GRANDE CHAMBRE
AFFAIRE FU QUAN, S.R.O. c. RÉPUBLIQUE TCHÈQUE
(Requête no 24827/14)
ARRÊT
Art 6 § 1 (civil) • Accès à un tribunal • Non-application du principe jura novit curia par les juridictions internes, qui n’ont pas examiné le fond de la demande de la requérante en analysant les faits de la cause sous l’angle de la disposition juridique jugée pertinente par l’intéressée, faute pour celle-ci de l’avoir demandé • Absence de formalisme excessif
Art 1 P1 • Réglementer l’usage des biens • Société restée en défaut d’avoir dûment soulevé devant les juridictions internes ses griefs tirés du manquement des autorités à veiller à la bonne conservation de ses marchandises saisies et du retard injustifié à lever la saisie • Art 1 P1 inapplicable à une demande indemnitaire insuffisamment fondée en droit interne formée par une société au titre des poursuites et de la détention injustifiées dont son directeur général et son autre associé avaient fait l’objet
STRASBOURG
1 er juin 2023
Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Fu Quan, s.r.o. c. République tchèque,
La Cour européenne des droits de l’homme, siégeant en une Grande Chambre composée de :
Síofra O’Leary,
Georges Ravarani,
Marko Bošnjak,
Gabriele Kucsko-Stadlmayer,
Pere Pastor Vilanova,
Arnfinn Bårdsen,
Branko Lubarda,
Mārtiņš Mits,
Jovan Ilievski,
Péter Paczolay,
Lado Chanturia,
María Elósegui,
Darian Pavli,
Ioannis Ktistakis,
Frédéric Krenc,
Mykola Gnatovskyy, juges,
Pavel Simon, juge ad hoc,
et de Søren Prebensen, greffier adjoint de la Grande Chambre,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 3 mai 2023,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCéDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 24827/14) dirigée contre la République tchèque et dont une société commerciale de droit tchèque, Fu Quan, s.r.o (« la société requérante »), a saisi la Cour le 25 mars 2014 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Devant la chambre, la société requérante a été représentée par Me J. Stránský, puis devant la Grande Chambre par Me D. Hlaváč, tous deux avocats au barreau de Prague et membres du cabinet Stránský & Partneři.
3. Devant la chambre, le gouvernement tchèque (« le Gouvernement ») a été représenté par son ancien agent, M. V.A. Schorm, puis devant la Grande Chambre par son agent actuel, M. P. Konůpka, tous deux du ministère de la Justice.
4. La société requérante soutenait notamment avoir été privée d’accès à un tribunal en raison d’une interprétation formaliste et restrictive du droit interne par les juridictions nationales. En outre, elle alléguait avoir subi un préjudice causé, d’une part, par la saisie de ses biens ordonnée dans le cadre d’une procédure pénale dirigée contre son directeur général et son autre associé – lesquels furent finalement acquittés – et, d’autre part, par la détention provisoire de ces derniers. Elle invoquait les articles 6 § 1 et 13 de la Convention et l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.
5. La requête a été attribuée à la première section de la Cour (article 52 § 1 du règlement de la Cour – « le règlement »). Le 15 décembre 2015, la requête a été communiquée au Gouvernement. Les parties ont échangé des observations sur la recevabilité et le fond de la requête.
6. Le 17 mars 2022, une chambre de cette section composée de Krzysztof Wojtyczek, président, Armen Harutyunyan, Pauliine Koskelo, Tim Eicke, Linos-Alexandre Sicilianos, Ksenija Turković, Aleš Pejchal, juges, et de Renata Degener, greffière de section, a rendu un arrêt. Dans son arrêt, elle déclarait, à la majorité, la requête recevable, concluait, par cinq voix contre deux, à la violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention et décidait qu’il n’y avait pas lieu d’examiner le grief formulé sur le terrain des articles 6 § 1 et 13 de la Convention. À cet arrêt se trouvait joint l’exposé de l’opinion dissidente commune aux juges Koskelo et Eicke.
7. Le 17 juin 2022, le Gouvernement a sollicité le renvoi de l’affaire devant la Grande Chambre en vertu de l’article 43 de la Convention. Le 5 septembre 2022, le collège de la Grande Chambre a fait droit à cette demande.
8. La composition de la Grande Chambre a été arrêtée conformément aux dispositions des articles 26 §§ 4 et 5 de la Convention et 24 du règlement.
9. Kateřina Šimáčková, juge élue au titre de la République tchèque, s’étant déportée (article 28 § 3 du règlement), le président de la Grande Chambre a décidé de désigner Pavel Simon pour siéger en qualité de juge ad hoc dans la présente affaire et dans l’affaire Grosam c. République tchèque, no 19750/13 (articles 26 § 4 de la Convention et 71 § 1 et 29 § 1 du règlement), en vue de leur examen simultané (articles 71 § 1 et 42 § 2 du règlement)
10. Le 14 octobre 2022, le président, après s’être entretenu avec les parties, a décidé de ne pas tenir d’audience dans ces affaires (articles 71 § 2 et 59 § 3 in fine du règlement).
11. Tant la société requérante que le Gouvernement ont déposé des observations écrites sur la recevabilité et le fond de l’affaire. Aucune des parties n’a répondu aux observations de l’autre.
12. Des observations ont également été reçues du gouvernement slovène et du gouvernement polonais, que le président avait autorisés à intervenir dans la procédure écrite (articles 36 § 2 de la Convention et 71 § 1 et 44 § 3 du règlement). Les parties n’ont pas répondu à ces observations (articles 71 § 1 et 44 § 6 du règlement).
EN FAIT
13. La société requérante, Fu Quan, s.r.o., est une société à responsabilité limitée de droit tchèque ayant son siège à Prague.
I. LA PRocédure pénale
14. Le 25 avril 2005, les deux seuls associés (společník) de la société requérante, dont l’un était son directeur général (jednatel), furent accusés de fraude fiscale. Arrêtés le 26 avril 2005, ils furent placés en détention provisoire deux jours plus tard par le tribunal de district de Prague 2 (obvodní soud).
15. Le 27 avril 2005, le parquet municipal de Prague (městské státní zastupitelství), agissant sur le fondement de l’article 347 § 1 du code de procédure pénale (« le CPP », paragraphe 57 ci-dessous), ordonna la saisie de biens appartenant à la société requérante, parmi lesquels figuraient des marchandises (des vêtements) et un véhicule loué en crédit-bail. Il interdit aux associés mis en cause de disposer des biens saisis, sauf pour prévenir un risque de dommage imminent. Les marchandises furent saisies entre le 2 mai et le 27 juin 2005. Elles furent remises dans des caisses posées sur palettes à l’Agence gouvernementale des affaires patrimoniales (Úřad pro zastupování státu ve věcech majetkových – « AGAP »).
16. Il ressort d’un rapport établi le 15 août 2005 par une experte mandatée par la police que la valeur des marchandises saisies s’élevait à 62 424 027 couronnes tchèques (CZK) (soit 2 116 218 euros (EUR) à l’époque pertinente). Ce rapport indiquait qu’un certain nombre de vêtements étaient détériorés en raison de leur stockage prolongé, qu’ils avaient déteint et qu’ils étaient démodés. Par la suite, dans le cadre des poursuites pénales engagées contre les associés de la société requérante, l’experte précisa qu’elle avait procédé à un examen physique de l’ensemble des marchandises en question et constaté « qu’une grande partie d’entre elles étaient de piètre qualité et endommagées, que les caisses avaient été rongées par les souris et que bon nombre de vêtements avaient déteint et étaient froissés ».
17. Les deux associés de la société requérante, dont l’un agissait en qualité de directeur général, contestèrent la saisie des biens de celle-ci. Toutefois, le 9 juin 2005, leurs recours furent rejetés par le tribunal municipal de Prague (městský soud), qui les jugea infondés. Pour se prononcer ainsi, le tribunal municipal de Prague releva que l’un des associés n’avait pas de liens familiaux ou sociaux en République tchèque, qu’il n’y possédait aucun immeuble et qu’il avait des contacts réguliers avec sa famille en Chine, et que l’autre entretenait lui aussi des liens étroits avec la Chine et qu’il ne possédait même pas de titre de séjour valide en République tchèque. Il en conclut que les liens des associés mis en cause avec la Chine, dont ils étaient ressortissants, et les infractions qui leur étaient reprochées donnaient à penser que ceux-ci risqueraient d’essayer d’empêcher l’exécution d’un éventuel jugement de confiscation en transférant les biens de la société requérante dans ce pays.
18. Le 14 novembre 2005, la police restitua aux associés mis en cause des appareils électroniques, des cartes bancaires et d’autres effets personnels, estimant que ceux-ci n’étaient pas nécessaires aux fins de l’enquête et de la procédure pénales et qu’ils n’étaient pas susceptibles de confiscation ou de mise sous séquestre. Le 21 novembre 2005, le véhicule loué en crédit-bail (paragraphe 15 ci-dessus) fut restitué à la société de crédit-bail.
19. Le 12 avril 2006, le parquet municipal inculpa les deux associés.
20. Le 16 mars 2007, au cours de leur procès, les deux associés furent remis en liberté.
21. Par deux jugements rendus le 2 novembre 2006 et le 16 juillet 2007 respectivement, le tribunal municipal de Prague reconnut les associés de la société requérante coupables de fraude fiscale. Toutefois, la cour supérieure de Prague (vrchní soud) statuant en instance d’appel annula ces deux jugements le 16 mars 2007 et le 25 janvier 2008 respectivement, et renvoya l’affaire devant la juridiction de première instance.
22. Par un jugement du 2 mai 2008, le tribunal municipal de Prague reconnut pour la troisième fois les inculpés coupables des infractions qui leur étaient reprochées.
23. Par un arrêt du 27 février 2009, qui devint définitif le jour même, la cour supérieure de Prague acquitta les inculpés, pour les motifs suivants :
« (…) la réalité des faits pour lesquels les inculpés sont poursuivis n’est pas établie. Dès lors, même s’il est fort probable que les faits en question ont été commis, il n’est pas certain que les circonstances de leur commission permettent d’imputer un acte précis aux inculpés, ensemble ou séparément, de sorte que l’on ne saurait conclure qu’ils ont commis ces faits en qualité d’auteurs principaux ou de complices. Il est donc impossible d’établir que l’un ou l’autre des inculpés a commis un acte constitutif de l’infraction mentionnée dans l’acte d’inculpation, à savoir une fraude fiscale liée aux marchandises saisies et aux fonds transférés. »
II. La restitution des biens saisis
24. Le 9 juin 2009, le tribunal municipal invita le parquet municipal à prendre des réquisitions au sujet des biens saisis.
A. Les fonds saisis
25. En vertu d’une décision prise le 9 septembre 2009 par le tribunal municipal, les fonds saisis dans le cadre de la procédure pénale furent déposés sur un compte séquestre. Saisie d’un recours formé par l’un des associés de la société requérante, la cour supérieure annula cette décision le 30 mars 2010 et ordonna le renvoi de l’affaire.
26. Après réexamen de l’affaire, le tribunal municipal adopta le 17 mai 2010 une décision ordonnant la restitution des fonds saisis à la société requérante.
B. Les marchandises saisies
27. Entre-temps, par une lettre datée du 13 août 2009 adressée au tribunal municipal, l’AGAP lui avait demandé de lui faire savoir à quelle date une décision ordonnant la mainlevée de la saisie des marchandises appartenant à la société requérante serait prise.
28. Par une lettre datée du 9 septembre 2009, le tribunal municipal demanda au directeur général de la société requérante, qui avait auparavant précisé que l’entrepôt de celle-ci contenait aussi des marchandises appartenant à d’autres sociétés, d’identifier les marchandises de sa société dans un délai de quatorze jours à compter de la réception de la lettre en question. Toutefois, cette lettre ne fut pas remise à son destinataire, celui-ci étant inconnu à l’adresse indiquée car la société requérante avait déplacé son siège social à cette époque.
29. Le 22 septembre 2009, le directeur général de la société requérante déclara que toutes les marchandises saisies appartenaient à celle-ci.
30. Par la suite, le dossier de l’affaire fut transmis au ministère de la Justice aux fins de l’examen des demandes d’indemnisation introduites par la société requérante (paragraphes 36-49 ci-dessous). Le 1er juillet 2010, il fut communiqué au tribunal municipal.
31. Le 22 juillet 2010, le tribunal municipal décida de restituer les marchandises saisies à la société requérante, conformément à l’article 80 du CPP (paragraphe 57 ci-dessous). Cette décision devint définitive le 17 août 2010.
32. Le 6 septembre 2010, les marchandises saisies furent inspectées dans l’entrepôt de l’AGAP. Le directeur général de la société requérante et le représentant de l’AGAP convinrent que la restitution des marchandises s’échelonnerait sur plusieurs jours, aux dates indiquées à l’avance par le premier au second. Il fut également convenu que la restitution donnerait lieu quotidiennement à l’établissement d’un bordereau signé par les deux parties et indiquant le nombre de palettes restituées, sur lesquelles le directeur général de la société requérante apposerait ensuite des scellés et un cachet.
33. La restitution des marchandises saisies au directeur général de la société requérante s’échelonna sur six jours, du 14 au 23 septembre 2010. Comme convenu, les restitutions furent enregistrées sur des bordereaux et photographiées. Selon le Gouvernement, ces photographies montrent clairement que les marchandises étaient correctement stockées, dans des boîtes en carton emballées sous film plastique ou dans des sacs en plastique.
34. Saisi d’une demande en ce sens, le directeur général de l’AGAP adressa le 19 février 2016 à l’agent du Gouvernement une lettre où il exposait notamment ce qui suit :
« [La société requérante] (…) a pris contact avec l’Agence au sujet des [marchandises] saisies à la suite de la décision rendue par le tribunal municipal de Prague (…) le 22 juillet 2010 (…). Lors de la restitution des [marchandises], la société [requérante] n’a pas déclaré qu’elles étaient détériorées, confirmant au contraire qu’elles étaient en bon état et qu’elles n’avaient pas subi de dommages (…). Incidemment, l’Agence croit utile de préciser que certaines d’entre elles étaient des contrefaçons. »
III. LES PRocédureS indemnitaireS
A. L’indemnisation réclamée par le directeur général de la société requérante
35. Le 13 décembre 2010, le directeur général de la société requérante réclama au ministère de la Justice une indemnisation pour perte de revenus sur le fondement de la loi sur la responsabilité de l’État (paragraphe 59 ci‑dessous). Le 26 mai 2011, il se vit accorder une indemnité de 116 960 CZK (soit 4 754 EUR à l’époque pertinente) pour les six cent quatre-vingt-dix jours qu’il avait passés en détention provisoire (soit 170 CZK par jour, conformément à la loi sur la responsabilité de l’État).
B. L’indemnisation réclamée par la société requérante
36. Entre-temps, le 27 janvier 2011, la société requérante avait réclamé au ministère de la Justice une indemnité de 63 294 609 CZK (soit 2 613 599 EUR) en réparation du dommage qu’elle disait avoir subi du fait de la détention de son directeur général, qui avait finalement été acquitté. Elle s’était prévalue de la loi sur la responsabilité de l’État (paragraphes 59‑64 ci-dessous), estimant que les dommages dont elle demandait réparation trouvaient leur origine dans l’exercice de la puissance publique. La seule disposition sur laquelle la société requérante s’était fondée était l’article 14 de la loi en question (paragraphe 60 ci-dessous).
