GRANDE CHAMBRE
AFFAIRE GROSAM c. RÉPUBLIQUE TCHÈQUE
(Requête no 19750/13)
ARRÊT
Art 35 § 1 • Ajout ultérieur par le requérant d’un nouveau grief, postérieurement à la communication de l’affaire au gouvernement défendeur, hors du délai de six mois
Art 34 • Recours individuel • Requalification par la chambre du grief du requérant ayant pour effet d’étendre l’objet de l’affaire au-delà du grief initialement exposé dans la requête
STRASBOURG
1er juin 2023
Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Grosam c. République tchèque,
La Cour européenne des droits de l’homme, siégeant en une Grande Chambre composée de :
Síofra O’Leary,
Georges Ravarani,
Marko Bošnjak,
Gabriele Kucsko-Stadlmayer,
Pere Pastor Vilanova,
Arnfinn Bårdsen,
Branko Lubarda,
Mārtiņš Mits,
Jovan Ilievski,
Péter Paczolay,
Lado Chanturia,
María Elósegui,
Darian Pavli,
Ioannis Ktistakis,
Frédéric Krenc,
Mykola Gnatovskyy, juges,
Pavel Simon, juge ad hoc,
et de Søren Prebensen, greffier adjoint de la Grande Chambre,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 3 mai 2023,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 19750/13) dirigée contre la République tchèque et dont un ressortissant de cet État, M. Jan Grosam (« le requérant ») a saisi la Cour le 13 mars 2013 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Le requérant a été représenté par Me J. Dajbych, avocat à Prague.
3. Le gouvernement tchèque (« le Gouvernement ») a été représenté devant la chambre par son ancien agent, M. V.A. Schorm, puis devant la Grande Chambre, par M. P. Konůpka, son successeur à cette fonction, tous deux étant du ministère de la Justice.
4. Dans sa requête, le requérant alléguait en particulier que, dans le cadre de la procédure disciplinaire dont il avait fait l’objet, qui à ses yeux était de nature pénale, il ne disposait pas du droit de faire appel de la décision rendue par la chambre disciplinaire de la Cour administrative suprême, alors que celle-ci ne pouvait pas selon lui, en raison de sa composition et d’une absence de garanties suffisantes quant à sa compétence et à son indépendance, être considérée comme la « plus haute juridiction » au sens de l’article 2 du Protocole no 7 à la Convention. Il soulevait aussi, sur le terrain de l’article 6 de la Convention, divers griefs relatifs à l’équité de la procédure.
5. La requête a été attribuée à la première section de la Cour (article 52 § 1 du règlement de la Cour (« le règlement »)). Le 17 septembre 2013, la requête a été communiquée au Gouvernement. Les parties ont échangé des observations sur la recevabilité et le fond de la requête.
6. Les 6 octobre 2015 et 26 septembre 2019, les parties ont été invitées à présenter des observations écrites complémentaires, notamment sur la question de savoir si, compte tenu de sa composition, la chambre disciplinaire de la Cour administrative suprême répondait aux exigences d’un « tribunal établi par la loi », au sens de l’article 6 § 1 de la Convention.
7. Le 23 juin 2022, une chambre de cette section, composée de Krzysztof Wojtyczek, président, Tim Eicke, Pauliine Koskelo, Gilberto Felici, Erik Wennerström, Aleš Pejchal et Ksenija Turković, juges, et de Liv Tigerstedt, greffière adjointe de section, a rendu son arrêt. La chambre, à la majorité, a déclaré recevable le grief tiré de ce que le tribunal disciplinaire n’aurait pas répondu aux exigences d’un tribunal indépendant et impartial, sous l’angle de l’article 6 § 1 de la Convention, et a dit, par quatre voix contre trois, qu’il y avait eu violation de cette disposition. Elle a également jugé, à la majorité, qu’il n’y avait pas lieu d’examiner la recevabilité et le bien-fondé des autres griefs dirigés, sur le terrain de cette disposition, contre le tribunal disciplinaire et, à l’unanimité, elle a déclaré la requête irrecevable pour le surplus. Les juges Eicke, Koskelo et Wennerström ont joint à l’arrêt l’exposé de leur opinion dissidente commune.
8. Le 22 septembre 2022, conformément à l’article 43 de la Convention, le Gouvernement a demandé le renvoi de l’affaire devant la Grande Chambre. Le 14 novembre 2022, le collège de la Grande Chambre a fait droit à cette demande.
9. La composition de la Grande Chambre a été arrêtée conformément aux dispositions des articles 26 §§ 4 et 5 de la Convention et 24 du règlement.
10. Kateřina Šimáčková, juge élue au titre de la République tchèque, s’étant déportée (article 28 § 3 du règlement), la présidente de la Grande Chambre a décidé de désigner Pavel Simon pour siéger en qualité de juge ad hoc (articles 26 § 4 de la Convention et 71 § 1 et 29 § 1 du règlement), aussi bien en la présente affaire que dans l’affaire Fu Quan, s.r.o. c. République tchèque (no 24827/14), qui devaient être examinées simultanément (articles 71 § 1 et 42 § 2 du règlement).
11. Le 3 janvier 2023, après avoir consulté les parties, la présidente a décidé de ne pas tenir d’audience (articles 71 § 2 et 59 § 3 in fine).
12. Le requérant et le Gouvernement ont chacun déposé des observations écrites sur la recevabilité et sur le fond. Le Gouvernement a répondu aux observations du requérant, tandis que celui-ci n’a pas répondu à celles du Gouvernement.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
13. Le requérant est né en 1963 et réside à Prague.
14. Huissier de justice (soudní exekutor) de profession, il était chargé en cette qualité d’assurer pour le compte de l’État, comme membre d’une profession libérale (paragraphes 30 et 37 ci-dessous), l’exécution forcée des titres, par exemple les décisions de justice civiles définitives, les sentences arbitrales ou les actes exécutoires de notaire ou d’huissier.
A. Les faits à l’origine de la procédure disciplinaire dirigée contre le requérant
15. Le 11 novembre 2008, le requérant dressa un acte d’huissier (exekutorský zápis s doložkou přímé vykonatelnosti) par lequel la société U., représentée par son directeur financier, s’engageait à payer une dette de 67 762 535 couronnes tchèques (CZK, soit environ 2 689 502 euros (EUR) à l’époque) en trois versements à un avocat. L’acte comportait une clause d’exécution qui permettait au créancier de demander directement l’exécution forcée de sa créance sans engager au préalable une action au civil. Afin de prouver qu’il était habilité à agir pour le compte de la société débitrice, son directeur financier présenta les statuts (stanovy) et l’organigramme (organizační struktura) de celle-ci ainsi que le document attestant qu’il en avait été nommé directeur financier. Il déclara également que les statuts et le règlement intérieur de la société l’autorisaient à conclure des transactions de ce type.
16. Le 3 juillet 2009, cette créance fut cédée à une autre société, dont le siège social était situé à Chypre. Sur la base de la clause d’exécution, cette société demanda ensuite le règlement forcé d’un montant de 22 000 000 CZK (851 963 EUR à l’époque) et, le 23 novembre 2009, le tribunal de district de Prague 4 (obvodní soud) ordonna à la société débitrice de payer la somme à l’aide de ses actifs.
17. Par une lettre du 23 mars 2010 rédigée suite à la demande du ministère de la Justice, le requérant présenta ses observations sur les circonstances dans lesquelles l’acte d’huissier du 11 novembre 2008 avait été dressé (paragraphe 15 ci-dessus). Il reconnut que, selon un extrait du registre du commerce (výpis z obchodního rejstříku) dont il disposait lorsqu’il avait établi l’acte, le directeur financier, en tant que membre ordinaire du conseil d’administration (představenstvo), n’était pas habilité à agir seul pour le compte de la société. Il invoqua cependant l’article 15 § 1 du code de commerce, qui autorisait selon lui les personnes chargées de certaines fonctions au sein d’une société à effectuer toute opération se rapportant à celles-ci et dont il disait avoir déduit que le directeur financier avait le droit de signer l’acte en question. Il ajouta que, ce droit étant ainsi d’origine légale, il n’était pas nécessaire d’être muni d’un pouvoir distinct ni d’un quelconque autre document. Il indiqua par ailleurs que le directeur financier lui avait indiqué que les statuts et le règlement intérieur de la société l’avaient habilité à effectuer de telles opérations et que c’est ce qui ressortait également de la lettre confirmant sa nomination à la fonction de directeur financier.
B. La procédure disciplinaire dirigée contre le requérant
18. Le 21 mai 2010, la ministre de la Justice, en qualité de procureur disciplinaire (kárný žalobce), engagea une action disciplinaire (kárná žaloba) contre le requérant devant la chambre disciplinaire (kárný senát) du tribunal disciplinaire (kárný soud), en l’occurrence la Cour administrative suprême (Nejvyšší správní soud). Deux fautes étaient reprochées au requérant, à savoir l’établissement d’un acte d’huissier attestant la reconnaissance d’une dette par une personne non autorisée (paragraphe 15 ci-dessus) et une autre faute disciplinaire, sans lien avec la première, pour laquelle la procédure fut ultérieurement classée sans suite. La ministre s’en remit à ce tribunal pour fixer la mesure disciplinaire (kárné opatření) à infliger au requérant.
19. La chambre disciplinaire de la Cour administrative suprême était composée d’un membre de cette juridiction qui en était le président, d’un juge de la Cour suprême qui en était le vice-président, et de quatre assesseurs non judiciaires : deux huissiers de justice, un avocat et un professeur de droit (paragraphe 38 ci-dessous). Le requérant était représenté par un avocat.
20. Le 25 juin 2012, une audience eut lieu devant le tribunal disciplinaire. Au début de l’audience, le procureur disciplinaire proposa de condamner le requérant à une amende dont le montant serait fixé à la discrétion du tribunal. Le requérant, à l’inverse de ce qu’il avait dit auparavant (paragraphe 17 ci‑dessus), soutint que le directeur financier de la société débitrice lui avait à l’époque présenté la lettre qui confirmait la nomination de ce dernier à la fonction de directeur financier et l’autorisait à agir pour le compte de la société sans aucune restriction. Or, il affirma qu’il n’avait pas fait de copie de ce document et qu’il ne l’avait pas joint à son acte d’huissier. Il fit valoir qu’il n’avait pas l’obligation légale d’en faire une copie et que c’était au procureur qu’il incombait de prouver sa culpabilité puisque, par défaut, c’était le code de procédure pénale qu’il fallait appliquer (paragraphe 38 ci-dessous). Lorsque le président de la chambre disciplinaire souligna que, conformément au règlement intérieur, le directeur financier n’était autorisé à signer des actes que pour des transactions d’un montant maximal de 1 500 000 CZK (58 088 EUR à l’époque), le requérant répondit que la lettre de nomination indiquait clairement que le directeur financier avait été autorisé à signer l’acte d’huissier en question et que ce dernier avait confirmé que son pouvoir n’était pas limité. Le président de la chambre disciplinaire montra alors la lettre de nomination au requérant, lequel rétorqua qu’il ne s’agissait pas du document que le directeur financier lui avait remis.
21. Dans sa plaidoirie en conclusion, le représentant du requérant dit ceci :
« Nous sommes en mesure – en fait, pas tout de suite, ici, mais si besoin est – d’apporter des preuves supplémentaires que [le directeur financier] a signé (…) des dizaines de contrats, notamment de cession et de transfert de créances, à hauteur de dizaines de millions, et qu’il les a tous signés sur la base de cette lettre de nomination ».
22. Le même jour, le 25 juin 2012, le tribunal disciplinaire reconnut le requérant coupable d’avoir dressé un acte d’huissier attestant la reconnaissance d’une dette par une personne non autorisée. Plus précisément, il jugea que le requérant n’avait pas agi en toute connaissance de cause ni avec toute la diligence requise au sens de l’article 5 des règles de déontologie et que, par son comportement particulièrement négligent, il avait gravement manqué à ses devoirs professionnels (paragraphe 39 ci-dessous).
23. Le tribunal infligea au requérant une amende de 350 000 CZK (13 554 EUR à l’époque). Il statua ainsi en tenant compte de ce que cette faute disciplinaire n’était pas la première du requérant et des graves conséquences qu’elle avait eues pour la société débitrice.
24. Le requérant forma ensuite un recours constitutionnel (ústavní stížnost) dans le cadre duquel il alléguait des violations de plusieurs principes de procédure pénale, à savoir la présomption d’innocence, l’obligation pour le tribunal de recueillir des preuves et le principe in dubio pro reo. Il soutenait que le tribunal disciplinaire aurait pu convoquer le directeur financier en qualité de témoin afin que celui-ci confirmât l’existence du document qui l’autorisait à agir pour le compte de la société débitrice. En outre, il arguait que le tribunal ne l’avait pas invité à proposer la production d’éléments de preuve au cours ou à l’issue de l’audience, alors même que le code de procédure pénale, qui selon lui était applicable par défaut à la procédure disciplinaire, lui en aurait donné l’obligation (paragraphe 38 ci-dessus).
25. Estimant avoir fait l’objet d’une accusation en matière pénale au sens de la Convention, le requérant alléguait ensuite une violation de l’article 2 § 1 du Protocole no 7 en ce que le droit interne ne lui aurait offert aucun recours contre la décision du tribunal disciplinaire. Quant à l’exception de la « plus haute juridiction » prévue au second paragraphe de l’article 2 du Protocole no 7, il souligna que, si le tribunal disciplinaire était formellement une chambre de la Cour suprême administrative, la majorité de ses membres n’étaient pas des juges professionnels, n’avaient aucune expérience en matière de prise de décision judiciaire et n’étaient pas astreints aux mêmes conditions d’éligibilité que les juges des plus hautes juridictions. Il en conclut que l’exception de la « plus haute juridiction » n’était pas applicable dans son cas et qu’il y avait eu violation de son droit à un double degré de juridiction en matière pénale. Se référant à la décision plénière no Pl. ÚS 33/09 de la Cour constitutionnelle, en date du 29 septembre 2010 (paragraphe 42 ci‑dessous), il dit notamment ceci :
« (…) Dans sa décision, la Cour constitutionnelle a jugé que le droit de faire appel d’une décision d’une autorité judiciaire n’était pas consacré dans l’ordre constitutionnel de la République tchèque. Le requérant invoque donc ce droit sous l’angle de l’article 6 de la Convention et de l’article 2 du Protocole [no 7].
