La requête concerne une sanction disciplinaire infligée par le Conseil des juges et des procureurs à la requérante, magistrate et, à l’époque des faits, secrétaire générale du Syndicat des juges, à la suite d’une interview de l’intéressée qui avait été publiée par un quotidien national.
DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE SARISU PEHLİVAN c. TÜRKİYE
(Requête no 63029/19)
ARRÊT
Art 10 • Liberté d’expression • Sanction disciplinaire infligée par le Conseil des juges et des procureurs à une magistrate et secrétaire générale du Syndicat des juges en raison de son interview, au sujet du référendum sur les réformes constitutionnelles portant sur le pouvoir judiciaire, publiée par un quotidien national • Droit et devoir de l’intéressée de donner son avis sur ces réformes susceptibles d’avoir une incidence sur la magistrature et l’indépendance de la justice • Déclarations relevant d’un débat sur des questions d’intérêt public et appelant un niveau élevé de protection • Sanction de retenue de salaire pour deux jours relativement modérée mais effet dissuasif sur l’intéressée et la magistrature dans son ensemble • Absence de motifs suffisants • Absence de recours judiciaire
STRASBOURG
6 juin 2023
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Sarısu Pehlivan c. Türkiye,
La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une Chambre composée de :
Arnfinn Bårdsen, président,
Egidijus Kūris,
Pauliine Koskelo,
Saadet Yüksel,
Lorraine Schembri Orland,
Frédéric Krenc,
Diana Sârcu, juges,
et de Hasan Bakırcı, greffier de section,
Vu la requête (no 63029/19) dirigée contre la République de Türkiye et dont une ressortissante de cet État, Mme Ayşe Sarısu Pehlivan (« la requérante »), a saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 26 novembre 2019,
Vu la décision de porter la requête à la connaissance du gouvernement turc (« le Gouvernement »),
Vu les observations communiquées par le gouvernement défendeur et celles communiquées en réplique par la requérante,
Vu les commentaires reçus d’İfade Özgürlüğü Derneği (Association de la liberté d’expression), que le président de la section avait autorisée à intervenir dans la procédure écrite (article 36 § 2 de la Convention et article 44 § 2 du règlement de la Cour),
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 16 mai 2023,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
INTRODUCTION
1. La requête concerne une sanction disciplinaire infligée par le Conseil des juges et des procureurs à la requérante, magistrate et, à l’époque des faits, secrétaire générale du Syndicat des juges, à la suite d’une interview de l’intéressée qui avait été publiée par un quotidien national. La requérante se plaint d’une violation de l’article 10 de la Convention.
EN FAIT
2. La requérante est née en 1967 et réside à İzmir. Elle a été représentée par Me M. Meşeli, avocat.
3. Le Gouvernement a été représenté par son agent, M. Hacı Ali Açıkgül, chef du service des droits de l’homme au ministère de la Justice de Türkiye.
I. le contexte de l’affaire
4. À l’époque des faits, la requérante était juge à Karşıyaka, dans la province d’ zmir. Elle était également secrétaire générale du Syndicat des juges. Aux termes de son statut, ce syndicat, qui a été fondé le 16 novembre 2016, vise à promouvoir l’État de droit, son développement et sa continuité et à préserver l’indépendance et l’impartialité du pouvoir judiciaire.
5. Le 21 janvier 2017, la loi no 6771 portant amendement de la Constitution fut adoptée par la Grande Assemblée nationale de Türkiye. Elle opérait principalement une transition vers un système de gouvernement présidentiel avec la réorganisation et l’élargissement des pouvoirs du Président de la République, et apportait des modifications importantes dans l’organisation du pouvoir judiciaire, prévoyant, entre autres, la suppression des tribunaux militaires et un remaniement de la Cour constitutionnelle et du Haut Conseil des juges et des procureurs (Hakimler ve Savcılar Yüksek Kurulu ; « le HCJP ») quant au nombre de leurs membres et aux procédures d’élection de ceux-ci. Elle fut approuvée et entra en vigueur à l’issue d’un référendum national organisé le 16 avril 2017.
II. l’IntervIew donnÉe par la requÉrante À un quotIdIen natIonal
6. Le 20 février 2017, une interview de la requérante par le quotidien national Evrensel fut publiée et diffusée sur les exemplaires imprimés et le site Internet du journal. L’article de presse en question se lisait comme suit en ses passages pertinents en l’espèce :
« Alors que l’on se dirige vers [la tenue du] référendum le plus important de l’histoire du pays, l’une des principales critiques [émises contre] les amendements à la Constitution [proposés] concerne la [suppression] de la séparation des pouvoirs, [séparation qui est une condition] sine qua non de la démocratie.
Nous nous sommes entretenus avec la secrétaire générale du Syndicat des juges, Ayşe Sarısu Pehlivan, juge à Karşıyaka, de l’état de l’organisation du [pouvoir] judiciaire et des conséquences sur le système judiciaire des modifications apportées au Haut Conseil des juges et des procureurs (HCJP) par les amendements constitutionnels.
Les amendements constitutionnels modifient également la structure du HCJP. De quel type de changement s’agit-il et quels seront ses effets sur le système judiciaire ?
Dans le système actuel, le HCJP est composé de vingt-deux membres. Le Président de la République en désigne quatre, non pas [parmi les magistrats] judiciaires et administratifs mais parmi les juristes universitaires et les avocats. Trois membres titulaires sont choisis par la Cour de cassation, deux le sont par le Conseil d’État et un par l’assemblée générale de l’Académie de justice turque. Les dix membres titulaires sont élus par les juges et les procureurs au moyen d’un système d’urnes installées dans les palais de justice.
Les amendements constitutionnels suppriment le droit pour la Cour de cassation, le Conseil d’État, l’Académie de justice turque et les organes judiciaires et administratifs d’élire « leurs propres représentants » au HCJP. (…) [D]ésormais, seuls des membres élus par le Président de la République et la Grande Assemblée nationale de Türkiye siégeront au HCJP, qui dirige le pouvoir judiciaire.