37. Le montant de la demande indemnitaire principale de la société requérante (61 887 364 CZK, soit 2 555 490 EUR à l’époque pertinente) correspondait selon elle à la dépréciation des marchandises causée par leur stockage durant cinq ans. L’intéressée avait allégué que cette somme équivalait à la différence entre la valeur initiale de celles-ci (62 424 027 CZK), établie à dire d’expert (paragraphe 16 ci-dessus), et le montant qu’elle avait tiré de la vente d’une partie d’entre elles (536 663 CZK). Pour étayer cette demande, la société requérante avait notamment exposé ce qui suit :
« Par une décision adoptée par (…) le tribunal municipal de Prague (…) le 22 juillet 2010, ordre a été donné de restituer les marchandises saisies (…). Après avoir récupéré les marchandises ainsi restituées, nous avons découvert qu’elles étaient dans un état déplorable. Elles étaient restées sous saisie durant cinq ans ! Il s’agissait de vêtements, c’est-à-dire de marchandises qui se dégradent considérablement lorsqu’elles sont stockées pendant de longues périodes. De plus, passé cinq ans, les vêtements sont invendables en raison des tendances changeantes de la mode (indépendamment de l’état véritablement désastreux [katastrofální faktický stav] dans lequel ils se trouvaient). Nous avons pu en vendre un certain nombre mais, compte tenu de leur état, pour une fraction de leur prix initial. »
38. L’autre partie de l’indemnité demandée par la société requérante correspondait à des équipements qui, selon elle, étaient restés dans ses bureaux après le placement en détention de son directeur général et avaient été volés parce que la police n’en avait pas assuré la garde. La société requérante avait également allégué que l’arrestation de son directeur général et la saisie de ses actifs financiers l’avaient empêchée de s’acquitter de ses factures téléphoniques, qu’une procédure d’exécution forcée avait en conséquence été engagée contre elle et qu’elle avait dû en définitive verser à la société de télécommunications des intérêts moratoires et les frais occasionnés par la procédure en question. Enfin, elle avait indiqué qu’elle n’avait pas pu payer les loyers du crédit-bail du véhicule, qu’elle s’était donc vu infliger des pénalités contractuelles et qu’elle n’avait pu acquérir le véhicule en question.
39. Le 26 mai 2011, le ministère rendit un avis rejetant les demandes de la société requérante. Les passages pertinents de cet avis se lisent ainsi :
AVIS
« (…)
Sur l’octroi d’une indemnisation à raison d’une décision illégale en application de [la loi sur la responsabilité de l’État].
(…)
Eu égard au contenu des moyens soulevés par [la société requérante], le ministère de la Justice estime qu’il s’agit d’une demande fondée sur [la loi sur la responsabilité de l’État] et tendant à la réparation d’un préjudice causé dans l’exercice de la puissance publique par une décision ou un comportement irréguliers d’une autorité publique (…)
Analyse de l’affaire
Selon [la loi sur la responsabilité de l’état], les conditions de la mise en cause de la responsabilité de l’état pour dommage sont les suivantes :
1) l’existence d’un fait générateur de responsabilité (une décision illégale ou un comportement irrégulier des autorités publiques) ;
2) la survenance d’un dommage ;
3) l’existence d’un lien de causalité entre le fait générateur de responsabilité et la survenance du dommage. Toutes ces conditions doivent être cumulativement réunies pour que l’État puisse être tenu pour responsable du dommage qui lui est imputé et qu’une indemnisation puisse être accordée.
Dans son examen de la demande dont il a été saisi, le ministère a analysé l’ensemble des conditions de la mise en cause de la responsabilité de l’État. Constatant qu’une décision illégale a été rendue dans le cadre de la procédure litigieuse, il conclut à l’existence d’un fait générateur de responsabilité. En revanche, il estime que les autres conditions de la mise en cause de la responsabilité de l’État font défaut en l’espèce.
(…)
Le ministère (…) n’est pas responsable de l’écoulement du temps. La dépréciation alléguée des marchandises n’est pas établie. Il n’est mentionné nulle part que ces marchandises n’auraient pas pu être vendues à un prix supérieur après leur restitution par les autorités publiques ou qu’elles auraient toutes été vendues au prix indiqué par l’intéressée si son directeur général n’avait pas été poursuivi. Force est donc de constater que les prétentions de l’intéressée sont purement hypothétiques et non étayées. »
40. Le ministère rejeta également les autres demandes d’indemnisation formulées par la société requérante (paragraphe 38 ci‑dessus).
41. Le 2 juin 2011, la société requérante engagea une action civile contre l’État devant le tribunal de district de Prague 2, demandant réparation du préjudice qu’elle disait avoir subi du fait de la détention de son directeur général et de son autre associé, qui avaient finalement été acquittés. Dans son action, elle s’appuyait derechef sur la loi sur la responsabilité de l’État (paragraphes 59-64 ci-dessous), mais invoquait cette fois les articles 15 § 2, 33 et 35 de la loi en question (paragraphes 61 et 63-64 ci-dessous). Les passages pertinents de l’action civile de la société se lisent comme suit :
I. Sur les faits générateurs d’un droit à réparation des dommages subis
« (…) le ministère de la Justice n’a tenu aucun compte de la demande indemnitaire formée par [la société requérante] pour obtenir réparation du préjudice résultant de l’incarcération de son directeur général et de son autre associé, qui a complètement paralysé ses activités. Non seulement les associés de la demanderesse ont été privés de liberté, mais en outre la quasi-totalité du stock de marchandises de la demanderesse a été saisie, de même que des sommes importantes qui se trouvaient au siège de la société ou qui ont été découvertes lors des perquisitions effectuées au domicile des individus concernés. Tous les livres de comptes et autres documents nécessaires aux activités de la demanderesse ont été saisis, et celle-ci a été privée de toutes ses ressources financières. Sans qu’il y ait eu faute de sa part, la demanderesse a dû de facto cesser toutes ses activités en raison des mesures prises par l’État, et s’est par conséquent retrouvée dans une situation financière difficile.
(…) »
II. Sur le respect du délai de prescription de la présente action
« (…) le 27 février 2009, la cour supérieure de Prague a rendu un jugement (…) prononçant l’acquittement du directeur général de la demanderesse. Cet acquittement revêt un caractère définitif (…). Le délai de prescription de l’action en réparation, fixé à deux ans par l’article 33 de [la loi sur la responsabilité de l’État], a donc commencé à courir le 28 février 2009 et aurait expiré le 28 février 2011. Or c’est le le 27 janvier 2011 que la demanderesse a introduit la demande ici en cause (…) auprès du ministère de la Justice (…) de sorte que, conformément à l’article 35 de [la loi sur la responsabilité de l’État] le délai de prescription a été suspendu entre le 27 janvier 2011 et le 26 mai 2011 (date de la décision du ministère de la Justice). Il s’ensuit que la demanderesse a respecté le délai de prescription applicable à l’action indemnitaire qu’elle a introduite devant les tribunaux (…) »
III. Sur les dommages matériels
« (…)
2. Sur l’indemnisation des dommages causés aux marchandises saisies
« Par une décision du (…) 22 juillet 2010 (…), le tribunal municipal de Prague a ordonné la restitution des marchandises. Après avoir récupéré les marchandises ainsi restituées, la demanderesse a découvert qu’elles étaient dans un état déplorable. Elles étaient restées sous saisie durant cinq ans ! Il s’agissait de vêtements, c’est-à-dire de marchandises qui se dégradent considérablement lorsqu’elles sont stockées pendant de longues périodes. De plus, passé cinq ans, les vêtements sont invendables en raison des tendances changeantes de la mode (indépendamment de l’état véritablement désastreux [katastrofální faktický stav] dans lequel ils se trouvaient).
Toutefois, la demanderesse a réussi à en vendre une partie de ses marchandises, mais, compte tenu de leur état, à une fraction de leur prix initial (…)
La demanderesse estime que le stockage durant cinq ans de ses marchandises lui a causé un préjudice dont le montant correspond à la différence entre leur valeur initiale (62 424 027 CZK), telle qu’établie dans le rapport d’expertise susmentionné, et le montant qu’elle a tiré de la vente d’une partie d’entre elles (536 663 CZK), soit 61 887 364 CZK (c’est-à-dire 62 424 027 CZK moins 536 663 CZK).
(…) La demanderesse ne prétend pas que le ministère est responsable de « l’écoulement du temps ». [Elle] demande une indemnité pour la détérioration effective (…) des marchandises saisies, imputable à l’action des autorités publiques. [Elle] estime que la question de savoir si ces marchandises auraient pu être vendues à un prix supérieur est dépourvue de pertinence et qu’il est impossible de savoir si elles auraient pu être vendues rapidement. [Elle] récuse la conclusion qualifiant ses prétentions d’hypothétiques. Comme elle l’a déjà indiqué, ses marchandises lui ont été restituées dans un état déplorable après avoir été stockées durant cinq ans. Dès lors que cette situation (…) résulte d’une décision des pouvoirs publics [en l’occurrence, des juridictions pénales], le lien de causalité avec le préjudice est établi (…) »
3. Sur l’indemnisation du préjudice résultant du vol de matériel de bureau et de la disparition d’effets personnels
« Lors du placement en détention provisoire du directeur général de la demanderesse, des biens appartenant à celle-ci, qui se trouvaient dans ses locaux (…), y ont été laissés (…) sans aucune mesure de sécurité ou de protection. Au cours de la détention de l’intéressé, les équipements suivants ont disparu (…) »
IV. Récapitulatif des demandes indemnitaires
1) Frais encourus du fait du non-paiement de services de télécommunications
« (…) la demanderesse sollicite l’indemnisation du préjudice susmentionné, à savoir les frais encourus du fait du non-paiement de services de télécommunications, qui s’élèvent à 23 245 CZK. »
2) Dommages causés aux marchandises saisies
« Eu égard à l’ensemble des faits exposés ci-dessus, la demanderesse estime avoir démontré qu’elle a subi un préjudice résultant de l’exercice de la puissance publique. Se fondant sur l’article 15 § 2 de [la loi sur la responsabilité de l’État], la demanderesse sollicite l’indemnisation du préjudice résultant de la dépréciation complète des marchandises saisies, préjudice dont le montant – 61 887 364 CZK – correspond à la différence entre leur valeur telle qu’établie dans le rapport d’expertise et le produit de la vente d’une partie d’entre elles. »
3) Préjudice résultant de la perte de matériel de bureau et d’effets personnels
« (…) la demanderesse sollicite l’indemnisation du préjudice résultant de la perte de matériel de bureau lui ayant appartenu et d’effets personnels, pour un montant total de 684 000 CZK. »
4) Préjudice résultant de l’inexécution du contrat de crédit-bail du véhicule
« (…) la demanderesse sollicite l’indemnisation du dommage résultant de l’inexécution du contrat de crédit-bail d’un (…) véhicule, qui lui a causé un préjudice correspondant à la valeur de celui-ci, soit 700 000 CZK à l’époque pertinente. »
42. Le 13 décembre 2011, la société requérante retira la demande dont le montant s’élevait à 2 782 682, 63 CZK (108 935 EUR à l’époque pertinente), somme correspondant au produit de la vente d’une autre partie de ses marchandises. La procédure relative à cette partie de la demande de la société requérante fut clôturée par une décision (usnesení) du 28 décembre 2011.
43. Par un jugement du 28 décembre 2011, le tribunal de district débouta la société requérante de son action, la déclarant infondée au motif qu’au regard de la loi sur la responsabilité de l’État, seules les parties à une procédure ayant donné lieu à une décision illégale pouvaient se prévaloir d’un droit à réparation du préjudice résultant d’une telle décision. Les passages pertinents de ce jugement se lisent ainsi :
« La demanderesse fonde son action sur le fait que son directeur général (…) et son autre associé (…) ont été poursuivis (…) pour fraude fiscale (…). Par une décision du 28 avril 2005, le tribunal de district de Prague 2 (…) a ordonné le placement en détention provisoire du directeur général de la demanderesse et de son associé (…) Le directeur général et son co-inculpé ont été remis en liberté par une décision rendue par la cour supérieure de Prague le 16 mars 2007 (…) Le premier d’entre eux a passé six cent quatre-vingt-dix jours en détention provisoire.
(…)
(…) le tribunal conclut (…) que l’action dont il est saisi est dépourvue de fondement. La responsabilité juridique de l’État du fait d’un dommage causé dans l’exercice de la puissance publique par une décision ou un comportement irrégulier des autorités publiques suppose l’existence d’une décision illégale ou d’un comportement irrégulier des autorités publiques, d’un dommage [subi par] la partie lésée et d’un lien de causalité entre le comportement irrégulier des autorités publiques ou la décision illégale et le dommage. Qui plus est, le tribunal relève en l’espèce que la demanderesse n’a pas qualité pour agir, puisqu’elle est une personne morale et qu’elle n’était donc pas partie à la procédure pénale susmentionnée dirigée contre son directeur général et son autre associé. Il s’ensuit que la demanderesse ne peut avoir subi aucun dommage lié au procès de son directeur général et de son autre associé. Ce principe a été établi par la Cour suprême dans un arrêt no 25 Cdo 1956/2004 rendu le 15 décembre 2005 (…) d’où il ressort qu’une société ne peut prétendre (…) à la réparation d’un préjudice causé par une décision illégale prise dans le cadre de poursuites pénales dirigées contre son directeur général. Le fait que cet arrêt porte sur la loi no 58/1969 ne remet pas en cause son applicabilité à la [loi sur la responsabilité de l’État], car les conditions requises pour qu’un demandeur puisse se prévaloir d’une qualité pour agir n’ont pas changé. (…) Force est donc de conclure à l’absence de lien de causalité entre le dommage dont la demanderesse se dit victime en tant que personne morale et les poursuites pénales dirigées contre son directeur général et son autre associé. »
44. La société requérante interjeta appel de ce jugement, pour les motifs suivants :
II. « (…) [le tribunal de district] (…) ne s’est pas penché (…) sur la question du lien de causalité entre la décision illégale et le préjudice matériel subi par la demanderesse (…)
Le jugement attaqué a motivé (…) le rejet de l’action (…) par le défaut de qualité pour agir de la demanderesse. Cet argument repose principalement sur l’article 7 § 1 de la [loi sur la responsabilité de l’état], qui dispose que seules les parties à une procédure ayant donné lieu à une décision illégale peuvent se prévaloir d’un droit à la réparation du dommage qui en a résulté. En l’espèce toutefois, les parties à la procédure étaient les [deux] associés de la demanderesse, dont l’un était son directeur général unique.
La demanderesse estime que cette conclusion, quoique s’appuyant sur l’arrêt rendu par la Cour suprême le 15 décembre 2005 – auquel elle renvoie (…) – est erronée ou illégale, principalement parce qu’elle repose sur une interprétation excessivement formaliste donnée à la [loi sur la responsabilité de l’état] par le tribunal concerné. En l’occurrence, la demanderesse a elle aussi été en quelque sorte placée en (…) détention, car tous les individus constitutifs de (sa personne morale) – à savoir ses deux associés, dont l’un était son directeur général – étaient incarcérés à ce moment-là. Dans ces conditions, il était impossible à la demanderesse de mener une quelconque activité d’ordre commercial ou autre.
La demanderesse estime que cette situation emporte violation de ses droits et libertés (…) tels que consacrés par l’article 11 de la Charte des droits et libertés fondamentaux (« la Charte »), qui protège le droit de propriété des personnes tant physiques que morales, et par l’article 36 du même texte, qui garantit le droit à un procès équitable et la protection juridictionnelle des droits.
(…)
De même, la demanderesse signale que la protection de la propriété et des biens revêt une dimension internationale et qu’elle est garantie, notamment, par l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention (…), qui lie la République tchèque (…)
Dans un autre contexte, le droit à réparation en cas de détention illégale est également garanti par l’article 9 § 5 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (…), qui énonce que « [t]out individu victime d’arrestation ou de détention illégale a droit à réparation. »
III. « Cette interprétation excessivement formaliste – voire restrictive – (donnée par le tribunal) aux dispositions pertinentes de la [loi sur la responsabilité de l’état] a eu pour effet de priver la demanderesse de toute protection juridictionnelle de ses droits, car le jugement attaqué lui a interdit de facto d’engager une action en indemnisation d’un dommage causé dans l’exercice de la puissance publique, l’empêchant ainsi d’obtenir le redressement de l’« injustice » indirectement causée à ses associés. La demanderesse estime que la manière dont le tribunal a interprété les règles juridiques matérielles ici en cause contrevient aux idées et principes régissant le fonctionnement de l’état de droit (…). En poussant cette logique jusqu’à l’absurde, on peut facilement imaginer que de nombreuses sociétés commerciales (ou personnes morales en général) pourraient être démantelées par les pouvoirs publics pour la raison technique qu’elles n’ont pas qualité pour intenter une action indemnitaire. Lorsque des poursuites pénales sont ouvertes contre l’organe de direction d’une société commerciale, celle-ci n’est jamais elle-même partie à la procédure (…), ce qui n’exclut nullement que ces poursuites puissent lui causer un préjudice.
