Les requérants se plaignent de ne pas avoir bénéficié d’une assistance juridique effective pour contester leur détention en raison de la surveillance par les autorités pénitentiaires de leurs entretiens avec leurs avocats et de la saisie des documents échangés entre eux et leurs avocats.
DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE DEMİRTAŞ ET YÜKSEKDAĞ ŞENOĞLU c. TÜRKİYE
(Requêtes nos 10207/21 et 10209/21)
ARRÊT
Art 5 § 4 • Absence d’assistance juridique effective pour contester les détentions provisoires des requérants en raison de la surveillance par les autorités pénitentiaires de leurs entretiens avec leurs avocats • Pas de garanties adéquates et suffisantes contre les abus faute de règles spécifiques et détaillées • Pas de circonstances exceptionnelles de nature à déroger au principe essentiel de confidentialité des entretiens avec les avocats • Autorités nationales n’ayant pas fourni d’éléments circonstanciés de nature à justifier l’imposition des mesures litigieuses en application du décret-loi adopté dans le cadre de l’état d’urgence
STRASBOURG
6 juin 2023
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Demirtaş et Yüksekdağ Şenoğlu c. Türkiye,
La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une Chambre composée de :
Arnfinn Bårdsen, président,
Jovan Ilievski,
Egidijus Kūris,
Pauliine Koskelo,
Saadet Yüksel,
Frédéric Krenc,
Davor Derenčinović, juges,
et de Hasan Bakırcı, greffier de section,
Vu les requêtes (nos 10207/21 et 10209/21) dirigées contre la République de Türkiye et dont deux ressortissants de cet État, M. Selahattin Demirtaş et Mme Figen Yüksekdağ Şenoğlu (« les requérants »), ont saisi la Cour le 13 février 2021 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »),
Vu la décision de porter à la connaissance du gouvernement turc (« le Gouvernement ») le grief concernant l’article 5 § 4 de la Convention et de déclarer les requêtes irrecevables pour le surplus,
Vu les observations des parties,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 2 mai 2023,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
INTRODUCTION
1. Les présentes requêtes concernent le manquement allégué des autorités aux exigences de l’article 5 § 4 de la Convention. Les requérants se plaignent de ne pas avoir bénéficié d’une assistance juridique effective pour contester leur détention en raison de la surveillance par les autorités pénitentiaires de leurs entretiens avec leurs avocats et de la saisie des documents échangés entre eux et leurs avocats.
EN FAIT
2. Les requérants sont nés respectivement en 1973 et 1971. Ils sont actuellement incarcérés respectivement à Edirne et Kocaeli. Le premier requérant a été représenté par Me B. Molu et Me R. Demir, avocats à Istanbul, et par Me M. Karaman, avocat à Diyarbakır. La deuxième requérante a été représentée par Me B. Molu et Me R. Demir.
3. Le Gouvernement a été représenté par son agent, M. Hacı Ali Açıkgül, Chef de service des droits de l’homme au ministère de la Justice.
I. LE PARCOURS POLITIQUE DES REQUÉRANTS
4. À l’époque des faits, les requérants étaient co-présidents du Parti démocratique des peuples (HDP), un parti politique pro-kurde de gauche. À l’issue du scrutin législatif du 1er novembre 2015, ils furent réélus députés à la Grande Assemblée nationale de Türkiye (« l’Assemblée nationale »), dans les rangs du HDP.
II. LA RÉVISION CONSTITUTIONNELLE RELATIVE À L’IMMUNITÉ PARLEMENTAIRE
5. Le 20 mai 2016, l’Assemblée nationale adopta une modification constitutionnelle consistant en l’ajout d’un article provisoire à la Constitution de 1982. Selon cette modification, l’immunité parlementaire, telle que prévue par le second paragraphe de l’article 83 de la Constitution, était levée dans tous les cas de demandes de levée d’immunité transmises aux autorités compétentes avant la date d’adoption de ladite modification. Pour des informations plus détaillées concernant la révision constitutionnelle du 20 mai 2016, se référer aux arrêts Selahattin Demirtaş c. Turquie (no 2) ([GC], no 14305/17, §§ 55-61, 22 décembre 2020) et Kerestecioğlu Demir c. Turquie (no 68136/16, §§ 4‑16, 4 mai 2021).
III. LA TENTATIVE DE COUP D’ÉTAT DU 15 JUILLET 2016 ET LA DÉCLARATION D’ÉTAT D’URGENCE
6. Dans la nuit du 15 au 16 juillet 2016, un groupe de personnes appartenant aux forces armées turques, dénommé « le Conseil de la paix dans le pays », fit une tentative de coup d’État militaire afin de renverser le Parlement, le gouvernement et le président de la République démocratiquement élu.
7. Durant la tentative de coup d’État, les soldats contrôlés par les putschistes bombardèrent plusieurs bâtiments stratégiques de l’État, y compris le Parlement et le complexe présidentiel, attaquèrent l’hôtel où se trouvait le président de la République, prirent en otage le chef d’état-major, assaillirent des stations de télévision et tirèrent sur des manifestants. Au cours de cette nuit marquée par des violences, plus de 300 personnes furent tuées et plus de 2 500 personnes furent blessées.
8. Au lendemain de la tentative de coup d’état militaire, les autorités nationales accusèrent le réseau de Fetullah Gülen, un citoyen turc résidant en Pennsylvanie (États-Unis d’Amérique), considéré comme étant le chef présumé d’une organisation désignée par les autorités turques sous l’appellation FETÖ/PDY (« Organisation terroriste fetullahiste / Structure d’État parallèle »). Par la suite, plusieurs enquêtes pénales furent engagées par les parquets compétents contre des membres présumés de cette organisation.
9. Le 20 juillet 2016, le Conseil de la sécurité nationale, rappelant la tentative de coup d’état militaire perpétrée, selon lui, par le FETÖ/PDY, recommanda, à la lumière de l’article 120 de la Constitution et dans le but de mettre en œuvre efficacement des mesures visant à protéger la démocratie, l’État de droit ainsi que les droits et libertés des citoyens, de déclarer l’état d’urgence.
10. Le même jour, le Conseil des ministres, prenant en compte la recommandation du Conseil de sécurité nationale, déclara l’état d’urgence pour une période de quatre-vingt-dix jours, à partir du 21 juillet 2016, état d’urgence qui fut ensuite prolongé de quatre-vingt-dix jours en quatre‑vingt‑dix jours par le Conseil des ministres, réuni sous la présidence du président de la République.
11. Le 21 juillet 2016, le représentant permanent de la Türkiye auprès du Conseil de l’Europe notifia au Secrétaire Général du Conseil de l’Europe un avis de dérogation au titre de l’article 15 de la Convention, dont le texte fut reproduit dans l’arrêt Atilla Taş c. Turquie (no 72/17, § 8, 19 janvier 2021).
12. L’état d’urgence prit fin le 19 juillet 2018. L’avis de dérogation fut retiré le 8 août 2018. Le Gouvernement indique qu’il convient d’examiner l’ensemble des griefs soulevés par les requérants à la lumière de cette dérogation.
IV. LA MISE EN DÉTENTION PROVISOIRE DES REQUÉRANTS ET LES ACTIONS PÉNALES ENGAGÉES CONTRE EUX
13. Le 4 novembre 2016, les forces de sécurité menèrent des opérations contre douze députés du HDP, dont les requérants, qui furent arrêtés et placés en garde à vue.
14. Le même jour, les requérants furent traduits devant le juge de paix de Diyarbakır, lequel ordonna leur mise en détention provisoire pour des infractions liées au terrorisme (pour des informations plus détaillées concernant la détention provisoire des intéressés et les actions pénales dirigées contre eux, se référer aux arrêts Selahattin Demirtaş (no 2), précité, §§ 62-95 et §§ 114-119, et Yüksekdağ Şenoğlu et autres c. Türkiye, nos 14332/17 et 12 autres, §§ 10-38, 8 novembre 2022).
15. La Cour a rendu ses arrêts concernant la privation de liberté subie par les requérants respectivement le 22 décembre 2020 et le 8 novembre 2022 (tous deux précités). Elle a conclu, entre autres, que la détention provisoire des intéressés était contraire à l’article 5 §§ 1 et 3 et à l’article 10 de la Convention, ainsi qu’à l’article 3 du Protocole no 1. Elle a relevé que non seulement les accusations portées contre les requérants étaient essentiellement fondées sur des faits qui ne pouvaient raisonnablement être considérés comme un comportement criminel en vertu du droit interne, mais que de plus elles concernaient principalement l’exercice par ceux-ci des droits garantis par la Convention. Elle a estimé par ailleurs qu’il était établi au-delà de tout doute raisonnable que la privation de liberté subie par les requérants poursuivait un but politique inavoué, à savoir celui d’étouffer le pluralisme et de limiter le libre jeu du débat politique, et qu’elle était donc contraire à l’article 18 de la Convention combiné avec l’article 5.
16. Il ressort des éléments contenus dans le dossier que les requérants se trouvent toujours privés de leur liberté.
V. LES RESTRICTIONS IMPOSÉES AU DROIT À LA CONFIDENTIALITÉ DES COMMUNICATIONS AVOCAT-CLIENT
17. Le 15 novembre 2016, le 4e juge de paix de Diyarbakır, faisant application de l’article 6 §§ 5 et 11 du décret-loi no 676 adopté dans le cadre de l’état d’urgence (ci-après « décret-loi d’état d’urgence no 676 ») et sur requête du procureur de la République de Diyarbakır, ordonna, pour un délai de trois mois, i) l’enregistrement audio et visuel des entretiens des requérants avec leurs avocats ; ii) la présence d’un fonctionnaire au cours de ces entretiens ; et iii) la saisie de tous les documents échangés entre les intéressés et leurs avocats.
18. Les parties pertinentes de l’ordonnance concernant le requérant, M. Selahattin Demirtaş, se lisent comme suit :
« Eu égard au dossier d’enquête no 2016/24950 établi par le parquet de Diyarbakır le 15 novembre 2016 ;
En ce qui concerne le suspect, Selahattin Demirtaş, détenu à l’établissement pénitentiaire fermé de type F d’Edirne dans le cadre d’une enquête pénale pour appartenance à l’organisation terroriste armée PKK/KCK et pour incitation du public à la haine et à l’hostilité ;
Les paragraphes 5 et 11 du décret-loi d’état d’urgence no 676, publié au Journal officiel no 29872 prévoient que
« 5) En cas d’obtention d’informations, de constatations ou de documents indiquant que la sécurité de la société et de l’établissement pénitentiaire est mise en danger ; que des organisations terroristes ou d’autres organisations criminelles sont dirigées [par une personne soupçonnée d’infractions liées à des actes terroristes] ; que des ordres et des instructions sont donnés à ces organisations ; ou que des messages secrets, explicites ou cryptés sont transmis, les entretiens des personnes condamnées pour les infractions visées à l’article 220 du code pénal turc et aux chapitres 5, 6 et 7 de la quatrième partie du deuxième livre du code pénal et pour les infractions relevant de la loi no 3713 du 12 avril 1991 sur la lutte contre le terrorisme, peuvent être enregistrés en support audio ou vidéo pendant trois mois à la demande du parquet général et sur décision du juge de l’exécution ; un agent peut être présent pendant l’entretien de la personne condamnée avec son avocat afin de surveiller cet entretien ; les documents ou les copies de documents et de dossiers échangés entre la personne condamnée et son avocat et les enregistrements qu’ils conservent de leurs conversations peuvent être saisis ; ou les jours et les heures de ces entretiens peuvent être limités.
(…)
11) Le juge de paix, au stade de l’enquête, et le tribunal, au stade des poursuites, sont autorisés à rendre une décision conformément aux dispositions du présent article. »
Il a été considéré qu’il existe une possibilité que le suspect puisse, lors de ses entretiens avec son avocat, mettre en danger la sécurité de la société et de l’établissement pénitentiaire, diriger l’organisation terroriste ou d’autres organisations criminelles, transmettre des ordres et instructions à celles-ci par le biais de commentaires secrets, explicites ou cryptés, [en conséquence], il a été demandé que, pour une durée de trois mois,
1) les entretiens soient enregistrés en support audio et vidéo par un outil technique,
2) un agent soit présent pendant l’entretien du détenu avec son avocat afin de surveiller cet entretien,
3) les documents ou les copies de documents et de dossiers échangés entre le détenu et son avocat ainsi que les enregistrements qu’ils conservent de leurs conversations soient saisis.
Il a été considéré que,
En vertu des paragraphes 5 et 11 du décret-loi d’état d’urgence no 676, publié au Journal officiel no 29872 [, lesquels] prévoient que (…)
DÉCISION Par ces motifs
[Il a été décidé que] la demande du parquet général de Diyarbakır soit ACCEPTÉE ;
Comme il a été considéré qu’il existe une possibilité que le suspect puisse, lors de ses entretiens avec son avocat, mettre en danger la sécurité de la société et de l’établissement pénitentiaire, diriger l’organisation terroriste ou d’autres organisations criminelles, transmettre des ordres et instructions à celles-ci par le biais de commentaires secrets, explicites ou cryptés ; pour une durée de trois mois,
1) les entretiens seront enregistrés en support audio et vidéo par un outil technique,
2) un agent sera présent pendant l’entretien du détenu avec son avocat afin de surveiller cet entretien,
3) les documents ou les copies de documents et de dossiers échangés entre le détenu et son avocat ainsi que les enregistrements qu’ils conservent de leurs conversations seront saisis.