Le Protocole [no 7] prévoit le droit à un double degré de juridiction en matière pénale. (…)
Par la décision attaquée [du tribunal disciplinaire], le requérant a été jugé coupable dans le cadre d’une procédure qui, par sa nature, est pénale. Or, il n’a pas été autorisé à demander l’examen de la décision attaquée. Il en résulte une atteinte à son droit à un procès équitable et une violation de l’article 36 § 1 de la Charte [des droits et libertés fondamentaux] de la République tchèque, de l’article 6 § 1 de la Convention et de l’article 2 du Protocole [no 7 à la Convention]. (…)
Le requérant n’ignore pas que les dispositions de l’article 2 § 2 du Protocole [no 7] prévoient des exceptions au droit à un double degré de juridiction dans les cas qui y sont définis. En vertu de ces dispositions, une exception au droit de saisir une juridiction supérieure peut être autorisée si la plus haute juridiction a statué sur l’accusation en première instance. Dès lors, pour que cette exception soit appliquée, deux conditions doivent être simultanément réunies : l’autorité qui a tranché doit être un « tribunal », au sens de l’article 6 de la Convention, et, dans le même temps, elle doit être la « plus haute » juridiction, au sens de l’article 2 § 2 du Protocole [no 7].
Sur la question de savoir si la chambre disciplinaire de la Cour administrative suprême (ci-après également appelée « chambre disciplinaire ») est un tribunal au sens de l’article 6 de la Convention, la Cour constitutionnelle a déjà conclu que cette chambre pouvait être qualifiée de « tribunal » (Pl. ÚS 33/09). Or, dans cette décision, la Cour constitutionnelle n’a pas précisé si la chambre disciplinaire devait être considérée comme la « plus haute » juridiction au sens de l’article 2 § 2 du Protocole [no 7] (la question était sans pertinence pour l’affaire tranchée par ladite décision), ou plus précisément, cette décision ne renferme aucun argument qui permettrait de le soutenir. Toutefois, cette question a été examinée en détail dans l’opinion dissidente de la juge Dagmar Lastovecká, que le requérant citera à l’appui et dont il reprendra en détail certains des arguments ci-dessous.
On ne peut conclure qu’une juridiction est « la plus haute », au sens de l’article 2 § 2 du Protocole [no 7], en se fondant sur sa seule appellation. Il faut en examiner aussi bien les caractéristiques formelles (l’appellation) que les caractéristiques matérielles (composition, conditions à l’exercice des fonctions, (…)). Conformément à l’article 4b de la loi no 7/2002 Coll., une chambre disciplinaire composée d’un président, d’un vice‑président et de quatre assesseurs non judiciaires traite les affaires relatives aux huissiers de justice en matière [disciplinaire] (…) Il en ressort clairement que les magistrats des plus hautes instances judiciaires sont représentés au sein de la chambre disciplinaire, mais qu’ils sont minoritaires. La majorité de la chambre disciplinaire est composée d’assesseurs non judiciaires qui ne sont pas membres des plus hautes instances judiciaires – ils ne sont même pas des magistrats puisqu’il s’agit de membres d’autres professions du droit. Ils n’ont aucune expérience dans la prise de décision dans le domaine judiciaire et ne doivent satisfaire à aucune des conditions de qualification en la matière (expérience minimale au sein de la magistrature pour devenir membre d’une juridiction supérieure ; âge minimal ; examen psychologique, (…)) et, à ce titre, ils doivent être considérés comme des profanes, malgré leur formation juridique. La prise de décision par des chambres composées de juges et d’assesseurs non judiciaires est exceptionnelle dans l’ordre juridique de la République tchèque et on la trouve typiquement dans les litiges plus simples (certaines des procédures de première instance en droit pénal et en droit du travail). Il y a toujours un risque dans ces cas-là que les professionnels du droit dont les fonctions incluent la prise de décision soient mis en minorité. Ainsi, en première instance, [la décision est toujours rendue à la fois] par des juges et par des assesseurs non judiciaires et les décisions qui peuvent être erronées (parce que des magistrats ont été mis en minorité) sont rectifiables en appel. Si ce système garantissant une décision équitable existe en matière civile (contentieux du travail), il devrait en aller de même en matière pénale. Or, si les assesseurs non judiciaires mettent les magistrats en minorité dans une procédure disciplinaire, quel que soit le raisonnement (…), tout recours est exclu.
Au vu de ce qui précède, le requérant estime évident que, si la chambre disciplinaire est désignée par le qualificatif de « suprême », elle n’est pas la plus haute instance judiciaire. Ses membres ne réunissent pas les conditions générales à l’exercice de la fonction de membre de la plus haute instance judiciaire ; ils ne sont même pas magistrats. Un tel organe ne permet pas de garantir suffisamment la régularité, voire l’équité, du processus décisionnel. Le requérant considère que la chambre disciplinaire n’est pas la « plus haute juridiction » au sens de l’article 2 § 2 du Protocole [no 7]. L’exception précitée tirée de l’article 2 § 2 du Protocole [no 7] ne joue pas et la partie défenderesse en matière disciplinaire doit se voir garantir le droit de faire examiner par une juridiction supérieure la décision rendue contre lui. (…) »
26. Le 11 septembre 2012, la Cour constitutionnelle (Ústavní soud) rejeta le recours constitutionnel que le requérant avait formé. Elle jugea qu’elle avait compétence pour contrôler le respect non pas des lois ordinaires, mais du seul droit constitutionnel. Elle estima que le tribunal disciplinaire avait justifié sa décision par des motifs convaincants et logiques. Se référant à sa jurisprudence (décision no Pl. ÚS 33/09, qui concernait une procédure disciplinaire dirigée contre un juge, paragraphe 42 ci-dessus), elle dit notamment ceci :
« Sur les moyens tirés, dans le recours constitutionnel, d’une impossibilité de demander l’examen de la décision rendue dans la procédure disciplinaire et de la composition de la chambre disciplinaire, la Cour constitutionnelle renvoie au raisonnement qu’elle avait livré dans son arrêt de plénière Pl. ÚS 33/09 par lequel la chambre [siégeant en l’espèce] est liée. [Dans l’arrêt précité rendu en formation plénière], la proposition d’abroger l’article 21 de la loi no 7/2002 tel que modifié par la loi no 314/2008 a été écartée [et] (…) la Cour constitutionnelle, pour les motifs qui y sont exposés, [et ayant analysé] la chambre disciplinaire sous l’angle de sa composition, a conclu que les [dispositions légales] qui ne [donnaient] à une personne accusée d’une infraction disciplinaire [aucun droit] de former un recours contre une décision de la chambre disciplinaire n’étaient pas inconstitutionnelles. (…) »
27. Sur les autres moyens avancés par le requérant, la Cour constitutionnelle exprima l’opinion générale suivante :
« (…) les moyens exposés par le requérant ne permettent pas de conclure que le recours constitutionnel est fondé. »
28. La décision rendue par la Cour constitutionnelle le 11 septembre 2012 fut signifiée au requérant le 17 septembre 2012.
C. La requête introduite par le requérant devant la Cour
29. Le 13 mars 2013, le requérant a saisi la Cour d’une requête dans laquelle il tirait, sous l’angle de l’article 6 § 1 de la Convention (paragraphe 53 ci-dessous), divers griefs d’un manque d’équité de la procédure disciplinaire susmentionnée. Il a également formulé un grief fondé sur l’article 2 du Protocole no 7 à la Convention. La question de l’objet de ce dernier grief se posant désormais devant la Cour (paragraphe 66 ci-dessous), il y a lieu de reproduire les extraits suivants du formulaire de requête :
« B. VIOLATION DE L’ARTICLE 2 DU PROTOCOLE No 7 À LA CONVENTION
15.24. Le requérant soutient que la procédure en question a violé l’article 2 du Protocole no 7 à la Convention (« le Protocole »), qui garantit le droit à un double degré de juridiction en matière pénale.
15.25. Comme il est indiqué ci-dessus, le requérant estime que la procédure disciplinaire est assimilable à une procédure pénale. Il en conclut que les dispositions de l’article 2 § 1 du Protocole, qui garantissent le droit à un double degré de juridiction en matière pénale, sont applicables en l’espèce. Or, il a été privé de ce droit.
15.26. Le requérant n’ignore évidemment pas que les dispositions du paragraphe 2 de cet article prévoient des exceptions à ce droit à un double degré de juridiction garanti par le paragraphe 1. Or, il estime qu’aucune de ces exceptions ne s’applique en l’espèce.
15.27. La première exception prévue par l’article 2 § 2 du Protocole s’applique aux infractions mineures prévues par la loi. Le requérant relève que la loi ne définit pas les infractions moins graves à soustraire au droit à un double degré de juridiction, mais exclut de façon générale ce droit dans le cadre d’une procédure disciplinaire, quelle que soit la sanction (…) dans un cas donné. Il estime que les dispositions de l’article 2 du Protocole impliquent l’obligation pour la Partie contractante de définir clairement par la loi les infractions pour lesquelles le droit à un double degré de juridiction est exclu, et non de le déterminer selon la manière dont les poursuites sont conduites pour de telles infractions. Il estime que la législation risque d’être discriminatoire puisque le droit à un double degré de juridiction pourra être accordé ou non, pour une faute similaire, en fonction uniquement de l’autorité qui statuera sur l’infraction. Il évoque la gravité des sanctions susceptibles d’être infligées dans le cadre d’une procédure disciplinaire.
15.28. Le requérant estime en outre que la chambre disciplinaire de la Cour administrative suprême ne peut être reconnue comme la plus haute juridiction au sens de l’article 2 § 2 du Protocole. Il considère qu’une autorité décisionnelle ne devient pas la plus haute juridiction du seul fait qu’elle est désignée ainsi ou qu’elle est rattachée à la Cour administrative suprême. L’élément déterminant est sans doute le personnel et la composition de l’autorité décisionnelle, ainsi que la question de savoir si elle offre des garanties suffisantes en matière de compétence et d’indépendance.
15.29. Conformément à l’article 4b de la loi no 7/2002 Coll., la chambre disciplinaire saisie des affaires visant les huissiers de justice est composée d’un président, d’un vice‑président et de quatre assesseurs non judiciaires. Le président de la chambre est un juge de la Cour administrative suprême et le vice-président un juge de la Cour suprême. Deux des assesseurs non judiciaires sont des huissiers de justice et deux sont des personnes désignées conformément au paragraphe 4, troisième phrase. Parmi les assesseurs non judiciaires n’étant pas huissiers de justice, il doit toujours y avoir au moins un avocat [advokát] et une personne exerçant un autre métier du droit. Il en ressort clairement que les juges des plus hautes instances judiciaires sont représentés au sein de la chambre disciplinaire, mais qu’ils sont minoritaires. La majorité de la chambre disciplinaire est composée d’assesseurs non judiciaires qui ne sont pas des membres des plus hautes instances judiciaires – ils ne sont même pas juges du tout et ne sont donc pas soumis aux conditions de compétence et d’indépendance imposées aux juges. Les assesseurs non judiciaires n’ont pas non plus à remplir les conditions requises pour être membres des plus hautes instances judiciaires (âge minimal, examens psychologiques, un certain nombre d’années passées au sein de la magistrature, etc.) Dans la présente affaire, où la majorité des membres de la chambre disciplinaire ne remplissaient pas les conditions pour devenir membres des plus hautes instances judiciaires, il n’est pas possible de dire que la chambre disciplinaire est la plus haute juridiction au sens de l’article 2 § 2 du Protocole.
15.30. L’ordre juridique de la République tchèque permet, dans d’autres types d’affaires, de rendre des décisions par des chambres composées de juges et d’assesseurs qui ne sont pas des juges, mais il s’agit généralement d’affaires plus simples (certaines procédures pénales en première instance, contentieux du travail en première instance). Il y a toujours un risque dans ces affaires que les professionnels du droit (juges) soient mis en minorité par les non-professionnels (assesseurs non judiciaires). Si une telle situation se produit en première instance, les décisions erronées que pourraient rendre les assesseurs non judiciaires peuvent être rectifiées en appel. En revanche, si elle se produit dans le cadre d’une procédure disciplinaire et s’il faut considérer la chambre disciplinaire comme la plus haute juridiction, aucun recours n’est ouvert à l’accusé.
15.31. Le requérant conclut de ce qui précède que, puisqu’il n’a pas été autorisé à former un recours contre la décision de la chambre disciplinaire, son droit garanti par l’article 2 du Protocole a été violé. »
LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE PERTINENTS
I. Le droit interne
A. La législation pertinente
1. La loi sur les voies d’exécution
30. Dans le cadre des initiatives visant à renforcer l’exécution en matière civile en République tchèque, une fonction qui jusqu’alors était confiée aux seuls tribunaux civils, une nouvelle loi, la loi no 120/2001 sur les huissiers de justice et les voies d’exécution et portant modification d’autres lois (« la loi sur les voies d’exécution ») fut adoptée le 28 janvier 2001. Parmi les dispositions nouvelles de cette loi figurait la création de la nouvelle profession libérale d’huissier de justice, désormais chargé des voies d’exécution en matière civile pour le compte de l’État, aux côtés des juridictions civiles. Lorsqu’il exerce les voies d’exécution, l’huissier de justice accomplit une fonction de l’État et il est à ce titre titulaire de prérogatives de puissance publique.