En l’espèce, l’iniquité de cette interprétation est aggravée par le fait que la société demanderesse a été privée de la totalité de ses ressources humaines par une intervention brutale et impromptue de la police, qui l’a empêchée de faire face à ses dépenses courantes. Du fait de cette intervention, dont les conséquences n’avaient pas été mesurées, la société demanderesse n’a pu s’acquitter de ses factures téléphoniques et des versements afférents au crédit-bail de ses véhicules (…). Ses fonds ont été saisis, et aucune mesure n’a été autorisée, et moins encore ordonnée, pour prévenir le dommage qui s’est inévitablement produit peu de temps après et qui résulte directement de cette intervention. Ce dommage causé à la demanderesse, et en conséquence à ses associés, découle d’une action directe des autorités publiques. À l’issue d’une instruction complémentaire, cette action a été jugée (…) illégale.
(…)
C’est l’état qui, par son intervention, a causé un dommage à la société demanderesse. Celle-ci, dont les associés (eux aussi touchés par cette intervention) constituent les seules ressources humaines, demande réparation de ce dommage. La décision attaquée juge que cette demande relève juridiquement de [la loi sur la responsabilité de l’État] et en déduit, par un raisonnement formaliste, que la société demanderesse victime du dommage en question n’a pas qualité pour agir, et que l’État ne peut et ne saurait être tenu pour responsable des conséquences de ces abus.
Par son formalisme inadmissible, cette [conclusion] s’apparente à une tentative grossière d’exonérer les autorités publiques de toute responsabilité dans l’exercice de leurs pouvoirs. Dans ces conditions, cette approche pourrait aussi porter atteinte au principe de légalité consacré par l’article 2 § 2 de la Charte. »
45. Par un jugement du 15 mai 2012, le tribunal municipal rejeta le recours formé par la société requérante et confirma le jugement rendu en première instance. Les passages pertinents du jugement du tribunal municipal se lisent ainsi :
« Il ressort des faits exposés dans la demande que la demanderesse sollicite la réparation du dommage qu’elle dit avoir subi du fait « du placement en détention provisoire de son directeur général et de son autre associé ». (…) Elle allègue que ses activités ont été complètement paralysées et qu’elle a été privée de la disponibilité de ses ressources humaines [en raison] du placement en détention provisoire de son directeur général et de son autre associé. Elle soutient en outre avoir introduit sa demande dans le délai prescrit, renvoyant à cet égard à l’article 33 de la [loi sur la responsabilité de l’État] et au jugement d’acquittement de son directeur général, prononcé le 27 février 2009.
La demanderesse a formé au total [quatre] demandes de réparation distinctes, réclamant l’indemnisation : 1) des frais afférents au non-paiement de services de télécommunications imputable à la détention provisoire de son directeur général (23 245 CZK), 2) de la dépréciation de la marchandise saisie dans le cadre de la procédure pénale (initialement 61 887 364 CZK, puis 59 104 681,37 CZK après réduction partielle), 3) du vol de matériel de bureau et de la soustraction d’effets personnels découlant de la détention provisoire de son directeur général (684 000 CZK), et 4) de la non-exécution du contrat de crédit-bail du véhicule imputable à la détention provisoire de son directeur général (…)
Eu égard aux faits ainsi exposés (…) il convient de qualifier juridiquement les prétentions de la société requérante (comme elle l’a fait elle-même en se fondant sur l’article 33 de la loi sur la responsabilité de l’État) de demande en réparation d’un préjudice résultant d’un placement en détention provisoire ou, plus précisément, d’une décision illégale (…). L’article 9 § 1 de la loi sur la responsabilité de l’État dispose que (…) les personnes qui ont le droit d’obtenir réparation du préjudice [résultant] d’une décision de placement en détention sont celles qui [ont été incarcérées]. [Cette] disposition précise que les personnes (…) pouvant prétendre [à une indemnisation] sont celles qui ont été placées en détention (…), [ce qui ne peut arriver] qu’aux personnes physiques. Elle n’est susceptible d’aucune autre interprétation en ce qui concerne le titulaire du droit à réparation. Certes, une société commerciale dont les deux associés – l’un agissant en tant que directeur général – ont été placés (…) en détention ne saurait être considérée comme une personne ayant subi un dommage causé par (…) cette détention, même s’il n’existe aucun autre associé. Force est donc de conclure que lorsque la détention provisoire (…) de tel ou tel individu est invoquée comme étant la cause (le fait générateur) d’un préjudice, cet [individu] est le titulaire unique et exclusif du droit d’action ouvert par l’article 9 de la loi sur la responsabilité de l’État.
Bien que la demanderesse n’allègue pas (…) que le préjudice dont elle se dit victime résulte de la procédure pénale illégale (…) dirigée contre son directeur général et son autre associé, sa demande (…) peut aussi être analysée sous (…) cet angle. Selon la pratique judiciaire, l’abandon des poursuites pénales ou l’acquittement (comme en l’espèce) produit les mêmes effets que l’annulation d’une décision illégale au regard de l’article 8 § 1 de la loi sur la responsabilité de l’État. La personne qui a qualité pour [intenter] pareille action est « la partie à la procédure » ayant donné lieu à la décision illégale. En l’espèce, il est constant que l’inculpation (la décision illégale) et l’acquittement (la décision ayant annulé la décision illégale) concernaient des personnes physiques – à savoir le directeur général de la demanderesse et son autre associé – qui avaient été parties à la procédure pénale. En sa qualité de personne morale, la demanderesse ne saurait être considérée comme ayant été partie à la procédure pénale, car elle n’a pas été poursuivie. Même si les personnes poursuivies étaient son unique directeur général et son associé unique, cette société commerciale ne peut passer pour avoir été partie à la procédure. Il est normal, et non exceptionnel, qu’un individu faisant l’objet de poursuites pénales vive au sein d’une communauté organisée et entretienne avec des tiers de nombreux rapports d’ordre familial, professionnel, commercial ou social. Un individu peut donc être membre de plusieurs personnes morales, ou l’un de leurs employés ou leur représentant légal et avoir au sein de celles-ci une influence absolument exceptionnelle, unique ou irremplaçable. En pareil cas, l’ouverture de poursuites pénales contre cet individu ne pourra manquer d’avoir des répercussions considérables sur les activités des personnes morales concernées. Toutefois, cela ne change rien au fait qu’au regard de la loi sur la responsabilité de l’État, les personnes lésées par une décision illégale d’inculpation sont celles qui ont été poursuivies, et qu’il s’agit en l’espèce du directeur général de la demanderesse et de son associé. Dans son arrêt no 25 Cdo 1956/2004, sur lequel la juridiction de première instance s’est appuyée à juste titre pour justifier sa décision, la Cour suprême avait déjà statué sur une question similaire.
S’agissant de la demande tendant à la réparation du préjudice que la demanderesse dit avoir subi « en raison du stockage durant cinq ans » des marchandises saisies dans le cadre de la procédure pénale, il convient également de relever que non seulement la demanderesse n’a pas qualité pour agir (…) mais qu’il n’existe pas non plus de lien de causalité entre, d’une part, les décisions illégales de placement en détention et d’inculpation de son directeur général et de son autre associé et, d’autre part, le préjudice qui aurait résulté du « stockage durant cinq ans des marchandises ». Hormis son allégation d’ordre général selon laquelle le préjudice invoqué aurait pour fait générateur le placement en détention et les poursuites dirigées contre son directeur général et son autre associé, la demanderesse ne formule aucun autre moyen quant à la cause de ce préjudice.
Le fait que ces marchandises ont été saisies (…) puis restituées au directeur général de la demanderesse ne permet pas d’en déduire ipso facto que l’État est responsable (…) de leur dépréciation due à l’écoulement du temps. La simple circonstance que la procédure s’est soldée par un acquittement ne permet pas non plus de conclure que l’ensemble des actes procéduraux accomplis dans le cadre de celle-ci (notamment la saisie des marchandises et leur restitution au directeur général) constituent des décisions illégales ou des comportements irréguliers des autorités publiques (du reste, la demanderesse elle-même ne le prétend pas).
Au vu de ce qui précède, la cour d’appel approuve la conclusion à laquelle le premier juge est parvenu sur le défaut de qualité pour agir de la demanderesse. Ce défaut de qualité pour agir découle également, comme l’a jugé à bon droit le premier juge, de l’absence de lien de causalité entre le préjudice allégué par la demanderesse et les poursuites pénales dirigées contre son directeur général (et son autre associé). »
46. Par la suite, la société requérante se pourvut en cassation (dovolání) devant la Cour suprême, réitérant à l’identique les moyens qu’elle avait déjà soulevés en instance d’appel (paragraphe 44 ci-dessus).
47. Par une décision du 15 novembre 2012, la Cour suprême déclara le pourvoi de la société requérante irrecevable, notamment pour les motifs suivants :
« Lorsque des poursuites pénales dirigées contre un individu n’aboutissent pas à (…) une [condamnation], les demandes d’indemnisation d’un préjudice lié à ces poursuites doivent être examinées au regard de la disposition relative à la réparation des dommages causés par des décisions illégales (…). L’article 7 de la loi sur la responsabilité de l’État (…) dispose que seule une partie à une procédure ayant donné lieu à une décision illégale peut prétendre à une indemnisation (…). Selon une jurisprudence constante, une société commerciale ne peut prétendre à la réparation d’un préjudice causé par une décision illégale lorsque [celui-ci] est lié à des poursuites pénales dirigées contre son directeur général (…)
La conclusion de la cour d’appel selon laquelle la société demanderesse n’a pas qualité pour agir contre l’État en réparation du préjudice causé par la détention de son directeur général et de son autre associé ou par les poursuites dirigées contre eux est donc conforme à la jurisprudence constante de la Cour suprême, dont il n’y a pas lieu de s’écarter en l’espèce. S’agissant de l’allégation de l’autrice du pourvoi selon laquelle la cour d’appel a commis une erreur de droit en donnant à la loi sur la responsabilité de l’État une interprétation excessivement formaliste, il convient de relever que la Charte des droits et libertés fondamentaux (« la Charte ») ne consacre pas directement un droit à réparation des dommages causés par une décision illégale ou un comportement irrégulier des autorités publiques. L’article 36 §§ 3 et 4 de la Charte renvoie le soin de déterminer les conditions et modalités de la mise en cause de la responsabilité de l’État pour les dommages en question à la loi, en l’occurrence (…) la loi sur la responsabilité de l’État. À cet égard, la Cour constitutionnelle a déjà précisé que l’article 36 § 3 de la Charte subordonne le droit à réparation des dommages causés par une décision illégale d’un tribunal, d’un autre organe de l’État ou d’une autorité administrative, ou par un comportement irrégulier d’une autorité publique, à l’accomplissement des conditions générales fixées par la loi, notamment la qualité pour agir – au sens de l’article 7 § 1 de la loi sur la responsabilité de l’État, et donc également de l’article 9 § 1 de [cette loi] – de la partie qui se prétend lésée (voir, par exemple, l’arrêt no I. ÚS 216/07 rendu par la Cour constitutionnelle le 29 juillet 2008). Force est donc de conclure qu’une interprétation de la loi sur la responsabilité de l’État à raison des dommages causés par des décisions illégales qui respecte l’exigence légale de la qualité pour agir (…) de la partie qui se prétend lésée est conforme au droit constitutionnel de la République tchèque. »
48. Le 16 janvier 2013, la société requérante introduisit un recours constitutionnel (ústavní stížnost), alléguant que son droit à un procès équitable et son droit au respect de ses biens avaient été violés. Dans son recours, elle réitérait les moyens qu’elle avait soulevés dans son appel et son pourvoi (paragraphes 44 et 46 ci-dessus).
49. Par une décision I. ÚS 267/13 du 26 septembre 2013, la Cour constitutionnelle (Ústavní soud) déclara irrecevable le recours en question comme étant manifestement mal fondé, jugeant que les juridictions inférieures avaient dûment répondu aux moyens soulevés par la société requérante et que leurs conclusions n’étaient pas entachées d’arbitraire. Les parties pertinentes de cet arrêt se lisent ainsi :
« Dans les procédures ici en cause, la demanderesse demandait l’indemnisation du dommage qu’elle disait avoir subi, se prévalant de [la loi sur la responsabilité de l’État] et alléguant que le dommage en question résultait d’un comportement irrégulier des autorités publiques, et plus précisément du placement en détention provisoire de son unique directeur général (…) et de son autre associé.
(…)
Il ressort clairement de ce qui précède que dans son recours constitutionnel, la demanderesse soulève des moyens que les tribunaux de droit commun ont examinés en détail et auxquels ils ont dûment répondu. La Cour constitutionnelle estime que les conclusions auxquelles les tribunaux de droit commun sont parvenus ne sont pas entachées d’arbitraire. Elle relève que la Cour suprême a également examiné l’affaire sur le terrain du droit constitutionnel, renvoyant à juste titre à son arrêt no I. ÚS 216/07 (…), qui est pleinement applicable en l’espèce.
Au vu de ce qui précède, la Cour constitutionnelle [conclut] que le présent recours constitutionnel est manifestement mal fondé au regard du droit constitutionnel (…). »
IV. la requête introduite par la société requérante devant la cour
50. Le 25 mars 2014, la société requérante introduisit devant la Cour une requête dans laquelle elle soulevait des griefs tirés des articles 6 § 1 et 13 de la Convention ainsi que de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.
51. Dans la partie de son formulaire de requête consacrée à l’exposé des faits, la société requérante affirmait que ses marchandises, restées sous saisie durant cinq ans, avaient subi une dépréciation et lui avaient été restituées en mauvais état. Elle avançait également que le matériel qui était resté dans ses locaux avait été volé après l’arrestation de son directeur général, faute pour la police d’en avoir assuré la protection. Elle soutenait par ailleurs que la détention de son directeur général et la saisie de ses actifs financiers l’avaient empêchée de s’acquitter de ses factures de services de télécommunications, qu’une procédure d’exécution forcée avait en conséquence été engagée contre elle et qu’elle avait en définitive dû verser, outre le montant principal de sa dette, des intérêts moratoires et les frais occasionnés par la procédure en question. Enfin, elle alléguait, pour les mêmes raisons, que faute d’avoir pu payer les loyers d’un crédit-bail (paragraphe 15 ci-dessus), elle s’était vu infliger des pénalités contractuelles et n’avait pu acquérir le véhicule objet du contrat de crédit-bail.
52. Dans cette partie de son formulaire de requête, la société requérante réitérait également, explicitement ou en substance, les moyens qu’elle avait soulevés d’abord dans son action civile et dans son appel formés devant les autorités internes (paragraphes 41 et 44 ci-dessus), puis dans son pourvoi en cassation et dans son recours constitutionnel (paragraphes 46 et 48 ci-dessus).
53. L’objet du grief de la société requérante tiré de l’article 1 du Protocole no 1 prêtant à controverse devant la Cour (paragraphes 126-149 ci‑dessous), il est jugé utile de reproduire les extraits suivants du formulaire de requête de l’intéressée.
54. Dans la partie de son formulaire de requête consacrée à l’exposé des violations alléguées de la Convention et/ou de ses protocoles et des moyens sur lesquels elle se fondait, la société requérante étayait ses allégations de violation des articles 6 § 1 et 13 de la Convention par les arguments suivants :
« Cette interprétation excessivement formaliste – voire restrictive – donnée (par toutes les instances judiciaires) aux dispositions pertinentes de la législation interne a eu pour effet de priver de facto la société requérante de toute protection juridictionnelle de ses droits. En effet, la décision du tribunal [a interdit] à la société requérante [d’engager] une action en indemnisation d’un dommage causé dans l’exercice de la puissance publique, l’empêchant ainsi d’obtenir le redressement de l’« injustice » indirectement causée à ses associés.