L’attribution [de plein droit] de la présidence au ministre de la Justice sera maintenue, et le sous-secrétaire de celui-ci [siégera] en tant que « membre naturel ». Les onze autres membres du conseil seront désignés par nomination. Quatre membres seront nommés par le Président de la République. Le Président [de la République] en choisira trois parmi les juges et les procureurs de la magistrature judiciaire et un parmi ceux de la magistrature administrative. Sept membres seront élus par la Grande Assemblée nationale de Türkiye. Parmi ces sept membres, trois seront issus de la Cour de cassation, un du Conseil d’État et trois de la sphère des juristes universitaires et des avocats. Les personnes qui seront élues par le parlement seront en fait celles [qui auront été] indiquées par le Président [de la République aux] membres de son parti [politique siégeant au Parlement].
LE POUVOIR JUDICIAIRE EST REMIS À L’EXÉCUTIF
Par ailleurs, le HCJP fonctionne au moyen de trois chambres, dont l’une est chargée des nominations et des compétences. En d’autres termes, elle détermine quel juge travaillera dans quelle ville et qui connaîtra de quelles affaires. Alors que [l’]une [des deux autres] chambre[s] est chargée des enquêtes visant les juges et les procureurs, l’autre est compétente en matière de promotions. Nous commençons notre carrière à un certain grade et faisons l’objet d’une évaluation tous les deux ans. Les dossiers sur lesquels nous avons statué au cours de cette période, les rapports des inspecteurs, le nombre de dossiers approuvés par la Cour de cassation pendant ces deux années et, avant la suppression du système de notation, les notes obtenues, tout cela est examiné et une décision est prise pour nous promouvoir. Tous ces [éléments] sont appréciés par le HCJP.
Bien que [certains] disent qu’il n’y a aujourd’hui pas de tribunaux avec des compétences spéciales, les tribunaux d’instance pénale, dans leur forme actuelle, sont en fait des tribunaux avec des compétences spéciales. Les personnes qui y travaillent remplissent des fonctions très importantes. Ces tribunaux seront façonnés par le HCJP. Si l’on ne savait pas [à l’avance] où le dossier sera traité, vous diriez que cela n’a pas d’importance, mais il existe [actuellement] une réglementation selon laquelle certains types d’affaires sont entendues par certains tribunaux. Ainsi, les personnes [affectées] à ces tribunaux seront [choisies en considération de ces règles, parmi] des juges qui n’iront pas à l’encontre du pouvoir politique.
L’amendement supprime également le terme « haut » dans la dénomination du HCJP. Celui-ci devient le Conseil des juges et des procureurs (« CJP »). Bien que ça ne semble pas être un changement très important, il traduit en fait la transformation [qui s’opère] et a un effet psychologique. Le pouvoir judiciaire n’est plus [situé] « en haut », mais [il est placé] sous l’exécutif. En d’autres termes, il est mis dans une position de « conseil qui travaillera sous la direction de l’exécutif ». Cela signifie une absence d’indépendance du pouvoir judiciaire.
« ON NOUS A LAISSÉ UN MAUVAIS HÉRITAGE »
Comment évaluez-vous la responsabilité des membres du pouvoir judiciaire dans la conduite de ce processus jusqu’à ce point ?
Le problème vient en fait de nous. Rien de tout cela ne serait arrivé si nous, en tant que magistrats, avions été capables d’afficher une position ferme, si nous n’avions pas plié (…). On nous a toujours assigné la fonction de « bâton » [au service du pouvoir], ce [rôle] nous a été imposé. On s’est rangé aux côtés du plus fort. Nous n’avons pas pu [nous affirmer]. On nous a laissé un mauvais héritage. Nous sommes un petit groupe à rejeter cet héritage. On ne nous laisse pas non plus respirer.
Nombre de nos collègues perçoivent l’indépendance et l’impartialité du pouvoir judiciaire de la manière suivante : « Personne ne peut me dire de faire ceci ou de prendre telle décision dans cette affaire ». Ce n’est pas ça l’indépendance judiciaire. [L’indépendance procède de qui décide de] votre nomination, votre habilitation, votre salaire, [du] personnel avec lequel vous travaillez, [de] votre budget. [Nous n’avons] pas de budget, tout [vient d’en haut].
LES JUGES NE SONT PAS DES FONCTIONNAIRES DE L’ÉTAT
Les membres de l’Association pour l’unité dans la magistrature disaient : « Agissez avec nous lors des élections, battons ensemble le cemaat [un des termes utilisés pour la confrérie Gülen qui est une organisation désignée par les autorités turques sous l’appellation « FETÖ/PDY » (« Organisation terroriste Fetullahiste / Structure d’État parallèle »] ». Nous avons déclaré : « « Ni le cemaat ni le gouvernement ». Nous voyons aussi comment l’exécutif utilise le [public] et ce qu’il a enlevé aux juges et aux procureurs, cela s’est produit au fil des années. Nous ne [prenons parti pour] aucun des deux ». Ils répondaient : « [Que diable], le ministère de la Justice fournit des [articles de bureau] aux juges et aux procureurs ». À travers cette phrase ils insinuaient que le ministère de la Justice et l’Association pour l’unité de la magistrature étaient ensemble. L’État est obligé de fournir ces choses, il est organisé de cette manière. Nous ne sommes pas obligés de coopérer avec lui parce qu’il nous les fournit.
Il y a aussi le fait que la plupart des collègues se considèrent comme des fonctionnaires de l’État, sans même se rendre compte qu’ils prennent des décisions au nom de la nation. Le pouvoir politique s’en est très bien servi. Trois mille huit cents personnes ont été révoquées [comme de simples fonctionnaires] et leurs remplaçants, venus du barreau, n’étaient pas qualifiés en tant que juges, procureurs, etc. [Le pouvoir politique] ne prend pas en compte ces [choses], on dit : « Je les ai révoqués, je les ai remplacés et c’est tout ».
