’il n’y avait pas eu violation de l’article 7 de la Convention dans le chef de M. Gironda (ibidem, §§ 261-262).

7. Pour ce qui est de la violation de l’article 6 § 2 de la Convention, la Cour a jugé que le fait que M. Gironda avait été déclaré en substance coupable par la Cour de cassation, nonobstant la prescription des poursuites, méconnaissait, en soi, la présomption d’innocence (ibidem, §§ 317-318), et ce, indépendamment de la question du respect des droits de la défense.

8. La Grande Chambre a également estimé qu’il n’y avait pas lieu de se prononcer sur l’existence d’une violation de l’article 6 § 1 de la Convention dans le chef de la société G.I.E.M. S.r.l. et de l’article 13 dans le chef des sociétés G.I.EM. S.r.l. et Falgest S.r.l.

9. Au titre de l’article 41 de la Convention, les parties requérantes sollicitaient une satisfaction équitable pour le dommage matériel et moral qu’elles estimaient avoir subi, ainsi que le remboursement des frais et dépens exposés devant la Cour.

10. La question de l’application de l’article 41 ne se trouvant pas en état, la Cour l’a réservée et a invité le Gouvernement et les requérants à lui soumettre par écrit, dans un délai de douze mois, leurs observations sur ladite question et, en particulier, à la tenir informée de tout accord auquel ils pourraient aboutir (ibidem, § 166 et point 4 du dispositif).

11. Les parties n’étant pas parvenues à un accord, les requérants ont déposé leurs observations en septembre 2018 et avril 2019, puis en mai et juillet 2019, et le Gouvernement en a fait de même le 15 avril 2019.

12. La composition de la Grande Chambre a été arrêtée conformément aux articles 26 §§ 4 et 5 de la Convention et 24 du règlement de la Cour (« le règlement »). À la fin de leurs mandats respectifs, Robert Spano et Jon Fridrik Kjølbro furent remplacés dans la composition de la Grande Chambre par Lorraine Schembri-Orland et Ivana Jelić, juges suppléantes, en vertu de l’article 24 § 3 du règlement. Dans le même temps, Síofra O’Leary succéda à Jon Fridrik Kjølbro à la présidence de la Grande Chambre dans la présente affaire (article 9 § 2 du règlement).

FAITS POSTERIEURS À L’ARRÊT AU FOND

13. La Cour note que les biens ont été restitués, à des dates différentes, à toutes les parties requérantes.

14. En ce qui concerne la société G.I.E.M. S.r.l., la Cour rappelle que la requérante avait déjà recouvré la propriété de son bien le 2 décembre 2013 (G.I.E.M. S.r.l. et autres c. Italie, précité, § 42).

15. Les terrains confisqués aux sociétés Hotel Promotion Bureau S.r.l. et R.I.T.A. Sarda S.r.l. ont été restitués le 29 avril 2019. Selon le Certificat de destination d’urbanisme délivré le 7 août 2018 par le Commune de Golfo Aranci, les terrains ne sont pas constructibles.

16. Quant aux biens confisqués à la société Falgest S.r.l. et à M. Gironda, la Cour relève qu’après avoir été saisis le 21 juillet 2000 puis restitués le 23 mai 2009, ils ont été confisqués suite à l’arrêt de la Cour de cassation du 22 avril 2010 déposé au greffe le 27 septembre 2010. La garde (custodia) et l’administration des biens ont été attribuées à un tiers.

17. Selon les informations fournies par les parties, le 25 novembre 2019, le tribunal de Reggio Calabria a établi, conformément à la demande de la Présidence du Conseil des Ministres, le droit des deux requérants à la révocation de la confiscation et la restitution des terrains. Toutefois, estimant que la révocation devait être considérée comme temporaire car la mesure la plus appropriée en vue d’exécuter l’arrêt de la Grande Chambre était la réouverture de la procédure pénale, il a à cette fin transmis le dossier de l’affaire au parquet. En décembre 2019, ledit parquet a demandé à la cour d’appel la réouverture du procès pénal en ce qui concerne M. Gironda et un administrateur de la société Falgest S.r.l., en vertu de l’article 630 du code de procédure pénale tel que modifié par l’arrêt de la Cour constitutionnelle no 113 de 2011 (par cet arrêt la Cour constitutionnelle a reconnu le droit à la « revisione europea », à savoir le droit pour les personnes ayant obtenu un constat de violation de la part de la Cour européenne des droits de l’homme de demander la réouverture du procès pénal). En l’espèce, les autorités internes ont demandé la réouverture du procès pénal afin de faire appliquer à nouveau la confiscation. Par une décision du 23 mars 2021, la cour d’appel a déclaré la demande irrecevable.

EN DROIT

18. Aux termes de l’article 41 de la Convention :

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

I. Question préliminaire

19. Le 9 décembre 2019, le Gouvernement a informé la Cour de ce que, le 12 janvier 2016, la société Hotel Promotion Bureau S.r.l. avait été rayée du Registre des sociétés. Il précisait que ces informations étaient « soumises à la Cour pour toute évaluation ».

20. Déclarée en faillite le 29 avril 1998 et en liquidation depuis le 31 octobre 2002, Hotel Promotion Bureau S.r.l. existait à la date de l’introduction de la requête, le 2 août 2007, puis a cessé d’exister à compter du 12 janvier 2016.

21. L’un des conseils de la société requérante, Me Lavitola, a demandé à la Cour de poursuivre l’examen de la requête au motif que selon les règles de procédure civile internes, le procès est interrompu uniquement en cas de déclaration de décès de la personne physique ou de dissolution de la personne morale par le représentant de celle-ci, ce qui ne serait pas le cas en l’espèce.