La Cour européenne des droits de l’homme en a jugé ainsi et conclu à la violation des droits susmentionnés garantis par la Convention notamment dans l’arrêt Tendam c. Espagne (requête no 25720/05), déclarant au § 51 de cet arrêt que « l’article 1 du Protocole no 1 ne consacre pas un droit pour la personne acquittée d’obtenir réparation pour tout dommage résultant de la saisie de ses biens effectuée au cours de l’instruction dans une procédure pénale. Toutefois, lorsque les autorités judiciaires ou de poursuite saisissent des biens, elles doivent prendre les mesures raisonnables nécessaires à leur conservation, notamment en dressant un inventaire des biens et de leur état au moment de la saisie ainsi que lors de leur restitution au propriétaire acquitté. Par ailleurs, la législation interne doit prévoir la possibilité d’entamer une procédure contre l’État afin d’obtenir réparation pour les préjudices résultant de la non-conservation de ces biens dans un relativement bon état (voir Karamitrov et autres c. Bulgarie, § 77, se référant à l’article 13 de la Convention, et Novikov c. Russie, § 46). Encore faut-il que cette procédure (…) permett[e] au propriétaire acquitté de défendre sa cause ». Au § 55 de cet arrêt, la Cour a déclaré que les juridictions internes qui avaient examiné la réclamation du requérant n’avaient ni tenu compte de la responsabilité de l’administration de justice dans les faits de la cause ni permis au requérant d’obtenir réparation pour les préjudices résultant de la non-conservation des biens saisis.
La Cour [était parvenue] aux mêmes conclusions dans des arrêts antérieurs, notamment dans l’arrêt Karamitrov et autres c. Bulgarie (requête no 53321/99), où elle a conclu, dans cette affaire similaire sur le plan factuel, à la violation de tous les droits invoqués dans la requête (ceux tirés des articles 6 § 1 et 13 de la Convention et de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention). »
55. Dans cette partie de son formulaire de requête, la société requérante articulait les moyens suivants au soutien de ses griefs de violation de l’article 1 du Protocole no 1 :
« Du fait de l’intervention des autorités tchèques décrite ci-dessus, les activités de la société requérante ont été complètement paralysées durant près de cinq ans, et celle-ci a été privée (illégalement) de ses biens et a pâti des poursuites pénales illégales dirigées contre son directeur et son autre associé, qui [en raison de leur détention], n’ont pu prendre aucune mesure ni entreprendre aucune démarche (…) propre à prévenir ou à atténuer utilement le préjudice subi par la société requérante. Pour de plus amples informations, voir l’arrêt Tendam c. Espagne (précité), où la Cour a conclu entre autres à la violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention. La Cour européenne a été appelée à statuer sur une situation analogue dans l’affaire Novikov c. Russie (requête no 35989/02), où elle a conclu que des faits très semblables avaient donné lieu à une violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention. Dernier point, mais non des moindres, il convient de mentionner l’affaire Karamitrov et autres c. Bulgarie (requête no 53321/99), dont les faits présentaient des similitudes avec ceux ici en cause et dans laquelle la Cour a conclu à la violation de l’ensemble des droits invoqués par les requérants (ceux garantis par les articles 6 § 1 et 13 de la Convention et l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention). »
LE CADRE JURIDIQUE PERTINENT
I. LA charte des droits et libertés fondamentaux de la république tchèque
56. L’article 36 de la Charte est ainsi libellé :
Article 36
« 1. Chacun peut faire valoir ses droits, dans les conditions fixées par la procédure applicable, devant un tribunal indépendant et impartial ou, dans certains cas, devant un autre organe.
2. à moins que la loi n’en dispose autrement, quiconque s’estime victime d’une violation de ses droits imputable à une décision d’un organe administratif public peut saisir les tribunaux en vue de faire contrôler la légalité de celle-ci. Cependant, le contrôle juridictionnel des décisions touchant aux droits et libertés fondamentaux énumérés dans la présente Charte ne peut être soustrait à la compétence des tribunaux.
3. Chacun a droit à réparation du préjudice causé par une décision illégale d’un tribunal, d’un autre organe de l’État ou d’une autorité administrative ou encore par le comportement irrégulier d’une autorité publique.
4. La loi détermine les conditions et les modalités d’exercice des droits susmentionnés. »
II. la législation pertinente
A. Le code de procédure pénale
57. Les passages pertinents du code de procédure pénale (loi no 141/1961), tel qu’en vigueur à l’époque pertinente, se lisent ainsi :
Article 48
« 1. Une saisie doit être levée par les tribunaux – ou, dans le cas d’une procédure préliminaire, par le parquet – lorsque :
a) le motif pour lequel elle a été [ordonnée] est devenu caduc ;
b) les poursuites pénales ont été abandonnées ou se sont soldées par un acquittement ;
c) quatre mois se sont écoulés depuis que le jugement condamnant l’inculpé a acquis force de chose jugée ou que la décision renvoyant l’affaire devant une autre instance a pris effet.
2. Le quantum d’une saisie doit être réduit lorsque celle-ci n’est plus nécessaire dans la même mesure.
3. À la demande de l’inculpé, les tribunaux – ou, dans le cas d’une procédure préliminaire, le parquet – peuvent prescrire l’accomplissement d’un acte relativement aux biens saisis.
4. L’inculpé peut à tout moment demander la réduction ou la levée de la saisie qui le concerne. Les tribunaux ou le parquet doivent en informer la partie lésée dont la créance est garantie par cette saisie. En cas de rejet de la demande, et si aucun motif nouveau n’a été avancé, l’inculpé ne peut la réitérer que passé un délai de [trente] jours après que la décision de rejet a pris effet. »
Article 78 § 1
« Quiconque est en possession d’un objet important pour les besoins d’une procédure pénale doit le présenter au tribunal, au parquet ou à la police sur réquisition de ces autorités. Il doit le leur remettre si celui-ci doit être mis en lieu sûr pour les besoins de la procédure pénale. La réquisition doit informer la personne concernée qu’un refus d’obtempérer pourra entraîner la saisie de l’objet en question et d’autres conséquences (article 66). »
Article 79 § 1
« à défaut de remise, malgré une réquisition en ce sens, d’un objet important pour les besoins d’une procédure pénale par la personne qui le détient, [cet objet] pourra être saisi sur ordre du président d’un tribunal ou, dans le cas d’une procédure préliminaire, sur ordre du parquet ou de la police, cette dernière devant y être préalablement autorisée par le parquet. »
Article 80 § 1
« Lorsqu’un objet remis en application de l’article 78 ou saisi en application de l’article 79 n’est plus nécessaire pour les besoins d’une procédure pénale et qu’il ne paraît pas devoir être confisqué ou mis sous séquestre, il doit être restitué à la personne qui l’a remis ou auprès de laquelle il a été saisi (…) »
Article 147 § 1
« Une autorité supérieure appelée à trancher une contestation doit contrôler :
a) La régularité de la décision contestée (…);
b) La procédure ayant donné lieu à la décision contestée. »
Article 347
« 1. Les tribunaux – ou, dans le cas d’une procédure préliminaire, le parquet – peuvent ordonner la saisie des biens d’un inculpé poursuivi pour une infraction pénale lorsque, eu égard à la nature et à la gravité de celle-ci ainsi qu’à la situation de l’intéressé, une décision portant confiscation des biens en question pourrait être rendue et que l’exécution de celle-ci risque d’être entravée ou compromise (…)
2. Les ordonnances de saisie sont susceptibles de recours. »
Article 349[1]
« 1. Les [tribunaux] – ou, dans le cas d’une procédure préliminaire, le parquet – peuvent lever une saisie ou en réduire le quantum lorsque les motifs pour lesquels les biens ou une partie d’entre eux ont été saisis sont devenus caducs ou que la saisie n’est plus nécessaire dans la même mesure.
(…)
3. Une fois que l’[ordonnance de saisie] est devenue définitive, l’inculpé peut à tout moment en demander la levée ou la réduction de son quantum. Les [tribunaux] – ou, dans le cas d’une procédure préliminaire, le parquet – doivent statuer sans délai sur pareille demande. En cas de rejet de celle-ci, et si aucun motif nouveau n’a été avancé, l’inculpé ne peut la réitérer que passé un délai de [trente] jours après que la décision de rejet a pris effet.
(…) »
B. La loi no 279/2003 relative à la saisie de biens et objets dans le cadre des procédures pénales
58. L’article 10 § 1 de la loi susmentionnée dispose que les administrateurs sont tenus d’agir conformément à la loi pour prévenir la dépréciation ou la réfaction des biens saisis. L’article 10 § 2 oblige les administrateurs à assurer la bonne conservation des biens meubles remis par les inculpés ou saisis auprès d’eux et à les préserver de toute dépréciation en prévenant notamment leur détérioration, leur destruction, leur perte, leur vol ou leur détournement. Il incombe également aux administrateurs de prendre les mesures nécessaires à la préservation de la valeur des objets saisis.
C. La loi sur la responsabilité de l’état
59. Les parties pertinentes de la loi sur la responsabilité de l’État (loi no 82/1998) sont ainsi libellées :
Article 5
« L’État est responsable, dans les conditions fixées par la présente loi, des dommages causés par :
a) des décisions illégales rendues dans le cadre de procédures civiles ou administratives, de procédures relevant du code de procédure des juridictions administratives ou de procédures pénales ;
b) des comportements irréguliers des autorités publiques. »
Article 7 § 1
« Quiconque a été partie à une procédure ayant donné lieu à l’adoption d’une décision illégale peut demander réparation des dommages causés par celle-ci. »
Article 8 § 1
« à moins que la [présente] loi n’en dispose autrement, seuls les dommages causés par une décision illégale annulée ou infirmée pour illégalité peuvent donner lieu à réparation (…) »
Article 9 § 1
« Quiconque a été placé en détention provisoire et a subi un dommage du fait de la décision de (…) placement en détention peut en demander réparation en cas d’acquittement, d’abandon des poursuites pénales ou de renvoi de l’affaire devant une autre autorité. »
Article 13
« 1. L’État est responsable des dommages causés par un comportement irrégulier des autorités publiques. Le fait, pour une autorité publique, de ne pas adopter une mesure ou décision dans les délais prescrits constitue un comportement irrégulier. Lorsqu’aucun délai n’est prescrit pour l’adoption d’une mesure ou décision, le fait, pour une autorité publique, de ne pas adopter cette mesure ou décision dans un délai raisonnable constitue un comportement irrégulier.
2. Quiconque a subi un dommage causé par un comportement irrégulier d’une autorité publique a droit à réparation. »
60. Les articles 14 et 15 de la loi imposent à la partie lésée d’engager une procédure préliminaire avant de pouvoir intenter une action civile devant un tribunal. Il en va notamment ainsi des demandes indemnitaires, qui doivent être portées devant l’autorité publique compétente visée à l’article 6 de la loi, à savoir le ministère de la Justice lorsque le dommage s’est produit dans le cadre d’une procédure civile ou pénale.
61. L’article 15 § 2 dispose que la partie lésée ne peut demander réparation devant un tribunal que s’il n’a pas été intégralement fait droit à sa réclamation dans un délai de six mois à compter du jour où elle l’a portée devant l’autorité publique compétente.
62. L’article 32 § 1 prévoit que les créances indemnitaires relevant de la loi se prescrivent par un délai de trois ans à compter du jour où la partie lésée a eu connaissance du dommage et du responsable de celui-ci. Lorsque l’exercice du droit à réparation d’un dommage est fondé sur l’annulation d’une décision, le délai de prescription court à compter de la date de la signification (notification) de la décision d’annulation.
63. L’article 33 énonce que les créances indemnitaires liées à un dommage causé par un placement en détention, une condamnation ou une mesure conservatoire se prescrivent par un délai de deux ans à compter du jour où la décision d’acquittement, de non-lieu, d’annulation, de renvoi de l’affaire devant une autre autorité ou de réduction de la peine prononcée est devenue définitive.
64. L’article 35 de la loi dispose que les délais de prescription ne courent pas pendant la procédure préliminaire (paragraphe 60 ci-dessus).
D. Le code de procédure civile
65. L’article 79 § 1 du code de procédure civile (loi no 99/1963) dispose que l’acte introductif d’instance doit notamment contenir l’exposé des faits pertinents (décisifs), des preuves sur lesquelles s’appuie le demandeur et du redressement (solution) recherché.
66. L’article 118b du même code impose aux parties à la procédure d’exposer les faits pertinents et les preuves qui les étayent avant telle ou telle phase de la procédure ou dans le délai qui leur est imparti par le tribunal pour compléter les faits pertinents, produire des éléments de preuve ou satisfaire à d’autres obligations procédurales. Le tribunal ne peut tenir compte des éléments factuels et des preuves communiqués ultérieurement que s’ils sont destinés à contester des preuves déjà produites, s’ils se sont révélés après la phase pertinente de la procédure, si leur communication tardive n’est pas imputable à faute à la partie concernée ou s’il en a lui-même demandé communication.
67. L’article 153 se lit ainsi :
« 1) Le juge statue sur l’affaire au regard des faits dont la réalité est établie
2) Le juge peut statuer au-delà des demandes des parties et allouer autre chose ou davantage que ce qu’elles ont demandé si la procédure dont il est saisi aurait pu être engagée même en l’absence d’action ou si la loi prévoit un mode particulier de règlement des rapports entre les parties. »
III. la pratique pertinente
A. La jurisprudence de la Cour suprême
1. La jurisprudence relative à la loi sur la responsabilité de l’État
68. La Cour suprême a jugé dans plusieurs décisions (notamment les décisions nos 25 Cdo 1956/2004, 30 Cdo 2767/2013 et 30 Cdo 4086/2015, adoptés le 15 décembre 2005, le 26 août 2014 et le 8 mars 2016 respectivement) qu’un demandeur à une action dirigée contre l’État et tendant à la réparation d’un préjudice causé par une décision illégale n’avait pas qualité pour agir s’il n’avait pas été partie à la procédure ayant donné lieu à la décision en question. La première de ces décisions portait sur une affaire dans laquelle une société se disait victime d’un préjudice causé par une décision prononcée dans le cadre d’une procédure pénale mettant en cause son directeur général.
69. Dans son arrêt no 25 Cdo 356/2003 du 26 mai 2004, la Cour suprême s’est exprimée ainsi :
« L’impossibilité, pour une autorité publique, de restituer des objets confisqués à un inculpé dans le cadre d’une procédure pénale au motif qu’ils ont été détruits pendant leur stockage (…) s’analyse en un comportement irrégulier de cette autorité. »
70. Dans son arrêt no 25 Cdo 2809/2006 du 19 février 2009, la Cour suprême s’est prononcée ainsi :
« Quiconque a subi un préjudice causé par un comportement irrégulier des autorités publiques à un moment quelconque peut se prévaloir d’un droit à réparation de ce dommage, qu’il ait ou non été partie à la procédure. »
71. Dans sa décision no 25 Cdo no 1627/2008 du 21 octobre 2010, la Cour suprême a qualifié de comportement irrégulier le manquement des autorités publiques à prévenir la perte ou la détérioration d’objets saisis, et elle a jugé que quiconque avait subi un préjudice de ce chef pouvait en demander réparation, qu’il ait ou non été partie à la procédure y relative.
72. Dans sa décision no 30 Cdo 3310/2013 du 24 juin 2015, la Cour suprême a jugé que le fait d’ordonner la levée d’une saisie d’objets dans un délai déraisonnable après le prononcé d’un acquittement pouvait être constitutif d’un comportement irrégulier des autorités publiques au sens de l’article 13 § 1 de la loi sur la responsabilité de l’état.