CEUX QUI DISENT LE DROIT DOIVENT S’UNIR
Comment tout cela se répercutera-t-il sur la société ? Un pays peut-il être gouverné dans l’iniquité ?
Les amendements constitutionnels mettent en place un régime d’un seul homme, un régime autoritaire. Cela n’a rien à voir avec le président actuel, c’est très dangereux peu importe [l’individu concerné]. On ne peut pas anticiper ce qui va se passer, car les amendements ne prévoient pas de mécanismes de contrôle. On dit même que le Président pourra décider comment une loi sera mise en œuvre. Une telle chose est-elle possible ? Il y aura un Président qui sera membre d’un parti [politique], peut-être même qu’un chef de district de ce parti commencera à exercer une influence sur les juges et les procureurs. Les problèmes rencontrés jusqu’à présent montrent ce [à quoi] nous pourrions [être confrontés] à l’avenir.
LA CONSTITUTION A CESSÉ D’ÊTRE UN CONSENSUS SOCIAL
La Constitution fixe le cadre, elle ne le laisse pas à l’initiative des individus ; elle établit des mécanismes de contrôle fonctionnels et construit [l’organisation de l’État] sur cette base. La Constitution est le fruit d’un consensus social. Nous constatons que la Constitution va cesser de [l’]être en raison de la manière dont elle a été rédigée [à travers les amendements proposés]. Par exemple, nous ne savons pas qui et quel enseignant [universitaire] l’a préparée. Il s’agit d’une constitution entièrement pensée par un parti politique et un autre parti qui le soutient. Ensuite, vous dites que vous allez l’appliquer en tant que constitution dans tout le pays. Vous paralysez aussi la volonté du peuple. Vous ne voulez pas que son contenu soit expliqué correctement et vous effrayez constamment les gens en assénant que les partisans du « non » sont des membres de la FETÖ, des membres du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan, organisation illégale armée). Les gens ont un droit des plus naturels de savoir ce pour quoi ils votent et de déterminer leur propre avenir. En ce moment, les députés du HDP (le Parti démocratique des peuples, parti politique pro-kurde de gauche) sont [incarcérés], les journalistes sont [emprisonnés]. Vous empêchez les gens d’écrire, vous les empêchez de parler, et ensuite vous dites que vous avez fait des amendements constitutionnels, ce n’est pas possible et ça ne peut pas continuer ainsi. Ça ne fonctionnera pas même si le « oui » l’emporte. Qu’arrivera-t-il à l’autre partie [de la société qui vote non], [comment peut-elle] ne pas ressentir qu’elle n’a pas sa place ici ?
[On ne peut pas] continuer comme ça. Une telle société, un tel pays, soit s’effondrera et disparaîtra de l’histoire, soit se secouera et se relèvera. C’est pourquoi les personnes qui croient vraiment au droit doivent se rassembler. Il existe de telles personnes au sein de l’appareil judiciaire, mais elles sont très désorganisées et silencieuses. L’important c’est d’avoir quelque chose qui puisse rassembler ces gens qui ressentent la même chose. Nous sommes là pour ça. [Parlons d’une] seule voix, luttons, soyons solidaires les uns des autres. Parce que nous n’avons nulle part ailleurs où aller.
Que ferez-vous en tant que syndicat pendant le processus de référendum ?
En tant que syndicat, nous nous sommes prononcés en faveur du « non » au référendum, car nous pensons que les amendements constitutionnels conduiront à un régime autoritaire et confieront le gouvernement à un seul homme. Nous exprimons cette opinion partout [où nous le pouvons]. Nos amis l’expliquent dans des émissions de télévision et dans des articles [qu’ils publient]. Nous continuerons à être une voix, à parler, à discuter. Le droit est un havre où tous ceux qui ont subi une injustice peuvent se réfugier, nous ne devons pas perdre ce havre, sinon nous nous noierons dans les tempêtes. Nous invitons nos amis à s’organiser. La lutte organisée donne toujours de la force.
PROCESSUS D’ORGANISATION DANS LE SYSTÈME JUDICIAIRE
Pour autant que nous le sachions, l’organisation des juges et des procureurs en Türkiye a commencé en 2006 avec YARSAV (une association de magistrats). Comment vous êtes-vous organisés ?
Lorsque YARSAV a été fondé, j’étais en fonction au tribunal de commerce d’Ankara. C’est un processus qui a commencé sous la direction d’Ö.F.E. avec des collègues procureurs et juges d’instruction à la Cour de cassation – tous ces amis ont par la suite été [mutés] ailleurs par le HCJP [dans sa composition] de 2010 – un conseil d’administration fondateur a été constitué, les statuts ont été rédigés et ouverts à la signature. Je les ai signés avec beaucoup d’enthousiasme, en me disant « il y aura une [revendication] des droits dans la magistrature, nous déterminerons l’avenir de notre profession, nous protégerons nos droits contre le pouvoir politique, au moins nous aurons une voix commune, nous la ferons entendre ». YARSAV a été créé avec cinq cent un membres fondateurs. Une assemblée générale a été tenue immédiatement après et je suis alors entrée dans les instances dirigeantes comme membre remplaçant. Nous avons discuté de questions portant sur ce que nous devions faire, ce que nous devions privilégier, les règlements contre lesquels nous devions former des recours, la voie à suivre concernant les erreurs que nous souhaitions voir corriger dans les procédures appliquées pour le recrutement des juges et des procureurs, et nous avons intenté de nombreuses actions en justice.
L’examen oral dans le cadre du recrutement des juges et des procureurs ne faisait pas l’objet d’un enregistrement, et il donnait lieu à beaucoup de [favoritisme]. Nous avons engagé des procédures pour qu’il soit enregistré afin de pouvoir être utilisé comme preuve en cas de contestation, et pour assurer [la présence dans la composition de la commission] non seulement de membres du ministère de la Justice, mais aussi d’experts externes tels que des psychologues, des sociologues, des spécialistes de la communication – car il est important pour un juge d’être capable de s’exprimer, de transmettre à son interlocuteur ce qu’il veut dire, de lire le langage corporel, etc. Ils ont rejeté notre demande d’enregistrement en déclarant : « nous considérons cela comme une atteinte à la vie privée ». Ce n’était pas pertinent, bien sûr. Ils ont seulement élargi la composition de la commission à quelques personnes de la Cour de cassation.