22. La Cour rappelle que, selon une jurisprudence bien établie, dans les affaires où les créances sont avant tout de nature patrimoniale, et par là même transmissibles, l’existence d’autres personnes à qui ces créances peuvent être transmises constitue un critère important, mais il ne saurait être le seul à considérer. Les affaires relevant du domaine des droits de l’homme portées devant la Cour présentent généralement aussi une dimension morale, qui doit être prise en compte lorsqu’il s’agit pour la Cour de décider si l’examen d’une requête doit être poursuivi après que le requérant est décédé ou, en cas de personne morale, a cessé d’exister. Tel est a fortiori le cas lorsque les questions soulevées par la cause dépassent la personne et les intérêts du requérant (Capital Bank AD c. Bulgarie, no 49429/99, § 78, CEDH 2005 XII (extraits), Uniya OOO et Belcourt Trading Company c. Russie, nos 4437/03 et 13290/03, 19 juin 2014, Aviakompaniya A.T.I., ZAT c. Ukraine, no 1006/07, 5 octobre 2017, Euromak Metal Doo c. l’ex-République yougoslave de Macédoine, no 68039/14, 14 juin 2018, et Timakov et OOO ID Rubezh c. Russie, nos 46232/10 et 74770/10, 8 septembre 2020).

23. La Cour note que, dans la plupart des cas où la société requérante avait disparu, elle a décidé de ne pas rayer du rôle la requête (Capital Bank AD c. Bulgarie, précité, Schweizerische Radio- und Fernsehgesellschaft et publisuisse SA c. Suisse, no 41723/14, § 43, 22 décembre 2020 ; a contrario, RF SPOL. S R.O. c. Slovaquie, déc., no 9926/03, 20 octobre 2010) et ce notamment lorsque la personne physique ou morale qui avait succédé à une société requérante l’avait informée de sa volonté de maintenir la requête (Aviakompaniya A.T.I., ZAT, précité, § 22, Euromak Metal Doo c. l’ex‑République yougoslave de Macédoine, § 33, Timakov et OOO ID Rubezh, § 17).

24. La Cour note que le conseil de la requérante n’a pas fourni de précisions quant à l’éventuelle existence d’autres personnes (physiques ou morales) à qui ces créances pourraient être transmises. Certes, l’« historique » de la société joint aux observations dudit conseil mentionne le nom d’une personne morale comme associée unique de la requérante, mais ne fournit à la Cour aucune information suffisante et utile quant à la situation et à l’existence de ladite associée, ni à son droit de succéder à la société selon le droit italien. De plus, cette associée n’a pas non plus donné de mandat au conseil afin de poursuivre la procédure devant la Cour. La Cour en conclut que la personne physique ou morale qui aurait succédé à la société requérante Hotel Promotion Bureau S.r.l. ne l’a pas informée de son souhait de maintenir la requête, la demande formulée par le représentant légal, Me Lavitola, n’étant pas suffisante à cet égard.

25. En ce qui concerne l’existence de circonstances spéciales touchant au respect des droits de l’homme garantis par la Convention et ses Protocoles qui exigeraient la poursuite de l’examen de l’affaire (article 37 § 1 in fine de la Convention), la Cour note qu’en l’espèce elle est censée trancher uniquement la question de la satisfaction équitable. Elle examinera les mêmes questions et toute autre question connexe de principe dans le cadre des demandes avancées par la société R.I.T.A. Sarda S.r.l. Dans ces conditions, elle ne décèle aucune circonstance spéciale touchant au respect des droits de l’homme garantis par la Convention et ses Protocoles qui exigerait qu’elle poursuive l’examen de cette partie de la requête.

26. En conclusion, il convient de rayer la requête no 34163/07 du rôle en ce qui concerne la société requérante Hotel Promotion Bureau S.r.l.

II. Dommage MATERIEL

A. Prétentions des requérants et observations du Gouvernement

27. À titre préliminaire, la Cour note que les requérants ont formulé leurs prétentions en réparation des dommages matériels de manière globale, c’est‑à-dire sans les distinguer selon les dispositions de la Convention auxquelles elles se rattachent.

1. Les parties requérantes

a) G.I.E.M. S.r.l.

28. Dans ses observations, la société requérante demande la réparation intégrale des dommages qu’elle estime avoir subis. Se fondant sur une expertise réalisée par Real Estate Advisory Group (REAG) et ensuite mise à jour par le cabinet Tammaccaro & associés, elle réclame,

– à titre principal, 54 100 000 EUR pour perte de revenus ;

– à titre subsidiaire,

i. 13 180 000 EUR (plus réévaluation à partir de 2009) pour la perte de la valeur du terrain en raison du changement de destination et de la perte de la nature constructible, à savoir 13 200 000 EUR (valeur à la date de la confiscation) moins 20 000 (valeur du terrain en 2014) après restitution ;

ii. 8 760 338,38 EUR pour l’indisponibilité du terrain depuis la date de sa confiscation jusqu’à sa restitution en décembre 2013.

b) Falgest S.r.l. et M. Gironda

29. Dans leurs observations, les requérants réclament conjointement, sur la base d’une expertise réalisée par le cabinet Lionte :

– à titre principal,

i. 12 920 355,83 EUR, somme équivalant à la valeur marchande des biens confisqués (à défaut de restitution des biens) ;

ii. 12 502 155 EUR pour manque à gagner ;

iii. 900 000 EUR pour perte de clientèle ;

iv. 624 178,06 EUR, somme équivalant aux coûts de conclusion d’un emprunt afin de financer l’opération immobilière ;

– à titre subsidiaire,

i. la restitution des biens et la levée de toute contrainte quant à la nature constructible du terrain ;

ii. 7 360 896,71 EUR pour les investissements nécessaires à la remise en état des immeubles laissés à l’abandon par les autorités ;

iii. 12 502 155 EUR pour manque à gagner ;

iv. 900 000 EUR pour perte de clientèle ;

v. 624 178,06 EUR, somme équivalant aux coûts de conclusion d’un emprunt afin de financer toute l’opération immobilière ;

– à titre très subsidiaire,

i. la restitution des biens et la levée de toute contrainte quant à la nature constructible du terrain ;

ii. 7 360 896,71 EUR pour les coûts entraînés par la remise en état des immeubles ;

iii. 4 739 929,90 EUR pour l’indisponibilité du terrain ;

iv. 624 178,06 EUR, somme équivalant aux coûts de conclusion d’un emprunt afin de financer toute l’opération immobilière.

