PREMIÈRE SECTION
AFFAIRE L’ORTOFRUTTICOLA SOCIETÀ COOPERATIVA c. ITALIE
(Requête no 35538/16)
ARRÊT
STRASBOURG
13 juillet 2023
Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire L’Ortofrutticola Società Cooperativa c. Italie,
La Cour européenne des droits de l’homme (première section), siégeant en un comité composé de :
Péter Paczolay, président,
Gilberto Felici,
Raffaele Sabato, juges,
et de Liv Tigerstedt, greffière adjointe de section,
Vu :
la requête (no 35538/16) contre la République italienne et dont une société de cet État, L’Ortofrutticola Società Cooperativa (« la société requérante »), ayant son siège à Albenga, représentée par Me A. Mari, avocate à Rome, a saisi la Cour le 16 juin 2016 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »),
la décision de porter la requête à la connaissance du gouvernement italien (« le Gouvernement »), représenté par son ancien agent, Mme E. Spatafora, et par son coagent, Mme P. Accardo,
les observations des parties,
la décision par laquelle la Cour a rejeté l’opposition du Gouvernement à l’examen de la requête par un comité,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 20 juin 2023,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
OBJET DE L’AFFAIRE
1. L’affaire concerne l’alléguée intervention législative dans une procédure en cours, causée par l’adoption de la loi no 326/2003.
2. À partir des années 1980, les sociétés agricoles italiennes, dont la société requérante, bénéficièrent d’une double réduction au travers d’avantages et d’exonérations des cotisations de sécurité sociale qu’elles versaient pour leurs employés.
3. En juillet 1988, l’Institut national de la sécurité sociale (INPS) publia une circulaire selon laquelle les avantages et les exonérations n’étaient pas cumulatifs mais alternatifs (pour une analyse plus détaillée du contexte pertinent, voir l’arrêt Azienda Agricola Silverfunghi S.a.s. et autres c. Italie (nos 48357/07 et 3 autres, §§ 5-15, 24 juin 2014).
4. Le 24 décembre 2002, la société requérante engagea une procédure contre l’INPS en contestant l’application de la circulaire.
5. En novembre 2003, alors que la procédure entamée par la société requérante était pendante devant le tribunal de première instance, le législateur italien adopta la loi no 326/2003, qui énonçait expressément que les avantages et les exonérations n’étaient pas cumulatifs, mais alternatifs.
6. Le tribunal rejeta la demande de la société requérante en raison de l’application de ladite loi. Cette décision fut ensuite confirmée par la cour d’appel de Gênes et la Cour de cassation (arrêt déposé le 16 décembre 2015).
7. La société requérante allègue que l’adoption de la loi no 326/2003 a constitué une ingérence du législateur dans une procédure judiciaire en violation de son droit à un procès équitable tel que prévu par l’article 6 § 1 de la Convention.
APPRÉCIATION DE LA COUR
8. Constatant que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elle ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour la déclare recevable.
9. Le droit et la pratique internes pertinents, ainsi que les principes généraux applicables, ont été résumés dans l’arrêt Azienda Agricola Silverfunghi S.a.s. et autres, précité.
10. La Cour rappelle que dans ledit arrêt elle avait conclu à la violation de l’article 6 § 1 (ibidem, §§ 76-89). En l’absence de tout argument nouveau soulevé par le Gouvernement, la Cour ne voit pas de raison de s’écarter de la conclusion à laquelle elle était parvenue.
11. Partant, la Cour juge qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.
APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
12. Au titre de dommage matériel, la société requérante demande 721 891,39 euros (EUR), correspondant au montant qu’elle aurait perçu en l’absence de la loi litigieuse ; elle demande en sus 439 738,73 EUR à titre de réparation pour les coûts des financements bancaires soutenus en raison de l’indisponibilité de la somme susmentionnée. En outre, elle demande 2 000 EUR au titre de dommage moral et 54 514,42 EUR au titre des frais et dépens engagés dans le cadre de la procédure menée devant les juridictions internes et devant la Cour.
13. Le Gouvernement conteste les sommes réclamées par la société requérante. Il a fourni une note de l’INPS indiquant que, en l’absence de l’adoption de la loi no 326/2003, la requérante aurait perçu 60 563,92 EUR. Ce montant a été calculé sur la base du critère adopté par les tribunaux internes dans un certain nombre d’affaires analogues.
14. La Cour constate qu’il ressort des observations des parties qu’il n’existait pas une jurisprudence bien-établie au niveau national concernant les critères pour calculer les montants auxquels les sociétés agricoles avaient droit avant l’entrée en vigueur de la loi no 326/2003 (Frubona Cooperativa Frutticoltori Bolzano-Nalles s.c.a. et autres c. Italie [comité], nos 4180/08 et 49 autres, § 29, 7 décembre 2017).
15. La Cour estime que, à la lumière du fait que l’application de la loi no 326/2003 a été la cause unique empêchant les tribunaux de décider sur les critères à adopter, il faut prendre en compte le montant indiqué par l’expert judiciaire nommé au cours de la procédure de première instance.
16. Quant à la question concernant la détermination du préjudice à dédommager sur le total que la société requérante aurait pu obtenir, la Cour considère que, conformément à l’approche adoptée dans l’affaire Azienda Agricola Silverfunghi S.a.s. et autres (précité, § 112), le préjudice subi par les requérantes relève uniquement de la « perte de chance ».
17. La Cour note que, dans le cas d’espèce, la loi litigieuse a été appliquée par le juge de première instance (voir Frubona Cooperativa Frutticoltori Bolzano-Nalles s.c.a. et autres, précité, § 32). La Cour décide donc d’accorder en équité à la société requérante le montant de 144 380 EUR.
18. En revanche, la Cour ne distingue aucun lien de causalité entre la violation constatée et les coûts des financements bancaires soutenus par la société requérante.
19. En outre, la Cour estime qu’il y a lieu d’indemniser la société requérante du préjudice moral qu’elle a subi à hauteur de 900 EUR, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt.
20. Compte tenu des documents en sa possession et de sa jurisprudence, la Cour juge raisonnable d’allouer à la société requérante la somme de 22 800 EUR pour frais et dépens devant les tribunaux nationaux et de 500 EUR pour frais et dépens devant la Cour, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt par la société requérante.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention ;
3. Dit,
a) que l’État défendeur doit verser à la société requérante, dans un délai de trois mois les sommes suivantes :
i. 144 380 EUR (cent quarante-quatre mille trois cent quatre-vingts euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt, pour dommage matériel ;
ii. 900 EUR (neuf cents euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt, pour dommage moral ;
iii. 23 300 EUR (vingt-trois mille trois cents euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme par la société requérante à titre d’impôt, pour frais et dépens ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
4. Rejette le surplus de la demande de satisfaction équitable.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 13 juillet 2023, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Liv Tigerstedt Péter Paczolay
Greffière adjointe Président
Dernière mise à jour le juillet 18, 2023 par loisdumonde
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