En collaborant avec des organisations judiciaires situées à l’étranger, nous avons permis [à l’organe] judiciaire de s’ouvrir sur le monde extérieur. Nous ne nous étions jamais interrogés sur les juges des autres pays, sur ce qui les différencie de nous, sur leurs conditions de travail. Nous avons discuté avec ces juges et procureurs autant que possible. Pendant les procès Ergenekon-Balyoz, nous avons invité le procureur qui avait mené en Italie l’opération « Mains propres » à intervenir dans [le cadre d’]un panel afin qu’il partage son expérience avec nous.
Alors que nous développions ces initiatives, le pouvoir politique a déclaré : « YARSAV [syndicat des juges et des procureurs] est devenu YARSAP [parti des juges et des procureurs], [autant] qu’ils créent un parti politique ». M.A.Ş. était ministre de la Justice à l’époque. Des personnes énonçaient quelque chose de juste, et cela a déplu aux autorités politiques. Afin de [nous] discréditer aux yeux du public, ils ont fait des déclarations comme : « [q]u’ils quittent leurs robes et entrent en politique ».
Des élections [au sein du syndicat] ont eu lieu en 2009. [Ö.F.E.], le président fondateur, s’est vu empêcher de prendre la direction. De nombreux facteurs [y] ont [contribué]. Tout le monde a été surpris. On a dit : « [b]eaucoup de membres de cemaat sont entrés dans YARSAV, cela a empêché [Ö.F.E.] d’être élu ». E.Ü.T. a été élue lors de [l’]assemblée générale [au cours de laquelle les élections se sont déroulées]. Puis le référendum de 2010 a eu lieu. L’association a également tenu une assemblée générale extraordinaire en 2010, peut-être pour se rassurer et surmonter l’échec des élections du HCJP.
Nous nous sommes dit, évaluons [le bien-fondé] des propos expliquant l’échec de la candidature d’Ö.F.E à l’élection par l’entrée de membres de cemaat. Nous avons lancé le mouvement « YARSAV est pour nous tous », mais nous n’avons pas réussi à convaincre les membres lors de l’assemblée générale. Nous avons donc remis la direction à E.Ü.T.
Comment s’est déroulé le processus de syndicalisation ?
Après avoir fait ses preuves et s’être développée, l’association est devenue membre d’associations à l’étranger.
Nous nous sommes dit, c’est le tour du syndicat. En 2011, nous avons préparé nos statuts sous le nom de YARGI-SEN et nous avons déposé un dossier auprès de la préfecture d’Ankara. Le préfet adjoint a hésité à accepter son dépôt, mais finalement ça a été fait.
Après un laps de temps très court, la préfecture d’Ankara a engagé une procédure de dissolution, déclarant que « les juges et les procureurs ne p[ouvai]ent pas former un syndicat ». On nous a dit : « vous pouvez vous organiser dans la branche [syndicale] des [employés de] bureau ». Nous avons convoqué une assemblée générale, et [elle] a décidé que nous nous organiserions en tant que juges et procureurs et qu’il ne fallait pas modifier les statuts. Le tribunal a dissous le syndicat en disant : « vous n’avez pas respecté l’avertissement ». Le dossier est allé en cassation, et il y a eu débat entre deux approches [au sein de cette juridiction], l’une d’elle considérait que [le syndicat] ne pouvait [en aucun cas] être fondé, et l’autre estimait qu’il pouvait l’être, mais finalement la Cour de cassation, après avoir mentionné certaines lacunes, a approuvé la décision de dissolution.
Nous avons ensuite porté l’affaire devant l’[Organisation internationale du travail], puis devant la [Cour européenne des droits de l’homme]. [La procédure] continue là-bas.
Par ailleurs, nous avons créé le syndicat des juges en 2012, en prenant en compte dans la rédaction des statuts les points que le tribunal avait mis en avant, dans sa décision, pour justifier la dissolution de la première structure. Ils ont à nouveau introduit une demande de dissolution contre notre deuxième syndicat, mais cette fois le tribunal l’a rejetée et la Cour de cassation a confirmé [cette décision].
Nous avons un syndicat depuis quatre ans. Mais comme les fondateurs de YARSAV ont été dispersés et que YARSAV a été démantelé, les collègues n’osent pas en devenir membres. Nous pensons que ça n’a pas d’importance, que nous existons et que le nombre de nos membres, comme notre organisation, va certainement continuer à s’étoffer. Nous avons posé notre candidature pour intégrer, en tant qu’observateur, le MEDEL [Magistrats européens pour la démocratie et les libertés], l’organisation internationale des syndicats de [la] branche [judiciaire], qui va examiner notre candidature lors de sa réunion en avril prochain. Les juges sont organisés dans de nombreux pays, ils ont des syndicats, des associations et une organisation internationale (…)
Une organisation syndicale implique des revendications salariales et des droits sociaux, elle les négocie avec l’employeur, à quoi pensiez-vous et que visiez-vous lors de votre création ?
Nous (…) observons comment les lois et règlements (…) touchent la vie quotidienne de chacun d’entre nous. Nous avons [décidé] que nous allions au moins alimenter les partis politiques [en idées], leur donner notre avis et prendre position sur [les questions qui se posent]. En dehors de cela, nous allons bien sûr travailler, comme nous l’avons dit, sur les droits personnels, les conditions de travail et le développement professionnel de nos membres.
En ce qui concerne les augmentations de salaire, le Syndicat des juges, avant d’être dissous, avait fait une étude et préparé un projet de pétition. Nous avons intenté une action en justice au nom du syndicat, mais le Conseil d’État l’a rejetée, en disant que le syndicat ne [pouvait] pas représenter [ses membres] dans le cadre de certaines décisions.