(…) »
19. Les parties pertinentes de l’ordonnance concernant la requérante, Mme Figen Yüksekdağ Şenoğlu, se lisent ainsi :
« Eu égard au dossier d’enquête no 2016/25124 établi par le parquet de Diyarbakır le 15 novembre 2016 ;
En ce qui concerne la personne soupçonnée, Figen Yüksekdağ Şenoğlu, détenue à l’établissement pénitentiaire fermée de type F no 1 de Kocaeli dans le cadre d’une enquête pénale pour appartenance à l’organisation terroriste armée PKK/KCK et pour incitation du public à la haine et à l’hostilité ;
Les paragraphes 5 et 11 du décret-loi d’état d’urgence no 676, publié au Journal officiel no 29872, prévoient que
« 5) En cas d’obtention d’informations, de constatations ou de documents indiquant que la sécurité de la société et de l’établissement pénitentiaire est mise en danger ; que des organisations terroristes ou d’autres organisations criminelles sont dirigées [par une personne soupçonnée d’infractions liées à des actes terroristes] ; que des ordres et des instructions sont donnés à ces organisations ; ou que des messages secrets, explicites ou cryptés sont transmis, les entretiens des personnes condamnées pour les infractions visées à l’article 220 du code pénal turc et aux chapitres 5, 6 et 7 de la quatrième partie du deuxième livre du code pénal et pour les infractions relevant de la loi no 3713 du 12 avril 1991 sur la lutte contre le terrorisme, peuvent être enregistrés en support audio ou vidéo pendant trois mois à la demande du parquet général et sur décision du juge de l’exécution ; un agent peut être présent pendant l’entretien de la personne condamnée avec son avocat afin de surveiller cet entretien ; les documents ou les copies de documents et de dossiers échangés entre le condamné et son avocat ainsi que les enregistrements qu’ils conservent de leurs conversations peuvent être saisis ; ou les jours et les heures de ces entretiens peuvent être limités.
(…)
11) Le juge de paix, au stade de l’enquête, et le tribunal, au stade des poursuites, sont autorisés à rendre une décision conformément aux dispositions du présent article. »
Il a été considéré qu’il existe une possibilité que la personne soupçonnée puisse, lors de ses entretiens avec son avocat, mettre en danger la sécurité de la société et de l’établissement pénitentiaire, diriger l’organisation terroriste ou d’autres organisations criminelles, transmettre des ordres et instructions à celles-ci par le biais de commentaires secrets, explicites ou cryptés, [en conséquence], il a été demandé que, pour une durée de trois mois,
1) les entretiens soient enregistrés en support audio et vidéo par un outil technique,
2) un agent soit présent pendant l’entretien de la personne détenue avec son avocat afin de surveiller cet entretien,
3) les documents ou les copies de documents et de dossiers échangés entre la détenue et son avocat ainsi que les enregistrements qu’ils conservent de leurs conversations soient saisis.
Il a été considéré que,
En vertu des paragraphes 5 et 11 du décret-loi d’état d’urgence no 676, publié au Journal officiel no 29872 [, lesquels] prévoient que (…)
DÉCISION Par ces motifs
[Il a été décidé que] la demande du parquet général de Diyarbakır soit ACCEPTÉE ;
Comme il a été considéré qu’il existe une possibilité que la personne soupçonnée puisse, lors de ses entretiens avec ses avocats, mettre en danger la sécurité de la société et de l’établissement pénitentiaire, diriger l’organisation terroriste ou d’autres organisations criminelles, transmettre des ordres et instructions à celles-ci par le biais de commentaires secrets, explicites ou cryptés ; pour une durée de trois mois,
1) les entretiens seront enregistrés en support audio et vidéo par un outil technique,
2) un agent sera présent pendant l’entretien de la personne détenue avec son avocat afin de surveiller cet entretien,
3) les documents ou les copies de documents et de dossiers échangés entre le détenu et son avocat ainsi que les enregistrements qu’ils conservent de leurs conversations seront saisis.
(…) »
20. L’ordonnance du 15 novembre 2016 concernant la requérante, Mme Figen Yüksekdağ Şenoğlu, lui fut notifiée oralement le 16 novembre 2016, et celle concernant le requérant, M. Selahattin Demirtaş, lui fut notifiée le 18 novembre 2016.
21. Les 21 novembre 2016 et 23 novembre 2016, respectivement, les requérants formèrent des recours contre les ordonnances du 15 novembre 2016. Ils soutinrent en particulier que selon les termes du décret-loi d’état d’urgence no 676 des restrictions pourraient être ordonnées uniquement
« en cas d’obtention d’informations, de constatations ou de documents indiquant que la sécurité de la société et de l’établissement pénitentiaire [était] mise en danger ; que des organisations terroristes ou d’autres organisations criminelles [étaient] dirigées [par une personne soupçonnée d’infractions liées à des actes terroristes] ; que des ordres et des instructions [étaient] donnés à ces organisations ; ou que des messages secrets, explicites ou cryptés [étaient] transmis. »
Or les ordonnances en question précisaient qu’il avait été considéré qu’il « existait une possibilité que les suspects [pussent], lors de leurs entretiens avec leurs avocats, mettre en danger la sécurité de la société et de l’établissement pénitentiaire, diriger l’organisation terroriste ou d’autres organisations criminelles, transmettre des ordres et instructions à celles-ci par le biais de commentaires secrets, explicites ou cryptés ». Selon les requérants, le juge de paix avait donc ordonné l’application des restrictions imposées par les ordonnances en cause sans respecter les termes de la loi et d’une manière arbitraire.
22. Par une décision du 29 novembre 2016, le 5e juge de paix de Diyarbakır rejeta le recours formé par le requérant, M. Selahattin Demirtaş, au motif que l’ordonnance du 15 novembre 2016 était conforme à la procédure et à la loi.
23. Le 5 décembre 2016, le 2e juge de paix de Diyarbakır rejeta le recours introduit par la requérante, Mme Figen Yüksekdağ Şenoğlu, pour la même raison.
24. Il ressort des observations soumises par le Gouvernement que les rencontres des intéressés avec leurs avocats furent enregistrées jusqu’au 14 février 2017 et qu’un fonctionnaire de l’établissement pénitentiaire était présent pour surveiller ces entretiens. Durant cette période, un document que le requérant, M. Selahattin Demirtaş, voulait remettre à son avocat fut saisi par les agents de l’établissement pénitentiaire. De même, deux lettres rédigées par l’intéressé furent saisies le 2 décembre 2016 par les autorités pénitentiaires. Des notes conservées par les avocats de la requérante, Mme Figen Yüksekdağ Şenoğlu, furent confisquées à cinq reprises. Les autorités pénitentiaires saisirent également une lettre rédigée par l’intéressée.
25. Entretemps, les 5 et 14 décembre 2016 et le 13 janvier 2017, le requérant, M. Selahattin Demirtaş, avait formé des recours en vue de sa remise en liberté. Le 9 décembre 2016 et les 17 et 31 janvier 2017, la requérante, Mme Figen Yüksekdağ Şenoğlu, avait également introduit des recours similaires. Ces recours furent à chaque fois rejetés par les autorités judiciaires compétentes.
26. Les 11 janvier 2017 et 15 janvier 2017 respectivement, le procureur de la République déposa devant la cour d’assises de Diyarbakır un acte d’accusation contre les requérants.
27. Le 14 février 2017, les restrictions imposées par les ordonnances du 15 novembre 2016 furent levées.
28. Le 17 février 2017, le parquet général de Diyarbakır demanda qu’un fonctionnaire fut présent lors des rencontres entre le requérant, M. Selahattin Demirtaş, et son avocat et que ces rencontres fussent enregistrées pendant une période de trois mois.
29. Par une décision du 21 février 2017, la cour d’assises de Diyarbakır rejeta cette demande.
30. Le 22 février 2017, le parquet général de Diyarbakır forma un appel contre la décision en question, lequel fut rejeté par la cour d’assises de Diyarbakır le 24 février 2017.
VI. LES RECOURS INDIVIDUELS DEVANT LA COUR CONSTITUTIONNELLE
31. Les 2 janvier 2017 et 3 janvier 2017, respectivement, les requérants saisirent la Cour constitutionnelle d’un recours individuel. Ils dénonçaient, entre autres, une violation de leur droit à la liberté et à la sûreté ainsi qu’une violation de leur droit à un procès équitable en raison des restrictions imposées par l’ordonnance du 15 novembre 2016. Ils alléguaient en effet que l’enregistrement de leurs conversations avec leurs avocats, la présence d’un fonctionnaire durant leurs entretiens avec ces derniers et l’interdiction d’échanger des documents les avaient empêchés de contester effectivement les décisions ayant ordonné leur placement et leur maintien en détention provisoire.
32. Par deux arrêts rendus le 9 juillet 2020 (notifié le 7 octobre 2020 à l’avocat de la requérante) et le 30 septembre 2020 (notifié le 20 novembre 2020 à l’avocat du requérant), la Cour constitutionnelle dit qu’il n’y avait pas eu violation du droit des requérants à la liberté et à la sûreté, garanti par l’article 19 § 8 de la Constitution (correspondant à l’article 5 § 4 de la Convention) combiné avec son article 15, lequel prévoyait la suspension de l’exercice des droits et libertés fondamentaux en cas de guerre, de mobilisation générale, d’état de siège ou d’état d’urgence. Elle déclara par ailleurs le grief tiré du droit à un procès équitable irrecevable pour non‑épuisement des voies de recours et celui relatif au droit à des élections libres irrecevable pour défaut manifeste de fondement.
33. S’agissant du grief des requérants relatif au droit de contester effectivement leur maintien en détention provisoire, garanti par l’article 19 § 8 de la Constitution et l’article 5 § 4 de la Convention, la Cour constitutionnelle, se référant à sa propre jurisprudence (paragraphes 47-61
ci-dessous), releva que les restrictions appliquées en l’occurrence étaient contraires aux garanties constitutionnelles relatives au droit d’opposition à la détention en période ordinaire. Elle procéda donc à l’appréciation de ces griefs à l’égard des procédures relatives à l’état d’urgence et déclara qu’elle tiendrait compte lors de son examen des garanties concernant les libertés et droits fondamentaux énoncés à l’article 15 de la Constitution.
34. La haute juridiction constitutionnelle rappela par ailleurs qu’elle avait examiné la constitutionnalité des dispositions du décret-loi d’état d’urgence no 676, qui étaient à la base de l’ingérence en question, et avait conclu que l’enregistrement de l’entretien de la personne soupçonnée ou accusée avec son avocat, la surveillance de cet entretien ou la saisie des documents échangés lors de cet entretien limitaient de manière disproportionnée le droit de bénéficier de l’assistance d’un avocat. Ayant jugé dans son arrêt du 24 juillet 2019 que la loi no 7070, qui avait promulgué le décret-loi d’état d’urgence no 676 en le modifiant, était contraire aux articles 13 et 36 de la Constitution, elle l’avait donc annulée mais sans procéder à une appréciation au regard de l’article 15 de la Constitution (paragraphe 59 ci-dessous).
35. La Cour constitutionnelle nota qu’en raison de la tentative de coup d’état du 15 juillet 2016, l’état d’urgence avait été déclaré dans tout le pays et qu’il avait été en vigueur entre le 21 juillet 2016 et le 19 juillet 2018. Elle estima que l’une des raisons de la déclaration et de la prolongation de l’état d’urgence était l’augmentation du danger terroriste. Elle observa que les requérants étaient reconnus coupables d’une infraction liée au terrorisme et qu’ils étaient également en détention provisoire pour une infraction relevant du terrorisme.
36. Elle déclara qu’aux termes de l’article 15 de la Constitution, il était possible de suspendre partiellement ou totalement la jouissance des libertés et droits fondamentaux en cas de guerre, de mobilisation ou d’état d’urgence, et de prendre des mesures contraires aux garanties énoncées dans d’autres articles de la Constitution. Cependant, elle observa que l’article 15 de la Constitution n’accordait pas un pouvoir illimité aux autorités publiques à cet égard ; que les mesures contraires aux garanties prévues dans d’autres articles de la Constitution ne pouvaient pas porter atteintes aux droits et libertés énumérés au deuxième alinéa de l’article 15 de la Constitution ; que ces mesures ne pouvaient pas être contraires aux obligations découlant du droit international ; et qu’elles ne devaient être instaurées que dans la mesure requise par la situation.