2. La jurisprudence relative au code de procédure civile
73. Dans son arrêt no 25 Cdo 1607/2008 du 18 novembre 2010, la Cour suprême s’est exprimée ainsi :
« Dans les procédures [civiles] contentieuses gouvernées par le principe du dispositif (qui ne s’applique pas uniquement aux cas énumérés à l’article 153 § 2 du code de procédure civile), le tribunal est lié par la demande du demandeur, c’est-à-dire par la manière dont celui-ci a fixé l’objet du litige. Les faits (les allégations factuelles) sur lesquels la demande du demandeur est fondée, tels qu’ils se trouvent exposés dans sa demande, fixent l’objet du litige. La qualification juridique des faits en question ne fait pas partie de l’exposé de l’objet du litige et le demandeur n’est pas tenu de les qualifier. En tout état de cause, le tribunal n’est pas lié par la qualification juridique que le demandeur peut avoir donnée à ses prétentions. Si le tribunal saisi d’une demande indemnitaire constate que les faits de la cause relèvent d’une règle de droit matériel commandant de leur attribuer une qualification juridique autre que celle avancée par le demandeur, il lui incombe d’examiner l’affaire et de la trancher au regard de la règle de droit en question, indépendamment de la base légale invoquée par le demandeur à l’appui de sa demande indemnitaire. S’il apparaît, au regard des faits établis, que le demandeur doit se voir accorder la réparation demandée, quoique sur une base légale différente de celle dont il s’est prévalu dans l’exposé de ses prétentions, le tribunal ne peut rejeter sa demande et doit lui allouer la réparation en question. Le tribunal méconnaîtrait l’interdiction de l’ultra petita et violerait le principe du dispositif s’il accordait au demandeur une réparation autre ou plus importante que celle réclamée dans la demande ou s’il lui adjugeait une réparation en se fondant sur des faits autres que ceux invoqués dans la demande et établis (voir l’arrêt no 25 Cdo 1934/2001 rendu par la Cour suprême le 31 juillet 2003).
En l’espèce, la demanderesse fonde son action indemnitaire sur le fait qu’elle n’a pas été et n’est toujours pas en mesure de faire usage de l’immeuble dont elle est copropriétaire, car celui-ci est utilisé par la deuxième défenderesse et son mari ainsi que par le troisième défendeur. S’il est vrai, comme l’a jugé la cour d’appel, qu’il convient en pareilles circonstances de trancher les prétentions de la demanderesse sur le terrain des règles matérielles gouvernant le contentieux de (…) l’enrichissement sans cause, et non sur celui des dispositions légales régissant la responsabilité [délictuelle], il ne s’agit là que d’une différence de qualification juridique de la demande, dont la base factuelle demeure inchangée. La distinction entre une demande motivée par un enrichissement sans cause et une demande en réparation d’un dommage (…) ne peut justifier un rejet de l’action fondé sur l’inexactitude de la qualification juridique de la demande. Il s’ensuit qu’en rejetant l’action de la demanderesse au motif que la présente affaire ne concernait pas une demande indemnitaire mais une demande fondée sur (…) un enrichissement sans cause, sans rechercher si les conditions requises pour accueillir une demande pour enrichissement sans cause étaient réunies, la cour d’appel a porté sur l’affaire une appréciation juridique insuffisante, et par conséquent erronée. »
74. Dans son arrêt no 32 Cdo 4778/2010 du 23 mars 2011, la Cour suprême a jugé ce qui suit :
« L’article 153 § 2 du code de procédure civile dispose que le tribunal ne peut statuer au‑delà des demandes des parties et allouer autre chose ou davantage que ce qu’elles ont demandé que si la procédure dont il est saisi aurait pu être engagée même en l’absence d’action ou si la loi prévoit un mode particulier de règlement des rapports entre les parties. Il s’ensuit que dans les procédures [civiles] contentieuses gouvernées par le principe du dispositif, le tribunal est lié par la demande du demandeur, c’est-à-dire par la manière dont celui-ci a fixé l’objet du litige, sauf exception prévue par la loi. L’objet du litige exposé dans l’acte introductif d’instance est circonscrit par l’exposé des faits sur lesquels le demandeur fonde sa demande (c’est-à-dire le fondement juridique de son action) et par ce qui est demandé (c’est-à-dire les prétentions du demandeur). Il n’est pas obligatoire de donner à la demande (aux prétentions) une qualification juridique dans l’acte introductif d’instance (voir l’article 79 § 1 du code de procédure civile). Si toutefois la requête propose une qualification, celle-ci ne lie pas le tribunal, à qui il appartient (conformément au principe jura novit curia) de déterminer la règle de droit matériel (…) applicable aux faits établis de l’affaire et de se prononcer sur la demande au regard de cette règle, indépendamment de la qualification juridique donnée par le demandeur à son action. Le tribunal statuerait ultra petita et violerait le principe du dispositif s’il accordait un redressement autre que celui réclamé par le demandeur dans l’acte introductif d’instance ou s’il lui adjugeait un redressement en se fondant sur des faits autres que ceux invoqués dans la demande et dans l’exposé des éléments de preuve. En conséquence (…), lorsque des demandeurs réclament des dommages et intérêts à un défendeur qui, selon eux, occupe un immeuble à usage non résidentiel sur le fondement d’un contrat de bail (…) sans leur verser de loyers, et que le bail est déclaré nul par le tribunal sans qu’aucune autre raison n’ait été invoquée pour justifier l’occupation litigieuse, le tribunal peut, sans dénaturer les faits énoncés dans l’exposé de la demande, examiner la demande de dommages et intérêts formulée par les demandeurs sur le terrain des règles matérielles gouvernant l’action applicable à (…) l’enrichissement sans cause. »
B. La jurisprudence de la Cour constitutionnelle
75. Le 10 octobre 2001, la Cour constitutionnelle rendit un arrêt no I. ÚS 201/01 statuant sur un recours constitutionnel formé par une société qui dénonçait une ingérence de la police au motif que celle-ci avait perquisitionné son siège social et saisi des documents. La Cour constitutionnelle conclut à la violation des droits de la société requérante et ordonna à la police de rétablir la situation antérieure à cette violation et de restituer les documents saisis. Elle suivit un raisonnement analogue dans d’autres décisions (voir, par exemple, les décisions II. ÚS 298/05, II. ÚS 362/06, IV. ÚS 3370/10 et II. ÚS 2979/10, adoptées le 6 octobre 2005, le 1er novembre 2006, le 23 février 2012 et le 29 mars 2012 respectivement).
EN DROIT
I. SUR l’objet de l’affaire tel que défini par la chambre
76. Devant la chambre, la société requérante soulevait des griefs tirés des articles 6 § 1 et 13 de la Convention et de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention (paragraphes 50-55 ci-dessus). Les passages pertinents de ces dispositions se lisent ainsi :
Article 6 (droit à un procès équitable)
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (…) par un tribunal (…), qui décidera (…) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (…) »
Article 13 (droit à un recours effectif)
« Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la (…) Convention ont été violés, a droit à l’octroi d’un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles. »
Article 1 du Protocole no 1 (protection de la propriété)
« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.
Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les États de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes. »
77. Dans son arrêt, la chambre a formulé le(s) grief(s) tiré(s) de l’article 1 du Protocole no 1 de la manière suivante (Fu Quan, s.r.o. c. République tchèque, no 24827/14, §§ 45, 50, 59 et 70, 17 mars 2022) :
« 45. La société requérante se plaint d’avoir été paralysée dans ses activités pendant environ cinq ans et privée abusivement de ses biens par l’effet des mesures prises par les autorités dans le cadre de la procédure pénale engagée contre son directeur général et l’associé de ce dernier, sans avoir pu prévenir ni atténuer le préjudice qui en a résulté pour l’entreprise.
(…)
50. (…) la Cour souligne que la présente requête a pour objet principal non pas la décision par laquelle les biens de la société requérante ont été saisis, mais l’impossibilité pour celle-ci d’obtenir réparation du dommage résultant de la dépréciation de ses marchandises par l’écoulement des cinq années qu’a duré leur saisie.
(…)
59. La société requérante dit avoir été illégalement privée de ses biens à raison des poursuites, illégales selon elle, dirigées contre ses deux seuls associés qui, détenus pendant deux ans, auraient été lésés et « paralysés » dans leurs activités.
(…)
70. (…) La société requérante tire grief de la manière dont les marchandises saisies ont été traitées lors de la procédure pénale engagée contre son directeur général et l’associé de celui-ci, et des dommages que leur stockage prolongé aurait causés (…) »
78. La chambre a exposé les griefs tirés des articles 6 § 1 et 13 de la Convention de la manière suivante (ibidem, § 76) :
« 76. La société requérante se plaint en outre, sous l’angle des articles 6 § 1 et 13 de la Convention, d’une interprétation excessivement formaliste et restrictive des dispositions pertinentes de la loi sur la responsabilité de l’État, en conséquence de laquelle les juridictions internes lui auraient refusé tout accès à un tribunal concernant ses demandes en réparation des dommages causés par l’État dans l’exercice de la puissance publique, lequel n’aurait pas protégé les marchandises saisies. »
79. Devant la chambre, le Gouvernement avançait que la société requérante n’avait pas épuisé les voies de recours internes, faute pour elle d’avoir précisé la cause du dommage dont elle se plaignait dans la procédure indemnitaire ici en cause (paragraphes 36-49 ci-dessus), contrairement à ce qu’exigeait la jurisprudence interne, empêchant ainsi les juridictions nationales d’apprécier le bien-fondé de ses prétentions. Il ajoutait que, même après le rejet de l’action civile formée par la société requérante, celle-ci aurait pu en introduire une nouvelle en précisant la cause du dommage, et qu’elle disposait pour ce faire d’un délai de quatre mois à compter du jour où la décision rendue dans la procédure indemnitaire était devenue définitive (ibidem, §§ 46-47).
80. La chambre a jugé que la requête avait pour objet principal l’impossibilité, pour la société requérante, d’obtenir réparation du dommage résultant de la dépréciation de ses marchandises due à l’écoulement des cinq années qu’avait duré leur saisie (ibidem, § 50). Elle a ensuite observé que la société requérante avait introduit une action en réparation d’un dommage causé par l’État sur le fondement de la loi sur la responsabilité de l’État sans avoir précisé si ce dommage avait pour origine une décision illégale ou un comportement irrégulier des autorités publiques, les deux cas de mise en cause de la responsabilité de l’État prévus par la loi en question. Toutefois, elle a estimé que l’action formée en l’espèce par la société requérante faisait clairement apparaître que celle-ci demandait réparation de la dépréciation de ses marchandises saisies au cours de la procédure pénale, et qu’il revenait dès lors au juge national de faire application du principe jura novit curia pour en déduire que les faits de la cause devaient être analysés sous l’angle des autres dispositions pertinentes de la loi sur la responsabilité de l’État (ibidem, § 52). En conséquence, elle a rejeté l’exception du Gouvernement tirée du non-épuisement des voies de recours internes et conclu à la violation de l’article 1 du Protocole no 1, jugeant qu’aucune raison ne justifiait la rétention des marchandises de la société requérante pendant près d’un an et demi après l’acquittement de son directeur général et de son autre associé (ibidem, §§ 57 et 74-75).
81. Compte tenu de cette conclusion, la chambre a jugé qu’il n’y avait pas lieu de statuer séparément sur les griefs tirés des articles 6 § 1 et 13 de la Convention (ibidem, § 77).
II. SUR les exceptions préliminaires soulevées par le gouvernement devant la grande chambre
82. Devant la Grande Chambre, le Gouvernement réitère ses exceptions préliminaires, et maintient que le grief de la société requérante tiré de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention doit être déclaré irrecevable pour non-épuisement des voies de recours internes (paragraphe 79 ci-dessus). Il avance également, pour les mêmes motifs, qu’il n’y a pas eu violation des droits de la société requérante tels que garantis par les articles 6 § 1 et 13 de la Convention.
III. sur les violations alléguées des articles 6 § 1 et 13 de la Convention
A. Observations liminaires
83. La Grande Chambre relève que la société requérante se plaint, sur le terrain des articles 6 § 1 et 13 de la Convention, d’avoir été privée d’accès à un tribunal en raison d’une interprétation à ses yeux formaliste et restrictive donnée au droit interne par les juridictions nationales (paragraphes 54 et 78 ci-dessus).
84. Bien que la chambre ait conclu à la violation de l’article 1 du Protocole no 1 et jugé qu’il n’y avait pas lieu de statuer séparément sur les griefs tirés des articles 6 § 1 et 13 (paragraphes 80-81 ci‑dessus), la Grande Chambre estime approprié d’examiner d’abord ces griefs, qui étaient les principaux griefs formulés par la société requérante dans sa requête devant la Cour (paragraphe 54 ci-dessus).
85. La Cour rappelle d’emblée que les exigences de l’article 6 § 1 sont plus strictes que celles de l’article 13 (Kudła c. Pologne [GC], no 30210/96, § 146, CEDH 2000 XI) et constate que le grief de la société requérante tiré de l’article 13 se trouve absorbé par son grief tiré de l’article 6 § 1.
86. Il est vrai que dans l’une des affaires citées par la société requérante dans son formulaire de requête (paragraphes 54-55 ci-dessus), à savoir l’affaire Karamitrov et autres c. Bulgarie, (no 53321/99, §§ 75-79, 10 janvier 2008), la Cour a examiné sur le terrain de l’article 13 de la Convention combiné avec l’article 1 du Protocole no 1 une question analogue à celle qui se pose en l’espèce. Toutefois, contrairement à la situation qui était en cause dans l’affaire Karamitrov et autres (§ 62), la présente espèce ne porte pas sur « l’absence de droit d’action matériel en droit interne », car on ne saurait dire que le droit interne ne reconnaissait pas le droit à réparation d’un préjudice causé par un manquement des autorités à veiller à la bonne conservation de biens saisis ou par un retard injustifié apporté à la levée d’une saisie. Au contraire, la loi sur la responsabilité de l’État offre la possibilité de demander réparation dans chacune de ces hypothèses (paragraphes 59 et 69‑72 ci-dessus).
87. La question de l’applicabilité de l’article 6 § 1 ne se posant donc pas en l’espèce, la Cour examinera cette partie de la requête sous le seul angle de cette disposition.
88. La Cour observe que l’exception préliminaire du Gouvernement tirée du non-épuisement des voies de recours internes est étroitement liée au fond du grief tiré de l’article 6 § 1, et plus précisément à la question de savoir si la société requérante a ou non été privée d’accès à un tribunal (paragraphe 82 ci-dessus), raison pour laquelle les arguments des parties relatifs à cette exception seront exposés ci-après (paragraphes 89-112 ci-dessous).
B. Thèses des parties
1. Le Gouvernement
89. Le seul argument avancé par le Gouvernement devant la Grande Chambre au soutien de son exception de non-épuisement des voies de recours internes consiste à dire que la société requérante n’a pas fait bon usage de l’action civile qui lui était ouverte par la loi sur la responsabilité de l’État. Plus précisément, il estime que la société requérante n’a pas correctement spécifié les motifs ayant servi de fondement à son action devant les juridictions internes et n’a pas convenablement exposé les faits décisifs invoqués au soutien de ses prétentions, notamment ceux qui, selon elle, caractérisaient un « comportement irrégulier des autorités publiques » relativement aux biens saisis, contrairement aux prescriptions de l’article 79 du code de procédure civile (paragraphe 65 ci-dessus).
90. Le Gouvernement soutient que l’article 5 de la loi sur la responsabilité de l’État offre deux voies de recours séparées et distinctes tendant à la réparation des préjudices causés par l’État. Les dommages causés par des décisions illégales rendues dans le cadre de procédures civiles, administratives ou pénales relèveraient de la première, ceux causés par des comportements irréguliers des autorités publiques de la seconde (paragraphe 59 ci-dessus).