30. Les requérants ajoutent que selon le « Pacte pour le développement de la ville de Reggio Calabria » de 2016, les coûts concernant la remise en état des biens ont été estimés à 2 900 000 EUR.

c) R.I.T.A. Sarda S.r.l.

31. La société requérante réclame, sur la base d’une expertise réalisée par le cabinet Masini :

– 2 548 424,72 EUR pour manque à gagner ;

– 3 568 742 EUR (à défaut de restitution des biens) correspondant à la valeur marchande des terrains non constructibles ;

– 1 612 694,08 EUR (en l’absence de restitution des biens) correspondant à la valeur marchande des immeubles ;

– 3 462 648,04 EUR pour l’indisponibilité des biens.

2. Le Gouvernement

32. Le Gouvernement a soumis des observations le 15 avril 2019 et n’a pas déposé des commentaires en réponses aux observations des parties requérantes.

33. Le Gouvernement ne conteste pas le principe de « l’effacement total des conséquences de la mesure litigieuse » ni l’approche adoptée dans l’affaire Sud Fondi S.r.l. et autres c. Italie (satisfaction équitable) (no 75909/01, 24 septembre 2012) selon laquelle il faut, pour l’indisponibilité des terrains depuis la confiscation, accorder aux requérants une indemnité correspondant à l’intérêt légal calculé sur la contre-valeur des biens pendant toute la période pertinente.

34. Pour ce qui est de G.I.E.M. S.r.l., le Gouvernement souligne que la Cour de cassation, jugeant la responsabilité pénale des administrateurs de différentes sociétés, dont ceux de la société Sud Fondi S.r.l., a retenu le caractère illégal des projets de lotissement et des permis de construire délivrés et, par conséquent, a établi que le plan de lotissement avait été adopté par la mairie de Bari en violation des lois régionale et nationale. Par conséquent, s’appuyant sur une expertise établie par l’Administration fiscale (Agenzia delle entrate), il avance que la valeur des terrains s’élevait en 2001 à 55 800 EUR et l’indemnité pour l’indisponibilité à 18 150 EUR. Dans le cas où la Cour devrait reconnaître le caractère constructible des terrains, il soutient qu’il faudrait accorder 314 000 EUR.

35. Quant à R.I.T.A. Sarda S.r.l., le Gouvernement fournit une expertise qui prend uniquement en compte l’indemnisation pour l’indisponibilité à raison de l’occupation et retient comme base de calcul la valeur des terrains non constructibles. La réparation du préjudice s’élèverait donc à 1 636 EUR.

36. Enfin, quant à Falgest S.r.l. et M. Gironda, le Gouvernement fournit deux expertises qui prennent uniquement en compte l’indemnisation pour l’indisponibilité à raison de l’occupation : la première retient comme base de calcul la valeur du terrain non constructible, et la deuxième la valeur du terrain constructible sans toutefois inclure la valeur des immeubles bâtis et la période intervenue entre la saisie et la confiscation. Les sommes qui en résultent s’élevaient, respectivement, à 5 089,38 EUR et à 28 306,14 EUR.

B. Appréciation de la Cour

1. Approche suivie par la Cour

37. La Cour rappelle sa jurisprudence selon laquelle un arrêt constatant une violation entraîne de manière générale pour l’État défendeur l’obligation juridique de mettre un terme à la violation et d’en effacer les conséquences de manière à rétablir autant que faire se peut la situation antérieure à celle-ci (Kurić et autres c. Slovénie (satisfaction équitable) [GC], no 26828/06, § 79, CEDH 2014, et Molla Sali c. Grèce (satisfaction équitable) [GC], no 20452/14, § 32, 18 juin 2020). Les États contractants parties à une affaire sont en principe libres de choisir les moyens dont ils useront pour se conformer à un arrêt de la Cour constatant une violation. Ce pouvoir d’appréciation quant aux modalités d’exécution d’un arrêt traduit la liberté de choix dont est assortie l’obligation primordiale imposée par la Convention aux États contractants : assurer le respect des droits et libertés garantis (article 1 de la Convention). Si la nature de la violation permet une restitutio in integrum, il incombe à l’État défendeur de la réaliser, la Cour n’ayant ni la compétence ni la possibilité pratique de l’accomplir elle-même. Si, en revanche, le droit national ne permet pas ou ne permet qu’imparfaitement d’effacer les conséquences de la violation, l’article 41 habilite la Cour à accorder, s’il y a lieu, à la partie lésée la satisfaction qui lui semble appropriée (Brumărescu c. Roumanie (satisfaction équitable) [GC], no 28342/95, § 20, CEDH 2001‑I, Guiso-Gallisay c. Italie (satisfaction équitable) [GC], no 58858/00, § 90, 22 décembre 2009 et Nagmetov c. Russie [GC], no 35589/08, §§ 65-66, 30 mars 2017).