37. Dans ce contexte, la Cour constitutionnelle jugea que la loi n’autorisait pas automatiquement l’enregistrement des conversations entre la personne détenue et son avocat par des moyens audio ou vidéo ni la présence d’un officier pour surveiller leurs entretiens. Dès lors, elle estima que si cette loi prévoyait des mesures restreignant considérablement le droit des intéressés, elle ne l’éliminait pas complètement et offrait certaines garanties. En effet, les restrictions en question ne pouvaient être ordonnées qu’en cas d’obtention d’informations, de constatations ou de documents indiquant que la sécurité de la société et de l’établissement pénitentiaire était mise en danger ; que des organisations terroristes ou d’autres organisations criminelles étaient dirigées par une personne soupçonnée d’infractions liées à des actes terroristes ; que des ordres et des instructions étaient donnés à ces organisations ; ou que des messages secrets, explicites ou cryptés étaient transmis. Ces limitations étaient, à la demande du parquet, laissées à la discrétion du juge. La loi avait également prévu un droit de recours. En effet, la Cour constitutionnelle observa que le 4e juge de paix de Diyarbakır avait ordonné, sur requête du procureur de la République, les mesures restrictives concernées et que les requérants avaient eu la possibilité de les faire contrôler devant une autre autorité judiciaire. En outre, avant leurs rencontres, les intéressés et leurs représentants avaient été informés que les restrictions en question allaient être appliquées au cours de leurs entretiens.
38. Par la suite, la Cour constitutionnelle nota que les requérants étaient reconnus coupables des infractions liées au terrorisme et qu’ils étaient également placés en détention provisoire pour de telles infractions. Les restrictions imposées en l’espèce au droit à la confidentialité des communications avocats-clients furent appliquées quelques mois après la tentative de coup d’état du 15 juillet 2016, à un moment où les effets de cette tentative n’avaient pas encore complètement disparu et où il y avait, selon la haute juridiction constitutionnelle, un danger de voir surgir une nouvelle tentative de coup d’état. Par ailleurs, l’une des raisons ayant motivé la déclaration et la prolongation de l’état d’urgence était l’augmentation des attentats terroristes, y compris la violence terroriste du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan), qui constituait une grave menace pour l’ordre constitutionnel, la sécurité nationale, l’ordre public et la sécurité de la population. Considérant l’augmentation des attentats terroristes perpétrés par le PKK qui s’étaient produits avant et après la tentative de coup d’état, notamment les évènements connus sous le nom de « 6-7 octobre [2014] » et « incidents des tranchées », mais encore les attentats survenus après la tentative de coup d’état, y compris dans la circonscription électorale des requérants, la Cour constitutionnelle rappela que les enquêtes menées sur les infractions liées au terrorisme posaient de sérieuses difficultés aux pouvoirs publics. Elle jugea que le droit à la liberté et à la sécurité ne devrait pas être interprété d’une manière qui pourrait rendre difficile la tâche des autorités judiciaires et des forces de sécurité pour lutter contre la criminalité organisée. Elle ajouta que pendant l’état d’urgence cette lutte devenait plus compliquée.
39. Se référant à son arrêt Aydın Yavuz et autres datant du 20 juin 2017 ([GK], B.2016/22169), la Cour constitutionnelle releva qu’il convenait d’évaluer également le moment où une mesure était prise. Selon elle, une mesure prise à un moment où un danger concret se manifestait ne pouvait pas être considérée de la même manière qu’une mesure prise à un moment où le danger était en grande partie éliminé.
40. Dans ces circonstances, elle estima qu’il n’était pas possible de dire que le fait d’évaluer la situation selon laquelle les personnes placées en détention provisoire pour des infractions liées au terrorisme, susceptibles de continuer leurs activités organisationnelles dans la période survenue immédiatement après la tentative de coup d’état avec le risque que leurs activités puissent donner lieu à des attentats visant l’ordre constitutionnel démocratique, était dénué de fondement. Il fallait donc admettre qu’il était légitime de surveiller et d’enregistrer les conversations des requérants avec leurs avocats durant la période couvrant l’état d’urgence. En outre, la Cour constitutionnelle observa que les mesures en question n’avaient été ordonnées qu’une seule fois et qu’elles n’avaient été appliquées que pendant trois mois seulement. Rappelant les garanties prévues dans la législation, elle dit que ces mesures devaient être considérées comme proportionnelles pendant l’état d’urgence. À cet égard, elle se référa également à ses conclusions dans son arrêt du 24 juillet 2019 (E. 2016/205, K. 2019/63, paragraphes 47-50 ci-dessous).
41. Par la suite, elle releva que selon la législation pénale turque un détenu pouvait librement former un recours contre sa détention provisoire sans aucune restriction. D’ailleurs les requérants ne se plaignaient pas de ne pas pouvoir s’opposer à leur détention provisoire. Rappelant également ses conclusions dans son arrêt Yasin Akdeniz (B. no 2016/22178, 26 février 2020, paragraphes 60-61 ci-dessous), elle conclut qu’il n’y avait pas eu violation du droit à la liberté et à la sûreté, garanti par l’article 19 § 8 de la Constitution combiné avec l’article 15 de la Constitution.
LE CADRE JURIDIQUE PERTINENT
I. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES
A. La législation
42. L’article 154 § 1 du code de procédure pénale (CPP) stipule :
« Tout suspect ou accusé a le droit, à tout moment, de s’entretenir avec un avocat dans un environnement où les autres individus ne peuvent pas entendre leur conversation, sans qu’une procuration soit nécessaire. La correspondance écrite de ces personnes à leur avocat n’est pas soumise à contrôle. »
43. L’article 59 de la loi no 5275 relative à l’exécution des peines et des mesures préventives (ci-après « la loi no 5275 »), tel qu’il était en vigueur à l’époque des faits, se lit comme suit :
« 4) Il est interdit d’examiner les documents et les dossiers d’un avocat relatifs à la défense ainsi que ses notes concernant ses entrevues avec son client. Toutefois, en cas d’obtention d’informations ou de documents [indiquant] que les visites d’avocats à une personne condamnée pour les infractions visées à l’article 220 du code pénal [ou] aux chapitres 4 et 5 de la quatrième partie du deuxième livre du code pénal servent de moyen de communication avec une organisation terroriste ou de perpétration d’un crime ou encore qu’elles compromettent d’une autre manière la sécurité de l’établissement pénitentiaire, le juge de l’exécution peut, sur requête du parquet, imposer [les mesures suivantes] : la présence d’un agent [lors des visites de l’avocat] ; la vérification des documents échangés entre le détenu et ses avocats lors de ces visites, et s’il y a lieu la confiscation par le juge de tout ou partie de ces documents. Les intéressés peuvent former un recours contre cette décision conformément à la loi no 4675. »
44. L’article 6 §§ 5 et 11 du décret-loi d’état d’urgence no 676 adopté le 3 octobre 2016 prévoit que :
« 5) En cas d’obtention d’informations, de constatations ou de documents indiquant que la sécurité de la société et de l’établissement pénitentiaire est mise en danger ; que des organisations terroristes ou d’autres organisations criminelles sont dirigées [par une personne soupçonnée d’infractions liées à des actes terroristes] ; que des ordres et des instructions sont donnés à ces organisations ; ou que des messages secrets, explicites ou cryptés sont transmis, les entretiens des personnes condamnées pour les infractions visées à l’article 220 du code pénal turc et aux chapitres 5, 6 et 7 de la quatrième partie du deuxième livre du code pénal et pour les infractions relevant de la loi no 3713 du 12 avril 1991 sur la lutte contre le terrorisme, peuvent être enregistrés en support audio ou vidéo pendant trois mois à la demande du parquet général et sur décision du juge de l’exécution ; un agent peut être présent pendant l’entretien entre la personne condamnée et son avocat afin de surveiller cet entretien ; les documents ou les copies de documents et de dossiers échangés entre la personne condamnée et son avocat et les enregistrements qu’ils conservent de leurs conversations peuvent être saisis ; ou les jours et les heures de [ces] entretiens peuvent être limités.
(…)
11) Le juge de paix, au stade de l’enquête, et le tribunal, au stade des poursuites, sont autorisés à rendre une décision conformément aux dispositions du présent article. »
45. La loi no 7070 relative à l’acceptation, modifiant le décret-loi d’état d’urgence no 676, fut promulguée le 1er février 2018. L’article 59 §§ 4, 5 et 11 de la loi no 5275, tel qu’il fut modifié par la loi no 7070, se lisait ainsi :
« 4) Il est interdit d’examiner les documents et les dossiers d’un avocat relatifs à la défense ainsi que ses notes concernant ses entrevues avec une personne condamnée.
5) En cas d’obtention d’informations, de constatations ou de documents indiquant que la sécurité de la société et de l’établissement pénitentiaire est mise en danger ; que des organisations terroristes ou d’autres organisations criminelles sont dirigées [par une personne soupçonnée d’infractions liées à des actes terroristes] ; que des ordres et des instructions sont donnés à ces organisations ; ou que des messages secrets, explicites ou cryptés sont transmis, les entretiens des personnes condamnées pour les infractions visées à l’article 220 du code pénal turc et aux chapitres 5, 6 et 7 de la quatrième partie du deuxième livre du code pénal et pour les infractions relevant de la loi no 3713 du 12 avril 1991 sur la lutte contre le terrorisme, peuvent être enregistrés en support audio ou vidéo pendant trois mois à la demande du parquet général et sur décision du juge de l’exécution ; un agent peut être présent pendant l’entretien entre le condamné et son avocat afin de surveiller cet entretien ; les documents ou les copies de documents et de dossiers échangés entre la personne condamnée et son avocat et les enregistrements qu’ils conservent de leurs conversations peuvent être saisis ; ou les jours et les heures de [ces] entretiens peuvent être limités.
(…)
11) Le juge de paix, au stade de l’enquête, et le tribunal, au stade des poursuites, sont autorisés à rendre une décision conformément aux dispositions du présent article. »
46. Par un arrêt du 24 juillet 2019 (E.2018/73, K.2019/65), la Cour constitutionnelle annula la partie de la loi qui stipulait qu’« un agent [pouvait] être présent au cours de l’entretien entre la personne condamnée et son avocat afin de surveiller cet entretien ; [que] les documents ou les copies de documents et de dossiers échangés entre la personne condamnée et son avocat et les enregistrements qu’ils conserv[aient] de leurs entretiens [pouvaient] être saisis » dans la mesure où la loi en question était contraire aux articles 13 et 36 de la Constitution (paragraphe 59 ci-dessous).
B. La jurisprudence de la Cour constitutionnelle
1. L’arrêt du 24 juillet 2019 (E.2016/205, K.2019/63)
47. À une date inconnue, cent vingt-deux députés saisirent la Cour constitutionnelle d’une action en annulation, entre autres, de l’article 6 d) de la loi no 6749 du 18 octobre 2016 relative à l’acceptation, modifiant le
décret-loi d’état d’urgence no 676, qui stipulait que
« sur ordre du procureur de la République, les entretiens [entre le détenu et son avocat] peuvent être enregistrés en support audio et vidéo par un outil technique ; un agent peut être présent pour surveiller [ces entretiens] ; les documents ou les copies de documents et de dossiers échangés entre la personne condamnée et son avocat et les enregistrements qu’ils conservent de leurs conversations peuvent être saisis ; ou les jours et les heures de [ces] entretiens peuvent être limités ».
48. La Cour constitutionnelle considéra que la loi en question imposait une restriction au droit pour un détenu de bénéficier de l’assistance juridique et au droit pour celui-ci de s’opposer à sa détention au-delà des garanties prescrites par la Constitution pour les périodes ordinaires. Cela étant, comme la loi avait été adoptée pendant la période d’état d’urgence, elle décida de procéder à un examen sous l’angle de l’article 15 de la Constitution qui prévoyait la suspension de l’exercice des droits et libertés fondamentaux en cas de guerre, de mobilisation générale, d’état de siège ou d’état d’urgence.
49. Pour apprécier la proportionnalité de la restriction imposée aux droits concernés, elle prit en considération la portée et l’étendue de cette restriction ainsi que les circonstances qui avaient conduit à la déclaration d’état d’urgence et celles qui avaient émergé après la tentative de coup d’état. Elle observa dans ce contexte que les décisions judiciaires démontraient que le FETÖ/PDY était à l’initiative de la tentative de coup d’état, que les dirigeants et membres de cette organisation menaient leurs activités en secret et qu’ils utilisaient des moyens de communications secrètes. Elle nota à cet égard que les enquêtes judiciaires concernant les évènements qui avaient conduit à la déclaration de l’état d’urgence, comme la tentative de coup d’état, pouvaient poser de sérieux défis aux autorités publiques. Pour cette raison, il était possible d’accorder davantage de pouvoirs aux autorités, lesquelles étaient tenues de prendre des mesures et des décisions urgentes. Par ailleurs, l’adoption de réglementations et de mesures strictes, qui ne pouvaient être instaurées pendant une période ordinaire, pouvait être considérée nécessaire pour éliminer les menaces et les dangers qui avaient provoqués la déclaration de l’état d’urgence.