91. Toutefois, le Gouvernement expose qu’il ressort de la loi en question que seules les parties à une procédure ayant donné lieu à une décision illégale sont habilitées à demander réparation du préjudice qui en a résulté, tandis que toute personne lésée par un comportement irrégulier des autorités publiques peut demander réparation du préjudice causé par celui-ci (voir les articles 7 § 1 et 13 § 2 de la loi sur la responsabilité de l’État reproduits au paragraphe 59 ci-dessus). Le Gouvernement avance en outre que la loi prévoit expressément que lorsque le préjudice résulte d’une décision de placement en détention d’une personne ayant par la suite été acquittée, cette dernière est seule habilitée à former une demande indemnitaire, et qu’il s’agit là d’un cas particulier d’indemnisation du préjudice causé par une décision illégale (voir l’article 9 § 1 de la loi sur la responsabilité de l’État reproduit au paragraphe 59 ci-dessus).
92. Le Gouvernement soutient que cette approche était également celle de la jurisprudence constante de la Cour suprême à l’époque pertinente (paragraphes 68 et 70 ci-dessus), la Haute juridiction ayant jugé que le manquement de l’État à veiller à la bonne conservation de biens saisis dans le cadre d’une procédure pénale ou un retard injustifié apporté à la restitution de tels biens étaient constitutifs d’un comportement irrégulier des autorités publiques (paragraphes 69 et 71-72 ci-dessus), et que les propriétaires des biens en question pouvaient dès lors demander réparation du préjudice subi de ce chef, qu’ils aient ou non été parties à la procédure pénale en question.
93. Selon le Gouvernement, certains passages des observations et des déclarations formulées par la société requérante dans le cadre de la procédure indemnitaire interne reposent globalement et principalement sur l’argument selon lequel le préjudice subi par l’intéressée résulterait de la décision de placement en détention de ses deux associés, qui aurait paralysé son fonctionnement (point a)). Le renvoi explicite que la société requérante aurait opéré à l’article 33 de la loi sur la responsabilité de l’État, relatif au délai de prescription de l’action en réparation du dommage causé par une décision illégale (paragraphes 41 et 63 ci-dessus), en serait une preuve particulièrement éloquente.
94. Toutefois, le Gouvernement estime que cette action était vouée à l’échec en raison du libellé explicite de l’article 7 § 1 de la loi sur la responsabilité de l’État (paragraphe 59 ci-dessus) et de la jurisprudence constante de la Cour suprême (paragraphe 68 ci-dessus). Il avance que le fait, pour la société requérante, d’avoir imputé le préjudice allégué à la décision de placement en détention de ses deux associés a conduit les juridictions internes à qualifier l’action de l’intéressée d’action en réparation d’un préjudice résultant d’une décision, action que seules les parties à la procédure ayant donné lieu à la décision en question sont habilitées à engager, et que force leur a été de conclure au défaut de qualité pour agir de la société requérante et au rejet de cette action. Le Gouvernement argue également qu’il a été fait droit à la demande formée par le directeur général de la société requérante en vue de l’indemnisation de la perte de revenus subie au cours de sa détention provisoire (paragraphe 35 ci-dessus), car celui-ci avait incontestablement qualité pour agir dès lors qu’il avait été partie à la procédure pénale antérieure ayant donné lieu à la décision de placement en détention.
95. Le Gouvernement affirme par ailleurs que ni dans le cadre de la procédure interne ni devant la Cour la société requérante n’a produit d’éléments propres à démontrer que ses marchandises saisies avaient effectivement été endommagées et que le dommage allégué résultait d’un manquement de l’État à veiller à leur bonne conservation.
96. Le Gouvernement ajoute que même dans la requête dont elle a saisi la Cour, la société requérante a persisté à reprocher aux autorités internes d’avoir fondé leurs conclusions sur une interprétation « excessivement formaliste » de la loi sur la responsabilité de l’État, réitérant un argument déjà soulevé devant les juridictions nationales selon lequel elle aussi avait en l’espèce été en quelque sorte incarcérée car toutes ses ressources humaines avaient été placées en détention (voir le paragraphe 52 ci-dessus et son renvoi au paragraphe 44 ci-dessus). Selon la société requérante, cela impliquait que les juridictions internes auraient dû lui reconnaître qualité pour agir en réparation du préjudice résultant d’une décision.
97. Le Gouvernement affirme que c’est seulement dans la réponse qu’elle a donnée à ses premières observations devant la chambre que la société requérante a pour la première fois soutenu que les juridictions internes auraient dû qualifier son action d’action en réparation d’un dommage causé par un comportement irrégulier des autorités publiques (paragraphe 106 ci‑dessous).
98. Le Gouvernement ajoute que la chambre a retenu cet argument de la société requérante, jugeant que l’action formée en l’espèce faisait clairement apparaître que l’intéressée demandait réparation de la dépréciation de ses marchandises saisies au cours de la procédure pénale, et que les juridictions internes auraient dû faire application du principe jura novit curia pour en déduire que les faits de la cause devaient être analysés sous l’angle des autres dispositions pertinentes de la loi sur la responsabilité de l’État (paragraphe 80 ci-dessus).
99. Le Gouvernement affirme que la jurisprudence de la Cour apporte des limites à l’application de ce principe, renvoyant aux arrêts Radomilja et autres c. Croatie ([GC], nos 37685/10 et 22768/12, § 121, 20 mars 2018) et S.M. c. Croatie ([GC], no 60561/14, § 219, 25 juin 2020) d’où il ressort selon lui que celle-ci est cantonnée aux faits exposés par les requérants. Il soutient que cette limite s’applique aussi aux juridictions internes, et que le rejet de la demande indemnitaire formée par la société requérante ne saurait donc leur être reproché, pour les deux raisons exposées ci-après.
100. Premièrement, la société requérante ne se serait jamais expressément prévalue sur le plan interne de l’action en réparation d’un dommage causé par un comportement irrégulier des autorités publiques. Deuxièmement, elle n’aurait apporté aucun élément propre à démontrer que ses marchandises avaient été endommagées pendant qu’elles étaient sous saisie ou qu’il existait un lien de causalité entre l’action (ou l’inaction) des autorités publiques compétentes et la dépréciation des marchandises en question.
101. Dans ces conditions, selon le Gouvernement, faute pour la société requérante d’avoir apporté la moindre preuve à l’appui de sa demande d’indemnisation du préjudice résultant de la dépréciation alléguée de ses marchandises, les juridictions internes auraient enfreint l’interdiction qui leur est imposée de se saisir de faits non invoqués par la société requérante et de fonder leur décision sur des faits étrangers à l’action civile engagée par celle-ci si elles lui avaient octroyé une indemnité de ce chef.
102. En conséquence, même si les juridictions internes avaient jugé que l’action de la société requérante visait un comportement irrégulier des autorités publiques, force leur aurait été de la rejeter en l’absence totale de preuve.
103. Le Gouvernement conclut que la voie de recours interne ouverte à la société requérante était l’action en réparation d’un dommage causé par un comportement irrégulier des autorités publiques, prévue par les articles 5 b) et 13 de la loi sur la responsabilité de l’État (paragraphe 59 ci-dessus). Il avance que si la requérante avait fait bon usage de cette action et l’avait étayée par des preuves suffisantes, celle-ci aurait pu lui permettre d’obtenir réparation du préjudice causé par un éventuel comportement irrégulier des autorités publiques lié à la saisie de ses marchandises. Toutefois, il soutient que la société requérante a) ne s’est jamais expressément prévalue de cette action sur le plan interne, b) a fait état à plusieurs reprises d’un autre type d’action, à savoir l’action en réparation d’un dommage causé par une décision illégale, et c) n’a pas précisé les faits constitutifs du comportement irrégulier qu’elle imputait aux autorités publiques, faute d’avoir étayé cette allégation. Il estime en conséquence que la société requérante n’a pas satisfait aux exigences procédurales auxquelles le droit interne subordonne l’exercice de cette action.
104. Le Gouvernement estime que les arguments exposés ci-dessus (paragraphes 90-103) impliquent aussi que le fait, pour les juridictions internes, d’avoir statué sur l’action de la société requérante sur le terrain de l’action en réparation d’un dommage causé par une décision illégale au vu des circonstances de l’espèce ne saurait passer pour une limitation du droit d’accès à un tribunal ayant porté atteinte à la substance même de ce droit.
2. La société requérante
105. La société requérante réitère ses arguments exposés devant la chambre et s’appuie sur les conclusions auxquelles celle-ci est parvenue en ce qui concerne l’exception de non-épuisement des voies de recours internes soulevée par le Gouvernement (paragraphe 80 ci-dessus).
106. La société requérante soutient en particulier qu’il incombait aux juridictions internes d’examiner son action civile fondée sur la loi sur la responsabilité de l’État au regard d’une autre disposition de la loi en question, mais qu’elles n’en ont rien fait (Fu Quan, s.r.o., précité, § 48). Plus précisément, elle affirme avoir exposé l’ensemble des faits pertinents relatifs à la cause du préjudice dont elle se plaint et au montant de celui-ci. Elle avance que ces éléments pouvaient et auraient dû être appréciés sous l’angle de la responsabilité de l’État du fait d’un comportement irrégulier des autorités publiques, régie par l’article 13 de la loi sur la responsabilité de l’État, et non sur le terrain de la responsabilité de l’État du fait de décisions illégales – régie par les articles 7 et 9 du même texte (paragraphe 59 ci‑dessus), qui paraît ne pouvoir être mise en cause que par les parties aux procédures ayant donné lieu à de telles décisions. Or selon elle, toutes les juridictions internes se sont livrées à une analyse excessivement formaliste et restrictive de son action (et du droit applicable) afin de pouvoir la rejeter pour des motifs procéduraux, en l’occurrence un défaut supposé de qualité pour agir. Elle se serait en conséquence trouvée dans l’impossibilité de saisir la justice en vue de la protection de ses droits.
107. Par ailleurs, la société requérante renvoie à un passage de l’arrêt de la Cour constitutionnelle énonçant, selon elle, qu’elle « demandait l’indemnisation du dommage qu’elle disait avoir subi, se prévalant de [la loi sur la responsabilité de l’État] et alléguant que le dommage en question résultait d’un comportement irrégulier des autorités publiques, et plus précisément du placement en détention provisoire de son unique directeur général (…) et de son autre associé » (paragraphe 49 ci-dessus). Elle estime qu’il ressort de ces énonciations que la Cour constitutionnelle a reconnu que son action civile visait un comportement irrégulier des autorités publiques.
108. La société requérante ne souscrit pas à la conclusion de la chambre selon laquelle il n’y avait pas lieu d’examiner ses griefs tirés des articles 6 § 1 et 13 de la Convention. Elle estime au contraire que la chambre aurait dû en connaître et les trancher au fond.
3. Les tiers intervenants
a) Le gouvernement slovène
109. Le gouvernement slovène indique que même lorsqu’elle examine la question du respect de la règle de l’épuisement des voies de recours internes, la Cour doit se garder d’outrepasser les limites de sa compétence en substituant sa propre appréciation de l’application du droit interne à celle des juridictions nationales et en s’érigeant ainsi en juridiction de quatrième instance.
110. Le gouvernement slovène ajoute que les différents systèmes de procédure civile ont tous en commun d’imposer aux demandeurs la charge d’exposer les faits à l’origine de leurs prétentions et arguments (onus proferendi) et de produire les éléments de preuve propres à en établir la réalité (onus probandi). Il avance que des requérants potentiels qui ne s’acquittent pas de ces obligations ne satisfont pas aux exigences procédurales fixées par le droit interne et ne sauraient donc être réputés avoir dûment épuisé les voies de recours internes.
b) Le gouvernement polonais
111. Le gouvernement polonais souligne lui aussi que les requérants doivent exposer devant les juridictions internes les faits sur lesquels se fondent leurs demandes. Il estime que la Cour ne saurait attendre des juridictions internes qu’elles aident les parties en reformulant leurs demandes et en recherchant des faits susceptibles de les étayer, sous peine d’enfreindre l’un des principes fondamentaux de la procédure civile appliqué dans l’ensemble des États membres du Conseil de l’Europe, à savoir le principe d’égalité des parties.
112. Par ailleurs, le gouvernement polonais indique qu’une approche excessivement souple du principe de l’épuisement des voies de recours internes présenterait des dangers en ce qu’elle risquerait, d’une part, de priver l’État défendeur de la possibilité de réagir à une violation avérée ou potentielle de la Convention et, d’autre part, de conduire la Cour à s’arroger de facto le pouvoir de statuer sur le fond des affaires, ce que la Convention ne lui permet pas. Il souligne qu’il incombe plutôt à la Cour de rechercher si tel ou tel requérant avait la possibilité d’exercer un recours sur le plan interne, si les règles de droit y relatives étaient claires et accessibles au public et si un excès de formalisme a empêché l’intéressé d’exercer le recours en question.
C. Appréciation de la Cour
113. Les principes pertinents qui se dégagent de la jurisprudence de la Cour relative au droit d’accès à un tribunal et, en particulier, aux situations dans lesquelles des restrictions apportées à ce droit relèvent d’un « formalisme excessif » sont résumés dans l’arrêt Zubac c. Croatie ([GC], no 40160/12, §§ 76-79 et 90-99, 5 avril 2018).
114. Comme l’a constaté la chambre, la société requérante a engagé son action en réparation d’un dommage causé par l’État en invoquant la loi sur la responsabilité de l’État, mais sans préciser si le dommage allégué résultait de l’un ou l’autre des deux cas de mise en cause de la responsabilité de l’État prévus par la loi en question, à savoir d’une décision illégale ou d’un comportement irrégulier des autorités publiques (paragraphe 80 ci-dessus). Toutefois, comme l’a relevé le Gouvernement (paragraphe 93 ci-dessus), la société requérante a renvoyé à l’article 33 de cette loi, qui fixe le délai de prescription de l’action en réparation du dommage causé par une décision illégale (paragraphes 41 et 63 ci-dessus).
115. Ces circonstances ont conduit les juridictions internes à statuer sur l’action de la société requérante sur le terrain de l’action en réparation d’un dommage causé par une décision illégale, régie par l’article 7 de la loi sur la responsabilité de l’État, et à la rejeter après avoir constaté que l’intéressée n’avait pas qualité pour agir, au motif que seules les parties à une procédure ayant donné lieu à une décision illégale pouvaient demander réparation à l’État du préjudice qui en avait résulté.
116. Dans son appel devant le tribunal municipal, son pourvoi en cassation devant la Cour suprême, son recours devant la Cour constitutionnelle et sa requête devant la Cour, la société requérante alléguait que l’application ainsi faite du droit interne par les juridictions nationales était excessivement formaliste (paragraphes 44, 46, 48 et 54 ci-dessus), sans toutefois préciser en quoi consistait le formalisme dénoncé. Néanmoins, la Cour souscrit à la thèse du Gouvernement (paragraphe 96 ci-dessus) selon laquelle l’argument de la société requérante consistant à dire qu’elle aussi « avait été en quelque sorte incarcérée car toutes ses ressources humaines avaient été placées en détention » donne à penser que l’excès de formalisme dénoncé par elle tenait au refus des juridictions internes d’écarter la disposition légale applicable en l’espèce et de lui reconnaître qualité pour agir en réparation du préjudice qu’elle disait avoir subi du fait de la décision de placement en détention litigieuse.
117. Toutefois, comme le souligne le Gouvernement (paragraphe 97 ci‑dessus), les observations ultérieurement soumises à la chambre par la société requérante donnaient à entendre que l’excès de formalisme reproché par celle-ci aux juridictions internes résidait dans leur refus de statuer sur son action civile sur le terrain de l’action en réparation d’un préjudice causé par un comportement irrégulier des autorités publiques (paragraphes 105-106 ci‑dessus).
118. La chambre a accueilli cette thèse, au sujet toutefois de l’épuisement des voies de recours internes en ce qui concerne les griefs tirés de l’article 1 du Protocole no 1, jugeant que l’action formée en l’espèce faisait clairement apparaître que la société requérante demandait réparation du préjudice résultant de la dépréciation de ses marchandises saisies au cours de la procédure pénale. C’était ensuit aux juridictions internes d’appliquer le principe jura novit curia pour en déduire que les faits exposés par l’intéressée devaient être analysés sous l’angle des autres dispositions pertinentes de la loi sur la responsabilité de l’État, de manière à statuer sur le fond de ses demandes (paragraphe 80 ci-dessus).