31. Aux termes de l’article 1(1) de cette loi, l’huissier de justice est une personne physique qui remplit les conditions prévues par cette loi et à laquelle l’État a confié la charge d’huissier de justice.
32. Selon l’article 2 de cette loi, les huissiers de justice exercent les voies d’exécution de manière indépendante. Dans le cadre de ces activités, ils ne sont liés que par la Constitution, les lois et autres textes légaux.
33. En vertu de l’article 8, le ministre de la Justice nomme et révoque les huissiers de justice ; il en fixe et en augmente, le cas échéant, le nombre total.
34. Aux termes de l’article 28, l’exécution est conduite par l’huissier de justice qui a été désigné par la partie créancière dans sa requête en exécution et qui est inscrit au registre des procédures d’exécution. Les actes pris par les huissiers de justice dans le cadre d’une procédure d’exécution sont réputés avoir valeur d’actes judiciaires.
35. En vertu de l’article 116, toute faute disciplinaire d’un huissier de justice engage sa responsabilité. La faute disciplinaire se définit notamment par un manquement grave ou répété aux obligations énoncées par les réglementations légales ou professionnelles, ou à la dignité de la profession. Un huissier de justice qui se rendrait coupable d’une faute disciplinaire peut se voir infliger l’une des mesures disciplinaires suivantes : un blâme, un blâme écrit, une amende d’un montant pouvant aller jusqu’au centuple du salaire mensuel minimum et la révocation.
36. L’article 117(2) précise que seuls peuvent ouvrir une action disciplinaire le ministre de la Justice, le président de la commission d’audit et le président de la commission de révision de la Chambre des huissiers de justice, le président d’un tribunal régional ou de district sur le ressort duquel est situé le siège de l’huissier de justice, et le président du tribunal de district qui a autorisé l’huissier de justice à procéder à l’exécution.
37. L’exposé des motifs du projet de la loi sur les voies d’exécution (document parlementaire no 725/0, partie spéciale) dit ceci au sujet de l’article 1 de cette loi :
« L’huissier de justice est une entité non étatique – une personne physique à qui l’État délègue une partie de ses attributions qui, autrement, sont confiées aux tribunaux. L’huissier de justice exerce son activité comme membre d’une profession libérale et a la qualité d’officier public. »
2. La loi no 7/2002 sur la procédure dans les affaires visant les juges, les procureurs et les huissiers de justice
38. Les dispositions pertinentes de cette loi telle qu’en vigueur à l’époque des faits se lisent ainsi :
Article 3
« Le tribunal disciplinaire connaît et décide des affaires relevant de la présente loi. La Cour administrative suprême est le tribunal disciplinaire. »
Article 4
« (…)
(4) Le président du tribunal disciplinaire tient une liste d’assesseurs non judiciaires (…). À sa demande et dans le délai fixé par [le président du tribunal disciplinaire], (…) le procureur général, le président de l’ordre des avocats tchèque et les doyens des facultés de droit des universités publiques (…) nomment chacun dix assesseurs non judiciaires parmi les procureurs et les membres du barreau dont le nom sera inscrit sur la liste des assesseurs non judiciaires (…) »
Article 4b
« (1) Le tribunal disciplinaire connaît et décide des affaires visant les huissiers de justice en une chambre composée d’un président, d’un vice-président et de quatre assesseurs non judiciaires. Le président est un juge de la Cour administrative suprême et le vice-président un juge de la Cour suprême. Deux des assesseurs non judiciaires sont des huissiers de justice, deux sont nommés conformément au paragraphe 4, troisième phrase. Parmi les assesseurs non judiciaires n’étant pas huissiers de justice, il doit toujours y avoir au moins un avocat et un professionnel du droit dans un autre domaine pourvu que son nom soit inscrit sur la liste des assesseurs non judiciaires pour les procédures visant les juges.
(…)
(4) Le président du tribunal disciplinaire tient une liste d’assesseurs non judiciaires pour les procédures dans les affaires visant les huissiers de justice. [Il] inscrit sur la liste les noms de dix huissiers de justice désignés par le président de la Chambre des huissiers de justice (…) à la demande du président du tribunal disciplinaire. En ce qui concerne les autres assesseurs non judiciaires, l’article 4(4), troisième et quatrième phrases, s’applique selon qu’il convient.
(5) Le président du tribunal disciplinaire désigne, par tirage au sort à partir des listes mentionnées au paragraphe 4 ci-dessus, des assesseurs non judiciaires, quatre suppléants parmi les huissiers de justice et quatre suppléants parmi les autres assesseurs non judiciaires selon l’ordre fixé. [Il] désigne, par tirage au sort, d’autres assesseurs non judiciaires et suppléants de manière à ce que la chambre disciplinaire comprenne toujours au moins un avocat et un professionnel du droit dans un autre domaine pourvu que son nom soit inscrit sur la liste des assesseurs non judiciaires pour les procédures dans les affaires visant les huissiers de justice.
(6) La durée du mandat des membres de la chambre pour les procédures dans les affaires dirigées contre les huissiers de justice est de cinq ans.
(7) La chambre du tribunal disciplinaire pour les procédures dans les affaires dirigées contre les huissiers de justice statue à la majorité des voix de tous les membres. En cas d’égalité des voix lorsqu’il s’agit de déterminer si un huissier de justice s’est rendu coupable d’une faute professionnelle, la chambre l’acquitte. »
Article 12
« (1) Le président de la chambre signifie l’introduction de la procédure à la personne visée par les poursuites disciplinaires (…) et (…) l’avise de son droit de contester l’impartialité des membres de la chambre, d’exprimer son opinion sur [les chefs d’accusation] et les preuves, de présenter des éléments et témoins à décharge, et de garder le silence ».
Article 17
« (…)
(4) Le président de la chambre entend la personne visée par les poursuites disciplinaires et recueille tout autre élément de preuve nécessaire. (…)
(5) Après l’audition des témoins, le procureur disciplinaire, l’avocat de la défense et la personne visée par les poursuites disciplinaires peuvent s’exprimer sur l’affaire. La personne visée par les poursuites disciplinaires plaide toujours en dernier.
(6) L’audience est publique. »
Article 21
« Les décisions rendues dans une procédure disciplinaire ne sont pas susceptibles de recours ».
Article 25
« A moins que la présente loi n’en dispose autrement ou que la nature de l’affaire ne s’y oppose, les dispositions du code de procédure pénale s’appliquent selon qu’il convient ».
3. Les règles de déontologie et de concurrence pour les huissiers de justice
39. L’article 5 de ces règles prévoit que, dans l’exercice de leurs fonctions, les huissiers de justice doivent agir de manière indépendante, consciencieuse et diligente.
B. La jurisprudence pertinente de la Cour constitutionnelle
1. Le statut des huissiers de justice
40. Dans son avis no Pl. ÚS-st. 23/06 publié le 12 septembre 2006, l’assemblée plénière de la Cour constitutionnelle a dit que les huissiers de justice, lorsqu’ils assurent l’exécution d’une décision définitive, se trouvent dans la même situation qu’un officier public car ils sont détenteurs de prérogatives judiciaires. Ce principe a ensuite été repris dans un certain nombre de décisions ultérieures, par exemple, I. ÚS 636/14 (du 28 juillet 2014), II. ÚS 918/14 (du 3 septembre 2014), II. ÚS 2690/13 (du 5 septembre 2013), IV. ÚS 146/12 (17 mai 2012) et bien d’autres.
2. Les questions disciplinaires
41. Le 27 octobre 2009, une chambre disciplinaire de la Cour administrative suprême saisie d’une procédure disciplinaire dirigée contre un juge a conclu que l’article 21 de la loi no 7/2002 (paragraphe 38 ci-dessus), qui interdisait les recours contre les décisions de la chambre disciplinaire, était contraire à la Charte des droits fondamentaux et Libertés de la République tchèque (Listina základních práv a svobod). Elle a saisi la Cour constitutionnelle d’une question de constitutionnalité de la disposition en question.
42. Par un arrêt du 29 septembre 2010 (Pl. ÚS 33/09), l’assemblée plénière de la Cour constitutionnelle, à la majorité, a rejeté cette demande, disant ceci :
« 53. À la lumière des critères [Engel] susmentionnés, la Cour constitutionnelle conclut que les procédures disciplinaires dirigées contre les juges des tribunaux ordinaires ne sont pas des procédures visant à décider du bien-fondé d’une accusation en matière pénale. Premièrement, du point de vue du droit interne, elles se trouvent hors du champ de la procédure pénale, même si le code de procédure pénale s’applique par défaut. Les procédures engagées contre les juges sont par leur nature généralement disciplinaires et non pénales : bien qu’il s’agisse de statuer sur la responsabilité pour manquement aux obligations légales, elles ne portent que sur les obligations spécifiques pesant sur les juges. Le troisième des critères Engel (nature et sévérité de la peine) n’est pas non plus satisfait, alors que c’est généralement lui qui permet de rattacher la procédure disciplinaire à la sphère « pénale ». En effet, seule une sanction modifiant les conditions de la relation unissant le juge à l’État ou mettant fin à celle-ci peut être infligée à un juge pour manquement à ses obligations. Conformément à l’article 88 de la loi no 6/2002 (…) tel que modifié, un juge condamné dans le cadre d’une procédure disciplinaire peut se voir infliger les sanctions suivantes : un blâme, la révocation de sa fonction de président de tribunal, la destitution ou une réduction de son traitement d’un montant pouvant aller jusqu’à 30 % pendant un an au maximum (jusqu’à deux ans s’il avait été précédemment condamné dans une autre procédure disciplinaire et si la peine n’a pas encore été effacée du casier disciplinaire). Les sanctions éventuelles ne portent donc que sur les conditions (réduction du traitement) ou le maintien (destitution) des relations entre l’État et le juge, de sorte qu’elles ont un caractère non pas pénal mais disciplinaire. Par exemple, les juges ne peuvent pas être condamnés à payer une amende, ce qui pourrait être considéré comme une sanction pénale, mais peuvent « seulement » voir leur traitement réduit ou une augmentation de salaire retenue.
(…)
60. Aux yeux de la Cour constitutionnelle, la chambre disciplinaire de la Cour administrative suprême constitue un « tribunal » au sens de l’article 6 de la Convention et (en particulier) de l’article 81 de la Constitution, et le fait que cette chambre se compose non pas seulement de membres de la haute juridiction, mais aussi de juges d’autres tribunaux et de représentants d’autres métiers du droit ne change en rien cette conclusion. En effet, la chambre disciplinaire de la Cour administrative suprême possède les caractéristiques formelles et matérielles d’un tribunal. Sur les caractéristiques formelles, la Cour constitutionnelle estime nécessaire de préciser que la chambre disciplinaire est intégrée à la structure de la Cour administrative suprême et qu’elle est toujours présidée par un juge (de la Cour administrative suprême ou de la Cour suprême). Sur les caractéristiques matérielles, la Cour constitutionnelle rappelle qu’il existe des garanties systémiques d’indépendance et d’impartialité qui s’appliquent à la chambre disciplinaire de la Cour administrative suprême aussi bien qu’à toute juridiction composée uniquement de juges, et c’est ce qui ressort en particulier du libellé des articles 5 et 6 de la loi attaquée. La possibilité pour des nationaux autres que les juges de participer à la prise des décisions de justice a pour autre base l’article 97 § 2 de la Constitution ; dès lors, le fait même que la chambre du tribunal soit composée à la fois de juges et d’assesseurs non judiciaires ne permet pas, du point de vue de la Constitution, d’ôter à cette chambre la qualification de « tribunal » (…)
61. Il convient d’ajouter que quand bien même la Cour constitutionnelle devrait conclure que la procédure engagée sur la base de la loi attaquée revêt un caractère pénal, cette conclusion n’entraînerait pas nécessairement à elle seule l’invalidation de cette loi, que ce soit dans son intégralité ou pour ce qui concerne l’article 21. C’est ce que confirme aussi l’article 2 § 2 du Protocole no 7 à la Convention, en vertu duquel – même dans l’hypothèse où la procédure en cause serait une procédure pénale – le droit à un double degré de juridiction n’a pas à être garanti si la plus haute juridiction a statué en tant que tribunal de première instance. Compte tenu de cet élément (…), il n’est pas non plus possible de retenir l’argument tiré de ce que la conduite de la procédure devant un seul degré de juridiction risque de nuire à la qualité de la décision sur le fond. (…) »
43. Dans une décision no Pl. ÚS 38/09 du 3 août 2011, l’assemblée plénière de la Cour constitutionnelle a examiné une demande de la Cour administrative suprême tendant à invalider certaines dispositions transitoires de la loi no 183/2009, qui avait modifié la loi sur les voies d’exécution (paragraphe 30 ci-dessus), et d’autres lois. Elle a notamment dit ceci :
« 29. (…) [E]n vertu de la nouvelle législation, critiquée par la partie demanderesse, les (huissiers de justice) disposent d’une procédure complète menée dès son ouverture devant la chambre hautement qualifiée de la Cour administrative suprême, dont la composition garantit une appréciation égalitaire, équitable et indépendante de toutes les affaires quel que soit l’état d’avancement de la procédure au moment où elles lui ont été confiées. (…)
30. Il peut donc en être conclu que l’intérêt public à une prise de décision approfondie et impartiale dans les procédures disciplinaires dirigées contre les huissiers de justice est garanti par le fait qu’une chambre spéciale de la Cour administrative suprême, c’est‑à-dire la plus haute juridiction garantissant l’indépendance et l’impartialité de l’ensemble de la procédure, statue sur ces procédures disciplinaires. (…) »
44. Dans une décision no IV. ÚS 1335/12 du 9 juillet 2013 rendue à la suite de l’arrêt de la cour plénière (paragraphe 42 ci-dessus), la Cour constitutionnelle a examiné la question de l’applicabilité directe des conclusions énoncées dans cet arrêt aux procédures disciplinaires dirigées contre les huissiers de justice. Sur ce point, elle a dit, entre autres :
« Pour bien faire le tour de la question, il est noté que dans l’arrêt no Pl. ÚS 33/09, la Cour constitutionnelle a conclu que l’impossibilité de former un recours contre la décision du tribunal disciplinaire n’était pas contraire aux garanties constitutionnelles du droit à un procès équitable. Elle a estimé que le système constitutionnel garantissait un droit de recours uniquement en matière pénale (article 2 § 1 du Protocole no 7 à la Convention) et que l’article 2 § 2 du Protocole no 7 à la Convention prévoyait des exceptions à cette règle (…) La Cour constitutionnelle a étayé sa conclusion sur la constitutionnalité de la disposition incriminée en disant que les procédures disciplinaires dirigées contre les juges n’étaient pas des procédures visant à statuer sur une accusation en matière pénale au sens de l’article 6 § 1 de la Convention (cette conclusion ne s’applique pas directement en l’espèce) et en rappelant que les décisions de la Cour administrative suprême étaient rendues par la plus haute juridiction, au sens de l’article 2 § 2 du Protocole no 7 à la Convention (ce qui est également un élément pertinent en l’espèce) ».