50. Considérant le modus operandi du FETÖ/PDY et la menace qu’un coup d’état posait à l’ordre constitutionnel démocratique et à la sécurité publique, la Cour constitutionnelle estima qu’il n’était pas possible de dire qu’imposer des restrictions aux entretiens entre les détenus et leurs avocats pendant l’état d’urgence n’était pas une mesure appropriée et nécessaire. Elle considéra que la loi n’imposait pas de manière arbitraire ces restrictions, étant donné qu’elle ne les imposait qu’à l’égard des personnes détenues pour certaines infractions réprimées par la loi. De plus, cette norme ne laissait aucune possibilité d’utiliser ces restrictions pour un autre but que celui visé par la loi et elle prévoyait que les restrictions devaient être notifiées au détenu et à son avocat avant leurs entretiens. Pour ces raisons, la Cour constitutionnelle rejeta la demande d’annulation.
2. L’arrêt du 24 juillet 2019 (E. 2018/73, K. 2019/65)
51. La loi no 7070 relative à l’acceptation, modifiant le décret-loi d’état d’urgence no 676, fut promulguée le 1er février 2018 et l’article 59 de la loi no 5275 fut ainsi modifié (paragraphe 45 ci-dessus).
52. À une date non précisée, cent quatorze députés saisirent la Cour constitutionnelle d’une action en annulation, entre autres, de l’article 6 de la loi no 7070 qui prévoyait, inter alia, des restrictions imposées au droit à la confidentialité des entretiens avocats-clients.
53. La Cour constitutionnelle examina si le paragraphe 5 de l’article 6 de la loi no 7070 était contraire au droit au respect de la vie privée et familiale et au droit à un procès équitable. Elle releva que la disposition en question prévoyait certaines restrictions imposées aux personnes condamnées pour la constitution d’une organisation criminelle ainsi que pour des crimes contre la sécurité de l’État, contre l’ordre constitutionnel, contre la sécurité nationale, contre les secrets d’État et d’espionnage. Elle constata donc que la loi limitait le droit des personnes condamnées au respect de leur vie privée.
54. Elle considéra que les entretiens de ces dernières avec leurs avocats à des intervalles réguliers et dans l’intimité étaient primordiaux pour que les personnes condamnées pussent bénéficier de l’assistance juridique et pussent prendre de bonnes décisions concernant leur vie privée en dehors de l’établissement pénitentiaire. Elle releva que la législation avait garanti le droit de rencontrer un avocat pendant l’exécution de la peine pour cette raison spécifique et le paragraphe 2 de l’article 59 de la loi no 5275 avait garanti la confidentialité des entretiens avocats-clients.
55. La Cour constitutionnelle observa que la loi no 7070 qui se trouvait au cœur de l’affaire avait été adoptée dans le but d’assurer la sécurité des établissements pénitentiaires, d’empêcher la commission de crimes graves contre la sécurité nationale et l’ordre public. À cet égard, elle poursuivait un but légitime.
56. Elle considéra que si l’État avait l’obligation de respecter la vie privée des personnes condamnées, il avait également l’obligation de préserver la sécurité des établissements pénitentiaires et la sécurité de la société en général. À cet égard, elle constata que la limitation prévue par la loi en cause était opportune et nécessaire pour assurer la sécurité des établissements pénitentiaires et prévenir la commission de crimes graves contre la sécurité nationale et l’ordre public. Elle releva en outre que la loi en question n’imposait pas de restrictions catégoriques à toutes les personnes reconnues coupables des infractions susmentionnées. Une limitation n’était possible qu’en cas d’obtention d’informations, de constatations ou de documents indiquant que la sécurité de la société et de l’établissement pénitentiaire était mise en danger ; que des organisations terroristes ou d’autres organisations criminelles étaient dirigées par une personne soupçonnée d’infractions liées à des actes terroristes ; que des ordres et des instructions étaient donnés à ces organisations ; ou que des messages secrets, explicites ou cryptés étaient transmis. De plus, la loi en question fixait un certain délai pour imposer toutes restrictions, et l’organe judiciaire avait la faculté d’ordonner de telles restrictions. La Cour constitutionnelle ajouta que la loi litigieuse prévoyait, au paragraphe 9 de l’article 6 de la loi, un droit de recours contre les décisions judiciaires. En conséquence, elle jugea que cette loi renfermait des garanties juridiques de nature à empêcher l’utilisation arbitraire du pouvoir des autorités d’imposer de telles mesures restrictives et rejeta la demande d’annulation de l’article 6 de la loi litigieuse. Elle estima également que les restrictions en question n’étaient pas pertinentes à l’égard du droit à un procès équitable.
57. Par la suite, la Cour constitutionnelle examina le paragraphe 10 de l’article 6 de la loi qui se lisait comme suit :
« Les dispositions du présent article s’appliquent également aux personnes condamnées détenues dans les établissements pénitentiaires de haute sécurité conformément à l’article 9, troisième alinéa, et aux personnes condamnées pour les infractions visées au cinquième alinéa qui rencontrent leurs avocats en tant que suspects ou accusés pour une autre infraction. »
S’agissant de la deuxième partie de cette disposition, la Cour constitutionnelle releva que les restrictions consistant à enregistrer l’entretien entre un suspect ou un accusé et son avocat empêchaient de communiquer en toute confidentialité. Dans une telle hypothèse, il n’était pas possible pour le suspect ou l’accusé de partager des informations confidentielles et d’échanger avec son avocat. En effet, une telle limitation pourrait réduire considérablement la possibilité d’une défense efficace. En outre, la Cour constitutionnelle estima que la loi litigieuse ne prévoyait pas de garanties nécessaires pour que le suspect ou l’accusé reçoive une assistance juridique efficace et exerce pleinement son droit à la défense. Compte tenu de l’importance de bénéficier de l’assistance d’un avocat, et donc du droit à la défense et à un procès équitable dans un état de droit, la limitation imposée par cette loi, à savoir l’enregistrement et la surveillance des entretiens du suspect et de l’accusé avec son avocat ou la saisie d’informations et de documents, fut jugée excessive et disproportionnée par rapport au droit de bénéficier de l’assistance d’un avocat. Elle annula donc cette partie de la loi.
58. Ensuite, la Cour constitutionnelle contrôla la constitutionnalité du paragraphe 11 de l’article 6 de la loi en question, qui donnait la compétence au juge de paix, au stade de l’enquête, et au tribunal compétent, au stade des poursuites, d’ordonner les mêmes restrictions à l’égard des détenues. Elle déclara que cette disposition ne constituait pas une ingérence dans le droit de rencontrer un avocat. Elle prévoyait simplement une garantie selon laquelle les restrictions pouvaient être ordonnées par une décision judiciaire. En conséquence, elle conclut que ce paragraphe ne présentait aucun aspect contraire à la Constitution.
59. Par la suite, la Cour constitutionnelle examina le paragraphe 5 de l’article 6 de la loi sous l’angle de l’article 36 de la Constitution prévoyant le droit à un procès équitable. Elle estima que les limitations prévues dans le paragraphe en question relatif à la confidentialité des rencontres entre les suspects ou accusés et leurs avocats poursuivaient un but légitime constitutionnel. Elle releva par ailleurs que ces limitations étaient nécessaires et pertinentes pour atteindre ce but. Pourtant, la haute juridiction constitutionnelle conclut que les mesures, telles que l’enregistrement des rencontres avocat-client, la présence d’un fonctionnaire lors de ces rencontres et la saisie des documents échangés, ne pouvaient pas être considérées comme proportionnelles, dans la mesure où elles risquaient de supprimer la confidentialité de ces rencontres. Elle nota en particulier que cela pourrait diminuer les possibilités pour l’avocat de conduire une défense effective. De plus, elle observa que la loi ne prévoyait pas de garanties nécessaires assurant une assistance juridique effective pour se défendre. Eu égard à l’importance de l’assistance juridique et du droit à un procès équitable, elle estima que la partie de la loi qui stipulait qu’« un agent [pouvait] être présent pendant l’entretien entre la personne condamnée et son avocat afin de surveiller cet entretien ; [que] les documents ou les copies de documents et de dossiers échangés entre la personne condamnée et son avocat et les enregistrements qu’ils conserv[aient] de leurs conversations [pouvaient] être saisis » n’était pas proportionnelle et qu’elle était contraire aux articles 13 et 36 de la Constitution.
3. L’arrêt Yasin Akdeniz (B. no 2016/22178, 26 février 2020)
60. Dans l’arrêt Yasin Akdeniz, le requérant se plaignait de pratiques telles que l’enregistrement de ses rencontres, au cours de sa détention, avec son avocat, la surveillance de leurs entretiens par un fonctionnaire ainsi que le contrôle des documents échangés entre lui et son avocat. Se référant en premier lieu à son arrêt E. 2016/205, K. 2019/63 du 24 juillet 2019 (paragraphes 47-50 ci-dessus), la Cour constitutionnelle indiqua qu’il n’y avait aucune raison de s’écarter de la conclusion selon laquelle les restrictions au droit du requérant de bénéficier d’une assistance juridique étaient contraires aux garanties énoncées à l’article 19 § 8 de la Constitution dans le cadre du droit d’opposition à la détention en période ordinaire.
61. Ensuite, la Cour constitutionnelle estima qu’il fallait examiner si cette restriction était justifiée au regard de l’article 15 de la Constitution. Considérant que le requérant était détenu pour une infraction liée à la tentative de coup d’état du 15 juillet 2016, qu’il avait été informé avant de rencontrer son avocat que leur entretien serait enregistré, que la mesure en question avait été prise immédiatement après la tentative de coup d’état et que le requérant avait toujours eu le droit de former un recours devant le juge de l’exécution contre cette mesure, la haute juridiction constitutionnelle conclut que les mesures prises étaient requises par les exigences de la situation au sens de l’article 15 de la Constitution.
II. LES TEXTES INTERNATIONAUX
62. La recommandation du Comité des Ministres aux États membres du Conseil de l’Europe sur les Règles pénitentiaires européennes (Rec (2006)2, adoptée par le Comité des Ministres le 11 janvier 2006, lors de la 952e réunion des Délégués des Ministres) est ainsi libellée dans ses parties pertinentes :
« Conseils juridiques
23.1 Tout détenu a le droit de solliciter des conseils juridiques et les autorités pénitentiaires doivent raisonnablement l’aider à avoir accès à de tels conseils.
23.2 Tout détenu a le droit de consulter à ses frais un avocat de son choix sur n’importe quel point de droit.
(…)
23.4 Les consultations et autres communications – y compris la correspondance – sur des points de droit entre un détenu et son avocat doivent être confidentielles.
23.5 Une autorité judiciaire peut, dans des circonstances exceptionnelles, autoriser des dérogations à ce principe de confidentialité dans le but d’éviter la perpétration d’un délit grave ou une atteinte majeure à la sécurité et à la sûreté de la prison.
23.6 Les détenus doivent pouvoir accéder aux documents relatifs aux procédures judiciaires les concernant, ou bien être autorisés à les garder en leur possession. »
63. La partie pertinente du document intitulé « Ensemble de principes pour la protection de toutes les personnes soumises à une forme quelconque de détention ou d’emprisonnement », approuvé par l’Assemblée générale des Nations unies le 9 décembre 1988 (A/RES/43/173), est ainsi libellée :
Principe 18
« l. Toute personne détenue ou emprisonnée doit être autorisée à communiquer avec son avocat et à le consulter.
2. Toute personne détenue ou emprisonnée doit disposer du temps et des facilités nécessaires pour s’entretenir avec son avocat.
3. Le droit de la personne détenue ou emprisonnée de recevoir la visite de son avocat, de le consulter et de communiquer avec lui sans délai ni censure et en toute confidence ne peut faire l’objet d’aucune suspension ni restriction en dehors de circonstances exceptionnelles, qui seront spécifiées par la loi ou les règlements pris conformément à la loi, dans lesquelles une autorité judiciaire ou autre l’estimera indispensable pour assurer la sécurité et maintenir l’ordre.
4. Les entretiens entre la personne détenue ou emprisonnée et son avocat peuvent se dérouler à portée de la vue, mais non à portée de l’ouïe, d’un responsable de l’application des lois.
5. Les communications entre une personne détenue ou emprisonnée et son avocat, mentionnées dans le présent principe, ne peuvent être retenues comme preuves contre la personne détenue ou emprisonnée, sauf si elles se rapportent à une infraction continue ou envisagée. »
64. Les Principes de base relatifs au rôle du barreau (adoptés par le huitième Congrès des Nations unies pour la prévention du crime et le traitement des délinquants, qui s’est tenu à La Havane (Cuba) du 27 août au 7 septembre 1990) déclarent, en particulier :
« 8. Toute personne arrêtée ou détenue ou emprisonnée doit pouvoir recevoir la visite d’un avocat, s’entretenir avec lui et le consulter sans retard, en toute discrétion, sans aucune censure ni interception, et disposer du temps et des moyens nécessaires à cet effet. Ces consultations peuvent se dérouler à portée de vue, mais non à portée d’ouïe, de responsables de l’application des lois.