38. Une fois constatée la violation des dispositions de la Convention, la Cour doit rechercher s’il existe un lien de causalité entre ladite violation et le dommage prétendument subi par les parties requérantes (Olewnik-Cieplińska et Olewnik c. Pologne, no 20147/15, § 150, 5 septembre 2019 ; Kurić et autres, précité, § 81 ; Molla Sali, précité, § 32).

39. La preuve du dommage matériel, de son montant ainsi que du lien de causalité rattachant le dommage aux violations constatées incombe en principe au requérant (Société Anonyme Thaleia Karydi Axte c. Grèce (satisfaction équitable), no 44769/07, § 18, 10 février 2011, Dumitru c. Roumanie (satisfaction équitable), no 4710/04, § 11, 3 juin 2014, Zhidov et autres c. Russie (satisfaction équitable), nos 54490/10 et 3 autres, § 19, 17 mars 2020).

40. S’agissant d’un dommage matériel allégué résultant, comme en l’espèce, de mesures de confiscation de biens immobiliers prises en violation de l’article 1 du Protocole no 1, les éléments pertinents à prendre en considération pour établir l’ampleur du dommage comprennent notamment la valeur des terrains et/ou des constructions avant leur confiscation, la nature constructible ou non des terrains à ce moment, la destination donnée aux biens en question par la législation pertinente et les plans d’urbanisme, la durée de leur indisponibilité et la perte de valeur résultant de la confiscation, sous déduction, le cas échéant, du coût de la destruction des constructions illégales.

41. Dans l’évaluation de la durée de l’indisponibilité des biens en question, la Cour prend comme point de départ la confiscation de ces derniers et non pas les saisies préalables dont ils ont pu faire l’objet. Cela résulte du fait que dans l’arrêt au fond, seules lesdites confiscations ont donné lieu aux violations constatées.

42. Dans l’application de l’article 41, la Cour dispose d’une certaine latitude s’agissant du calcul du dommage à réparer ; l’adjectif « équitable » et le membre de phrase « s’il y a lieu » en témoignent (Comingersol S.A. c. Portugal [GC], no 35382/97, § 29, CEDH 2000-IV). Comme il ressort de la jurisprudence, de telles considérations interviennent notamment quand la Cour ne juge pas possible ou indiqué de calculer le montant exact des dommages à réparer.

43. En l’espèce, la Cour a, dans son arrêt au fond, constaté la violation de l’article 6 § 2 quant à M. Gironda, de l’article 7 quant aux sociétés requérantes, et de l’article 1 du Protocole no 1 quant à toutes les parties requérantes. Toutefois, il n’y a pas lieu pour elle de se prononcer sur le point de savoir si une violation de l’article 6 § 2 de la Convention peut donner lieu à un dommage matériel à réparer, car en tout état de cause, aucun des dommages matériels invoqués par M. Gironda ne présente un lien de causalité avec la violation de la présomption d’innocence. S’agissant des violations de l’article 7, à supposer même qu’elles puissent donner lieu à réparation d’un dommage matériel, celle-ci ne saurait accroître le montant à accorder au titre des violations constatées de l’article 1 du Protocole no 1. Dès lors, la Cour peut se concentrer sur ces dernières.

44. Enfin, la Cour note certaines similarités entre la présente affaire et l’affaire Sud Fondi S.r.l. et autres c. Italie (no 75909/01, 20 janvier 2009), qui toutes les deux concernent des confiscations de biens immobiliers constitutives de violations des articles 7 de la Convention et 1 du Protocole no 1. Cela étant, la Cour relève également que la nature des violations en question diffère sensiblement : alors que dans l’arrêt Sud Fondi S.r.l. (ibidem), les violations ont été constatées en raison de l’absence de base légale des confiscations en cause, ce qui les rendait arbitraires, en l’espèce les violations sont principalement procédurales, étant dues au seul fait que les sociétés requérantes n’étaient pas parties aux procédures litigieuses. Dès lors, la présente affaire doit être distinguée de l’arrêt Sud Fondi S.r.l. (ibidem) à plusieurs égards.

45. La méconnaissance de l’article 1 du Protocole no 1 – relevée dans la présente affaire dans l’arrêt au fond – a pu causer en l’espèce aux requérants un dommage matériel. À la lumière de leurs observations respectives et des éléments de preuve qu’elles contiennent, il conviendra d’apprécier pour chacun des requérants, la réalité de chaque chef de dommage allégué par eux et son montant, en appliquant la méthodologie décrite aux paragraphes 37-42 ci-dessus.

2. Les chefs de dommage matériel à réparer

46. Les terrains et immeubles litigieux ayant déjà été restitués aux parties requérantes, la Cour prendra en considération les demandes de dédommagement uniquement en ce qui concerne :

– l’indisponibilité des terrains ;

– la détérioration des immeubles bâtis ;

– la perte de valeur des biens avant la restitution.

a) Indemnisation pour l’indisponibilité des terrains depuis la date de leur confiscation

47. La Cour rappelle que dans l’affaire Sud Fondi S.r.l. et autres c. Italie (satisfaction équitable) (précitée, § 57), elle a jugé que l’indemnité due pour l’indisponibilité des terrains devait e baser sur la valeur probable des terrains au début de la situation litigieuse. Elle a considéré que le préjudice découlant de cette indisponibilité pendant la période litigieuse pouvait être compensé par le versement d’une somme correspondant à l’intérêt légal pendant toute cette période appliqué sur la contre-valeur des terrains.

48. S’agissant du point de départ de la période litigieuse, la Cour renvoie aux paragraphe 41 ci-dessus, dont il résulte qu’il convient en l’espèce de calculer le préjudice à partir du moment de la confiscation des biens en question.