NOUS AVONS MENÉ UNE ÉTUDE SUR NOS CONDITIONS DE TRAVAIL
Il y a eu [également] une étude sur les conditions de travail, menée par YARSAV, et portant sur la question de savoir « [c]ombien de dossiers un juge d[evai]t traiter ». C’était une très bonne étude. Nous l’avons faite en collaboration avec l’Ordre des médecins. Ces papiers jaunis dans les dossiers véhiculent de la poussière et des germes. Nous avons également des maladies professionnelles, telles que torticolis, mauvaise position assise, hernie discale, tachycardie, troubles oculaires et cutanés.
Mais comme le pouvoir politique a toujours essayé de nous faire entrer dans un moule politique, ces travaux ont toujours été relégués au second plan, personne n’en a même jamais entendu parler.
Mais la question principale [sur laquelle nous travaillons] est, bien sûr, le droit, et le but de la création de notre syndicat est de faire valoir nos droits. L’expression de notre opinion sur des questions qui touchent notre vie quotidienne [contribue à faire émerger des débats à leur sujet au sein] du pouvoir politique. Lorsque des travaux législatifs pertinents étaient [en cours], nous préparions un dossier et l’envoyions aux partis politiques, mais tous n’étaient pas favorables [à cette démarche], le CHP (Parti républicain du peuple, principal parti politique d’opposition) l’était, et on [s’est mis à] nous appeler l’antichambre du CHP. Lorsque [Ö.F.E.] a voulu assister aux débats parlementaires lors de récents travaux législatifs, il a reçu un coup de pied de la part d’un député du MHP (Parti de l’action nationaliste). Ils ne consentent même pas à vous écouter et essaient ensuite de vous associer à un autre parti politique.
Nous avons aussi entrepris un autre travail. Les arrêts de la Cour de cassation n’étaient pas publiés sur UYAP (Système informatique du réseau judiciaire national), parce que les membres de la Cour de cassation écrivaient des livres sur ces arrêts et gagnaient [ainsi] de l’argent. Nous avons défendu l’idée que les arrêts de la Cour de cassation devaient être accessibles sur UYAP. Parce que c’est un droit des plus évidents, pour un juge, de savoir comment la juridiction supérieure a abordé une question qui l’intéresse, à quoi elle a attaché de l’importance, ce qu’elle a infirmé et ce qu’elle a approuvé. Nous avons intenté une action, la Cour de cassation a produit des observations en défense, ou [peut-être] pas, je ne me souviens pas exactement, puis ils ont compris que nous allions gagner l’affaire, donc ils ont d’eux-mêmes ouvert [l’accès aux arrêts] sur UYAP. Ils ont fait ça pour ne pas perdre un procès contre YARSAV. »
III. la Procédure dIscIplInaIre engagée contre LA requérantE
7. Le 21 février 2017, la troisième chambre du HCJP, prenant acte d’une lettre de dénonciation reçue concernant l’interview susmentionnée, décida de la transmettre pour examen à un inspecteur.
8. Le 20 juin 2017, conformément à la proposition faite par l’inspecteur à la suite de son contrôle, la première chambre du CJP (sous sa nouvelle appellation donnée après l’entrée en vigueur des amendements constitutionnels) délivra une autorisation d’enquête concernant la requérante, estimant que les faits en question nécessitaient des investigations.
9. Le 28 mai 2018, à la demande de la deuxième chambre du CJP, la requérante présenta un mémoire en défense. Elle y soutenait qu’elle avait fait les déclarations publiées dans l’interview litigieuse dans le cadre de sa fonction de secrétaire générale du Syndicat des juges et sans aucun parti pris, et que ces déclarations participaient d’une contribution au développement du droit national dans l’intérêt du public, sur fond de débat sur les amendements constitutionnels.
10. Le 20 septembre 2018, la deuxième chambre du CJP infligea tout d’abord à la requérante en application de l’article 65 § 2 a) de la loi no 2802 sur les juges et les procureurs une sanction de blâme, au motif qu’en formulant certaines des déclarations dans l’interview en question elle avait eu un comportement susceptible de porter atteinte à la réputation et à la confiance requises par sa position officielle dans l’exercice de ses fonctions comme en dehors de celles-ci. Puis, faisant application de l’article 70 de la loi no 2802, et en considération du travail accompli par la requérante, de ses antécédents positifs et de ses promotions, elle décida d’alléger la sanction prononcée, imposant in fine à l’intéressée une retenue de deux jours de salaire (soit 1 218 livres turques (TRY) équivalant environ à 190 euros (EUR) à la date pertinente).
La motivation de cette décision se lisait comme suit :
« En l’espèce, dans les propos que l’intéressée a tenus à l’intention du public à travers une interview [publiée dans un quotidien], tout en énonçant ses opinions sur des problèmes relatifs au pouvoir judiciaire et les [conséquences] négatives que les amendements constitutionnels pourraient emporter, elle a utilisé des expressions [qui étaient] de nature à porter atteinte au prestige que revêt l’institution judiciaire auprès de la société et qui suggéraient l’idée que les pratiques présentes et passées [de ladite institution] avaient rendu [celle-ci] inopérante et peu fiable dans son ensemble ; en exprimant son opinion sur les amendements constitutionnels, elle a fait des déclarations qui donnaient l’impression qu’elle était politiquement partisane [compte tenu] de l’atmosphère sociale suscitée par le processus de référendum relatif auxdits amendements, et il convient de conclure que, en tant que tel, le contenu de l’article dans son ensemble n’était pas conforme au discernement et à la réserve dont un membre du corps judiciaire doit faire preuve dans l’exercice de sa liberté d’expression. »
11. Le 20 novembre 2018, la requérante demanda à la deuxième chambre du CJP un réexamen de la décision du 20 septembre 2018, invoquant notamment les libertés d’association et d’expression dont jouissaient les magistrats.