(…)
22. Les pouvoirs publics doivent veiller à ce que toutes les communications et les consultations entre les avocats et leurs clients, dans le cadre de leurs relations professionnelles, restent confidentielles. »
EN DROIT
I. JONCTION DES REQUÊTES
65. Eu égard à la similarité de l’objet des requêtes, la Cour juge opportun de les examiner ensemble dans un arrêt unique.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 § 4 DE LA CONVENTION
66. Les requérants se plaignent de ne pas avoir bénéficié d’une assistance juridique effective pour contester leur détention en raison de la surveillance par les autorités pénitentiaires de leurs entretiens avec leurs avocats et de la saisie des documents échangés entre eux et leurs avocats. Ils invoquent l’article 5 § 4 de la Convention, qui est ainsi libellé :
« Toute personne privée de sa liberté par arrestation ou détention a le droit d’introduire un recours devant un tribunal, afin qu’il statue à bref délai sur la légalité de sa détention et ordonne sa libération si la détention est illégale. »
67. Le Gouvernement conteste la thèse des requérants.
A. Sur la recevabilité
1. Thèses des parties
a) Le Gouvernement
68. Se référant à l’article 47 du règlement de la Cour et aux décisions Baillard c. France ((déc.), no 6032/04, 25 septembre 2008) et Trofimchuk c. Ukraine ((déc.), no 4241/03, 28 octobre 2010), le Gouvernement considère que les requérants n’ont pas expliqué, en substance, pour quelle raison leur droit à la liberté et à la sécurité a été violé. Il fait valoir que les intéressés n’ont fourni aucune explication pertinente et suffisante quant au motif pour lequel ils ne pouvaient pas effectivement contester leur détention en raison de la mesure qui leur a été imposée. Il soutient que les requêtes doivent donc être déclarées irrecevables pour défaut manifeste de fondement.
69. En outre, le Gouvernement fait valoir que les griefs formulés par les requérants ont été appréciés par les juridictions internes, notamment par les juges de paix de Diyarbakır et la Cour constitutionnelle, qui ont rendu des décisions à l’issue d’un examen approfondi ainsi que sur des bases pertinentes et suffisantes. Il rappelle à cet égard que, conformément au principe de subsidiarité, il appartient en premier lieu aux autorités internes de veiller au respect des droits consacrés par la Convention et que les pouvoirs reconnus à la Cour sont limités, celle-ci ayant ainsi pour seule tâche d’assurer le respect des engagements résultant pour les États contractants de la Convention. Il soutient que la Cour, qui n’est pas une « juridiction de quatrième instance », n’est pas compétente pour connaître des griefs du requérant, lesquels portent essentiellement sur des questions de fait et d’application du droit interne. Il affirme qu’en l’occurrence, en ce qui concerne les griefs des intéressés, les autorités ont procédé à des examens et appréciations nécessaires et que rien dans les dossiers des requérants ne permet de conclure que les juridictions internes ont agi de manière arbitraire dans l’appréciation des preuves et l’établissement des faits auxquels elles s’étaient livrées. À la lumière de ces éléments, il conclut que les requêtes doivent être rejetées pour défaut manifeste de fondement.
b) Les requérants
70. Les requérants soutiennent qu’il n’y a aucun motif d’irrecevabilité en l’espèce. Ils font valoir que leurs requêtes respectives devant la Cour ont été préparées sur la base des recours individuels qu’ils ont formés devant la Cour constitutionnelle, laquelle a déclaré leurs griefs relatifs à l’article 5 § 4 recevables, même si aucune violation de cette disposition n’a été constatée.
71. Ils estiment que les exceptions d’irrecevabilité soulevées par le Gouvernement nécessitent un examen du bien-fondé des requêtes.
2. Appréciation de la Cour
72. La Cour observe tout d’abord qu’il ressort des formulaires de requête présentés par les requérants au moment de l’introduction de leurs requêtes respectives que les intéressés se plaignaient des restrictions imposées par les ordonnances du 15 novembre 2016, rendues par le 4e juge de paix de Diyarbakır. Au moment de la communication des requêtes, les griefs des intéressés formulés sur le terrain des articles 6 et 8 de la Convention et sur celui de l’article 3 du Protocole no 1 ont été déclarés irrecevables alors que celui relatif à l’article 5 § 4 de la Convention a été communiqué au Gouvernement. Dans ces conditions, la Cour estime que les requérants ont bien soulevé, dans leurs requêtes, leur grief fondé sur l’article 5 § 4 de la Convention.
73. En tout cas, en ce qui concerne l’exception d’irrecevabilité relative à la méconnaissance de l’article 47 de son règlement, la Cour réaffirme que l’application de cette disposition relève de sa compétence exclusive pour ce qui est de l’administration des procédures devant elle, les États contractants ne pouvant y puiser des motifs d’irrecevabilité pour soulever une exception sur le terrain de l’article 35 de la Convention (voir, par exemple, Gözüm c. Turquie, no 4789/10, § 31, 20 janvier 2015, et Aydoğdu c. Turquie, no 40448/06, § 53, 30 août 2016). Il convient donc de rejeter cette exception soulevée par le Gouvernement.
74. En ce qui concerne la deuxième exception d’irrecevabilité, tirée en tandem avec le principe de subsidiarité, la Cour observe que le Gouvernement s’est fondé sur le fait que les griefs des requérants avaient été soulevés devant les juridictions internes, qui les avaient selon lui dûment appréciés. À cet égard, le Gouvernement souligne qu’en l’absence d’une décision arbitraire, la Cour n’est pas compétente pour se prononcer sur les griefs en question.
75. La Cour rappelle d’emblée qu’aux termes de l’article 32 de la Convention, sa compétence « s’étend à toutes les questions concernant l’interprétation et l’application de la Convention et de ses Protocoles qui lui seront soumises dans les conditions prévues par les articles 33, 34, 46 et 47 ». « En cas de contestation sur le point de savoir si la Cour est compétente, la Cour décide » (Scoppola c. Italie (no 2) [GC], no 10249/03, § 53, 17 septembre 2009). Son rôle principal, comme il est indiqué à l’article 19, est « d’assurer le respect des engagements résultant pour les Hautes Parties contractantes de la (…) Convention et de ses Protocoles ». La Cour est de plus maîtresse de sa propre procédure et de son propre règlement (voir l’article 25 d) de la Convention, Irlande c. Royaume-Uni, 18 janvier 1978, § 210 in fine, série A no 25, et, plus récemment, Merabishvili c. Géorgie [GC], no 72508/13, § 315, 28 novembre 2017).
76. Il est vrai que la Cour n’a pas pour tâche de se substituer aux juridictions internes. Sa compétence se limite au contrôle du respect, par les États contractants, des engagements en matière de droits de l’homme qu’ils ont pris en adhérant à la Convention. Qui plus est, faute de disposer d’un pouvoir d’intervention directe dans les ordres juridiques des États contractants, la Cour doit respecter l’autonomie de ces ordres juridiques. Cela signifie qu’elle n’est pas compétente pour connaître des erreurs de fait ou de droit prétendument commises par une juridiction interne, sauf si et dans la mesure où ces erreurs pourraient avoir porté atteinte aux droits et libertés sauvegardés par la Convention. Elle ne peut apprécier elle-même les éléments de fait ou de droit ayant conduit une juridiction nationale à adopter telle décision plutôt que telle autre (García Ruiz c. Espagne [GC], no 30544/96, § 28, CEDH 1999‑I, Centro Europa 7 S.r.l. et Di Stefano c. Italie [GC], no 38433/09, § 197, CEDH 2012, Avotiņš c. Lettonie [GC], no 17502/07, § 99, 23 mai 2016, Paroisse gréco-catholique Lupeni et autres c. Roumanie [GC], no 76943/11, § 90, 29 novembre 2016, et De Tommaso c. Italie [GC], no 43395/09, §§ 170-172, 23 février 2017).
77. En répondant à la deuxième exception d’irrecevabilité du Gouvernement, la Cour relevé que le principe de subsidiarité, désormais intégré au texte du préambule de la Convention, est avant tout un mécanisme pour la répartition adéquate des compétences entre la Cour et les États membres. Ce principe est destiné, comme tout le système de protection prévue par la Convention, à reconnaître à toute personne relevant de la juridiction d’un État les droits et libertés inscrits dans la Convention (voir dans ce sens, Burmych et autres c. Ukraine (radiation) [GC], nos 46852/13 et al., § 185, 12 octobre 2017). Selon la jurisprudence de la Cour, le principe de subsidiarité et la protection effective des droits au niveau national sont les deux faces d’une même pièce. Pour que la subsidiarité soit pleinement opérationnelle, il est nécessaire que les autorités nationales protègent effectivement les droits de l’homme au niveau national. Il leur incombe en premier lieu de veiller à ce que les droits et les libertés énoncés dans la Convention soient pleinement respectés (Ťupa c. République tchèque, no 39822/07, § 50, 26 mai 2011). Dans ce contexte, la responsabilité de garantir les droits découlant de la Convention appartient aux États membres, sous la surveillance de la Cour. Lorsque les autorités nationales remplissent le rôle que leur confère la Convention en appliquant de bonne foi les principes généraux résultant de la jurisprudence de la Cour, le principe de la subsidiarité signifie que la Cour peut accepter leurs conclusions.
78. Cela dit, les pouvoirs et la compétence de la Cour sont consacrés aux articles 19 et 32 de la Convention (paragraphe 75 ci-dessus), qui reconnaissent la Cour comme l’arbitre ultime de la portée et du contenu de la Convention, et l’application du principe de subsidiarité par la Cour n’a rien à voir avec le fait de retirer à celle-ci une part de pouvoir. En vertu des articles susmentionnés, la Cour a aussi bien la compétence que le devoir d’examiner au bout du compte les conclusions au fond formulées au niveau national au stade de l’application des principes découlant de la Convention et de sa jurisprudence. À cet égard, elle estime que le principe de subsidiarité ne peut être utilisé au détriment de l’esprit même de la Convention. À la lumière de ce qui précède, la Cour décide de rejeter l’exception soulevée par le Gouvernement.
79. Constatant que les requêtes ne sont pas manifestement mal fondées ni irrecevables pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour les déclare recevables.
B. Sur le fond
1. Thèses des parties
a) Les requérants
80. Se référant aux principes énoncés dans l’arrêt Reinprecht c. Autriche (no 67175/01, § 31, CEDH 2005‑XII), les requérants soulignent l’importance pour une personne faisant l’objet d’une accusation pénale de bénéficier de l’assistance sans entraves, confidentielle et rapide d’un avocat de son choix. Ils considèrent que l’une des conditions fondamentales d’un procès équitable dans une société démocratique est que la personne faisant l’objet d’une accusation pénale bénéficie de l’assistance confidentielle d’un avocat de son choix à tous les stades du procès. Rappelant les mesures restrictives leur ayant été appliquées entre le 15 novembre 2016 et le 14 février 2017, ils soutiennent que leur grief fondé sur l’article 5 § 4 doit être examiné en tenant compte des garanties prévues à l’article 6 de la Convention.
81. Les requérants précisent que les modifications apportées aux paragraphes 5 et 11 de l’article 6 du décret-loi d’état d’urgence no 676 et les dispositions pertinentes de la loi no 5275 relative à l’exécution des peines et des mesures préventives ont été indiquées comme la base juridique des mesures appliquées à leur égard. Dans ce contexte, ils soutiennent d’abord qu’un décret-loi d’état d’urgence ne peut apporter des modifications permanentes à la législation. Ensuite, ils font valoir que, dans sa décision du 15 novembre 2016, le 4e juge de paix de Diyarbakır a mentionné qu’il existait une possibilité que les requérants pussent se livrer à certains actes que le décret-loi interdisait sans aucunement expliquer les preuves sur lesquelles cette possibilité ou soupçon était fondé. Ils estiment que cette décision était contraire à la législation interne et allèguent un manquement à l’exigence de prévisibilité du décret-loi d’état d’urgence en ce qui concerne son interprétation et son application. Une interprétation aussi large de la disposition interne n’était pas, selon les requérants, conforme à l’exigence de légalité posée par la Convention.
82. Les intéressés notent que, dans ses arrêts rendus à l’occasion de l’introduction de leurs recours individuels respectifs, la Cour constitutionnelle a constaté qu’ils étaient reconnus coupables d’une infraction liée au terrorisme. Or, à l’époque des faits, ils n’avaient pas été reconnus coupables d’une quelconque infraction. Ils soutiennent à cet égard qu’une condamnation infligée deux ans après la levée des restrictions imposées par les ordonnances du 15 novembre 2016 faisant l’objet des présentes requêtes ne peut justifier en l’occurrence l’application de telles restrictions illégales.