49. Il restera donc à rechercher, au cas par cas, si les terrains étaient constructibles, étant donné que cette qualité impacte fortement sur la valeur d’un terrain. La Cour procédera à cet examen ci-dessous.

i. G.I.E.M. S.r.l.

50. La société requérante invite la Cour à retenir que le terrain était constructible car, notamment, a) les certificats d’urbanisme attestaient cette qualité à la date de la confis tion ; b) l’arrêt de la Cour de cassation pénale n’a pas d’effet erga omnes et en tout état de cause, comme la Cour l’a souligné dans son arrêt au fond (G.I.E.M. S.r.l. et autres c. Italie, précité, § 127), il n’entraine pas l’annulation des actes administratifs ; et c) dans l’affaire Sud Fondi S.r.l. (satisfaction équitable) (précitée), l’expertise présentée par le Gouvernement n’avait pas remis en cause le caractère constructible du terrain à la date de la confiscation.

Le Gouvernement conteste cette thèse. Afin de déterminer l’indemnité correspondant à l’intérêt légal appliqué sur la contre-valeur des biens pendant toute la période pertinente, il soutient qu’il faudrait retenir le caractère non constructible du terrain car la législation pertinente ne permettait pas de construire sur le terrain litigieux. Cela a été confirmé par la Cour de cassation qui, jugeant de la responsabilité pénale des administrateurs de différentes sociétés, dont ceux de la société Sud Fondi S.r.l., a retenu le caractère illégal des projets de lotissement et des permis de construire délivrés.

51. De l’avis de la Cour, la requérante n’a pas réussi à ébranler la thèse du Gouvernement. Au vu de l’arrêt de la Cour de cassation – prononcé dans un litige entre d’autres parties mais se rapportant au même terrain – lequel retient le caractère illégal des projets de lotissement et des permis de construire délivrés, la Cour considère que la preuve du caractère constructible du terrain litigieux n’a pas été apportée.

52. Dès lors, en suivant l’approche décrite aux paragraphes 37-45 ci‑dessus, la Cour alloue à la société requérante, au titre de l’indisponibilité des biens, une indemnité s’élevant à 35 000 EUR.

ii. Falgest S.r.l. et M. Gironda

53. La Cour note que les requérants et le Gouvernement acceptent le critère selon lequel le préjudice découlant de l’indisponibilité du terrain peut être réparé par le versement d’une somme correspondant à l’intérêt légal appliqué sur la contre-valeur du terrain pendant toute la durée de l’indisponibilité.

54. Quant au calcul de la valeur des biens litigieux, le Gouvernement considère le terrain comme étant non constructible et ne prend pas en compte la valeur des immeubles bâtis, car il estime qu’ils ont été construits de façon illégale. Les requérants contestent cette thèse.

55. Selon la Cour, il y a lieu de prendre en compte la perte par les requérants de la disponibilité de leurs biens entre la confiscation et la restitution de ceux-ci.

56. Quant au caractère constructible ou non du terrain, la Cour note que, contrairement aux cas des sociétés G.I.E.M. S.r.l. et R.I.T.A. Sarda S.r.l., les terrains étaient constructibles dans une mesure très limitée sur la base des dispositions légales en vigueur à l’époque de la construction. La Cour de cassation a retenu la non-conformité avec lesdites dispositions du projet réalisé et le caractère illicite du lotissement en résultant (G.I.E.M. S.r.l. et autres, précité, § 86). Il en découle que les requérants n’ont pas démontré que, en dépit de la réalisation sur leurs terrains de constructions dont la nature s’écartait de celle qui leur avait été attribuée dans les permis de construire, une revente desdits terrains aurait pu être réalisée. Il convient d’en tenir compte dans l’évaluation du préjudice.

57. Dès lors, à la lumière de ces considérations et en appliquant l’approche décrite ci-dessus (paragraphes 37-45 ci-dessus), la Cour alloue aux requérants, conjointement, au titre de l’indisponibilité des biens, une indemnité s’élevant à 700 000 EUR pour Falgest S.r.l. et M. Gironda.

iii. R.I.T.A. Sarda S.r.l.

58. La Cour note que la société requérante demande notamment la réparation pour le préjudice subis pour l’indisponibilité des terrains non constructibles et des immeubles. Le Gouvernement prend uniquement en compte l’indemnisation pour l’indisponibilité à raison de l’occupation et retient comme base de calcul la valeur des terrains non constructibles.

59. La Cour souligne que les tribunaux internes ont jugé non constructibles les terrains de la requérante par l’effet des contraintes découlant de la loi régionale sur la protection du paysage et l’environnement (ibidem, § 72) et que la société elle-même, dans ses observations sur la satisfaction équitable, calcule la valeur marchande des terrains en postulant qu’ils ne sont pas constructibles. Enfin, la Cour observe que les immeubles ont été construits sur la base d’autorisations accordées par la mairie et la région qui, selon les juridictions pénales, avaient méconnu les interdictions prévues par la loi (ibidem, §§ 72 et 73).

60. À la lumière de ce qui précède et en appliquant l’approche décrite aux paragraphes 37-45 ci-dessus, la Cour, au titre de l’indisponibilité des biens, alloue à la requérante 35 000 EUR.

b) Indemnisation pour la détérioration des immeubles (Falgest S.r.l. et M. Gironda)

61. Les requérants Falgest S.r.l. et M. Gironda demandent réparation pour la détérioration des immeubles laissés à l’abandon par les autorités depuis leur saisie jusqu’à leur restitution.

62. La Cour note que les parties requérantes ont bâti les immeubles en contrevenant aux autorisations administratives. Par conséquent, elle estime qu’aucune indemnisation ne doit être accordée de ce chef.

c) Indemnisation pour la perte de valeur des biens à raison du changement du plan d’urbanisme avant la restitution et de l’effet des décisions des juridictions pénales établissant le caractère illégal des actes administratifs (G.I.E.M. S.r.l.)