12. Le 3 janvier 2019, la deuxième chambre du CJP rejeta la demande de la requérante, considérant que la décision attaquée était pertinente.
13. Le 2 mai 2019, l’Assemblée plénière du CJP rejeta l’opposition que la requérante avait formée contre la décision du 3 janvier 2019, estimant que tant la décision que sa motivation étaient conformes à la procédure et à la loi.
LE CADRE JURIDIQUE INTERNE et international PERTINENT
I. la lÉgislation et la pratique internes pertinentes
14. Les articles 65 et 70 de la loi no 2802 sur les juges et les procureurs sont ainsi libellés en leurs passages pertinents en l’espèce :
« Article 65 : Sanction de blâme
« Blâme : notification écrite indiquant qu’un certain comportement est jugé fautif.
La sanction de blâme est imposée dans les cas suivants :
a) [existence d’un] comportement susceptible de porter atteinte à la réputation et à la confiance requises par la position officielle, que ce soit dans le cadre des fonctions ou en dehors de celles-ci,
(…) »
Article 70 – Application d’une sanction disciplinaire plus ou moins légère
(…)
Lorsqu’une personne commet une infraction disciplinaire pour la première fois, et qu’elle a accompli un travail positif au cours de son service passé, qu’elle a été jugée digne d’une promotion préférentielle ou privilégiée et qu’elle présente de bons ou de très bons antécédents, une sanction plus légère peut lui être infligée, sauf dans les cas exigeant une révocation de la fonction. »
15. Pour ce qui concerne la législation et la pratique nationales pertinentes, il convient de se reporter aux arrêts Eminağaoğlu c. Turquie (no 76521/12, §§ 36-43, CEDH 2021) et Kozan c. Turquie (no 16695/19, §§ 22-28, CEDH 2022).
II. Avis de la Commission de Venise sur les modifications constitutionnelles de 2017
16. Lors de sa 110ème session plénière, qui s’est tenue les 10 et 11 mars 2017, la Commission européenne pour la démocratie par le droit (« la Commission de Venise ») a rendu un avis (CDL-AD(2017)005) sur les modifications de la Constitution qui avaient été adoptées par la Grande Assemblée nationale le 21 janvier 2017 et soumises à un référendum national le 16 avril 2017. Les conclusions de cet avis se lisent comme suit :
« 124. Tout État a le droit de choisir son système politique : présidentiel, parlementaire ou mixte. Mais ce droit n’est pas inconditionnel. Il doit respecter les principes de séparation des pouvoirs et de l’État de droit, ce qui impose que le système retenu contienne suffisamment de freins et de contrepoids. Une constitution forme ainsi un ensemble complexe de freins et de contrepoids ; toutes ses dispositions, y compris celles qui existent déjà dans les constitutions d’autres pays, doivent donc être appréciées à la lumière de leur contribution à l’équilibre général des pouvoirs.
125. Si le pays choisit un système présidentiel, comme le fait la Turquie dans la révision de sa Constitution adoptée par la Grande Assemblée nationale turque le 21 janvier 2017 et soumise au référendum national le 16 avril 2017, la plus grande prudence est de mise, car le présidentialisme présente par nature un risque de dérive autoritaire. Dans un tel système, l’exécutif et le législatif tirent du peuple leurs pouvoirs respectifs et leur légitimité, par le canal d’élections organisées à intervalles fixes. Les deux pouvoirs étant strictement séparés, les conflits sont inévitables entre eux, et la gouvernance consiste alors en un arbitrage. La séparation effective des pouvoirs impose ainsi que chacun d’eux soit constitué d’une façon qui laisse la porte ouverte aux divergences d’approches et de priorités politiques.
126. La révision proposée vise à mettre en place ce que les autorités turques ont décrit comme un système présidentiel « à la turque », qui ne reflète toutefois plus du tout la longue tradition parlementariste turque, et représente une rupture complète dans l’histoire constitutionnelle du pays. Elle ne s’inscrit pas dans la logique de la séparation des pouvoirs qui caractérise les régimes présidentiels démocratiques. Les élections présidentielles et législatives seraient systématiquement organisées le même jour dans un but de prévention des conflits entre l’exécutif et le législatif, dont la séparation formelle pourrait alors être illusoire dans la pratique ; et le pouvoir législatif — le plus faible des deux — risquerait d’être marginalisé. Le Président n’aurait de comptes à rendre à la nation qu’aux élections, tous les cinq ans seulement.
127. Les traits suivants du régime proposé paraissent particulièrement inquiétants en ce qui concerne la séparation des pouvoirs.
– Le nouveau Président exercerait seul le pouvoir exécutif, et pourrait, sans contrôle, nommer et révoquer les ministres, qui ne forment pas un gouvernement collégial, ainsi que nommer et révoquer les hauts représentants de l’État sur des critères qu’il serait seul à fixer.
– Il pourrait choisir un ou plusieurs vice-présidents, dont l’un pourrait être appelé à exercer les fonctions présidentielles en cas de vacance de la fonction présidentielle ou d’absence temporaire du Président, et cela sans légitimité démocratique aucune ni validation par le Parlement.
– Le Président, les vice-présidents et les ministres ne pourraient être amenés à rendre des comptes que par la procédure de destitution, un instrument de contrôle parlementaire très faible.
– Le Président pourrait être membre, voire chef, de son parti politique, canal par lequel il pourrait influencer le pouvoir législatif.
– Les élections présidentielles et législatives seraient obligatoirement synchronisées.
– Le Président pourrait dissoudre le Parlement pour quelque raison que ce soit, ce qui est fondamentalement incompatible avec un système présidentiel démocratique, et cela déclencherait automatiquement des élections présidentielles anticipées — un mode de règlement des problèmes politiques pour le moins rudimentaire.
– Le Président aurait la possibilité d’obtenir un troisième mandat si le Parlement décidait de convoquer des élections anticipées au cours de son second mandat — une dérogation injustifiée à la limite des deux mandats présidentiels fixée dans la Constitution turque et conforme aux bonnes pratiques européennes.