119. Toutefois, la Grande Chambre observe que la chambre s’est prononcée ainsi sans rechercher si, dans les circonstances de l’espèce, cette solution risquait d’être inconciliable avec le droit interne. Il est donc fort possible que l’exposé des faits établi par la société requérante dans son action civile ait empêché les juridictions internes de la trancher sur le terrain de l’action en réparation d’un préjudice causé par un comportement irrégulier des autorités publiques.
120. En tout état de cause, c’est aux autorités nationales, et notamment aux tribunaux, qu’il revient au premier chef d’interpréter et d’appliquer le droit interne. Le rôle de la Cour se limite à vérifier la compatibilité avec la Convention des effets de pareille interprétation. Ce principe s’applique en particulier à l’interprétation, par les tribunaux, des règles de nature procédurale (voir, par exemple, Tejedor García c. Espagne, 16 décembre 1997, § 31, Recueil des arrêts et décisions 1997-VIII). Il en résulte en l’espèce qu’il incombe à la Cour de rechercher si, faute d’avoir appliqué le principe jura novit curia et statué sur l’action de la société requérante sur le terrain de l’action en réparation d’un préjudice causé par un comportement irrégulier des autorités publiques, les juridictions internes ont ou non fait preuve d’un formalisme excessif et donc indûment restreint l’accès de l’intéressée à un tribunal.
121. La société requérante, qui était représentée par un avocat, n’a pas invoqué dans son action civile les articles 5 § 1 b) ou 13 de la loi sur la responsabilité de l’État (paragraphe 59 ci-dessus), qui constituent le fondement juridique de la responsabilité de l’État à raison des dommages résultant de comportements irréguliers des autorités publiques. Dans ses observations soumises aux autorités internes, elle n’a pas une seule fois fait état d’un comportement irrégulier des autorités publiques. Au contraire, elle a dénoncé à plusieurs reprises le caractère à ses yeux illégal des poursuites et de la détention dont son directeur général et son autre associé avaient fait l’objet, renvoyant expressément à l’article 33 de la loi sur la responsabilité de l’État, qui fixe le délai de prescription applicable à l’action en réparation d’un dommage causé par une décision illégale (paragraphes 41 et 63 ci-dessus). Force est donc de conclure que la société requérante n’a pas fondé son action civile sur un comportement irrégulier des autorités publiques.
122. Qui plus est, après le rejet, par le tribunal de première instance, de son action civile pour défaut de qualité pour agir (paragraphe 43 ci-dessus), la société requérante n’a pas allégué, dans ses recours ultérieurs (paragraphes 44, 46 et 48 ci-dessus), que les juridictions inférieures avaient mal interprété son action civile et auraient dû la trancher sur le terrain de l’action en réparation d’un dommage causé par un comportement irrégulier des autorités publiques.
123. Autrement dit, la société requérante a adopté une position toute différente devant la Cour, soutenant que les juridictions internes auraient dû statuer sur son action sur le terrain de l’action en réparation d’un dommage causé par un comportement irrégulier des autorités publiques (paragraphe 117 ci-dessus). Toutefois, les parties ne sauraient invoquer devant la Cour des arguments qu’elles n’ont jamais formulés devant le juge national (voir, mutatis mutandis, Pine Valley Developments Ltd et autres c. Irlande, 29 novembre 1991, § 47, série A no 222). Dans ces conditions, on ne saurait reprocher aux juridictions internes de ne pas avoir statué sur l’action de la société requérante sur le terrain de l’action en réparation d’un préjudice causé par un comportement irrégulier des autorités publiques.
124. Enfin, la Cour relève que dans ses observations devant la chambre, le Gouvernement soutenait que même après le rejet de l’action civile engagée par la société requérante, celle-ci aurait pu introduire une nouvelle action précisant que le comportement irrégulier des autorités publiques dénoncé par elle constituait la cause du dommage. Selon le Gouvernement, la société requérante disposait pour ce faire d’un délai de quatre mois à compter du jour où la décision rendue dans la procédure indemnitaire était devenue définitive (paragraphe 79 ci-dessus). La société requérante n’a pas contesté ce point et la Cour ne voit pas de raison de douter de cette possibilité.
125. Partant, le grief de la société requérante relatif à l’accès à un tribunal est irrecevable en application de l’article 35 § 3 a) de la Convention pour défaut manifeste de fondement et doit être rejeté, conformément à l’article 35 § 4.
IV. sur les violations alléguées de l’article 1 du protocole no 1 à la Convention
A. Sur l’objet des griefs de la société requérante tirés de cette disposition
1. L’arrêt rendu par la chambre
126. La chambre a estimé que la requête avait principalement pour objet de dénoncer l’impossibilité, pour la société requérante, d’obtenir réparation des dommages causés aux marchandises qui s’étaient dépréciées en raison de leur maintien sous saisie cinq ans durant et de l’écoulement du temps. Elle a conclu à la violation de l’article 1 du Protocole no 1 au motif que rien ne justifiait la rétention des marchandises de la société requérante durant près d’un an et demi après l’acquittement de son directeur général et de son autre associé (paragraphe 80 ci-dessus).
127. Le Gouvernement conteste l’appréciation de la chambre, tandis que la société requérante y souscrit.
128. Pour sa part, la Grande Chambre estime qu’avant d’examiner la recevabilité de cette partie de la requête, et au vu des conclusions auxquelles elle est parvenue ci-dessus au sujet des griefs tirés des articles 6 § 1 et 13 de la Convention, il lui faut définir l’objet des griefs de la société requérante tirés de l’article 1 du Protocole no 1.
2. Thèses des parties
a) Le Gouvernement
129. Le Gouvernement affirme que la société requérante n’a pas identifié de manière suffisamment précise la cause de la violation qu’elle dénonce. Il estime que l’on ne sait pas au juste si elle se plaint principalement de la décision de placement en détention de ses deux associés, qui aurait « paralysé » ses activités, ou si son grief porte essentiellement sur la saisie de ses marchandises, sur leur détérioration imputable au seul écoulement du temps ou encore sur leur dépréciation résultant d’un manquement allégué de l’État à en assurer la bonne conservation.
130. Le Gouvernement avance également que la société requérante n’a mentionné dans sa requête devant la Cour (paragraphes 50-55 ci-dessus) la rétention prolongée de ses marchandises après l’acquittement de son directeur général et de son autre associé, et que cet élément est précisément le (seul) motif sur lequel la chambre s’est fondée pour conclure à la violation de l’article 1 du Protocole no 1 (paragraphes 80 et 126 ci-dessus).
b) La société requérante
131. Dans ses observations devant la Grande Chambre, la société requérante s’est exprimée ainsi (italiques ajoutés) :
« L’affaire porte sur des dommages subis par des marchandises appartenant à la société requérante du fait de leur saisie dans le cadre de poursuites pénales dirigées contre ses associés et son directeur général unique. »
132. La société requérante soutient que l’objet de son grief fondé sur l’article 1 du Protocole no 1, à savoir l’atteinte portée par l’État à ses droits en violation de la Convention et du droit interne, n’a jamais varié depuis le début de la procédure interne. Elle explique qu’au cours de cette procédure, elle a étoffé ses moyens de droit en les adaptant à la jurisprudence des juridictions internes supérieures, mais que les principaux faits de son affaire n’ont jamais changé et qu’ils sont identiques à ceux décrits dans sa requête devant la Cour.
133. La société requérante signale en outre qu’elle a soulevé un moyen tiré d’une violation potentielle de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention dans son recours constitutionnel (voir le paragraphe 48 ci-dessus et son renvoi au paragraphe 44 ci-dessus).
c) Observations des tiers intervenants
i. Le gouvernement slovène
134. Dans ses observations, le gouvernement slovène invite la Cour à déterminer l’objet de l’affaire, estimant que ce point a une incidence directe sur la question du respect de la condition de recevabilité relative à l’épuisement des voies de recours internes.
135. Le gouvernement slovène expose que l’objet de l’affaire est déterminé par le grief du requérant, mais que l’on ne sait pas au juste en quoi consiste ce grief en l’espèce. Il se demande si la société requérante se prétend « victime » i) d’un acte (la détention illégale de ses associés qui aurait conduit à la paralysie de ses activités), ou ii) d’une omission (le comportement irrégulier des autorités qui auraient continué à retenir les marchandises de la société requérante après l’acquittement de son directeur et de son autre associé). Il estime que la Cour doit en conséquence déterminer quels sont les faits constitutifs de l’ingérence alléguée dans le droit de propriété de la société requérante, et que ceux-ci, aux fins de l’épuisement des voies de recours internes, doivent correspondre à ceux qui constituent la cause (acte ou omission illégaux) de l’action civile indemnitaire engagée par la société requérante devant les juridictions internes.
ii. Le gouvernement polonais
136. à l’instar du gouvernement slovène, le gouvernement polonais souligne la nécessité de formuler sans équivoque le grief de la société requérante, cela ayant selon lui des incidences sur la question de l’épuisement des voies de recours internes.
3. Appréciation de la Grande Chambre
137. Il convient de rappeler d’emblée que l’objet d’une affaire « soumise » à la Cour dans l’exercice du droit de recours individuel est défini par le grief ou la « prétention » du requérant (forme substantivée du verbe « se prétendre » employé à l’article 34) (Radomilja et autres, précité, § 109). Un grief sur le terrain de la Convention comporte deux éléments, à savoir des allégations factuelles (en ce sens que le requérant se dit « victime » d’une action ou d’une omission) et les arguments juridiques qui en sont tirés (en ce sens que l’action ou omission en question emporte « violation par l’une des Hautes Parties contractantes des droits reconnus dans la Convention ou ses Protocoles »). Ces deux éléments sont imbriqués puisque les faits dénoncés doivent être interprétés à la lumière des arguments juridiques avancés, et vice versa (ibidem, § 110).
138. En conséquence, la Grande Chambre doit déterminer quels sont les faits constitutifs de la violation dont la requérante se plaint sur le terrain de l’article 1 du Protocole no 1 dans la requête qu’elle a introduite en vertu de la Convention et les arguments juridiques qui en sont tirés (paragraphes 50-55 ci-dessus).
139. à cet égard, il importe en premier lieu de souligner que l’« illégalité » mentionnée à plusieurs reprises par la société requérante dans ses observations devant les autorités internes et la Cour concerne la procédure pénale et la détention provisoire dont son directeur général et son autre associé ont fait l’objet. Ce terme doit être compris dans le sens que lui donnent les articles 7 à 9 de la loi sur la responsabilité de l’État, qui qualifient d’illégales – aux fins de la réparation des préjudices causés par l’État – les décisions de justice ayant été annulées ou infirmées et la détention d’inculpés n’ayant pas été condamnés à l’issue des poursuites pénales dirigées contre eux (paragraphe 59 ci-dessus).
140. En d’autres termes, la société requérante estime que la procédure pénale et la détention dont son directeur général et son autre associé ont fait l’objet étaient « illégales » pour la seule raison que ces derniers ont finalement été acquittés. Dans cette optique, la société requérante considère que la saisie de ses biens ordonnée dans le cadre de cette procédure pénale était elle aussi « illégale » en raison de cet acquittement, et non parce qu’elle l’était dès le début ou qu’elle le serait devenue à un stade antérieur à cet acquittement.
141. Cela étant, la Grande Chambre constate qu’il ressort de la requête introduite par la société requérante (paragraphes 50-55 ci-dessus) que celle‑ci invoque deux causes ou faits constitutifs de la violation alléguée de son droit de propriété, qui sont indissociables des arguments juridiques qui en sont tirés, à savoir :
a) la saisie de ses biens dans le cadre de la procédure pénale et la détention de son directeur général et de son autre associé, qu’elle estime « illégale » au motif que cette procédure s’est soldée par un acquittement (ci-après « les poursuites et la détention injustifiées »). Cette thèse postule qu’au regard de l’article 1 du Protocole no 1, l’État devrait être tenu pour responsable de l’ensemble des atteintes aux biens causées par des procédures pénales ayant abouti à l’acquittement des inculpés (voir le paragraphe 52 ci‑dessus et les renvois opérés aux paragraphes 41 et 44 ci-dessus); et
b) le manquement allégué des autorités internes à prendre les mesures raisonnables nécessaires à la conservation de ses biens, c’est-à-dire l’absence de protection du matériel laissé dans les locaux de la société requérante et le défaut de stockage approprié des marchandises saisies (paragraphes 54-55 ci-dessus), omission potentiellement constitutive d’une violation des obligations mises à la charge de l’État par l’article 1 du Protocole no 1 (voir, par exemple, Tendam c. Espagne, no 25720/05, § 51, 13 juillet 2010, et le paragraphe 160 ci-dessous).
142. Toutefois, il ne ressort pas de l’arrêt de la chambre que celle-ci ait examiné les griefs de la société requérante tels qu’ils se trouvent exposés aux points a) et b) ci-dessus. Au contraire, comme déjà indiqué, la chambre a estimé que la requête avait principalement pour objet de dénoncer l’impossibilité, pour la société requérante, d’obtenir réparation des dommages causés aux marchandises qui s’étaient dépréciées en raison de leur maintien sous saisie cinq ans durant et de l’écoulement du temps. Elle a conclu à la violation de l’article 1 du Protocole no 1 au motif que rien ne justifiait la rétention des marchandises de la société requérante durant près d’un an et demi après l’acquittement de son directeur général et de son autre associé (paragraphes 80 et 126 ci-dessus).
143. La Grande Chambre note que c’est dans ses observations devant la chambre – datées du 17 juin 2016 et reçues par la Cour le 20 juin 2016 – que la société requérante a pour la première fois soulevé ce point, dans les termes suivants :
« Après la clôture de la procédure pénale, les organes de poursuites ont dû restituer les marchandises et les fonds saisis. La requérante estime que le temps qu’il leur a fallu pour remettre les choses en l’état antérieur était excessif. »
144. La Grande Chambre estime que si la société requérante a effectivement indiqué, dans son formulaire de requête, que ses marchandises étaient restées sous saisie durant cinq ans (paragraphes 51-52 ci-dessus), elle ne l’a fait que pour signaler à quel point son fonctionnement avait été paralysé par la décision – à ses yeux illégale – de placement en détention de ses deux associés (paragraphes 139-141 ci-dessus), comme elle l’avait fait auparavant devant les autorités internes.
145. Pour pouvoir introduire une requête en vertu de l’article 34 de la Convention, une personne doit pouvoir démontrer qu’elle a subi directement les effets de la mesure dont elle se plaint, condition nécessaire pour que soit enclenché le mécanisme de protection prévu par la Convention (Centre de ressources juridiques au nom de Valentin Câmpeanu c. Roumanie [GC], no 47848/08, § 96, CEDH 2014). Dans le même ordre d’idées, la Cour ne peut statuer que sur les faits dont se plaint le requérant (voir le paragraphe 137 ci-dessus, et Radomilja et autres, précité, §§ 120-121 et 124). En conséquence, il ne suffit pas que l’existence d’une violation de la Convention soit « évidente » au vu des faits de l’espèce ou des observations soumises par le requérant. Il incombe au contraire au requérant de dénoncer une action ou omission comme contraire aux droits reconnus dans la Convention ou ses Protocoles (ibidem § 110, voir le paragraphe 137 ci-dessus), de telle manière que la Cour n’ait pas à spéculer sur la question de savoir si tel ou tel grief a été ou non soulevé (voir, au sujet de l’épuisement des voies de recours internes, Farzaliyev c. Azerbaïdjan, no 29620/07, § 55, 28 mai 2020).
146. La Cour a notamment jugé qu’elle ne pouvait considérer sur le simple fondement d’expressions ambiguës ou de mots isolés qu’un grief a été soulevé (voir Ilias et Ahmed c. Hongrie [GC], no 47287/15, § 85, 21 novembre 2019). Cette exigence découle de l’article 47 § 1 e) et f) et § 2 a) du règlement de la Cour, qui dispose que toute requête introduite devant elle doit contenir un exposé concis et lisible des faits ainsi que de la ou des violations alléguées de la Convention et des arguments pertinents, et précise que ces informations doivent être suffisantes pour lui permettre de déterminer, sans avoir à consulter d’autres documents, la nature et l’objet de la requête.