63. La société requérante réclame un dédommagement pour la perte de la valeur du terrain en raison du changement de destination et de l’effet des décisions des juridictions pénales établissant le caractère illégal des actes administratifs. Le Gouvernement conteste cette thèse, en soutenant le caractère non constructible ab initio du terrain.

64. La Cour rappelle que dans son arrêt au fond, elle a constaté que l’application automatique de la confiscation en cas de lotissement illicite s’accordait mal avec les principes découlant de la jurisprudence de la Cour sur l’article 1 du Protocole no 1. En revanche, le changement de destination et la perte de la nature constructible des terrains n’ont pas fait l’objet de l’arrêt au fond. Dès lors, il s’agit là de questions n’ayant pas de lien avec les violations constatées. Si les parties requérantes avaient souhaité se plaindre de telles violations et obtenir réparation, elles auraient dû saisir la Cour séparément. En l’absence de lien de causalité avec la confiscation, la perte de la valeur du terrain résultant du changement de sa destination et de la perte de sa nature constructible ne sauraient entrer en ligne de compte dans le calcul de la réparation due (mutatis mutandis, Sud Fondi S.r.l. et autres (satisfaction équitable), précité, § 30).

65. Il en va de même de la perte de valeur du bien par l’effet des décisions des juridictions pénales établissant le caractère illégal des actes administratifs. En tout état de cause, la prétention de la société requérante sur ce point cadre mal avec son affirmation selon laquelle l’arrêt de la Cour de cassation n’aurait pas influé sur le caractère constructible du terrain litigieux. À cet égard, la Cour note que, selon les informations dont elle dispose, une procédure est pendante devant les juridictions nationales (G.I.E.M. S.r.l. et autres, précité, § 43; voir également les paragraphes 173 et 176 du même arrêt).

III. dommage moral

66. À l’exception de la société R.I.T.A. Sarda S.r.l., les parties requérantes réclament réparation pour préjudice moral et sollicitent les sommes suivantes : la société G.I.E.M. S.r.l. 5% du dommage matériel ; la société Falgest S.r.l. et M. Gironda 150 000 EUR chacun.

67. Le Gouvernement n’a pas contesté ces demandes.

68. La Cour rappelle que l’on ne doit pas écarter de manière générale la possibilité d’octroyer une réparation pour le préjudice moral allégué par les personnes morales. Cela dépend des circonstances de chaque cas d’espèce (Comingersoll, précité, §§ 32-35). Dans la présente affaire, la situation litigieuse a dû causer, dans le chef des deux sociétés requérantes, de leurs administrateurs et associés, des désagréments considérables, ne serait-ce que dans la conduite des affaires courantes, ce qui justifie l’octroi d’une indemnité à ce titre.

69. La Cour alloue aux sociétés G.I.E.M. S.r.l. et Falgest S.r.l. et à M. Gironda 10 000 EUR chacun.

IV. Frais et dépens

70. Les parties requérantes réclament respectivement : a) G.I.E.M. S.r.l., 116 364 EUR pour les frais et dépens encourus devant les juridictions internes et 209 200 EUR pour ceux occasionnés devant la Cour ; b) Falgest S.r.l. et M. Gironda, 5 000 EUR pour les frais et dépens encourus devant les juridictions internes, 360 501,44 EUR pour ceux occasionnés devant la Cour, plus 34 160 EUR pour les frais d’expertise devant la chambre ainsi que 1 500 000 EUR, ou une somme inférieure en fonction de la somme octroyée par la Cour, correspondant aux frais de la nouvelle expertise devant la Grande Chambre ; c) R.I.T.A. Sarda S.r.l. 30 117,57 EUR pour la procédure devant la chambre.

71. Le Gouvernement ne formule pas d’observations sur ces demandes.

72. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents dont elle dispose et de sa jurisprudence, la Cour estime raisonnable d’accorder, tous chefs de dépens confondus, 70 000 EUR à la société G.I.E.M. S.r.l., 70 000 EUR à la société Falgest S.r.l. et à M. Gironda conjointement, et 30 000 EUR à la société R.I.T.A. Sarda S.r.l.

V. Intérêts moratoires

73. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Dit qu’il y a lieu de rayer du rôle la requête no 34163/07 à l’égard de la société Hotel Promotion Bureau S.r.l. ;

2. Dit

a) que l’État défendeur doit verser, dans les trois mois, les sommes suivantes :

i. à G.I.E.M. S.r.l., 35 000 EUR (trente-cinq mille euros) pour dommage matériel, 10 000 EUR (dix mille euros) pour dommage moral, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur ces sommes, ainsi que 70 000 EUR (soixante-dix mille euros) pour frais et dépens, plus tout montant pouvant être dû par la société requérante à titre d’impôt sur cette somme ;

ii. à R.I.T.A. Sarda S.r.l., 35 000 EUR (trente-cinq mille euros) pour dommage matériel, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme, ainsi que 30 000 EUR (trente mille euros) pour frais et dépens, plus tout montant pouvant être dû par la société requérante à titre d’impôt sur cette somme ;

iii. à Falgest S.r.l. et M. Gironda, 700 000 EUR (sept cent mille euros), conjointement, pour dommage matériel, 10 000 EUR (dix mille euros) chacun pour dommage moral, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur ces sommes, ainsi que 70 000 EUR (soixante-dix mille euros), conjointement, pour frais et dépens, plus tout montant pouvant être dû par les requérants à titre d’impôt sur cette somme ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

3. Rejette les demandes de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français et en anglais, puis communiqué par écrit le 12 juillet 2023, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Johan Callewaert                   Siofra O’Leary
Adjoint à la greffière                  Présidente

_________

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée du juge R. Sabato.