– Il pourrait aussi faire amplement usage de décrets présidentiels sans avoir à passer par une loi d’habilitation que la Cour constitutionnelle puisse ensuite contrôler. La loi primerait en principe le décret présidentiel, mais la révision ne prévoit pas de dispositifs garantissant efficacement cette primauté dans la pratique.
– Le Président serait seul à déclarer l’état d’urgence, pendant lequel il pourrait prendre des décrets présidentiels sans aucune restriction.
128. Dans un régime présidentiel, il est essentiel qu’une justice forte et indépendante puisse trancher dans les conflits entre l’exécutif et le législatif. Or la révision proposée affaiblit la justice turque au lieu de la consolider. Le Conseil des juges et des procureurs, dont la composition actuelle satisfait à la plupart des normes internationales, serait réformé avec effet immédiat : six de ses treize membres seraient désignés par le Président, qui ne serait plus tenu à la neutralité politique, et sept membres seraient choisis par la Grande Assemblée nationale turque, sur laquelle le Président aurait une influence et qui représenterait très probablement les mêmes forces politiques que le Président en raison de la synchronisation des élections. Plus aucun membre du Conseil ne serait élu par ses pairs. Eu égard aux importantes fonctions du Conseil en ce qui concerne la nomination, la promotion, le transfert, les mesures disciplinaires et la révocation des juges et des procureurs, le Président contrôlerait ainsi l’ensemble de la justice. Ce contrôle exercé sur le Conseil des juges et des procureurs permettrait indirectement aussi au Président de mieux contrôler la Cour constitutionnelle.
129. La révision accroîtrait le contrôle exercé par l’exécutif sur la justice et les procureurs, ce qui serait encore plus problématique en Turquie, où le manque d’indépendance de la justice suscite depuis longtemps déjà des inquiétudes. La révision affaiblirait encore un système déjà frêle de contrôle judiciaire du pouvoir exécutif.
130. La Commission de Venise estime donc que la révision proposée de la Constitution turque introduirait un régime présidentiel dépourvu des freins et contrepoids nécessaires à la prévention d’une dérive autoritaire. L’abolition des tribunaux militaires est une bonne chose, de même que la nullité automatique des décrets non confirmés par la Grande Assemblée nationale, mais elles ne suffisent pas à changer cette conclusion.
131. Qui plus est, le débat parlementaire et l’adoption de la révision ont eu lieu alors que plusieurs députés du deuxième parti d’opposition par la taille étaient en prison, et le non-respect du secret du vote laisse planer des doutes sur l’authenticité du soutien à la réforme et la sincérité personnelle du vote des députés. Il est regrettable que la procédure parlementaire n’ait pas donné lieu à un authentique débat ouvert à toutes les forces politiques représentées au Parlement.
132. L’adoption par le Parlement de la révision de la Constitution et la préparation de la consultation du peuple par référendum ont entièrement lieu pendant l’état d’urgence, alors que la liberté d’expression et la liberté de réunion sont considérablement restreintes. Les journalistes travaillent dans des conditions rendues extrêmement difficiles, et le débat public est dans l’ensemble de plus en plus appauvri et partisan, ce qui met particulièrement en doute la possibilité même d’une véritable campagne référendaire inclusive et démocratique sur l’opportunité de la révision.
133. Pour conclure, la Commission de Venise estime que la teneur des modifications proposées constitue un périlleux pas en arrière dans la tradition constitutionnelle démocratique de la Turquie. Elle souligne que le système proposé recèle un danger de dérive autoritaire et monocratique. De plus, le moment de la réforme est mal choisi et inquiétant en soi : l’état d’urgence actuel ne réunit pas les conditions de démocratie qu’exige un référendum constitutionnel.
134. La Commission de Venise se tient à la disposition des autorités turques pour tout complément d’assistance. »
III. l’avis no 25 (2022) du conseil consultatif des juges europeens sur la libertÉ d’expression des juges
17. Le 2 décembre 2022, le Conseil consultatif de juges européens (CCJE) a adopté son avis no 25 (2022) sur la liberté d’expression des juges. Les parties pertinentes en l’espèce de cet avis se lisent comme suit :
« (…)
3. Déclarations concernant des sujets de préoccupation pour le pouvoir judiciaire en tant qu’institution
48. Les juges ont le droit de faire des commentaires sur des questions qui concernent les droits fondamentaux de l’homme, l’état de droit, les questions de nomination ou de promotion des juges et le bon fonctionnement de l’administration de la justice, y compris l’indépendance du pouvoir judiciaire et la séparation des pouvoirs. Si la question affecte directement le fonctionnement des tribunaux, les juges devraient également être libres de commenter des sujets politiquement controversés, y compris les propositions législatives ou la politique gouvernementale. Cela découle du fait que le public a un intérêt légitime à être informé de ces questions, car elles sont très importantes dans une société démocratique. Les juges à des postes de direction ou ceux qui occupent une fonction au sein des associations des juges ou du conseil de la justice sont bien placés pour s’exprimer au nom du pouvoir judiciaire.
(…)
VI. Défendre l’indépendance judiciaire en tant que devoir légal et/ou éthique des juges, des associations de juges et des conseils de la justice
58. En accord avec les Avis no 3 (2002) et no 18 (2015), le CCJE affirme que chaque juge est responsable de la promotion et de la protection de l’indépendance judiciaire, qui fonctionne non seulement comme une garantie constitutionnelle pour le juge, mais qui impose également aux juges un devoir éthique et/ou juridique de la préserver et de s’exprimer pour défendre l’état de droit et l’indépendance judiciaire lorsque ces valeurs fondamentales sont menacées. Elle s’étend aux questions d’indépendance interne et externe.