45. La Cour constitutionnelle a exprimé une opinion similaire dans sa décision no IV. ÚS 2047/13 du 15 octobre 2013. Elle a dit ceci :
« La Cour constitutionnelle ne constate aucune violation des droits invoqués par le requérant. Premièrement, sur le moyen de violation du droit à un recours interne effectif, elle se réfère (…) à sa décision no Pl. ÚS 33/09 (…) La Cour constitutionnelle [dans cette décision] a conclu ceci : « une réglementation qui ne permet pas à une personne accusée d’une faute disciplinaire de former un recours contre une décision de la chambre disciplinaire n’est pas inconstitutionnelle ; l’ordre constitutionnel ne garantit aucun droit général à un double degré de juridiction ». Si, au bout du compte, la procédure disciplinaire ne statue pas sur une accusation en matière pénale au sens de l’article 6 de la Convention (…) et de l’article 2 du Protocole no 7 à la Convention, le droit de former un recours contre une décision adoptée dans une procédure de ce type n’est donc pas expressément garanti dans l’ordre constitutionnel et il n’est pas possible autrement de déduire de l’ordre constitutionnel l’existence d’un tel droit. Ces conclusions valent tout autant pour les affaires concernant les fautes disciplinaires des huissiers de justice. »
46. Par une décision no I. ÚS 12/14, adoptée le 24 juin 2014, la Cour constitutionnelle a rejeté un recours constitutionnel dans lequel le requérant, un huissier de justice, avait allégué une violation de son droit à un procès équitable en dénonçant l’impossibilité de former un recours contre la décision de la Cour administrative suprême par laquelle une amende de 10 000 CZK lui avait été infligée. La Cour constitutionnelle a également rejeté la demande du requérant tendant à invalider l’article 21 de la loi no 7/2002 sur la procédure dans les affaires visant les juges, les procureurs et les huissiers de justice (paragraphe 38 ci-dessus). Elle a notamment dit ceci :
« 5. Quant aux moyens tirés par le requérant d’une impossibilité de demander le réexamen de la décision adoptée dans le cadre de la procédure disciplinaire et de la composition de la chambre disciplinaire, la Cour constitutionnelle renvoie aux motifs de son arrêt d’assemblée plénière du 29 septembre 2010 no Pl. ÚS 33/09 (N 205/58 SbNU 827), dans lequel elle a rejeté une proposition tendant à abroger l’article 21 de la loi no 7/2002 sur la procédure dans les affaires visant les juges, les procureurs et les huissiers de justice, telle que modifiée par la loi no 314/2008 Coll. Dans cet arrêt, la Cour constitutionnelle est parvenue à la conclusion qu’une disposition légale qui n’offrait aucun recours à l’accusé contre une décision de la chambre disciplinaire n’était pas inconstitutionnelle. »
II. Le droit international
47. Dans les affaires des Essais nucléaires (Australie c. France) et du Différend concernant le statut et l’utilisation des eaux du Silala (Chili c. Bolivie), la Cour internationale de Justice (« la CIJ ») a eu l’occasion de se pencher sur l’importance des conclusions et déclarations de la partie demanderesse aux fins de la définition des prétentions, et sur le pouvoir qu’a le juge d’interpréter les conclusions des parties.
48. Dans l’arrêt qu’elle a rendu le 20 décembre 1974 en l’affaire des Essais nucléaires, la CIJ a dit :
« 30. (…) [I]l est essentiel d’examiner si le Gouvernement australien sollicite de la Cour un jugement qui ne ferait que préciser le lien juridique entre le demandeur et le défendeur par rapport aux questions en litige, ou un jugement conçu de façon telle que son libellé obligerait l’une des Parties ou les deux à prendre ou à s’abstenir de prendre certaines mesures. C’est donc le devoir de la Cour de circonscrire le véritable problème en cause et de préciser l’objet de la demande. Il n’a jamais été contesté que la Cour est en droit et qu’elle a même le devoir d’interpréter les conclusions des parties ; c’est l’un des attributs de sa fonction judiciaire. Assurément, quand la demande n’est pas formulée comme il convient parce que les conclusions des parties sont inadéquates, la Cour n’a pas le pouvoir de « se substituer [aux Parties] pour en formuler de nouvelles sur la base des seules thèses avancées et faits allégués » (C.P.J.I. série A no 7, p. 35), mais tel n’est pas le cas en l’espèce et la question d’une formulation nouvelle des conclusions par la Cour ne se pose pas non plus. En revanche, la Cour a exercé à maintes reprises le pouvoir qu’elle possède d’écarter, s’il est nécessaire, certaines thèses ou certains arguments avancés par une partie comme élément de ses conclusions quand elle les considère, non pas comme des indications de ce que la partie lui demande de décider, mais comme des motifs invoqués pour qu’elle se prononce dans le sens désiré. C’est ainsi que, dans l’affaire des Pêcheries, la Cour a dit de neuf des treize points que comportaient les conclusions du demandeur : « Ce sont là des éléments qui, le cas échéant, pourraient fournir les motifs de l’arrêt et non en constituer l’objet (C.I.J. Recueil 1951, p. 126) » (…) »
49. Dans l’arrêt qu’elle a rendu le 1er décembre 2022 en l’affaire du Différend concernant le statut et l’utilisation des eaux du Silala, la CIJ a dit :
« 43. Pour ce faire, la Cour évaluera avec attention si, et dans quelle mesure, les conclusions finales des Parties continuent de refléter un différend entre celles-ci. Elle n’a pas le pouvoir de « se substituer [aux parties] pour (…) formuler de nouvelles [conclusions] sur la [seule] base des (…) thèses avancées et faits allégués » (Certains intérêts allemands en Haute-Silésie polonaise, fond, arrêt no 7, 1926, C.P.J.I. série A no 7, p. 35). Cependant, elle « est en droit et (…) a même le devoir d’interpréter les conclusions des parties ; c’est l’un des attributs de sa fonction judiciaire» (Essais nucléaires (Australie c. France), arrêt, C.I.J. Recueil 1974, p. 262, par. 29). Afin de mener à bien cette tâche, la Cour prend en considération non seulement les conclusions, mais aussi, entre autres, la requête et tous les arguments avancés par les Parties au cours de la procédure écrite et orale (voir ibid., p. 263, par. 30-31). La Cour interprétera donc les conclusions afin d’en saisir la substance et déterminer si elles reflètent un différend entre les Parties. »
III. les textes du conseil de l’Europe
50. Le paragraphe pertinent du rapport explicatif du Protocole no 7 à la Convention concernant l’article 2 se lit ainsi :
« 17. Cet article reconnaît à toute personne déclarée coupable d’une infraction pénale par un tribunal le droit de faire examiner par une juridiction supérieure la déclaration de culpabilité ou la condamnation. Il n’est pas exigé que, dans tous les cas, cette personne ait la possibilité de faire examiner à la fois la déclaration de culpabilité et la condamnation. Ainsi, par exemple, si la personne condamnée s’est avouée coupable de l’infraction dont elle a été inculpée, ce droit peut être restreint à la révision de sa condamnation. Par rapport au libellé de la disposition correspondante du Pacte des Nations Unies (article 14, paragraphe 5), le terme « tribunal » a été ajouté pour qu’il soit bien clair que cet article ne concerne pas les infractions jugées par des autorités qui ne sont pas des tribunaux au sens de l’article 6 de la Convention. »
EN DROIT
I. L’objet de l’affaire et les exceptions préliminaires s’y rapportant
A. Introduction
51. La Cour rappelle que l’objet d’une affaire dont elle est « saisie » dans l’exercice du droit de recours individuel est défini par le grief ou la « prétention » du requérant (forme substantivée du verbe « se prétendre » employé à l’article 34 ; Radomilja et autres c. Croatie [GC], nos 37685/10 et 22768/12, § 109, 20 mars 2018).
52. Le requérant formule des griefs sous l’angle de l’article 6 §§ 1, 2 et 3 d) de la Convention et de l’article 2 de son Protocole no 7 (paragraphe 29 ci-dessus). Ces articles se lisent comme suit dans leurs parties pertinentes :
Article 6
Droit à un procès équitable
« 1. Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (…) par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera, soit des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil, soit du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. (…)
2. Toute personne accusée d’une infraction est présumée innocente jusqu’à ce que sa culpabilité ait été légalement établie.
3. Tout accusé a droit notamment à :
(…)
d) interroger ou faire interroger les témoins à charge et obtenir la convocation et l’interrogation des témoins à décharge dans les mêmes conditions que les témoins à charge ;
(…) »
Article 2 du Protocole no 7
Droit à un double degré de juridiction en matière pénale
« 1. Toute personne déclarée coupable d’une infraction pénale par un tribunal a le droit de faire examiner par une juridiction supérieure la déclaration de culpabilité ou la condamnation. L’exercice de ce droit, y compris les motifs pour lesquels il peut être exercé, sont régis par la loi.
2. Ce droit peut faire l’objet d’exceptions pour des infractions mineures telles qu’elles sont définies par la loi ou lorsque l’intéressé a été jugé en première instance par la plus haute juridiction ou a été déclaré coupable et condamné à la suite d’un recours contre son acquittement. »
1. L’arrêt de la chambre
53. Dans son arrêt (Grosam c. République tchèque, no 19750/13, § 66, 23 juin 2022), la chambre a défini ainsi les griefs présentés par le requérant sur le terrain de l’article 6 de la Convention :
« 66. Invoquant l’article 6 §§ 1, 2 et 3 d) de la Convention, le requérant allègue une violation de son droit à un procès équitable. Il avance à ce titre les arguments exposés ci-dessous.
i) Le principe de la présomption d’innocence n’aurait pas été respecté dans la procédure disciplinaire qui a été menée contre lui. Le tribunal disciplinaire aurait fait peser sur le requérant la charge de prouver son « innocence » puisqu’il n’a examiné que les éléments à charge sans avoir recherché ni examiné d’office des éléments à décharge. Faute pour le requérant d’avoir pu prouver son « innocence », il aurait jugé que les moyens avancés en défense n’étaient pas plausibles. De plus, il aurait empêché le requérant de proposer des éléments de preuve supplémentaires avant la clôture de l’audience.
ii) Dans la procédure conduite devant la Cour constitutionnelle, celle-ci n’aurait pas dûment tenu compte de bon nombre des arguments du requérant. »
54. Le grief exposé par le requérant sous l’angle de l’article 2 du Protocole no 7 y était défini ainsi :
« 68. (…) [I]nvoquant l’article 2 du Protocole no 7 à la Convention, le requérant soutient que la loi n’offrait aucun recours contre la décision du tribunal disciplinaire (qui était selon lui de nature « pénale »). Il estime qu’aucune exception à cette disposition ne s’appliquait puisque l’infraction qui lui était reprochée n’avait aucun caractère mineur en raison de la gravité des sanctions dont il était passible et que la chambre disciplinaire de la Cour administrative suprême ne pouvait être considérée comme la « plus haute juridiction », au sens de cette disposition, du fait de sa composition et de l’absence de garanties suffisantes quant à sa compétence et à son indépendance puisqu’elle était composée de six membres, dont deux seulement étaient des magistrats professionnels. »
55. La chambre a requalifié ce grief de violation de l’article 2 du Protocole no 7 principalement en grief tiré de la composition du tribunal disciplinaire et elle l’a examiné sous l’angle de l’article 6 § 1 de la Convention (ibidem, § 70). Elle a dit ceci en particulier :
« 70. Maîtresse de la qualification juridique des faits de la cause (Scoppola c. Italie (no 2) [GC], no 10249/03, § 54, 17 septembre 2009, et Radomilja et Croatie [GC], nos 37685/10 et 22768/12, §§ 110-126, 20 mars 2018), la Cour estime que ce dernier grief relève principalement de l’article 6 § 1 de la Convention, d’autant plus qu’un « tribunal » au sens de l’article 6 l’est également au sens de l’article 2 du Protocole no 7 (Didier c. France (déc.), no 58188/00, § 3, CEDH 2002-VII (extraits)). »
56. La chambre s’est penchée ensuite sur l’applicabilité de l’article 6 § 1, pour en conclure que cet article était applicable non pas sous son volet pénal mais sous son volet civil (ibidem, §§ 87-98). Elle a donc déclaré irrecevables pour incompatibilité ratione materiae avec les dispositions de la Convention les griefs formulés par le requérant sur le terrain de l’article 6 §§ 2 et 3 d) de la Convention (ibidem, § 99, voir aussi paragraphe 53 ci-dessus).
57. De même, la chambre a déclaré irrecevable pour défaut manifeste de fondement le grief tiré par le requérant, sous l’angle de l’article 6 § 1 de la Convention, de ce que la Cour constitutionnelle n’aurait pas dûment examiné tous les arguments qu’il avait avancés dans son recours constitutionnel (ibidem, §§ 157-58 ; voir aussi paragraphe 53 ci-dessus).