83. Les requérants affirment qu’il n’y avait aucune preuve concrète démontrant qu’ils auraient pu mettre en danger la sécurité de la société et de l’établissement pénitentiaire. Ils ajoutent que le fait qu’ils fussent jugés pour des infractions d’appartenance à une organisation terroriste et d’incitation à la haine et à l’hostilité ne les rendait pas automatiquement « dangereux ». Il était évident que les requérants, qui étaient les coprésidents du troisième plus grand parti politique de la Türkiye, ne participaient à aucun acte de violence et n’encourageaient pas les gens à utiliser la violence. Selon eux, l’arrêt Selahattin Demirtaş c. Turquie (no 2) ([GC], no 14305/17, 22 décembre 2020) rendu par la Grande Chambre l’a confirmé une fois de plus.
84. Les intéressés dénoncent également l’absence de garanties procédurales en ce qui concerne la confidentialité de la correspondance entre un détenu et son défenseur. Ils prétendent qu’il ressort de la jurisprudence bien établie de la Cour, notamment de l’arrêt Erdem c. Allemagne (no 38321/97, CEDH 2001‑VII (extraits)), qu’il doit y avoir des garanties contre les abus. Ils soulignent à cet égard qu’à la différence de l’affaire Erdem (précité), dans laquelle le pouvoir de contrôle avait été exercé par un magistrat indépendant, qui n’avait aucun lien avec l’instruction, et qui devait garder le secret sur les informations dont il prenait ainsi connaissance, l’espèce se caractérise par le fait que la surveillance était effectuée par les autorités pénitentiaires. Bien que le Gouvernement ait déclaré que les enregistrements n’ont pas été partagés avec une autre institution et que ceux concernant le requérant, M. Selahattin Demirtaş, ont été détruits, les intéressés soutiennent qu’il n’est pas possible de savoir si l’administration pénitentiaire a partagé ces enregistrements avec une autre institution jusqu’à leur destruction dans la mesure où il n’existe aucune garantie procédurale à ce sujet dans la législation.
85. Les requérants notent que la Cour constitutionnelle ainsi que le Gouvernement ont souligné que les mesures restrictives en question ont été appliquées uniquement pendant trois mois, qu’il n’y avait aucune interdiction pour les intéressés de rencontrer leurs avocats et que les restrictions leur ayant été imposées dans le cadre de l’état d’urgence étaient proportionnées. Or, selon les intéressés, il est surprenant que les mesures en cause n’ont pas été prolongées alors que l’état d’urgence était toujours en vigueur. À cet égard, ils précisent que, bien que le Gouvernement ait soutenu que les décisions judiciaires contenaient des justifications pertinentes et suffisantes, il n’a pas expliqué pourquoi ces mesures n’étaient plus nécessaires, malgré le fait que les circonstances n’avaient pas changé. Le Gouvernement n’a pas expliqué non plus pourquoi les mesures en question – qui n’ont pas été prolongées alors que les conditions restaient inchangées – devaient être prises pour une période de trois mois. Pour les requérants, le recours à de telles mesures sévères ne peut être considéré comme nécessaire et proportionné dans une société démocratique, même si ces mesures n’ont été appliquées qu’une seule fois et pour une période de trois mois.
86. En ce qui concerne la dérogation de la Türkiye, les requérants prétendent que l’article 15 de la Convention ne donne pas carte blanche aux autorités pour suspendre et restreindre illégalement des droits et libertés fondamentaux ; et contrairement à la décision de la Cour constitutionnelle, cette disposition ne rend pas les ingérences des autorités légales, légitimes et proportionnées. Ils soulignent qu’il n’y a aucun rapport entre leur détention provisoire et la tentative de coup d’état. Ils notent également qu’il n’y a pas de lien de causalité entre les actes terroristes du PKK et leur détention provisoire et les restrictions apportées au droit à la confidentialité de leurs rencontres avec leurs avocats.
b) Le Gouvernement
87. Le Gouvernement note que les mesures restrictives en cause ont été ordonnées le 15 novembre 2016, soit onze jours après la mise en détention provisoire des requérants. Il indique qu’auparavant, soit avant le 15 novembre 2016, les intéressés ont été informés par les autorités d’enquête des accusations qui faisaient l’objet de leur détention. Il ajoute que les requérants ont pu rencontrer leurs avocats sans aucune restriction entre le 4 novembre 2016, date de leur placement en détention, et le 15 novembre 2016 et qu’ils ont communiqué de manière adéquate sur les incidents ayant conduit à leur détention.
88. Il affirme que les intéressés ont d’ailleurs continué à communiquer de manière adéquate avec leurs avocats, y compris lorsque les mesures en question étaient en vigueur. Pendant cette période, les intéressés ont rencontré leurs avocats, respectivement soixante-dix-sept fois et soixante-quatre fois, sans aucune restriction de temps. Au cours de cette période, il n’y aurait pas eu de changement fondamental dans les accusations portées contre les intéressés ni dans les preuves à l’appui de ces accusations. À cet égard, le Gouvernement soutient que cette situation peut également être constaté à travers les pétitions déposées par les avocats des requérants contre la détention provisoire de leurs clients où ils ont simplement fait référence aux mêmes sujets et soulevé les mêmes questions. Par conséquent, il estime que les mesures en cause n’ont pas eu d’effet négatif sur les recours formés par les requérants contre leur détention provisoire. Il note dans ce contexte que les trois recours formés par les intéressés au cours de la période où les mesures en cause étaient appliquées ont été soigneusement examinés et rejetés par les autorités judiciaires pour des motifs pertinents et suffisants.
89. Il estime que les mesures imposées aux requérants avaient une base légale. Dans ce contexte, il précise que l’article 6 § 5 du décret-loi d’état d’urgence no 676 n’était pas applicable à quiconque était placé en détention provisoire. Le législateur avait prévu les mesures restrictives en question dans le but de protéger l’ordre constitutionnel démocratique et la sécurité publique car pour ordonner de telles mesures, il fallait d’abord que la personne concernée soit détenue pour les infractions contre la sécurité de l’État, les infractions contre l’ordre constitutionnel, les infractions contre la défense nationale, les infractions contre les secrets d’État ou encore celles commises dans le cadre de la loi no 3713 relative à la lutte contre le terrorisme.
90. Le Gouvernement souligne en outre que certaines conditions sont requises pour appliquer les mesures prévues par l’article 6 § 5 du décret-loi d’état d’urgence no 676. En effet, en cas d’obtention d’informations, de constatations ou de documents indiquant que la sécurité de la société et de l’établissement pénitentiaire est mise en danger ; que des organisations terroristes ou d’autres organisations criminelles sont dirigées par une personne soupçonnée d’infractions liées à des actes terroristes ; que des ordres et des instructions sont donnés à ces organisations ; ou que des messages secrets, explicites ou cryptés sont transmis, le juge compétent peut, à la demande du parquet général, imposer pendant trois mois les mesures prévues à l’article 6 § 5 du décret-loi d’état d’urgence no 676. Selon le Gouvernement, cette législation visait donc à assurer la sécurité des établissements pénitentiaires, à prévenir la commission d’infractions graves à la sécurité nationale et à l’ordre public et poursuivait un but légitime.
91. Dans ce contexte, le Gouvernement prétend que la disposition susmentionnée n’est pas appliquée de manière catégorique à toutes les personnes condamnées et détenues. Elle ne concerne que les personnes condamnées ou détenues pour les infractions énumérées à l’article 6 § 5 du décret-loi d’état d’urgence no 676. En outre, cette disposition stipule que les mesures restrictives doivent être appliquées pendant une certaine période et que le pouvoir de les imposer est laissé aux organes judiciaires. De plus, les détenus ont le droit d’introduire un recours contre toute mesure appliquée à leur encontre. À cet égard, le Gouvernement affirme que la législation prévoit des garanties juridiques de nature à empêcher l’utilisation arbitraire de ce pouvoir.
92. Le Gouvernement souligne que, même durant l’état d’urgence, la question du maintien en détention des requérants a été examinée d’office à intervalles réguliers de trente jours maximum. Par ailleurs, les intéressés ont pu former des demandes d’élargissement à tout moment et toutes les décisions relatives à leur détention provisoire pouvaient faire l’objet d’une opposition.
93. Le Gouvernement note qu’en l’occurrence, les requérants étaient en détention provisoire pour des infractions liées au terrorisme. Le 15 novembre 2016, le 4e juge de paix de Diyarbakır a considéré qu’il existait une possibilité que les intéressés pussent, lors de leurs entretiens avec leurs avocats, mettre en danger la sécurité de la société et de l’établissement pénitentiaire, diriger l’organisation terroriste ou d’autres organisations criminelles, transmettre des ordres et instructions à celles-ci par le biais de commentaires secrets, explicites ou cryptés. En conséquence, il a décidé d’ordonner trois mesures restrictives pour une période de trois mois. Les requérants ont formé un recours contre cette décision et ont eu l’occasion de soutenir que cette décision était contraire à la législation. Soulignant que les mesures imposées aux requérants n’ont été ordonnées qu’une seule fois, le Gouvernement estime qu’elles étaient compatibles avec le but légitime poursuivi. Il précise à cet égard que les restrictions imposées par le 4e juge de paix ont été levées le 14 février 2017 et qu’elles n’ont pas été renouvelées.
94. Il note également qu’aucun des enregistrements obtenus lors des rencontres des requérants avec leurs avocats n’a été utilisé au détriment des intéressés. Il avance en effet que ni les juges de paix ni les cours d’assises n’ont eu recours dans leurs décisions aux preuves recueillies grâce aux mesures en question. Il ajoute que les enregistrements concernant le requérant, M. Demirtaş, ont été détruits et ceux concernant la requérante, Mme Yüksekdağ Şenoğlu, sont conservés au sein de l’établissement pénitentiaire.
95. Se référant à l’arrêt Erdem (précité), le Gouvernement soutient que la Cour a toléré dans le passé certaines restrictions aux communications
avocat-client dans les affaires relevant du terrorisme et du crime organisé. Dans l’affaire susmentionnée, une enquête avait été déclenchée contre le requérant pour appartenance à une organisation terroriste et falsification de documents et l’intéressé avait été placé en détention. L’intéressé se plaignait que pendant sa privation de liberté la correspondance avec son avocat avait été contrôlée. La Cour a souligné en premier lieu que cette mesure était fondée sur l’article 148 § 2 du code de procédure pénale et que cet article pouvait être appliqué dans un cadre très étroit tel que la prévention du terrorisme. Elle a précisé ensuite que cette exception à la règle générale de la confidentialité de la correspondance entre un détenu et son défenseur avait été adoptée en Allemagne dans les années 70, alors que la société était traumatisée par la vague d’attentats sanglants de la Fraction Armée Rouge. Elle a également souligné que la mesure en question faisait l’objet d’un contrôle très restreint, puisque les détenus pouvaient librement s’entretenir oralement avec leurs avocats. La Cour a finalement estimé que, eu égard à la menace d’actes terroristes, l’ingérence en question n’était pas disproportionnée par rapport aux buts légitimes poursuivis et a conclu à la non-violation de l’article 8 de la Convention. Le Gouvernement considère qu’en l’espèce les faits à l’origine des requêtes présentent des similitudes avec l’affaire Erdem étant donné que les mesures prévues par l’article 6 § 5 du décret-loi d’état d’urgence no 676 peuvent être ordonnées comme dans l’affaire susmentionnée pour certaines infractions. De plus, cette disposition est entrée en vigueur à la suite de la tentative de coup d’état du 15 juillet 2016, lorsque les effets traumatiques de cette tentative sur le peuple turc étaient un fait indéniable. En outre, le Gouvernement indique que les restrictions imposées en l’occurrence n’étaient pas absolues et les requérants ont quand même eu l’opportunité de s’entretenir avec leurs avocats.
96. Il affirme que, après la tentative de coup d’état du 15 juillet 2016, le danger découlant de cette tentative ainsi que la menace représentée par les organisations FETÖ/PDY et PKK/KCK sur la sécurité nationale et l’ordre public ont perduré pendant une longue période. Il estime que dans ces circonstances il n’est pas possible d’affirmer que le fait d’évaluer la situation selon laquelle les personnes détenues pour des infractions liées à la tentative de coup d’état ou pour celle d’appartenance aux organisations FETÖ/PDY et PKK/KCK risquaient de poursuivre leurs activités organisationnelles pendant leur détention et en conséquence de procéder à une nouvelle tentative visant l’ordre constitutionnel démocratique, est dénuée de fondement.
97. Le Gouvernement note en outre que le cas d’espèce présente des similitudes avec la décision de la Commission dans l’affaire Kempers c. Autriche (no 21842/93, 27 février 1997), plutôt qu’avec l’arrêt Castravet c. Moldova (no 23393/05, 13 mars 2007) mentionné par la Cour lors de la communication des requêtes au Gouvernement. Dans l’affaire Kempers, le requérant avait été placé en détention provisoire pour trafic de drogue. Après sa mise en détention, les conversations de l’intéressé avec son avocat avaient été surveillées par un juge d’instruction. La Commission a indiqué que le requérant était accusé d’être membre d’une organisation criminelle et qu’il était très important de surveiller ses conversations avec son avocat pour que d’autres complices pussent être arrêtés. Elle a souligné en outre que, après la fin de l’application de la mesure en question, le requérant avait pu préparer sa défense en s’entretenant librement avec son avocat avant même le début du procès. En conséquence, la Cour a déclaré le grief du requérant fondé sur l’article 6 § 3 b) et c) irrecevable pour défaut manifeste de fondement. Dans la présente espèce, le Gouvernement note qu’en tout état de cause, depuis le 14 février 2017, les requérants ont pu s’entretenir avec leurs avocats sans aucune restriction au cours de la procédure suivie devant les tribunaux compétents.