S.O.L.
J.C.

OPINION CONCORDANTE DU JUGE SABATO

(Traduction)

1. Je trouve convaincantes et je partage les conclusions suivantes du présent arrêt sur la satisfaction équitable :

– il n’y a pas lieu de se prononcer sur le point de savoir si une violation de l’article 6 § 2 de la Convention peut donner lieu à un dommage à réparer car, en tout état de cause, aucun des dommages matériels invoqués par M. Gironda ne présente un lien de causalité avec la violation de la présomption d’innocence (paragraphe 43 du présent arrêt) ;

– s’agissant des violations de l’article 7, à supposer même qu’elles puissent donner lieu à réparation d’un dommage matériel, celle-ci ne saurait accroître le montant à accorder au titre des violations constatées de l’article 1 du Protocole no 1 (ibidem) ; et

– quant à ces dernières violations, leur nature diffère sensiblement de celle des violations constatées dans l’affaire Sud Fondi S.r.l. et autres c. Italie (les arrêts au principal et sur la satisfaction équitable ayant été cités auparavant dans le présent arrêt), de sorte que « la présente affaire doit être distinguée de l’arrêt Sud Fondi (…) à plusieurs égards » : ainsi, par exemple, « alors que dans l’arrêt Sud Fondi S.r.l. (…), les violations ont été constatées en raison de l’absence de base légale des confiscations en cause, ce qui les rendait arbitraires, en l’espèce les violations sont principalement procédurales, étant dues au seul fait que les sociétés requérantes n’étaient pas parties aux procédures litigieuses » (paragraphe 44 du présent arrêt).

2. Je dois toutefois noter que le motif de distinction relevé dans la nature procédurale des violations en l’espèce se rattache essentiellement aux violations constatées dans l’arrêt au principal (G.I.E.M. S.r.l. et autres c. Italie [GC], nos 1828/06 et 2 autres, 28 juin 2018, ci-après « l’arrêt au principal ») sur le terrain de l’article 7 (c’est-à-dire celles dont on peut raisonnablement douter qu’elles soient susceptibles de faire naître un dommage matériel dans le contexte donné et dont, en tout état de cause, la Grande Chambre a estimé qu’elles « ne saurai[en]t accroître le montant à accorder au titre des violations constatées de l’article 1 du Protocole no 1 » – voir paragraphe 43 du présent arrêt).

3. Plus précisément, à mon humble avis, l’élément distinctif essentiel sous l’angle de l’article 1 du Protocole no 1 est que, si dans l’affaire Sud Fondi la confiscation des biens ne reposait pas sur une loi présentant la qualité suffisante et était donc arbitraire, dans le cas d’espèce la confiscation était disproportionnée car l’application automatique de cette mesure en cas de lotissement illicite, telle que prévue – sauf pour les tiers de bonne foi – par la législation italienne ne permettait pas aux juridictions d’évaluer quels étaient les instruments les plus adaptés aux circonstances spécifiques de l’espèce et, plus généralement, d’effectuer une mise en balance entre le but légitime poursuivi et les droits des intéressés touchés par ladite confiscation (paragraphe 5 du présent arrêt).

4. Néanmoins, dans l’arrêt au principal, le fait que les sociétés requérantes n’étaient pas parties à la procédure litigieuse, et ne bénéficiaient donc d’aucune garantie procédurale pertinente, a également été mentionné dans le cadre de l’analyse de non-proportionnalité (arrêt au principal, §§ 303-304).

5. Passant maintenant à la détermination concrète du montant à octroyer au titre de la satisfaction équitable, je tiens à préciser que je trouve également convaincantes et partage les conclusions suivantes :

– le seul chef de dommage matériel ayant un lien de causalité avec les violations était l’indisponibilité du terrain, alors qu’aucun lien n’existait pour ce qui est de la détérioration et/ou de la perte de valeur du bien avant restitution (paragraphes 47, 62 et 64-65 du présent arrêt) ;

– afin de compenser l’indisponibilité des terrains, le critère retenu consiste en principe – comme il ressort de la pratique antérieure de la Cour – à ne baser le calcul que sur l’intérêt légal appliqué à la « valeur marchande » des terrains (cf. paragraphe 47 du présent arrêt) au moment des confiscations (voir paragraphes 41 et 48), pendant la période allant de celles-ci à la restitution des biens ; et

– la « valeur marchande » du terrain est déterminée sur la base des éléments suivants : la nature constructible ou non des terrains à la date de la confiscation par rapport à la destination donnée à ceux-ci par la législation pertinente et les plans d’urbanisme, telle qu’établie aussi en se référant aux appréciations judiciaires internes ; la durée de leur indisponibilité ; et la perte de valeur résultant de la confiscation, sous déduction, le cas échéant, du coût de la destruction des constructions illégales, coût dont le calcul – je le fais remarquer – est essentiel au regard de la protection de l’environnement et qui pourrait même dans certains cas aboutir à des valeurs négatives (paragraphe 40 du présent arrêt).

6. Cela dit, j’estime que les spécificités de l’affaire, par rapport à celles de l’affaire Sud Fondi S.r.l. et autres, auraient pu justifier la prise en compte de deux critères supplémentaires aux fins du calcul de la valeur marchande des terrains dans le présent contexte. Le premier de ces critères, à mon humble avis, est la perte de valeur qu’aurait subie le terrain si les autorités – au lieu d’ordonner la confiscation automatique totale, et donc disproportionnée – avaient adopté une mesure plus adaptée, limitée et proportionnée, appropriée compte tenu de la situation concrète, par exemple, la confiscation d’une partie seulement du terrain sur lequel des bâtiments avaient été érigés ; ou une mise sous saisie conservatoire du terrain à titre de garantie pour assurer le paiement d’une amende imposée au même moment, etc. En effet, un arrêt de la Cour constatant une violation de la Convention entraîne pour l’État défendeur l’obligation juridique de mettre un terme à la violation et d’en effacer les conséquences de manière à rétablir autant que faire se peut la situation antérieure à celle-ci (paragraphe 37 du présent arrêt), mais non à créer une situation meilleure que celle qui existait auparavant.