58. Sur le grief tiré par le requérant d’une violation de l’article 2 du Protocole no 7, qui a été requalifié comme un grief relevant de l’article 6 § 1 de la Convention (paragraphes 54-55 ci-dessus), la chambre a conclu à la violation de cette dernière disposition. Plus précisément, elle a estimé que le requérant avait été privé de son droit à un tribunal indépendant et impartial au motif que son affaire avait été examinée par la chambre disciplinaire, laquelle ne satisfaisait pas à ces exigences (ibidem, §§ 113-151).
59. Enfin, la chambre a jugé qu’il n’y avait pas lieu d’examiner la recevabilité et le bien-fondé des autres griefs tirés par le requérant, sous l’angle de l’article 6 § 1 de la Convention, d’un manque d’équité de la procédure conduite devant le tribunal disciplinaire qui aurait résulté i) du fait que le tribunal disciplinaire ne l’aurait pas invité à produire des éléments supplémentaires avant la clôture de l’audience, ii) de la manière dont ce tribunal aurait apprécié les preuves, et iii) d’une impossibilité d’attaquer la décision (ibidem, § 154, voir aussi le paragraphe 53 ci-dessus).
2. L’objet de l’affaire devant la Grande Chambre
60. Selon la jurisprudence constante de la Cour, l’« affaire » renvoyée devant la Grande Chambre est la requête telle qu’elle a été déclarée recevable et comprend aussi les griefs qui n’ont pas été déclarés irrecevables (voir, par exemple, Fedotova et autres c. Russie [GC], nos 40792/10 et 2 autres, § 83, 17 janvier 2023).
61. La Grande Chambre constate que la chambre, dans son arrêt (Grosam, précité, §§ 99 et 157-158), a déclaré irrecevables a) les griefs du requérant fondés sur l’article 6 §§ 2 et 3 d) (paragraphe 56 ci-dessus), et b) son grief tiré, sur le terrain de l’article 6 § 1 de la Convention, d’un défaut de motivation suffisante de la décision rendue par la Cour constitutionnelle (paragraphe 57 ci-dessus). Ces griefs sortent donc de l’objet de l’« affaire » renvoyée devant la Grande Chambre (voir le paragraphe précédent).
62. La Grande Chambre observe en outre que la chambre n’a pas déclaré irrecevables le grief du requérant fondé sur l’article 2 du Protocole no 7 ni ses autres griefs fondés sur l’article 6 § 1 de la Convention (paragraphes 58-59 ci-dessus).
63. Dès lors, l’objet de l’« affaire » telle que renvoyée devant la Grande Chambre comprend :
a) le grief fondé sur l’article 2 du Protocole no 7, à l’égard duquel, après l’avoir requalifié pour le faire relever de l’article 6 § 1 de la Convention, la chambre a conclu à une violation de cette dernière disposition pour manquement à l’exigence d’un tribunal indépendant et impartial (paragraphes 54-55 et 58 ci-dessus), et
b) les griefs tirés, sur le terrain de l’article 6 § 1, d’un manque d’équité de la procédure conduite devant la juridiction disciplinaire, à l’égard desquels la chambre a conclu qu’il n’y avait pas lieu d’en examiner la recevabilité et le bien-fondé (paragraphe 53 et 59 ci-dessus).
64. Il ne faut pas en conclure pour autant que la Grande Chambre ne peut pas examiner aussi, le cas échéant, des questions touchant la recevabilité des griefs relevant de l’objet de l’« affaire » telle que renvoyée devant la Grande Chambre, comme cela est loisible à la chambre dans le cadre de la procédure habituelle, par exemple en vertu de l’article 35 § 4 in fine de la Convention, ou lorsque ces questions ont été jointes au fond ou encore lorsqu’elles présentent un intérêt au stade de l’examen au fond (voir, par exemple, Azinas c. Chypre [GC], no 56679/00, § 32, CEDH 2004-III, Vučković et autres c. Serbie (exception préliminaire) [GC], nos 17153/11 et 29 autres, § 56, 25 mars 2014, et Radomilja et autres, précité, § 102, et les affaires qui y sont citées). Dès lors, même au stade de l’examen au fond, la Grande Chambre peut revenir sur une décision de recevabilité si elle conclut que la requête aurait dû être déclarée irrecevable pour l’un des motifs énoncés dans les trois premiers paragraphes de l’article 35 de la Convention (ibidem).
B. Thèses des parties
65. La manière dont la chambre a défini les griefs du requérant sur le terrain de l’article 6 de la Convention (paragraphe 53 ci-dessus) n’est pas contestée entre les parties. La Grande Chambre ne voit aucune raison d’en juger autrement.
66. La seule question litigieuse quant à l’objet de l’affaire est celle de savoir si le grief formulé par le requérant sous l’angle de l’article 2 du Protocole no 7, tel qu’il est formulé dans sa requête devant la Cour (paragraphe 29 ci-dessus), peut être examiné sur le terrain de l’article 6 § 1 de la Convention comme un grief de défaut de tribunal indépendant et impartial, comme la chambre l’a fait.
1. Le Gouvernement
67. Le Gouvernement soutient devant la Grande Chambre que la chambre a en réalité examiné un grief distinct et spécifique de défaut de tribunal indépendant et impartial que le requérant a exposé pour la première fois dans ses observations du 5 novembre 2015 et ce, seulement une fois que la chambre avait recommuniqué la requête et posé une question spécifique à cet égard (paragraphes 6 et 82 ci-dessous).
68. Comme il l’avait fait devant la chambre, le Gouvernement plaide devant la Grande Chambre que la chambre n’a pas respecté la portée limitée du contrôle qu’opère la Cour qu’elle a d’office étendu l’objet de l’affaire à des questions que le requérant n’avait pas soulevées dans la requête dont il avait saisi la Cour. Il renvoie aux principes généraux en la matière exposés dans les arrêts Radomilja et autres, précité, §§ 109, 117 et 123-25, et Foti et autres c. Italie, 10 décembre 1982, § 44, série A no 56.
69. En particulier, le Gouvernement soutient que le requérant, dans la requête dont celui-ci a saisi la Cour, dénonce, sous l’angle de l’article 2 du Protocole no 7 à la Convention, une violation de son droit à un double degré de juridiction en matière pénale en ce qu’il aurait été privé du droit de faire examiner sa déclaration de culpabilité et sa condamnation par une juridiction supérieure. C’est uniquement dans les limites de ce grief qu’il expose que la chambre disciplinaire, compte tenu de sa composition, ne pouvait être considérée comme la « plus haute juridiction ». Il dit que les arguments qu’il tire de la composition de cette juridiction ne se rapportent donc qu’à l’une des exceptions prévues au deuxième paragraphe de cet article précis.
70. En conséquence, le Gouvernement estime qu’au cœur du grief dont le requérant a saisi la Cour se trouve l’impossibilité de faire appel de la décision du tribunal disciplinaire, ce en quoi le requérant verrait une violation de l’article 2 du Protocole no 7 à la Convention. Il est dès lors évident selon lui que le fond de ce grief, du point de vue tant des faits que des arguments de droit, est essentiellement différent de celui que la chambre a examiné sur le terrain de l’article 6 § 1 de la Convention.
71. Le Gouvernement note que le requérant n’alléguait pas avoir été privé de son droit à un « tribunal indépendant et impartial établi par la loi », au sens de l’article 6 § 1 de la Convention. Il dit que, contrairement à ce qu’aurait conclu la chambre, nulle part dans la requête il n’est soutenu que le tribunal disciplinaire, du fait de sa composition, de la façon dont celui-ci avait dressé les listes de candidats aux postes d’assesseurs non judiciaires ou d’une absence de garanties contre les pressions extérieures, ne pouvait être considéré comme un « tribunal indépendant et impartial » ni même comme un « tribunal » au sens de l’article 6 de la Convention.
72. Le Gouvernement souligne que c’est dans ses observations du 5 novembre 2015 (paragraphe 82 ci-dessous) que le requérant a allégué pour la première fois une violation de l’article 6 § 1 tirée de ce que la chambre disciplinaire, compte tenu de sa composition et du mode de nomination de certains de ses membres, ne pouvait passer pour un tribunal indépendant et impartial. Il en conclut que le grief pour lequel la chambre a constaté une violation n’était apparu que dans les troisièmes, voire les quatrièmes, observations du requérant, c’est-à-dire trop tardivement et en dehors de l’objet initial de l’affaire portée devant la Cour sur le terrain de la Convention.
73. Le Gouvernement dit que, malgré cela, la chambre l’a invité à plusieurs reprises à répondre à des questions quant à savoir si le requérant avait, à tous les stades de la procédure, eu accès à un tribunal satisfaisant à toutes les exigences de l’article 6 § 1, compte tenu notamment de sa composition ainsi que des garanties de compétence judiciaire professionnelle et du mode de sélection des personnes à inscrire sur la liste des assesseurs non judiciaires (paragraphe 6 ci-dessus).
74. Le Gouvernement renvoie ensuite à ses observations devant la chambre des 9 janvier et 12 mars 2014 et du 13 novembre 2015, dans lesquelles il a souligné à plusieurs reprises que cette question sortait de l’objet des griefs du requérant et s’est opposé à ce que la chambre étende d’office l’objet de l’affaire.
75. Le Gouvernement estime que, si la Cour est maîtresse de la qualification juridique des faits de la cause et n’a donc pas à se considérer comme liée par celle que leur attribuent les parties, elle n’a pas toute latitude pour connaître d’un grief sans tenir compte du contexte procédural dans lequel il s’inscrit (le Gouvernement cite l’arrêt Garib c. Pays-Bas [GC], no 43494/09, § 98, 6 novembre 2017). Il dit que le principe jura novit curia renvoie à la qualification juridique du grief, et non à la question de savoir dans quel acte particulier des autorités le requérant voit une violation de la Convention. Il argue que la Cour ne peut se servir de ce principe pour introduire un nouveau grief que le requérant n’aurait pas formulé. Il en conclut que, si la Cour a compétence pour examiner les circonstances dénoncées à la lumière de l’intégralité de la Convention (il cite l’arrêt Foti et autres, précité, § 44), cela ne lui permet pas pour autant de se saisir de questions à l’égard desquelles le requérant n’aurait allégué aucune violation de ses droits conventionnels.
76. Le Gouvernement voit une différence notable entre la thèse selon laquelle un organe judiciaire, du fait de sa composition, n’est pas la « plus haute juridiction » au sens de l’article 2 § 2 du Protocole no 7, et la thèse selon laquelle il n’est pas un « tribunal » du tout au sens de l’article 6 § 1 de la Convention. Il dit qu’à sa connaissance la Cour n’a pas encore défini la notion de « plus haute juridiction » employée au deuxième paragraphe de l’article 2 du Protocole no 7. Il relève que la Cour a seulement observé qu’une autorité qui n’est pas un « tribunal » au sens de l’article 6 de la Convention ne peut être considérée comme la « plus haute juridiction » au sens de l’article 2 § 2 du Protocole no 7 (il cite l’arrêt Saquetti Espagne, no 50514/13, § 53, 30 juin 2020). Selon lui, cela ne signifie pas que l’inverse soit également vrai : si telle ou telle autorité n’est pas la « plus haute juridiction » au sens de l’article 2 § 2 du Protocole no 7, il ne faudrait pas en conclure automatiquement pour autant qu’elle n’est pas un « tribunal » au sens de l’article 6 § 1 de la Convention car il ne serait pas déraisonnable de supposer que les plus hautes juridictions doivent répondre à des exigences plus strictes que les juridictions ordinaires.
77. Or, le Gouvernement dit que c’est précisément la conclusion à laquelle est parvenue la chambre, qui aurait souligné que le requérant avait, dans sa requête initiale, dûment formulé son grief tiré de la composition du tribunal disciplinaire et d’une absence de garanties suffisantes quant à ‘la compétence et à l’indépendance de ses membres non judiciaires. Lorsque la chambre a recherché si le requérant avait soulevé ce grief, au moins en substance, elle n’aurait pas examiné celui-ci sous son aspect juridique (Grosam, précité, §§ 75 et 103-105). Elle aurait jugé indifférent que le requérant eût évoqué l’aspect institutionnel de la composition de la juridiction disciplinaire en se référant au seul deuxième paragraphe de l’article 2 du Protocole no 7 puisque c’est à la Cour qu’il revient de qualifier juridiquement ses griefs. Ainsi, sur le fondement du grief de violation du droit à un double degré de juridiction en matière pénale garanti par l’article 2 du Protocole no 7, qu’elle aurait requalifié en grief de violation du droit à un « tribunal » garanti par l’article 6 du Convention, elle aurait estimé pouvoir examiner le respect de toutes les exigences d’un « tribunal », telles que son indépendance et son impartialité, les qualifications professionnelles de ses membres, etc.
78. Pour ces raisons, le Gouvernement repousse fermement l’argument tiré par le requérant (paragraphe 86 ci-dessous) de ce que, dans ses observations du 5 novembre 2015 (paragraphe 72 ci-dessus et paragraphe 82 ci-dessous), ce dernier se serait contenté d’étoffer son grief initial. Il estime que, au contraire, poussé par la chambre (paragraphes 6 et 73 ci-dessus), le requérant a formulé dans ces observations un grief nouveau qui ne figurait pas parmi ceux que ce dernier avait initialement exposés. Il considère que, quand bien même la Cour en viendrait à conclure que ce grief n’est pas nouveau mais s’analyse en un développement des griefs initiaux du requérant, il n’a jamais été soulevé, ne serait-ce qu’en substance, devant les juridictions internes, notamment la Cour constitutionnelle, et que le requérant n’a donc pas épuisé les voies de recours internes.