98. Il invite la Cour à prendre en compte son avis de dérogation notifié au titre de l’article 15 de la Convention. Les mesures litigieuses imposées aux requérants, qui étaient détenus pour des infraction liées au terrorisme, ont été ordonnées quelques mois après la tentative de coup d’état du 15 juillet 2016, à un moment où les effets de cette tentative n’avaient pas encore complètement disparu et où le danger d’une nouvelle tentative de coup d’État était imminent. Dans ce contexte, le Gouvernement souligne que les attaques terroristes perpétrés par le PKK ont augmenté de manière significative durant la période précédant et suivant la tentative de coup d’État, comme les « évènements du 6-7 octobre 2014 » et les « évènements des tranchées » en 2015.
99. Enfin, il note que les enquêtes sur les infractions terroristes confrontent les autorités publiques à de sérieuses difficultés. Pour cette raison, le droit à la liberté et à la sûreté de la personne ne doit pas être interprété d’une manière qui causerait des difficultés excessives aux autorités judiciaires et aux forces de sécurité pour lutter efficacement contre la criminalité et les criminels, en particulier la criminalité organisée. Il est certain que la difficulté de cette lutte augmente encore plus en période extraordinaire. Le Gouvernement considère que l’application ponctuelle et limitée des mesures en cause pour une période de seulement trois mois est un fait important démontrant la proportionnalité de la mesure dans les circonstances requises par l’état d’urgence.
2. Appréciation de la Cour
a) Principes généraux
100. L’exigence d’équité procédurale découlant de l’article 5 § 4 n’impose pas l’application de critères uniformes et immuables indépendants du contexte, des faits et des circonstances de la cause. Si une procédure relevant de l’article 5 § 4 ne doit pas toujours s’accompagner de garanties identiques à celles que l’article 6 prescrit pour les litiges civils ou pénaux, elle doit revêtir un caractère judiciaire et offrir à l’individu mis en cause des garanties adaptées à la nature de la privation de liberté dont il se plaint (voir, entre autres, A. et autres c. Royaume-Uni [GC], no 3455/05, § 203, CEDH 2009).
101. Les détenus continuent de jouir de tous les droits et libertés fondamentaux garantis par la Convention, à l’exception du droit à la liberté, lorsqu’une détention régulière entre expressément dans le champ d’application de l’article 5 de la Convention (Altay c. Turquie (no 2), no 11236/09, § 47, 9 avril 2019). Il serait inconcevable qu’un détenu soit déchu de ses droits garantis par la Convention du fait qu’il se trouve incarcéré à la suite d’une condamnation ou d’une détention provisoire (Hirst c. Royaume-Uni (no 2) [GC], no 74025/01, §§ 69-70, CEDH 2005-IX). Les circonstances de l’emprisonnement, notamment des considérations de sécurité ainsi que la prévention du crime et la défense de l’ordre, peuvent justifier certaines restrictions sur les droits non absolus ; néanmoins, toute restriction doit être justifiée dans chaque cas individuel (Biržietis c. Lituanie, no 49304/09, § 45, 14 juin 2016, avec une référence à Dickson c. Royaume‑Uni [GC], no 44362/04, §§ 67-68, CEDH 2007-V).
102. La possibilité pour un détenu d’être entendu lui-même ou moyennant une certaine forme de représentation figure parmi les garanties procédurales fondamentales appliquées en matière de privation de liberté (Idalov c. Russie [GC], no 5826/03, § 161, 22 mai 2012). Dans ce contexte, le droit de « tout accusé » à être effectivement défendu par un avocat figure parmi les éléments fondamentaux du procès équitable (Salduz c. Turquie [GC], no 36391/02, § 51, CEDH 2008, Ibrahim et autres c. Royaume-Uni [GC], nos 50541/08 et 3 autres, § 255, 13 septembre 2016, et Beuze c. Belgique [GC], no 71409/10, § 123, 9 novembre 2018).
103. Le point de départ de l’application du droit d’accès à un avocat en cas de privation de liberté ne fait pas de doute. Ce droit est applicable dès lors qu’il existe une « accusation en matière pénale », au sens donné à cette notion par la jurisprudence de la Cour, et, en particulier, dès l’arrestation d’un suspect, indépendamment du point de savoir si l’intéressé a ou non été interrogé ou s’il a ou non fait l’objet d’une autre mesure d’enquête pendant la période pertinente (Simeonovi c. Bulgarie [GC], no 21980/04, §§ 110-111, 12 mai 2017, et Beuze, précité, § 124).
104. La Cour rappelle que le droit pour l’accusé de s’entretenir avec son avocat hors de portée d’ouïe d’un tiers figure parmi les exigences élémentaires du procès équitable dans une société démocratique et découle de l’article 6 § 3 c) de la Convention (Öcalan c. Turquie [GC], no 46221/99, §§ 132 et 133, ECHR 2005‑IV). En effet, en présence d’un fonctionnaire, les détenus peuvent ne pas se sentir libres non seulement de discuter avec leur avocat des questions relatives à la procédure pendante, mais aussi, par crainte de représailles, de lui signaler des abus dont ils peuvent être victimes (Altay (no 2), précité, § 50). La Cour observe par ailleurs que le secret professionnel qui entoure la relation avocat-client ainsi que l’obligation faite aux autorités nationales de garantir la confidentialité des communications entre un détenu et le représentant qu’il a désigné, figurent parmi les normes internationales reconnues (paragraphes 62-64 ci-dessus, voir également Brennan c. Royaume-Uni, no 39846/98, §§ 38-40, CEDH 2001-X). Si un avocat ne pouvait s’entretenir avec son client et recevoir de lui des instructions confidentielles sans une telle surveillance, son assistance perdrait beaucoup de son utilité (Sakhnovski c. Russie [GC], no 21272/03, § 97, 2 novembre 2010), alors que le but de la Convention consiste à protéger des droits concrets et effectifs (S. c. Suisse, 28 novembre 1991, § 48, série A no 220).
105. Un individu a droit à l’assistance effective de son avocat, dont un aspect essentiel est la confidentialité des échanges entre celui-ci et son client. Une atteinte au secret des échanges entre avocat et client ne requiert pas nécessairement qu’il y ait réellement interception ou écoute. Le fait d’être sincèrement persuadé, pour des motifs raisonnables, qu’une conversation est écoutée peut suffire à limiter l’effectivité de l’assistance, car cela inhibe inévitablement la libre discussion et entrave le droit du détenu de contester de manière effective la légalité de sa détention (Castravet, précité, § 51).
106. Il ressort de la jurisprudence de la Cour, notamment sous l’angle des articles 6 et 8 de la Convention, qu’elle a toléré certaines restrictions apportées aux relations avocat-client dans des affaires de terrorisme et de criminalité organisée (voir, en particulier, Erdem, précité, § 65 et suiv., et Khodorkovskiy et Lebedev c. Russie, nos 11082/06 et 13772/05, § 627, 25 juillet 2013, s’agissant d’une affaire relevant de l’article 5 § 4 de la Convention, voir aussi Castravet, précité, § 51). Il va sans dire que dans de telles affaires, la Cour doit d’abord être convaincue qu’une telle restriction relève de circonstances exceptionnelles, comme le terrorisme ou la criminalité organisée, de nature à déroger au principe essentiel de confidentialité des entretiens avocat-client. Cette confidentialité constitue en effet un droit fondamental et touche directement les droits de la défense. C’est pourquoi la Cour a jugé qu’une dérogation à ce principe essentiel ne peut être admise que dans des cas exceptionnels et sous réserve qu’elle soit entourée de garanties adéquates et suffisantes contre les abus (M c. Pays-Bas, no 2156/10, § 88, 25 juillet 2017).
b) Application de ces principes au cas d’espèce
107. La Cour note d’emblée que, bien que les requérants aient soutenu qu’un décret-loi d’état d’urgence ne pouvait apporter des modifications permanentes à la législation, elle n’est pas appelée en l’espèce à se prononcer sur cette question juridique dans la mesure où les restrictions imposées au droit des intéressés ont été ordonnées pendant trois mois durant lesquels l’état d’urgence s’est déroulé. Autrement dit, les mesures en question ne concernaient pas des modifications permanentes à la législation et les articles pertinents du décret-loi d’état d’urgence étaient la base légale des restrictions imposées au droit des requérants à la confidentialité de leurs communications avec leurs avocats. En tout état de cause, la Cour note également que la Cour constitutionnelle, considérant la portée des restrictions consistant à enregistrer l’entretien entre un suspect ou un accusé et son avocat, a estimé que de telles limitations pourraient réduire considérablement la possibilité d’une défense efficace et que la loi no 7070 ne prévoyait pas de garanties nécessaires pour que le suspect ou l’accusé reçoive une assistance juridique efficace et exerce donc pleinement son droit à la défense. En conséquence, elle a annulé la limitation imposée par cette loi, à savoir l’enregistrement et la surveillance des entretiens du suspect et de l’accusé avec son avocat ou la saisie d’informations et de documents (paragraphe 57 ci-dessus).
108. En l’espèce, la tâche de la Cour est de vérifier si les requérants ont pu bénéficier de l’assistance effective de leurs avocats afin de satisfaire aux exigences de l’article 5 § 4 de la Convention. C’est principalement sur la base des motifs figurant dans les décisions rendues par les autorités judiciaires nationales, en particulier par le 4e juge de paix de Diyarbakır, relativement aux restrictions apportées au droit des requérants à la confidentialité de leurs communications avec leurs avocats que la Cour doit déterminer s’il y a eu ou non violation de l’article 5 § 4. Cela dit, elle observe que cette affaire porte sur une mesure ayant été adoptée par le Gouvernement dans le cadre de l’état d’urgence, qui dérogeait à la règle générale de la confidentialité des communications entre des personnes détenues ou condamnées et leurs avocats et qu’elle présente donc une importance particulière. Dès lors, elle doit aussi examiner si la législation appliquée en l’espèce était entourée de suffisamment de garanties contre les abus.
109. La Cour observe qu’aux termes de l’article 6 § 5 du décret-loi d’état d’urgence no 676, les mesures, telles qu’appliquées en l’occurrence, limitant le droit à la confidentialité des communications entre un avocat et son client pouvaient être ordonnées uniquement « en cas d’obtention d’informations, de constatations ou de documents indiquant que la sécurité de la société et de l’établissement pénitentiaire [était] mise en danger ; que des organisations terroristes ou d’autres organisations criminelles [étaient] dirigées [par une personne soupçonnée d’infractions liées à des actes terroristes] ; que des ordres et des instructions [étaient] donnés à ces organisations ; ou que des messages secrets, explicites ou cryptés [étaient] transmis » (paragraphe 44 ci-dessus). Or il ressort de la motivation des décisions rendues par le 4e juge de paix de Diyarbakır que l’exigence « d’obtention d’informations, de constatations ou de documents » n’a pas été respectée. En effet, le 4e juge de paix a ordonné les mesures en question uniquement en considérant qu’il y avait une possibilité que les requérants « pussent », lors de leurs entretiens avec leurs avocats, mettre en danger la sécurité de la société et de l’établissement pénitentiaire, diriger l’organisation terroriste concernée ou d’autres organisations criminelles, transmettre des ordres et instructions à celles-ci par le biais de commentaires secrets, explicites ou cryptés, sans qu’il ait justifié les motifs lui ayant permis de parvenir à cette conclusion et en l’absence de tout élément de preuve concret (paragraphes 18 et 19 ci-dessus). Aux yeux de la Cour, les décisions 4e juge de paix de Diyarbakır étaient libellées en des termes stéréotypés et ne respectaient pas les exigences prévues par la législation interne. À ce titre, la Cour observe également que la Cour constitutionnelle n’a pas fait une évaluation suffisante sur ce point. En effet, dans ses arrêts rendus le 9 juillet 2020 et le 30 septembre 2020, la haute juridiction constitutionnelle, tout en rappelant sa propre jurisprudence dans ce domaine, selon laquelle les restrictions appliquées en l’occurrence étaient contraires aux garanties constitutionnelles relatives au droit d’opposition à la détention en période ordinaire (paragraphe 33 ci-dessus), n’a fait qu’une appréciation des griefs des requérants à l’égard des procédures relatives à l’état d’urgence. La Cour relève à cet égard que la Cour constitutionnelle n’a pas, dans ses arrêts en question, procédé à un examen individualisé de la situation des requérants.