147. Cela n’empêche pas les requérants de préciser ou d’étoffer leurs prétentions initiales pendant la procédure au titre de la Convention. Toutefois, si ces adjonctions s’analysent en réalité en des griefs nouveaux et distincts, ceux-ci doivent, à l’instar de tout autre grief, satisfaire aux conditions de recevabilité (voir, par exemple, Radomilja et autres, précité, § 135).
148. Au vu des considérations qui précèdent (paragraphes 142-146), la Grande Chambre estime que la mention, dans le formulaire de requête de la société requérante, du stockage de ses marchandises durant cinq ans (paragraphe 51 ci-dessus) est trop équivoque pour que l’on puisse considérer que celle-ci y formule un grief tiré de la saisie prolongée de ses marchandises (comparer avec Ilias et Ahmed, précité, § 86). Si la requérante avait voulu se plaindre à ce stade de la saisie prolongée de ses biens, elle aurait dû l’indiquer clairement dans son formulaire de requête. Or elle ne l’a fait qu’après, dans ses observations devant la chambre datées du 17 juin 2016 (voir le paragraphe 143 ci-dessus, et comparer avec Rustavi 2 Broadcasting Company Ltd et autres c. Géorgie, no 16812/17, § 246, 18 juillet 2019). Dans ces conditions, la Grande Chambre considère que ce point s’analyse en un grief nouveau et distinct de ceux exposés sous les points a) et b) du paragraphe 141 ci-dessus. Par souci de clarté, elle le désignera sous la lettre c) dans la suite de son analyse.
4. Conclusion sur l’objet des griefs tirés de l’article 1 du Protocole no 1
149. Eu égard à l’ensemble des considérations exposées ci-dessus, la Grande Chambre constate que la société requérante soulève devant la Cour trois griefs au total sur le terrain de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention, à savoir :
a) un grief relatif aux dommages causés à ses biens à la suite des poursuites et de la détention à ses yeux injustifiées de son directeur général et de son autre associé (qui coïncide en grande partie avec les griefs identifiés par la chambre aux paragraphes 45 et 59 de son arrêt, voir les paragraphes 77 et 141 ci-dessus) ;
b) un grief tiré du manquement des autorités à veiller à la bonne conservation des marchandises saisies (qui coïncide en grande partie avec le grief identifié par la chambre au paragraphe 70 de son arrêt, voir les paragraphes 77 et 141 ci-dessus) ; et
c) un grief tiré du retard injustifié apporté à la levée de la saisie après l’acquittement de son directeur et de son autre associé (qui coïncide en grande partie avec le grief identifié par la chambre au paragraphe 50 de son arrêt, voir les paragraphes 77, 126, 143 et 148 ci-dessus).
150. Les points a) et b) sont mentionnés dans la requête introduite devant la Cour par la société requérante. Le point c) figure dans les observations soumises à la chambre par la société requérante après la communication de la requête au gouvernement défendeur. Bien que la chambre ne se soit prononcée que sur le dernier d’entre eux, la Grande Chambre les examinera tous les trois. Selon la jurisprudence constante de la Cour, l’« affaire » renvoyée devant la Grande Chambre est la requête telle qu’elle a été déclarée recevable, à laquelle s’ajoutent les griefs qui n’ont pas été déclarés irrecevables (voir, par exemple, Fedotova et autres c. Russie [GC], nos 40792/10 et 2 autres, § 83, 17 janvier 2023).
151. Ayant ainsi déterminé l’objet des griefs de la société requérante tirés de l’article 1 du Protocole no 1, la Grande Chambre en vient à l’examen de leur recevabilité.
B. Sur la recevabilité
1. Sur le grief relatif aux dommages causés aux biens de la société requérante à la suite des poursuites et de la détention injustifiées dont le directeur général et l’autre associé de celle-ci ont fait l’objet
152. La Cour rappelle que selon sa jurisprudence constante, l’article 1 du Protocole no 1 n’implique pas que l’acquittement d’un requérant ou l’abandon des poursuites pénales dirigées contre lui doive automatiquement donner lieu à réparation (voir, par exemple, Adamczyk c. Pologne (déc.), no 28551/04, 7 novembre 2006; Novikov c. Russie, no 35989/02, § 46, 18 juin 2009; Tendam, précité, § 51, 13 juillet 2010; Hábenczius c. Hongrie, no 44473/06, § 30, 21 octobre 2014; et Stołkowski c. Pologne, no 58795/15, § 78, 21 décembre 2021). Cela vaut a fortiori dans la présente affaire, où la société requérante n’a pas été partie à la procédure pénale dirigée contre son directeur général et son autre associé et ne pouvait donc se voir condamner ou acquitter.
153. Il ressort au contraire de la jurisprudence de la Cour qu’il appartient en principe aux États contractants de définir les critères ouvrant droit à réparation en pareilles circonstances (Adamczyk, précité, et Stołkowski, précité, § 78) et que, dans l’exercice de son contrôle, la Cour doit se borner à rechercher si les modalités de compensation choisies excèdent l’ample marge d’appréciation dont l’état jouit en la matière (ibidem, § 80).
154. Il s’ensuit qu’un tel droit à indemnisation ne découle pas de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention mais, le cas échéant, du droit interne. Les créances indemnitaires bénéficient donc de la protection accordée par l’article 1 du Protocole no 1 dans les mêmes conditions que toute autre créance, c’est-à-dire seulement si elles ont une base suffisante en droit interne ou, en d’autres termes, si elles sont suffisamment établies pour être exigibles (Radomilja et autres, précité, §§ 142-143 et 149). Un requérant ne peut passer pour jouir d’une créance suffisamment certaine aux fins de l’article 1 du Protocole no 1 lorsqu’il y a controverse sur la façon dont le droit interne doit être interprété et appliqué et que la question du respect par lui des prescriptions légales appelle une décision de justice (ibidem, § 149).
155. Le droit tchèque fixe les conditions légales de la réparation d’un préjudice causé par des poursuites ou une détention injustifiées aux articles 7 à 9 de la loi sur la responsabilité de l’État (paragraphe 59 ci-dessus), dispositions dont la portée excède largement ces chefs de préjudice. En particulier, les articles 7 et 8 habilitent les parties à une procédure judiciaire (et non uniquement à une procédure pénale) à demander réparation du dommage causé par une décision illégale, c’est-à-dire une décision ayant été annulée ou infirmée, tandis que l’article 9 reconnaît à quiconque ayant été placé en détention provisoire le droit de demander réparation du préjudice que lui a causé son incarcération s’il n’a pas été condamné à l’issue des poursuites pénales dirigées contre lui (paragraphe 59 ci-dessus).
156. Toutefois, il ressort de l’article 7 § 1 de la loi sur la responsabilité de l’État que seules les parties à une procédure ayant donné lieu à une décision illégale peuvent prétendre à la réparation des dommages causés par celle-ci (paragraphe 59 ci-dessus).
157. En conséquence, la demande indemnitaire introduite par la société requérante devant les juridictions internes au motif que les poursuites et la détention dont son directeur général et son autre associé ont fait l’objet étaient injustifiées n’avait pas de base suffisante en droit interne. Les garanties offertes par l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention ne s’appliquent donc pas à ce grief (Radomilja et autres, précité, § 151).
158. Il s’ensuit que le grief relatif aux dommages causés aux biens de la société requérante à la suite des poursuites et de la détention dont son directeur général et son autre associé ont fait l’objet est irrecevable comme étant incompatible ratione materiae avec les dispositions de la Convention au sens de l’article 35 § 3 a) et qu’il doit être rejeté, en application de l’article 35 § 4.
2. Sur le grief tiré du manquement des autorités internes à veiller à la bonne conservation des marchandises saisies appartenant à la société requérante
159. L’exception préliminaire de non-épuisement des voies de recours internes soulevée par le Gouvernement porte sur ce grief (paragraphe 82 ci‑dessus). Les arguments articulés par les parties à ce sujet sont résumés aux paragraphes 89-108 ci-dessus.
160. La Cour rappelle que lorsque les autorités saisissent des biens, elles ont l’obligation de veiller à leur bonne conservation et sont responsables de leur perte ou des dommages qui leur sont causés. En pareil cas, pour être compatible avec l’article 1 du Protocole no 1, le dommage effectivement subi ne doit pas dépasser les limites de l’inévitable. En conséquence, il ne suffit pas que les autorités prennent les mesures raisonnables nécessaires à la conservation des biens saisis ; encore faut-il que la législation interne prévoie la possibilité d’intenter contre l’État une procédure tendant à la réparation des préjudices résultant du défaut de conservation de ces biens dans un état correct (voir Dabić c. Croatie, no 49001/14, § 55, 18 mars 2021, et les références qui s’y trouvent citées).
161. Dans ce contexte, la Cour renvoie aux conclusions auxquelles elle est parvenue quant au grief de la société requérante tiré du déni d’accès à un tribunal (paragraphes 113-125 ci-dessus). Il en ressort que la société requérante aurait pu demander réparation du dommage causé par le manquement allégué des autorités publiques à conserver les marchandises saisies dans un état correct, mais qu’elle n’a pas dûment tiré parti de cette possibilité.
162. En conséquence, l’exception préliminaire de non-épuisement des voies de recours internes soulevée par le Gouvernement (paragraphe 82 ci‑dessus) doit être accueillie par la Cour.
163. Il s’ensuit que le grief tiré du manquement des autorités internes à veiller à la bonne conservation des biens saisis appartenant à la société requérante est irrecevable pour non-épuisement des voies de recours internes en application de l’article 35 § 1 de la Convention et qu’il doit être rejeté, conformément à l’article 35 § 4.
3. Sur le grief tiré du retard injustifié à lever la saisie après l’acquittement du directeur général de la société requérante et de son autre associé
164. L’exception préliminaire de non-épuisement des voies de recours internes soulevée par le Gouvernement porte également sur ce grief (paragraphe 82 ci-dessus). Les arguments articulés par les parties à ce sujet sont résumés aux paragraphes 89-108 ci-dessus.
165. La chambre a conclu à la violation de l’article 1 du Protocole no 1 en ce qui concerne ce grief, au motif que rien ne justifiait la rétention des marchandises de la société requérante durant près d’un an et demi après l’acquittement de son directeur général et de son autre associé (paragraphes 80, 126 et 142 ci-dessus).
166. Pourtant, comme l’a signalé le Gouvernement (paragraphe 130 ci‑dessus) et comme il a été indiqué ci-dessus (paragraphes 142-148), ce grief ne figure pas dans la requête introduite par la société requérante devant la Cour. C’est dans ses observations devant la chambre, datées du 17 juin 2016, que la société requérante a formulé ce grief pour la première fois (paragraphe 145 ci-dessus).
167. Force est donc de constater que ce grief a été formulé plus de six mois après le moment où la procédure indemnitaire a pris fin, à savoir le 26 septembre 2013, date à laquelle la Cour constitutionnelle a déclaré irrecevable le recours formé par la société requérante (paragraphe 49 ci-dessus).
168. à cet égard, la Cour rappelle qu’il ne lui appartient pas d’écarter l’application de la règle des six mois au seul motif qu’un gouvernement n’aurait pas formulé d’exception préliminaire à cette fin. En effet, la règle des six mois, en ce qu’elle reflète l’intention des Parties contractantes d’empêcher que des décisions passées puissent indéfiniment être remises en cause, sert les intérêts non seulement du gouvernement défendeur mais également de la sécurité juridique considérée comme une valeur en soi. Cette règle marque la limite temporelle du contrôle opéré par les organes de la Convention et indique aux particuliers comme aux autorités publiques la période au-delà de laquelle ce contrôle ne peut plus s’exercer (Radomilja et autres, précité, § 138, et Sabri Güneş c. Turquie [GC], no 27396/06, §§ 28-31 et 40, 29 juin 2012). Par conséquent, dès lors qu’il incombe à la Cour de vérifier d’office le respect de la règle des six mois, il n’y a pas lieu pour elle de rechercher si la thèse formulée par le Gouvernement sur ce point (paragraphes 130 et 166 ci-dessus) doit être interprétée comme une exception d’irrecevabilité tirée du non-respect de cette règle et si le Gouvernement est forclos à la soulever devant la Grande Chambre.
169. En tout état de cause, même à admettre que le grief sous examen ait été introduit dans le délai de six mois, la Cour estime qu’il résulte de ses conclusions relatives au grief tiré du déni d’accès à un tribunal (paragraphes 113-125 ci-dessus) qu’il est irrecevable pour non-épuisement des voies de recours internes. La société requérante aurait pu demander réparation du dommage causé par un retard injustifié apporté à la levée de la saisie de ses marchandises après l’acquittement de son directeur et de son autre associé, mais elle n’a pas dûment tiré parti de cette possibilité.
170. à titre d’observation, et pour répondre à l’argument selon lequel il incombait aux juridictions internes de faire application du principe jura novit curia et d’analyser les faits de la cause sous l’angle des dispositions pertinentes de la loi sur la responsabilité de l’État (paragraphes 80, 105-106, 126 et 142 ci-dessus), la Grande Chambre souhaite également mentionner deux principes constants de sa jurisprudence relative à l’épuisement des voies de recours internes.
171. En premier lieu, même dans les États dont les juridictions civiles peuvent, voire doivent examiner d’office les litiges dont elles sont saisies (c’est-à-dire faire application du principe jura novit curia), les requérants ne sont pas dispensés de leur obligation de soulever devant elles les griefs dont ils pourraient entendre saisir la Cour par la suite (voir, entre autres, Kandarakis c. Grèce, nos 48345/12 et 2 autres, § 77, 11 juin 2020), étant entendu que pour porter une appréciation sur le respect de la règle de l’épuisement des voies de recours internes, la Cour doit tenir compte non seulement des faits mais aussi des arguments juridiques invoqués devant les autorités internes (voir Radomilja et autres, précité, § 117, et les références qui s’y trouvent citées).
172. De même, il ne suffit pas que l’existence d’une violation de la Convention soit « évidente » au vu des faits de l’espèce ou des observations soumises par le requérant. Celui-ci doit au contraire s’en être plaint effectivement (explicitement ou en substance) de façon à qu’il ne subsiste aucun doute sur le point de savoir s’il a bien soulevé au niveau interne le grief qu’il a présenté par la suite à la Cour (Farzaliyev, précité, § 55, et Merot d.o.o. et Storitve Tir d.o.o. c. Croatie (déc.), nos 29426/08 et 29737/08, 10 décembre 2013). Tel n’est manifestement pas le cas en l’espèce.
173. En conséquence, l’exception préliminaire de non-épuisement des voies de recours internes soulevée par le Gouvernement (paragraphe 82 ci‑dessus) doit être accueillie par la Cour.
174. Il s’ensuit que le grief de la société requérante tiré du retard injustifié à lever la saisie après l’acquittement de son directeur général et de son autre associé est irrecevable pour non-épuisement des voies de recours internes en application de l’article 35 § 1 de la Convention et qu’il doit être rejeté, conformément à l’article 35 § 4.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare irrecevable le grief formulé sur le terrain de l’article 6 § 1 de la Convention et tiré du déni d’accès à un tribunal;
2. Déclare irrecevable le grief formulé sur le terrain de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention et relatif aux dommages causés aux biens de la société requérante à la suite des poursuites et de la détention injustifiées dont le directeur général et l’autre associé de celle-ci ont fait l’objet;
3. Accueille l’exception préliminaire du Gouvernement selon laquelle les autres griefs formulés par la société requérante sur le terrain de l’article 1 du Protocole no. 1 sont irrecevables pour non-épuisement des voies de recours internes.
Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des Droits de l’homme à Strasbourg, le 1er juin 2023, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Søren Prebensen Síofra O’Leary
Adjoint à la greffière Présidente
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[1] Disposition introduite dans le CPP par la loi n° 86/2015, applicable à compter du 1er juin 2015.
Dernière mise à jour le juin 13, 2023 par loisdumonde
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