79. Enfin, le Gouvernement dit que, malgré les objections qu’il a opposées tout au long de la procédure aux initiatives de la chambre tendant à étendre l’objet de l’affaire et à soulever de nouvelles questions de sa propre initiative (paragraphe 74 ci-dessus), celle-ci a recherché de manière continue et proactive des raisons de conclure à une violation de la Convention, bien au-delà de la portée des griefs initiaux du requérant. Selon lui, cela pourrait donner l’impression que la chambre a utilisé l’affaire pour examiner tout le système de justice disciplinaire en droit tchèque, se servant ainsi d’une requête individuelle pour atteindre un objectif autre que celui pour lequel celle-ci était destinée.
80. Le Gouvernement invite donc la Grande Chambre non seulement à corriger l’erreur qui a été commise au niveau de la chambre, mais aussi à préciser les limites du pouvoir qu’a la Cour de requalifier les griefs des requérants, de manière à s’assurer que l’objet de l’affaire ne s’étende pas au‑delà des griefs formulés dans la requête.
81. Le Gouvernement conclut de ce qui précède que le grief pour lequel la chambre a conclu à la violation de l’article 6 § 1 de la Convention est irrecevable soit pour non-respect du délai de six mois, soit pour non‑épuisement des voies de recours internes.
2. Le requérant
82. Dans ses observations devant la chambre, qui sont datées du 5 novembre 2015, le requérant a soutenu que la chambre disciplinaire de la Cour administrative suprême n’était pas un « tribunal » au sens de l’article 6 § 1 de la Convention car seuls deux de ses six membres étaient des juges professionnels (paragraphe 19 ci-dessus). En particulier, il a estimé que la chambre disciplinaire ne pouvait passer pour indépendante puisque ses membres assesseurs non judiciaires, qui n’étaient pas des juges professionnels, n’auraient pas répondu aux exigences d’indépendance et d’impartialité. Il a ajouté que la loi ne prévoyait aucune garantie contre les pressions extérieures, ne fixait pas d’exigences pour les assesseurs non judiciaires en termes de compétence et d’expérience par rapport aux juges professionnels et n’encadrait leur nomination par aucune règle. Il a allégué pour finir que le processus de sélection des assesseurs non judiciaires manquait de transparence.
83. Dans ses observations complémentaires, qui sont datées du 10 décembre 2015, le requérant a repoussé la thèse, défendue par le Gouvernement, de l’irrecevabilité pour non-respect du délai de six mois et pour non-épuisement des voies de recours internes du grief qu’il tire de ce que lequel la chambre disciplinaire de la Cour administrative suprême ne serait pas un « tribunal » au sens de l’article 6 § 1 de la Convention. En particulier, il a soutenu que l’invocation dans sa requête de l’article 2 du Protocole no 7 à la Convention, dont le libellé renvoie à la notion de « plus haute juridiction », appelait nécessairement l’examen de la question de savoir si la chambre disciplinaire de la Cour administrative suprême était un « tribunal » au sens de l’article 6 § 1 de la Convention. À l’appui de ce lien entre les deux articles, le requérant s’est référé au rapport explicatif du Protocole no 7 à la Convention (paragraphe 50 ci-dessus).
84. Dans ces observations, le requérant a dit également ceci :
« Dans ses observations du 5 novembre 2015, [le requérant] décrit en détail les raisons pour lesquelles il a conclu que les membres du tribunal disciplinaire (c’est-à-dire les [assesseurs non judiciaires]) ne satisfont pas aux exigences [d’]impartialité et d’indépendance et [il] s’en tient donc à cette conclusion sur tous les points. »
85. Devant la Grande Chambre, le requérant soutient que, dans sa requête devant la Cour, il a tiré grief de la composition du tribunal disciplinaire sur le terrain de l’article 2 du Protocole no 7 à la Convention. Ce grief, dit-il, peut aussi être qualifié de grief de violation du droit à un procès équitable garanti par l’article 6 de la Convention.
86. Par ailleurs, dans ses observations devant la chambre, le requérant avait précisé davantage ce grief, mais n’en avait pas formulé un nouveau.
87. Il conclut que la chambre, dans son arrêt, n’a examiné que les griefs et arguments qu’il avait avancés et qu’elle n’a donc en aucune manière outrepassé la compétence conférée à la Cour.
C. Appréciation de la Cour
88. La Cour rappelle qu’un grief ou une « prétention » – forme substantivée du verbe « se prétendre » employé à l’article 34 de la Convention – comporte deux éléments, à savoir des allégations factuelles (en ce sens que le requérant se dit « victime » d’une action ou d’une omission) et les arguments juridiques qui en sont tirés (en ce sens que l’action ou omission en question emporte « violation par l’une des Hautes Parties contractantes des droits reconnus dans la Convention ou ses Protocoles » ; voir Radomilja et autres, précité, § 110). Ces deux éléments sont imbriqués puisque les faits dénoncés doivent être interprétés à la lumière des arguments juridiques avancés, et vice versa (ibidem).
89. La Cour rappelle en outre que les griefs que le requérant entend tirer de l’article 6 de la Convention doivent contenir tous les paramètres nécessaires pour permettre à la Cour de délimiter la question qu’elle sera appelée à examiner. Il est important de souligner que le champ d’application de l’article 6 de la Convention est très large et que l’examen de la Cour est nécessairement délimité par les griefs précis présentés devant elle (Ramos Nunes de Carvalho e Sá c. Portugal [GC], nos 55391/13 et 2 autres, § 104, 6 novembre 2018).
90. Pour pouvoir introduire une requête en vertu de l’article 34 de la Convention, une personne doit pouvoir démontrer qu’elle a subi directement les effets de la mesure dont elle se plaint, condition nécessaire pour que soit enclenché le mécanisme de protection prévu par la Convention (Centre de ressources juridiques au nom de Valentin Câmpeanu c. Roumanie [GC], no 47848/08, § 96, CEDH 2014). Dans le même ordre d’idées, la Cour ne peut statuer que sur les faits dont le requérant se plaint (paragraphe 88 ci-dessus, et Radomilja et autres, précité, §§ 120-121 et 124). En conséquence, il ne suffit pas que l’existence d’une violation de la Convention soit « évidente » au vu des faits de l’espèce ou des observations soumises par le requérant. Il incombe au contraire au requérant de dénoncer une action ou omission comme contraire aux droits reconnus dans la Convention ou ses Protocoles (ibidem § 110, voir le paragraphe 88 ci-dessus), de telle manière que la Cour n’ait pas à spéculer sur la question de savoir si tel ou tel grief a été ou non soulevé (voir, au sujet de l’épuisement des voies de recours internes, Farzaliyev c. Azerbaïdjan, no 29620/07, § 55, 28 mai 2020).
91. Cela signifie que la Cour n’a pas le pouvoir de se substituer au requérant et de retenir des griefs nouveaux sur la seule base des arguments et des faits exposés (voir, en comparaison, les arrêts de la Cour internationale de Justice cités au paragraphes 47-49 ci-dessus).
92. En l’espèce, dans la requête dont il a saisi la Cour, le requérant argue, sous l’angle de l’article 2 du Protocole no 7 à la Convention, que le droit interne excluait tout recours contre les décisions de la chambre disciplinaire de la Cour administrative suprême (paragraphe 29 ci-dessus). Il ne voit aucune violation de cette disposition dans la présence, au sein de la composition de ce tribunal, de membres qui n’étaient pas des magistrats professionnels (paragraphe 88 ci-dessus). Il ne s’appuie sur cet élément que pour soutenir que, parce que ses membres non judiciaires n’étaient pas astreints aux mêmes exigences de compétence et d’indépendance que les juges professionnels, le tribunal disciplinaire ne pouvait être considéré comme la « plus haute juridiction ». Cette thèse a pour seule finalité d’écarter l’application de l’exception prévue à l’article 2 § 2 du Protocole no 7, qui exclut le droit à un double degré de juridiction dans les cas où l’accusé a été jugé en première instance par la plus haute juridiction.
93. Qui plus est, le requérant souligne qu’en raison de la participation d’assesseurs non judiciaires, la composition de la chambre disciplinaire de la Cour administrative suprême était inhabituelle par rapport à celle des institutions judiciaires supérieures de la République tchèque, qui normalement n’ont pas en leur sein des assesseurs non judiciaires, dont la participation, comme il l’a souligné, est courante chez certains tribunaux de première instance (paragraphe 29 ci-dessus). Bref, il soutient non pas que la chambre disciplinaire n’était même pas un « tribunal », mais seulement qu’elle n’était pas la « plus haute juridiction ».
94. Un argument aussi secondaire n’est pas assimilable à un grief puisque, comme le soutient le requérant, la composition de la chambre disciplinaire n’était pas la cause de la violation alléguée de l’article 2 du Protocole no 7, ni son fait constitutif (voir, en comparaison, l’arrêt rendu par la Cour internationale de Justice en l’affaire des Essais nucléaires, cité au paragraphe 48 ci-dessus, dans la mesure où il évoque le pouvoir qu’a la C.I.J. d’écarter certaines thèses ou arguments considérés non pas comme des éléments indiquant ce que la partie demande à la C.I.J. de décider, mais comme des raisons pour lesquelles celle-ci devrait statuer dans le sens voulu).
95. Au vu de ce qui précède, la Cour estime que l’argument que le requérant avance en dénonçant la composition de la juridiction disciplinaire ne peut être interprété comme un grief tiré de ce que cette juridiction n’aurait pas été un tribunal indépendant et impartial, au sens de l’article 6 § 1 de la Convention. Si le requérant souhaitait à ce stade alléguer une violation des garanties énoncées à l’article 6 § 1 de la Convention, il aurait dû le faire clairement dans son formulaire de requête, à l’instar de ce qu’il a fait par la suite, dans ses observations du 5 novembre 2015 produites devant la chambre (paragraphe 82 ci-dessus, et, en comparaison, Rustavi 2 Broadcasting Company Ltd et autres c. Géorgie, no 16812/17, § 246, 18 juillet 2019).
96. Il ressort de ce qui précède que le requérant n’a pas exposé dans la requête qu’il a introduite devant la Cour le grief qu’il tire, sur le terrain de l’article 6 § 1 de la Convention, d’un défaut de tribunal indépendant et impartial. Au lieu de cela, comme le souligne le Gouvernement (paragraphes 67 et 72 ci-dessus), le requérant a formulé pour la première fois ce grief dans ses observations qu’il a produites le 5 novembre 2015 devant la chambre, postérieurement à la communication par celle-ci de la requête au Gouvernement (paragraphe 82 ci-dessus). Ce nouveau grief ne peut être considéré comme rattaché à un volet particulier du grief initial fondé sur l’article 2 du Protocole no 7 car il concerne des exigences distinctes découlant de l’article 6 § 1 de la Convention (voir, mutatis mutandis, Denis et Irvine c. Belgique [GC], nos 62819/17 et 63921/17, § 110, 1er juin 2021, et paragraphe 89 ci-dessus).
97. Il s’ensuit en outre qu’en posant une question sur le respect de l’exigence d’un « tribunal établi par la loi » au sens de l’article 6 § 1 de la Convention (paragraphe 6 ci-dessus), la chambre a étendu d’office l’objet de l’affaire au-delà celui que le requérant avait initialement défini dans sa requête. La chambre a ainsi excédé les pouvoirs que les articles 32 et 34 de la Convention confèrent à la Cour (paragraphe 91 ci-dessus).
D. Conclusions sur l’objet de l’affaire
98. Au vu de ces éléments, la Cour estime que le grief tiré de ce que la chambre disciplinaire ne serait pas un tribunal indépendant et impartial, que le requérant a soulevé en novembre 2015, a été introduit plus de six mois après la clôture, le 17 septembre 2012, de la procédure disciplinaire dirigée contre lui, lorsque la décision par laquelle la Cour constitutionnelle a rejeté son recours constitutionnel lui a été signifiée (paragraphe 28 ci-dessus).
99. L’exception préliminaire, présentée par le Gouvernement, de non‑respect de la règle des six mois (paragraphes 72 et 81 ci-dessus) doit donc être accueillie.
100. Il s’ensuit que le grief tiré par le requérant d’un défaut de tribunal indépendant et impartial est irrecevable au regard de l’article 35 § 1 de la Convention pour non-respect de la règle des six mois, et qu’il doit donc être rejeté en application de l’article 35 § 4.
101. Au vu de ce qui précède, la Cour estime qu’il n’y a pas lieu d’examiner l’exception préliminaire restante du Gouvernement, tirée d’un non-épuisement par le requérant des voies de recours internes (voir, par exemple, Ramos Nunes de Carvalho e Sá, précité, § 110).
102. Ayant jugé irrecevable le grief que le requérant tire, sur le terrain de l’article 6 § 1 de la Convention, d’un défaut de tribunal indépendant et impartial, la Cour procédera à l’examen de ses autres griefs qui relèvent de l’objet de l’affaire renvoyée devant la Grande Chambre. Il s’agit notamment des griefs de violation de l’article 6 § 1 de la Convention portant sur l’équité de la procédure conduite devant la juridiction disciplinaire, et du grief initial de violation de l’article 2 du Protocole no 7 à la Convention (paragraphe 63 ci-dessus).
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION
103. Le requérant soutient notamment que le tribunal disciplinaire ne l’a pas explicitement invité à proposer des éléments de preuve supplémentaires avant la clôture de l’audience et qu’il n’a été condamné que parce qu’il n’avait pas pu étayer ses moyens de défense par la production d’un document qui lui avait été remis par le directeur financier de la société débitrice (paragraphes 52-53 ci-dessus).
104. Le Gouvernement conteste la recevabilité de ce volet de la requête en arguant qu’il est manifestement mal fondé. Toutefois, avant d’examiner les arguments des parties sur ce point (paragraphes 125-129 ci-dessous), la Cour, pour les motifs exposés ci-dessous (paragraphes 107 et 111-112), doit rechercher si l’article 6 est applicable à la procédure disciplinaire en cause et, dans l’affirmative, sous quel volet (civil et/ou pénal).