110. La Cour observe de plus que, dans ses arrêts rendus à l’occasion de l’introduction par les requérants de leurs recours individuels respectifs, la Cour constitutionnelle a noté que les intéressés étaient reconnus coupables d’une infraction liée au terrorisme. Or, comme le soulignent les requérants, à l’époque des faits, soit le 15 novembre 2016, ils n’avaient pas été reconnus coupables d’une quelconque infraction. En conséquence, la Cour estime que cet argument n’est pas pertinent pour justifier les mesures restrictives ayant été appliquées en l’occurrence. Dans ce contexte, elle note également qu’elle a conclu, dans ses arrêts Selahattin Demirtaş (no 2), précité, et Yüksekdağ Şenoğlu et autres c. Türkiye (no 14332/17 et 12 autres, 8 novembre 2022), qu’il n’existait aucun fait ni aucun renseignement de nature à convaincre un observateur objectif que les requérants avaient commis les infractions reprochées et qu’aucune des décisions relatives à la détention provisoire des intéressés ne contenait d’éléments de preuve susceptibles de marquer un lien clair entre les actes des intéressés – à savoir principalement leurs discours à caractère politique et leurs participations à certaines réunions légales – et les infractions liées au terrorisme pour lesquelles ils avaient été détenus (ibidem, § 338, et § 554, respectivement). Elle a de plus constaté que la détention provisoire subie par les requérants poursuivait un but inavoué contraire à l’article 18 de la Convention combiné avec son article 5, à savoir celui d’étouffer le pluralisme et de limiter le libre jeu du débat politique (ibidem, § 437 et § 639, respectivement). En conséquence, la Cour ne saurait attacher de l’importance à l’argument du Gouvernement selon lequel les requérants étaient en détention provisoire pour des infractions liées au terrorisme.
111. La Cour note en outre qu’elle ne saurait accepter l’argument du Gouvernement selon lequel les mesures en question n’ont pas eu d’effet négatif sur les recours formés par les requérants contre leur détention provisoire, notamment parce que ces derniers ont continué à rencontrer leurs avocats sans aucune restriction de temps et qu’ils ont pu exercer des recours pour obtenir leur remise en liberté. En effet, si une personne détenue ne peut avoir d’entrevues confidentielles avec son avocat, il est fort probable qu’elle ne puisse pas se sentir libre de s’entretenir avec son avocat. Dans une telle hypothèse, l’assistance juridique fourni par l’avocat risque de perdre son utilité pratique (Sakhnovski, précité, § 97, et Castravet, précité, § 50).
112. Les considérations ci-dessus (paragraphes 109-111 ci-dessus) sont suffisantes pour conclure que les requérants ont été empêchés de bénéficier de l’assistance effective de leurs avocats au sens de l’article 5 § 4 de la Convention. Cela dit, la Cour a déjà noté qu’elle devait aussi examiner si la législation appliquée en l’espèce était entourée de suffisamment de garanties contre les abus (paragraphe 108 ci-dessus), même si l’existence des garanties procédurales ne pouvait pas, dans les circonstances particulières de la présente affaire, contribuer à prévenir une violation éventuelle. Dans ce contexte, la Cour rappelle sa jurisprudence bien établie selon laquelle la confidentialité des conversations entre un détenu et son défenseur constitue un droit fondamental pour un individu et touche directement les droits de la défense. En conséquence, une dérogation à ce principe ne peut être autorisée que dans des cas exceptionnels et doit s’entourer de garanties adéquates et suffisantes contre les abus (Erdem, précité, § 65). Or elle relève que la législation nationale appliquée dans la présente espèce n’était pas entourée de telles garanties. En effet, une fois que les mesures restrictives étaient ordonnées par un juge, l’administration pouvait et devait surveiller et enregistrer les entretiens des détenus avec leurs avocats et pouvait et devait saisir tous les documents échangés entre les intéressés. De plus, la législation ne précisait pas comment les informations, obtenues à l’issue des surveillances, devaient être utilisées. Elle n’indiquait pas non plus quelle autorité était susceptible d’être chargée d’un tel examen ni ne déterminait la manière dont les intéressés pouvaient contrôler ou faire contrôler lors de cet examen un éventuel abus dans l’exercice de leur droit. En effet, l’étendue ainsi que les modalités d’exercice du pouvoir discrétionnaire laissé aux autorités n’étaient pas du tout définies et aucune garantie spécifique n’était prévue. À titre d’exemple, la Cour relève notamment que le Gouvernement souligne que les enregistrements des entretiens du requérant, M. Selahattin Demirtaş, ont été détruits, tandis que ceux de la requérante, Mme Yüksekdağ Şenoğlu, sont conservés au sein de l’établissement pénitentiaire (paragraphe 94 ci-dessus). Cela démontre clairement qu’une pratique différente a été adoptée en ce qui concerne les deux intéressés qui se trouvaient pourtant dans la même situation. Il s’ensuit que, faute de règles spécifiques et détaillées, le recours à la surveillance des conversations entre les détenus et leurs avocats ne peut être considéré comme étant entouré de garanties adéquates contre d’éventuels abus.
113. Au vu de ce qui précède, la Cour considère que les juridictions nationales n’ont pas démontré l’existence de circonstances exceptionnelles de nature à déroger au principe essentiel de confidentialité des entretiens des requérants avec leurs avocats et que l’atteinte au secret de telles entrevues a empêché les intéressés de bénéficier de l’assistance effective de leurs avocats afin de satisfaire aux exigences de l’article 5 § 4 de la Convention. D’ailleurs, eu égard à ses constats précédents dans ses arrêts Selahattin Demirtaş (no 2) et Yüksekdağ Şenoğlu et autres (tous les deux précités), elle estime qu’il n’était pas possible de démontrer l’existence de telles circonstances dans la mesure où la Cour a rejeté l’allégation du Gouvernement selon laquelle les requérants étaient en détention provisoire pour des infractions liées au terrorisme (paragraphe 110 ci-dessus). Au surplus, elle observe que les restrictions litigieuses n’ont pas été entourées de garanties adéquates et suffisantes contre les abus.
114. Pour autant que le Gouvernement demande la prise en compte, dans le cadre de la présente affaire, de la dérogation que la Türkiye avait déposée auprès du Secrétaire Général du Conseil de l’Europe, la Cour observe que, le 20 juillet 2016, le Conseil de la sécurité nationale, tenant compte de la tentative de coup d’état militaire perpétrée, selon les autorités nationales, par le FETÖ/PDY, a recommandé de déclarer l’état d’urgence. Prenant en considération cette recommandation, le Conseil des ministres réuni sous la présidence du président de la République a déclaré l’état d’urgence pour une période de quatre-vingt-dix jours, à partir du 21 juillet 2016, qui par la suite a été prolongé de quatre-vingt-dix jours en quatre-vingt-dix jours jusqu’au 19 juillet 2018. Dans ce contexte, la Cour note d’abord que, dans les précédentes affaires relatives à la légalité de la détention provisoire subie par les requérants, à savoir Selahattin Demirtaş (no 2), précitée, et Yüksekdağ Şenoğlu et autres, précitée, le Gouvernement n’avait pas invoqué la prise en compte de sa dérogation. Elle observe en outre qu’en l’occurrence, il n’y avait aucune circonstance exceptionnelle de nature à établir un lien entre la dérogation de la Türkiye et les privations de liberté des requérants (paragraphes 110 et 113 ci-dessus). De plus, à supposer même qu’il existait de telles circonstances exceptionnelles, le principe fondamental de la prééminence du droit, lequel est inhérent à l’ensemble des articles de la Convention (Grzęda c. Pologne [GC], no 43572/18, § 339, 15 mars 2022 et références y citées), doit prévaloir même dans le cadre d’un état d’urgence (Pişkin c. Turquie, no 33399/18, § 153, 15 décembre 2020). Elle relève par conséquent que les autorités nationales n’ont pas fourni d’éléments circonstanciés de nature à justifier l’imposition des mesures litigieuses à l’encontre des requérants en application du décret-loi no 676 adopté dans le cadre de l’état d’urgence.
115. Ces éléments suffisent à la Cour pour conclure qu’il y a eu violation de l’article 5 § 4 de la Convention.
III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
116. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
117. Les requérants demandent 5 500 euros (EUR) chacun au titre du dommage moral qu’ils estiment avoir subi.
118. Le Gouvernement considère que ces sommes sont excessives et incompatibles avec la jurisprudence de la Cour.
119. Statuant en équité, la Cour juge raisonnable d’octroyer l’intégralité des sommes réclamées à chacun des requérants et octroie 5 500 EUR pour dommage moral, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme.
B. Frais et dépens
120. Les requérants réclament 8 280 EUR au titre des frais d’avocats engagés dans le cadre de la procédure devant la Cour et 15 500 livres turques ((TRY) environ 815 EUR) pour les frais d’avocats afférents à la procédure devant la Cour constitutionnelle. À l’appui de leur demande, les requérants ont fourni une copie du contrat que le requérant, M. Selahattin Demirtaş, avait signé avec ses avocats et un relevé indiquant le temps consacré par ces derniers à l’affaire, soit 45 heures pour Me Molu, 13 heures pour Me Demir et 11 heures pour Me Karaman. Il est précisé que le tarif horaire des représentants s’élève à 120 EUR. Les requérants sollicitent en outre 2 723,92 TRY (environ 145 EUR) pour les frais de traduction et produisent une facture afférente à ceux-ci. Ils réclament également 524,20 TRY (environ 27,50 EUR) au titre des frais de procédure devant la Cour constitutionnelle et produisent deux documents à cet effet. Enfin, les intéressés réclament 546,57 TRY (environ 28,75 EUR) pour les frais de photocopie et de poste et ils produisent les factures afférentes à ceux-ci.
121. Le Gouvernement conteste la nécessité de ces dépenses et le caractère raisonnable de leur montant.
122. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux (voir, H.F. et autres c. France [GC], nos 24384/19 et 44234/20, § 291, 14 septembre 2022). En l’espèce, compte tenu des documents en sa possession et des critères susmentionnés, la Cour juge raisonnable d’allouer aux requérants conjointement la somme de 2 500 EUR tous frais confondus, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme.
PAR CES MOTIFS, LA COUR
1. Décide, à l’unanimité, de joindre les requêtes ;
2. Déclare, à l’unanimité, les requêtes recevables ;
3. Dit, par six voix contre une, qu’il y a eu violation de l’article 5 § 4 de la Convention ;
4. Dit, par six voix contre une,
a) que l’État défendeur doit verser aux requérants, dans un délai de trois mois à compter de la date à laquelle l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement :
i. 5 500 EUR (cinq mille cinq cents euros), à chacun des requérants plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme, pour dommage moral ;
ii. 2 500 EUR (deux mille cinq cents euros), conjointement aux requérants, plus tout montant pouvant être dû par les requérants à titre d’impôt sur cette somme, pour frais et dépens ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
5. Rejette, à l’unanimité, le surplus de la demande de satisfaction équitable.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 6 juin 2023, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Hasan Bakırcı Arnfinn Bårdsen
Greffier Président
_____________
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée de la juge S. Yüksel.
A.R.B.
H.B.
OPINION DISSIDENTE DE LA JUGE YÜKSEL
(Traduction)
Avec tout le respect que je dois à la majorité, je ne puis souscrire au constat de violation de l’article 5 § 4 de la Convention auquel elle est parvenue, principalement parce que je maintiens le positionnement juridique que j’ai exprimé dans mes opinions dissidentes jointes aux arrêts rendus dans les affaires Selahattin Demirtaş (no 2) et Yüksekdağ Şenoğlu et autres.
Je ne vois par ailleurs aucune raison de s’écarter de l’arrêt rendu par la Cour constitutionnelle relativement à l’existence de garanties ainsi qu’à l’appréciation de l’état d’urgence et de la dérogation au titre de l’article 15 de la Convention. i) On peut observer que le fait que les requérants étaient en détention provisoire pour les infractions relevant du terrorisme a constitué un élément significatif dans l’examen de la Cour constitutionnelle (paragraphe 35 de l’arrêt). Celle-ci a en effet souligné que la loi en question n’imposait pas de restrictions catégoriques à toutes les personnes reconnues coupables des infractions pertinentes, qu’elle fixait un certain délai pour imposer toutes restrictions, qu’elle exigeait que les mesures soient autorisées par un juge et prévoyait un droit de recours (paragraphes 37, 40 et 56 de l’arrêt). Compte tenu de l’analyse des mesures litigieuses faite par la Cour constitutionnelle en l’espèce, cet aspect de la décision de la Cour constitutionnelle ne peut être négligé. ii) L’analyse de la Cour constitutionnelle a pleinement tenu compte des circonstances exceptionnelles de l’espèce, notamment de l’état d’urgence et de l’augmentation du nombre d’actes terroristes à la suite du coup d’état (paragraphes 32, 33, 35 et 38 de l’arrêt). Par conséquent, je suis également en désaccord avec la conclusion à laquelle la majorité est parvenue en l’espèce relativement à l’état d’urgence et à la dérogation au titre de l’article 15 de la Convention.
Dernière mise à jour le juin 13, 2023 par loisdumonde
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