7. Il en va de même de la restitution des biens, qui ont été rendus dans leur intégralité à tous les requérants (paragraphe 13 du présent arrêt) : il s’agit là aussi d’une amélioration par rapport à la situation antérieure à la violation, alors qu’une mesure proportionnée aurait pu été adoptée de manière à ne priver les requérants que d’une partie de la valeur du terrain. Je suggèrerais donc d’ajouter un second critère : le montant de la perte ainsi évitée aurait dû être calculé en faveur de l’État défendeur.

8. L’absence de prise en compte des critères ci-dessus m’a fait hésiter à accepter l’octroi des sommes mentionnées aux paragraphes 52, 57 et 60 du présent arrêt. En effet, la conclusion selon laquelle l’application automatique de la confiscation était disproportionnée signifie que la Cour aurait pu admettre qu’une ingérence moins grave aurait été conforme à l’article 1 du Protocole no 1. Ainsi, étant donné que la mesure n’était pas « illicite en soi » (une question laissée en suspens dans l’arrêt au principal), mais était seulement disproportionnée (voir l’arrêt au principal, précité, §§ 303-304), et constituait donc une violation moins grave, ce constat aurait dû conduire à songer à l’application de l’approche retenue dans les cas où le constat d’une violation ne repose pas sur l’illégalité de la mesure. Tel était le cas, par exemple, dans l’affaire Terazzi S.r.l. c. Italie ((satisfaction équitable), no 27265/95, § 34, 26 octobre 2004), où la Cour a dit (nous soulignons) : « [q]uant à l’indemnisation à fixer en l’espèce, celle-ci n’aura pas, contrairement à celle octroyée dans les affaires concernant des dépossessions illicites en soi, à refléter l’idée d’un effacement total des conséquences de l’ingérence litigieuse (…) ».

9. Mais une question plus importante m’a poussé à exprimer mon point de vue séparément dans la présente opinion. Je note que lorsqu’elle a statué, dans l’arrêt au principal, sur les exceptions de requête abusive et de non‑épuisement des voies de recours internes (voir l’arrêt au principal, précité, §§ 173-174), la Grande Chambre a estimé que les procédures engagées par G.I.E.M. S.r.l. devant les juridictions internes et celle menée devant la Cour avaient des objectifs différents.

10. Or, il est indéniable que G.I.E.M. S.r.l. a invoqué les mêmes chefs de dommage devant chacune des instances judiciaires (arrêt au principal, § 43, et, pour l’énumération des chefs de dommage invoqués devant la Cour, paragraphe 28 du présent arrêt). La Grande Chambre aurait donc pu choisir de ne pas statuer sur la demande pour dommage matériel, G.I.E.M. S.r.l. ayant choisi de saisir la Cour avant la clôture de ces procédures internes (voir, pour des considérations similaires, quoique dans un contexte différent, Canè et autres c. Malte (déc.), no 24788/17, § 75, 13 avril 2021).

11. Tel n’a pas été le cas, et la question est brièvement évoquée au paragraphe 65 du présent arrêt. Il est donc avéré que, dans le présent arrêt, la Cour s’est prononcée – en les accueillant ou en les rejetant – sur tous les chefs de dommage matériel (et aussi moral) résultant des faits et omissions dénoncés dans l’arrêt au principal, indépendamment des constats opérés (aux fins de la recevabilité) aux paragraphes 173-174 et 176 de l’arrêt au principal.

12. Dans ces conditions, il est nécessaire de se référer à la jurisprudence de la Cour, qui permet de résoudre les problèmes tenant au risque que, dès lors que la Cour a octroyé ou refusé des sommes au titre de la satisfaction équitable, le requérant puisse être indemnisé deux fois, ou recevoir une indemnisation malgré un rejet par la Cour. Le principe applicable est que les autorités nationales doivent inévitablement prendre acte des sommes allouées (ou refusées) par la Cour (l’octroi comme le rejet étant des décisions qui statuent définitivement et intégralement sur les griefs du requérant) en ce qui concerne les demandes formées par le requérant au niveau interne (voir, mutatis mutandis, Serghides c. Chypre (satisfaction équitable), no 44730/98, § 29, 10 juin 2003, Serrilli c. Italie (satisfaction équitable), no 77822/01, § 17, 17 juillet 2008, et Silva Barreira Júnior c. Portugal, nos 38317/06 et 38319/06, § 40, 11 janvier 2011). Ce principe revêt une importance particulière dans le cas de G.I.E.M. S.r.l. puisque les observations et expertises mentionnées au paragraphe 28 du présent arrêt paraissent englober tous les chefs de dommage possibles.

Annexe

Liste des requêtes :

No. Requête No Introduite le Requérant
Lieu de résidence/Siège
1. 1828/06 21/12/2005 G.I.E.M. S.R.L.
Bari
2. 34163/07 02/08/2007 HOTEL PROMOTION BUREAU S.R.L.
RomeR.I.T.A. SARDA S.R.L.
Rome
3. 19029/11 23/03/2011 FALGEST S.R.L.
PellaroFilippo GIRONDA
Pellaro

Dernière mise à jour le juillet 18, 2023 par loisdumonde

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