A. Sur l’applicabilité
105. À l’inverse de la position qu’il avait adoptée devant la chambre (Grosam, précité, §§ 81-82), le Gouvernement, dans ses observations devant la Grande Chambre, ne conteste plus l’applicabilité de l’article 6 de la Convention sous son volet civil à la procédure disciplinaire en cause. En revanche, il estime toujours que cet article n’est pas applicable sous son volet pénal. Le requérant, pour sa part, s’en tient à la thèse de l’applicabilité de l’article 6 de la Convention tant sous son volet civil que sous son volet pénal (ibidem, §§ 85-86).
1. Sur l’applicabilité de l’article 6 sous son volet civil
106. La Cour constate que les deux parties conviennent finalement que l’article 6 de la Convention est applicable sous son volet civil à la procédure disciplinaire en cause (voir le paragraphe précédent).
107. Toutefois, l’applicabilité de tel ou tel article de la Convention ou d’un Protocole à celle-ci est une question qui relève de la compétence ratione materiae de la Cour, dont l’étendue est déterminée par la Convention elle-même, spécialement par son article 32, et non par les observations soumises par les parties dans une affaire donnée. Aussi la Cour doit-elle, dans chaque affaire portée devant elle, s’assurer qu’elle est compétente pour connaître de la requête, et il lui faut donc à chaque stade de la procédure examiner la question de sa compétence (Blečić c. Croatie [GC], no 59532/00, § 67, CEDH 2006‑III, et Selmani et autres c. l’« ex-République yougoslave de Macédoine », no 67259/14, § 27, 9 février 2017).
108. La Cour rappelle que, pour que l’article 6 § 1 trouve à s’appliquer sous son volet « civil », il faut qu’il y ait « contestation » (« dispute » en anglais) sur un « droit » que l’on peut prétendre, au moins de manière défendable, reconnu en droit interne, que ce droit soit ou non protégé par la Convention. Il doit s’agir d’une contestation réelle et sérieuse, qui peut concerner aussi bien l’existence même d’un droit que son étendue ou ses modalités d’exercice. Enfin, l’issue de la procédure doit être directement déterminante pour le droit en question, un lien ténu ou des répercussions lointaines ne suffisant pas à faire entrer en jeu l’article 6 § 1 (Denisov c. Ukraine [GC], no 76639/11, § 44, 25 septembre 2018, avec d’autres références, et Grzęda c. Pologne [GC], no 43572/18, § 257, 15 mars 2022, avec d’autres références). Enfin, le droit doit revêtir un caractère « civil » (ibidem).
109. Faisant application de ces principes au cas d’espèce, la chambre a dit ceci (Grosam, précité, §§ 89-92) :
« 89. La Cour note que sa jurisprudence a évolué ces dernières années et qu’elle en est venue à admettre qu’une procédure disciplinaire mettant en jeu, comme en l’espèce, le droit de continuer à exercer une profession libérale, pouvait donner lieu à des « contestations » sur des « droits civils » au sens de l’article 6 § 1 de la Convention. Elle a reconnu que l’article 6 § 1 de la Convention était applicable sous son volet civil non seulement lorsque le requérant avait fait l’objet d’une interdiction temporaire ou permanente d’exercer sa profession, mais également lorsqu’il s’était vu infliger une amende. En effet, l’issue concrète de la procédure n’est pas essentielle pour juger de l’applicabilité de l’article 6 § 1 de la Convention : il peut suffire, le cas échéant, que le droit d’exercer une profession soit en cause, du seul fait que la suspension de l’exercice de la profession figure parmi les mesures pouvant être prononcées contre le requérant (Peleki c. Grèce, no 69291/12, § 39, 5 mars 2020, avec d’autres références).
90. La Cour note que, si le requérant exerçait des prérogatives de puissance publique judiciaires dans le domaine des voies d’exécution civiles, sa situation était toujours – ce qu’aucune partie ne conteste – celle d’un membre d’une profession libérale (voir aussi le paragraphe 32 ci-dessus). Les huissiers de justice tchèques ne sont donc pas des agents publics (ni des employés). Dès lors, la présente affaire se distingue notablement des affaires portant sur des procédures disciplinaires dirigées contre des agents publics, dans lesquelles le critère dit de la jurisprudence Vilho Eskelinen est appliqué pour déterminer si la protection prévue à l’article 6 se trouve exclue parce que le requérant a la qualité d’agent public (Vilho Eskelinen c. Finlande [GC], no 63235/00, § 62, CEDH 2007-II). La situation de l’huissier de justice se rapproche plus de celle d’un notaire, comme dans l’affaire Peleki (précitée), que de celle d’un avocat ou des autres professions libérales pour lesquelles l’exercice de prérogatives de puissance publique est exclu.
91. Au vu de ses conclusions dans l’arrêt Peleki (précité), la Cour note que, au départ, l’action formée par le procureur disciplinaire laissait au tribunal disciplinaire le soin d’examiner quelle mesure disciplinaire infliger au requérant dans le cadre de cette action (paragraphe 6 ci-dessus). Si au début de l’audience le procureur disciplinaire avait proposé qu’une amende soit infligée au requérant (paragraphe 7 ci-dessus), le tribunal disciplinaire n’était pas lié par cette proposition (paragraphe 32 ci-dessus), de sorte que le droit du requérant à continuer d’exercer sa profession d’huissier de justice risquait d’être en jeu puisque la révocation de ses fonctions figurait parmi les mesures qui pouvaient être prises contre lui (paragraphe 28 ci-dessus, et Peleki, précité).
92. La Cour en conclut que l’objet de la procédure disciplinaire en cause pouvait être le droit pour le requérant d’exercer sa profession libérale. Ce seul élément suffit à conclure que l’article 6 § 1 est applicable sous son volet civil. La Cour rejette donc l’exception tirée par le Gouvernement d’une incompatibilité ratione materiae avec l’article 6 § 1 sous son volet civil. »
110. La Grande Chambre partage entièrement l’analyse et la conclusion de la chambre ci-dessus et réaffirme que, en l’espèce, l’article 6 de la Convention est applicable sous son volet civil (voir aussi Bayer c. Allemagne, no 8453/04, §§ 37-39, 16 juillet 2009, où la Cour a jugé l’article 6 applicable sous son volet civil à une procédure disciplinaire dirigée contre un huissier de justice).
2. Sur l’applicabilité de l’article 6 sous son volet pénal
111. La Cour note que le requérant a également formulé un grief sur le terrain de l’article 2 du Protocole no 7 à la Convention (paragraphes 29, 52 et 54 ci-dessus), et que la notion d’« infraction pénale » employée au premier paragraphe de cet article correspond à celle d’« accusation en matière pénale » employée à l’article 6 § 1 de la Convention (Gurepka c. Ukraine, no 61406/00, § 55, 6 septembre 2005, Zaicevs c. Lettonie, no 65022/01, § 53, 31 juillet 2007, et Saquetti Iglesias, précité, § 22).
112. Cela étant, et puisque les deux volets, civil et pénal, de l’article 6 de la Convention ne s’excluent pas nécessairement, la Cour estime devoir rechercher si cet article est applicable sous son volet pénal aussi (voir, en comparaison, Ramos Nunes de Carvalho e Sá, précité, § 121), c’est-à-dire si la procédure disciplinaire incriminée impliquait une décision sur une « accusation en matière pénale » dirigée contre le requérant.
113. L’« accusation en matière pénale » au sens de l’article 6 § 1 est une notion autonome (Ramos Nunes de Carvalho e Sá, précité, § 122). Selon la jurisprudence constante de la Cour, l’existence ou non d’une « accusation en matière pénale » doit s’apprécier sur la base de trois critères, couramment dénommés « critères Engel » (Engel et autres c. Pays-Bas, 8 juin 1976, § 82, série A no 22, et Gestur Jónsson et Ragnar Halldór Hall c. Islande [GC], nos 68273/14 et 68271/14, § 75, 22 décembre 2020). Le premier de ces critères est la qualification juridique de l’infraction en droit interne, le deuxième la nature même de l’infraction et le troisième le degré de sévérité de la sanction que risque de subir l’intéressé. Les deuxième et troisième critères sont alternatifs et pas nécessairement cumulatifs. Cela n’empêche pas l’adoption d’une approche cumulative si l’analyse séparée de chaque critère ne permet pas d’aboutir à une conclusion claire quant à l’existence d’une accusation en matière pénale (voir, parmi d’autres, Ezeh et Connors c. Royaume-Uni [GC], nos 39665/98 et 40086/98, § 82, CEDH 2003-X, Jussila c. Finlande [GC], no 73053/01, §§ 30-31, CEDH 2006-XIV, et Gestur Jónsson et Ragnar Halldór Hall, précité, §§ 75 et 77-78). Le fait qu’une personne n’encourt pas une peine d’emprisonnement n’est pas déterminant en soi aux fins de l’applicabilité du volet pénal de l’article 6 de la Convention car, comme la Cour l’a souligné à maintes reprises, la faiblesse relative de l’enjeu ne saurait ôter à une infraction son caractère pénal intrinsèque (Ramos Nunes de Carvalho e Sá, précité, § 122, Gestur Jónsson et Ragnar Halldór Hall, précité, § 78, et Vegotex International S.A. c. Belgique [GC], no 49812/09, § 67, 3 novembre 2022).
a) Thèses des parties
114. Sur le premier et le deuxième des trois critères Engel, les parties conviennent l’une et l’autre que, en droit interne, l’infraction pour laquelle le requérant a été condamné à une amende était formellement qualifiée d’infraction disciplinaire et non d’infraction pénale, et qu’elle était également de nature disciplinaire. Elles ne divergent que sur la question de savoir si le troisième des critères Engel est satisfait, à savoir si la sévérité de la sanction que le requérant risquait de subir conférait à l’infraction un caractère pénal.
115. En ce qui concerne ce critère, le Gouvernement avance des arguments identiques à ceux qu’il avait présentés devant la chambre (Grosam, précité, § 83). Il souligne, d’une part, que le tribunal disciplinaire n’aurait pas pu prononcer une peine de prison, même en cas de non-paiement de l’amende et, d’autre part, que, si le requérant était passible d’une amende d’un montant pouvant aller jusqu’à 800 000 CZK (soit 30 981 EUR à l’époque des faits, voir le paragraphe 35 ci-dessus), la sévérité de cette sanction ne suffit pas à elle seule à conclure que la procédure disciplinaire dirigée contre le requérant impliquait une décision sur une « accusation en matière pénale ». Sur le second point, le Gouvernement établit une comparaison avec l’affaire Müller-Hartburg, dans laquelle la Cour est selon lui parvenue à la même conclusion alors même que le requérant était passible d’une amende d’un montant pouvant aller jusqu’à 36 000 EUR environ (Müller-Hartburg c. Autriche, no 47195/06, § 47, 19 février 2013).
116. Le requérant soutient que la sévérité de l’amende dont il était passible montre que la procédure disciplinaire dirigée contre lui impliquait une décision sur une « accusation en matière pénale ».
b) Appréciation de la Cour
117. La Grande Chambre relève que la chambre a conclu que les premier et deuxième critères Engel n’étaient pas satisfaits en l’espèce au motif que la faute pour laquelle l’amende avait été imposée était formellement qualifiée en droit tchèque d’infraction disciplinaire et non d’infraction pénale et était également disciplinaire par nature (Grosam, précité, §§ 94-95). Elle relève en outre que les parties partagent toutes deux ces conclusions (paragraphe 114 ci-dessus).
118. La Grande Chambre fait siennes ces conclusions exposées par la chambre. Il est évident que, en droit interne, la faute en question est formellement qualifiée d’infraction disciplinaire et non pénale (Grosam, précité, § 94). En outre, le requérant a été condamné à une amende sur le fondement de l’article 116 de la loi sur les voies d’exécution, qui effectivement s’applique non pas à l’ensemble de la population mais aux seuls huissiers de justice (paragraphe 35 ci-dessus), en tant que membres d’un groupe professionnel, et qui vise indéniablement visant à s’assurer que ceux‑ci respectent leurs règles de déontologie spécifiques (voir Grosam, précité, § 95).
119. Quant au troisième critère, à savoir la nature et le degré de sévérité de la peine, la chambre a dit ce qui suit (ibidem, §§ 96-98) :
« 96. (…) [L]a question du respect de ce critère s’analyse à l’aune de la peine maximale potentielle prévue par le droit applicable. Si la peine effectivement infligée constitue un élément pertinent, l’importance de l’enjeu initial ne s’en trouve pas réduite pour autant (Ezeh et Connors c. Royaume-Uni [GC], nos 39665/98 et 40086/98, § 120, CEDH 2003-X, avec d’autres références). La Cour observe qu’en vertu de l’article 116 (…) de la loi no 120/2001 en vigueur à l’époque des faits, les sanctions applicables étaient le blâme, le blâme écrit, une amende d’un montant pouvant aller jusqu’au centuple du salaire mensuel minimum et la révocation. A l’exception de l’amende, il s’agit de sanctions disciplinaires typiques. En ce qui concerne l’amende, la Cour note que, contrairement aux amendes dans les procédures pénales, celles prévues par la loi no 120/2001 ne prévoient aucune peine de prison en cas de non-paiement car les autorités disciplinaires n’ont pas le pouvoir d’imposer une privation de liberté. Si le montant de l’amende potentielle est tel qu’elle doit être réputée avoir un effet punitif, la sévérité de cette sanction ne fait pas en elle-même passer les accusations dans le domaine pénal (voir, mutatis mutandis, Müller-Hartburg, précité, § 47, avec d’autres références, et Rola, précité, § 56). En somme, la nature et la sévérité des sanctions dont le requérant était passible et la sanction qui lui a été effectivement infligée n’étaient pas de nature à faire revêtir aux accusations une nature « pénale ».
97. Il y a lieu de noter ici aussi que la révocation éventuelle du requérant ne l’aurait pas empêché d’exercer un métier du droit (voir également Oleksandr Volkov c. Ukraine, no 21722/11, § 93, CEDH 2013).
98. Au vu de l’ensemble de ces éléments, la Cour juge que l’infraction prévue à l’article 116 (…) de la loi no 120/2001 avait un caractère non pas pénal mais disciplinaire (voir, mutatis mutandis, Müller-Hartburg, précité, §§ 44-45, avec d’autres références, et Rola, précité, § 56). Elle en conclut que la procédure disciplinaire dirigée contre le requérant ne concernait pas le bien-fondé d’une « accusation en matière pénale », au sens de l’article 6 § 1 de la Convention, lequel ne s’applique donc pas en l’espèce sous son volet pénal. »
120. La Grande Chambre partage sur tous les points l’appréciation et la conclusion de la chambre. En effet, si le montant de l’amende que la requérante risquait d’encourir peut paraître important – jusqu’à 800 000 CZK (soit 30 981 EUR à l’époque des faits, voir les paragraphes 35 et 115 ci‑dessus) – cela ne suffit pas pour que cette sanction soit qualifiée de « pénale » au regard du sens autonome que revêt cette notion sur le terrain de l’article 6 (Müller-Hartburg, précité, § 47, où le montant de l’amende imposable, qui s’élevait à environ 36 000 EUR, s’il avait un effet punitif, n’était pas suffisamment sévère pour faire entrer l’affaire dans la sphère pénale ; voir, de la même manière, Ramos Nunes de Carvalho e Sá, précité, §§ 25, 71, 126 et 217, où la peine maximale était de quatre-vingt-dix jours‑amendes et l’amende infligée de vingt jours-amendes, ce qui, selon le requérant correspondait à 43 750 EUR).
121. Il convient également de noter que la Cour a déjà eu l’occasion d’examiner l’applicabilité de l’article 6 sous son volet pénal à une procédure disciplinaire dirigée contre un huissier de justice et qu’elle a jugé que la procédure en question n’impliquait aucune décision sur une « accusation en matière pénale », même si la sanction disciplinaire en cause dans cette affaire était la révocation (Bayer, précité, § 37).
122. Au vu de ce qui précède (paragraphes 117-121), la Cour estime que les faits de la présente affaire ne permettent pas de conclure que la procédure disciplinaire dirigée contre le requérant impliquait une décision sur une « accusation en matière pénale », au sens de l’article 6 § 1 de la Convention.
3. Conclusion sur l’applicabilité
123. La Cour conclut des éléments ci-dessus (paragraphes 105-122) que l’article 6 § 1 de la Convention s’applique sous son volet civil, mais pas sous son volet pénal, à la procédure disciplinaire en cause.
B. Sur le respect
124. Le requérant allègue une violation de son droit à un procès équitable dans le cadre de la procédure disciplinaire dirigée contre lui i) à raison de la manière dont le tribunal disciplinaire a apprécié les preuves, et ii) parce que celui-ci ne l’a pas invité à proposer des moyens de preuve supplémentaires avant la clôture de l’audience (paragraphe 103 ci-dessus).
1. Thèses des parties
a) Le requérant
125. Le requérant estime avoir été reconnu coupable d’une faute disciplinaire sans que sa culpabilité ait été prouvée et alors même qu’existaient d’autres preuves à décharge que le tribunal disciplinaire aurait pu examiner. Il dit en particulier que son principal argument dans la procédure disciplinaire en cause était que le pouvoir sur la base duquel le directeur financier de la société débitrice avait signé l’acte d’huissier dressé par le requérant (paragraphe 15 ci-dessus) était fondé sur un document que lui aurait remis ce directeur. Il précise que le tribunal disciplinaire n’a pas accueilli ce moyen de défense au seul motif que le requérant n’avait pas été en mesure de produire copie du document.
126. Or, le requérant soutient que le tribunal disciplinaire avait le pouvoir de rechercher et examiner de sa propre initiative les preuves à décharge et recueillir d’autres éléments qui auraient permis de faire la lumière sur les faits de la cause, et notamment les dépositions des signataires de l’acte d’huissier en question. Il expose que, n’ayant pas pris ces mesures et s’étant contenté d’examiner les éléments à charge, le tribunal disciplinaire n’a pas suffisamment établi les faits de la cause et a fait peser sur lui la charge de prouver son innocence. Il dit que, n’ayant pu prouver celle-ci, le tribunal disciplinaire n’a pas été convaincu par ses moyens de défense (voir le paragraphe précédent).
127. Enfin, le requérant affirme que proposer des preuves supplémentaires lorsqu’il le jugerait approprié, y compris après que le tribunal disciplinaire ou le procureur disciplinaire aurait estimé que toutes les éléments nécessaires avaient été recueillis, faisait partie de sa stratégie de défense. Il estime que, en ne l’invitant pas à proposer de nouveaux moyens de preuve avant la clôture de l’audience, le tribunal disciplinaire l’a empêché de se défendre effectivement, puisqu’il dit avoir proposé l’audition des témoins susmentionnés (voir le paragraphe précédent).
b) Le Gouvernement
128. Dans ses observations devant la chambre, le Gouvernement souligne que le requérant a plusieurs fois changé de moyens de défense (paragraphes 17 et 20 ci-dessus). Selon lui, il serait absurde de dire que le tribunal disciplinaire est censé rechercher des preuves à l’appui des allégations des personnes accusées d’une infraction disciplinaire dès qu’elles changent de moyens de défense. Il en irait ainsi en particulier lorsque, comme dans le cas d’espèce, le tribunal était déjà convaincu, sur la base de plusieurs autres éléments, que tous les faits pertinents avaient été établis.
129. Quant à la thèse du requérant voulant qu’il eût été empêché de citer des témoins (paragraphe 127 ci-dessus), le Gouvernement dit que l’intéressé aurait pu proposer leur audition avant ou pendant l’audience mais qu’il ne l’a pas fait. Il estime que les propos tenus par le représentant du requérant dans sa plaidoirie en conclusion ne sont pas assimilables à une proposition d’audition de témoins (paragraphe 21 ci-dessus). Ces propos étaient selon lui trop vagues car ils ne précisaient nulle part l’identité des personnes dont la déposition avait pu être envisagée par le requérant (le Gouvernement cite l’arrêt Ciupercescu c. Roumanie, no 35555/03, § 162, 15 juin 2010).
2. Appréciation de la Cour
a) Sur l’obligation de recueillir des moyens de preuve et leur examen
130. La Cour estime tout d’abord qu’aucune obligation pour le juge de recueillir des éléments de preuve d’office ne peut se déduire de l’article 6 de la Convention sous son volet civil. Une obligation positive imposant aux autorités d’enquêter et de recueillir des preuves à décharge ne peut naître que sous l’angle du volet pénal de cet article et uniquement dans certaines circonstances très précises (voir, par exemple, V.C.L. et A.N. c. Royaume-Uni, nos 77587/12 et 74603/12, §§ 195-200, 16 février 2021, où les requérants, victimes de la traite des êtres humains, étaient poursuivis pour des infractions en matière de stupéfiants commises à l’occasion de leur traite, et où la Cour a jugé que le défaut d’appréciation adéquate de leur qualité de victimes de la traite avait empêché les autorités d’obtenir des éléments de preuve qui auraient pu constituer un élément fondamental de leur défense).
131. La Cour rappelle en outre que, si l’article 6 de la Convention garantit le droit à un procès équitable, il ne réglemente pas pour autant l’admissibilité des preuves ou leur appréciation, matières qui relèvent au premier chef du droit interne et des juridictions nationales. En principe, des questions telles que le poids attaché par les tribunaux nationaux à tel ou tel élément de preuve ou à telle ou telle conclusion ou appréciation dont ils ont eu à connaître échappent au contrôle de la Cour (De Tommaso c. Italie [GC], no 43395/09, § 170, 23 février 2017, avec d’autres références). Il en va de même de la valeur probante des éléments et de la charge de la preuve (voir, par exemple, Tiemann c. France et Allemagne (déc.), nos 47457/99 et 47458/99, CEDH 2000-IV, avec d’autres références). La Cour n’a pas à tenir lieu de juge de quatrième instance et elle ne remet pas en cause sous l’angle de l’article 6 § 1 l’appréciation des juridictions internes, sauf si leurs conclusions peuvent passer pour arbitraires ou manifestement déraisonnables (De Tommaso, précité, § 170).
132. En l’espèce, la Cour considère que la manière dont le tribunal disciplinaire a réparti la charge de la preuve et apprécié les éléments du dossier n’était ni arbitraire ni manifestement déraisonnable.
b) Sur l’administration de la preuve
133. La Cour rappelle que l’article 6 de la Convention ne garantit pas explicitement le droit à l’audition de témoins ou à l’admission d’autres moyens de preuve par le juge en matière civile (voir, par exemple, Wierzbicki c. Pologne, no 24541/94, § 39, 18 juin 2002). Toutefois, toute restriction apportée au droit d’une partie à un procès civil de citer des témoins et de produire d’autres moyens de preuve à l’appui de ses prétentions doit être compatible avec les exigences d’un procès équitable, au sens du paragraphe 1 dudit article, notamment avec le principe de l’égalité des armes (ibidem).
134. En l’espèce, la Cour relève que le représentant du requérant, dans la plaidoirie qu’il a faite devant la juridiction disciplinaire, a indiqué que le requérant pouvait éventuellement apporter des éléments supplémentaires afin de prouver que le directeur financier de la société débitrice avait été habilité à signer le dossier de l’huissier de justice (paragraphe 21 ci-dessus). Or, il n’a fait aucune proposition concrète à cet égard, de sorte que, même à ce stade, le requérant avait la possibilité de faire entendre en qualité de témoins les signataires du document en question (paragraphes 15 et 126 ci-dessus), mais qu’il n’en a pas fait usage.
c) Sur le droit à un double degré de juridiction
135. Le requérant se plaint d’une impossibilité de faire appel de la décision du tribunal disciplinaire sur le terrain non pas de l’article 6 § 1 de la Convention mais de l’article 2 du Protocole no 7 à celle-ci (paragraphes 29, 52 et 54 ci-dessus). La chambre, qui a requalifié ce grief de violation de l’article 2 du Protocole no 7 en grief de violation de l’article 6 § 1, a semblé considérer que la question de l’absence de possibilité de recours pouvait être examinée à l’aune de l’exigence générale d’équité découlant de ce dernier article, mais elle a finalement jugé qu’il n’y avait lieu d’examiner aucune question tenant à l’équité de la procédure devant la juridiction disciplinaire (paragraphes 55 et 59 ci-dessus).
136. La Grande Chambre a déjà conclu qu’une telle requalification n’était pas possible dans les circonstances de l’espèce (paragraphes 88-96 ci-dessus). Le grief tiré par le requérant d’un déni du droit à un double degré de juridiction sera donc examiné ci-après (paragraphes 138-141), sous l’angle de l’article 2 du Protocole no 7, tel qu’il a été initialement soumis. La Grande Chambre ajoute, à titre d’observation, que l’article 6 de la Convention n’astreint pas les États contractants à créer des juridictions d’appel ou de cassation (Platakou c. Grèce, no 38460/97, § 38, CEDH 2001‑I) et que, en tout état de cause, le requérant a eu la possibilité d’introduire un recours constitutionnel – dont il s’est prévalu – et que la Cour constitutionnelle a examiné son recours sur le fond (paragraphes 24-27 ci-dessus).
d) Conclusion
137. Il ressort des considérations qui précèdent (paragraphes 130-136) que les griefs relatifs à l’équité de la procédure disciplinaire, formulés sur le terrain de l’article 6 § 1 à la Convention, sont irrecevables pour défaut manifeste de fondement, au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention, et qu’ils doivent être rejetés en application de l’article 35 § 4.
III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE l’article 2 du Protocole no 7 à LA CONVENTION
138. Conformément à sa thèse selon laquelle la procédure disciplinaire en cause impliquait une décision sur une « accusation en matière pénale » dirigée contre lui (paragraphe 116 ci-dessus), le requérant se plaint de ce que, dans le cadre de cette procédure, la loi n’aurait admis aucun recours contre les décisions de la chambre disciplinaire de la Cour administrative suprême (paragraphes 29, 54 et 56 ci-dessus).
139. Le Gouvernement conteste la recevabilité de ce grief en arguant que l’article 2 du Protocole no 7 n’était pas applicable à la procédure en question.
140. La Grande Chambre renvoie à nouveau à la jurisprudence constante de la Cour selon laquelle la notion d’« infraction pénale » employée au premier paragraphe de l’article 2 du Protocole no 7 correspond à celle d’« accusation en matière pénale » employée à l’article 6 § 1 de la Convention (paragraphe 111 ci-dessus). Eu égard à ses conclusions ci‑dessus qui sont que l’article 6 de la Convention n’est pas applicable sous son volet pénal à la procédure disciplinaire en cause (paragraphes 117-123 ci-dessus), elle juge que l’article 2 du Protocole no 7 n’est pas applicable non plus. L’exception présentée par le Gouvernement doit donc être accueillie.
141. Il s’ensuit que ce grief est irrecevable pour incompatibilité ratione materiae avec les dispositions de la Convention, au sens de l’article 35 § 3 a), et qu’il doit être rejeté en application de l’article 35 § 4.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Accueille, l’exception préliminaire, présentée par le Gouvernement, d’irrecevabilité pour non-respect du délai de six mois du grief de défaut de tribunal indépendant et impartial, avancé sur le terrain de l’article 6 § 1 de la Convention ;
2. Déclare, irrecevables les griefs restants formulés sur le terrain de l’article 6 § 1 de la Convention ;
3. Déclare, irrecevable le grief de violation de l’article 2 du Protocole no 7 à la Convention.
Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des Droits de l’homme à Strasbourg, le 1er juin 2023, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Søren Prebensen Síofra O’Leary
Adjoint à la greffière Présidente
Dernière mise à jour le juin 13, 2023 par loisdumonde
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