(…)
61. Comme l’obligation de défendre découle de l’indépendance du pouvoir judiciaire, elle s’applique à tous les juges. Lorsqu’un juge fait de telles déclarations non seulement à titre personnel, mais aussi au nom d’un conseil de la justice, d’une association de magistrats ou d’un autre organe représentatif du pouvoir judiciaire, la protection dont il bénéficie est renforcée. Compte tenu de ce qui précède et en fonction de la question et du contexte, le conseil de la justice, les associations des juges, les présidents des tribunaux ou d’autres organes indépendants peuvent être les mieux placés pour traiter ces questions, par exemple les questions constitutionnelles de haut niveau. Les juges peuvent également exprimer leur point de vue dans le cadre d’une association internationale de juges.
(…) »
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION
18. La requérante soutient que la sanction disciplinaire qui lui a été infligée en conséquence des déclarations qu’elle avait faites dans le cadre d’une interview publiée par un quotidien national constitue une violation de son droit à la liberté d’expression. Elle invoque l’article 10 de la Convention, qui est ainsi libellé :
« 1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n’empêche pas les États de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d’autorisations.
2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire.
A. Sur la recevabilité
19. Le Gouvernement soulève une exception d’irrecevabilité, plaidant que la requérante n’a pas subi de préjudice important du fait de la sanction de retenue de salaire qui lui a été infligée. Il estime que la sanction en question, d’un montant de 1 218 TRY qui correspondait à un douzième environ du salaire de l’intéressée à l’époque des faits, était symbolique au regard de la situation de celle-ci et qu’elle n’a pas fait peser sur elle un fardeau excessif.
20. La requérante ne se prononce pas sur cette exception.
21. La Cour considère que la retenue sur salaire d’un montant de 1218 TRY, équivalant à la date pertinente à environ à 190 EUR, qui a été infligée à la requérante en l’espèce n’était pas une sanction négligeable sur le plan financier, et elle observe en particulier qu’une telle sanction disciplinaire était susceptible de compromettre l’avancement de la requérante dans sa carrière aussi longtemps qu’elle resterait inscrite dans son dossier de service. En outre, les effets pratiques, et notamment pécuniaires, de la sanction litigieuse sur la requérante ne peuvent constituer le seul critère d’appréciation de l’existence d’un préjudice important dans la présente affaire. En effet, il y a lieu d’apprécier la gravité d’une violation en tenant compte à la fois de la perception subjective du requérant et de l’enjeu objectif d’une affaire donnée (Eon c. France, no 26118/10, § 34, 14 mars 2013). En l’espèce, la requérante a été sanctionnée en conséquence des propos qu’elle avait tenus au nom du syndicat dont elle était la secrétaire générale et qui, selon elle, portaient sur un sujet d’intérêt public et relevaient de sa liberté d’expression. Le grief que la requérante fonde sur l’article 10 de la Convention soulève des questions de principe qui revêtent une importance générale : la question de savoir si un magistrat exerçant une fonction de représentation de ses collègues peut se prévaloir de sa liberté d’expression pour critiquer publiquement des modifications constitutionnelles qui ont des implications non seulement judiciaires mais aussi politiques et la question de savoir dans quelles conditions la sanction imposée en réponse à un tel acte peut être considérée comme nécessaire dans une société démocratique (voir, mutatis mutandis, Panioglu c. Roumanie, no 33794/14, § 75, 8 décembre 2020, et Handzhiyski c. Bulgarie, no 10783/14, § 36, 6 avril 2021 et les références y citées).
22. La Cour ne saurait donc admettre en l’espèce que l’infliction de la sanction litigieuse n’a pas fait subir à la requérante un préjudice important, au sens de l’article 35 § 3 b) de la Convention. Partant, il convient de rejeter l’exception du Gouvernement.
23. Constatant que la requête n’est pas manifestement mal fondée ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour la déclare recevable.
B. Sur le fond
1. Arguments des parties
a) La requérante
24. La requérante estime que la sanction disciplinaire qui lui a été infligée pour avoir formulé son opinion sur les amendements constitutionnels a porté atteinte à son droit à la liberté d’expression. Elle critique les décisions qui ont été rendues par les autorités nationales relativement à ladite sanction, exposant qu’elles ne précisaient pas lesquelles des expressions ou phrases employées dans ses déclarations auraient terni le prestige de la magistrature et seraient incompatibles avec sa qualité de juge.
25. La requérante se réfère à la jurisprudence de la Cour et souligne l’importance que revêt la protection de la liberté d’expression des magistrats, en particulier au regard de questions d’intérêt public telles que l’indépendance de la justice, pour lesquelles cette liberté bénéficierait d’un niveau élevé de protection. Elle soutient en outre qu’en tant que membre dirigeant d’un syndicat de magistrats, elle avait le droit de se prononcer publiquement sur les développements juridiques importants que constituaient des amendements constitutionnels prévoyant un changement de régime et des modifications fondamentales dans la composition de l’instance supérieure des magistrats. À cet égard, elle renvoie à plusieurs documents internationaux publiés par diverses institutions internationales, dont en particulier l’avis pertinent de la Commission de Venise, dans lequel, expose-t-elle, il est indiqué que les modifications prévues par l’amendement constitutionnel de 2017 concernant la structure du HCJP mettaient en danger l’indépendance du pouvoir judiciaire.
b) Le Gouvernement
26. Le Gouvernement indique qu’en raison de leur statut, les membres du pouvoir judiciaire sont soumis à davantage de restrictions que les autres citoyens dans l’exercice de leur liberté d’expression. Il se réfère à cet égard aux conclusions des autorités nationales selon lesquelles les déclarations de la requérante sur le projet d’amendement constitutionnel de 2017 étaient contraires à l’indépendance et à l’impartialité inhérentes au statut de juge de l’intéressée. Il argue en outre que la sanction de deux jours de retenue sur salaire imposée à la requérante constituait une sanction plutôt légère, qui pouvait être effacée de son dossier de service au bout de quatre ans. Il considère par conséquent que les déclarations de la requérante n’étaient pas protégées par l’article 10 de la Convention et qu’il n’y a pas eu ingérence dans sa liberté d’expression.
27. Pour le cas où la Cour admettrait l’existence d’une ingérence, le Gouvernement soutient que la sanction en question était prévue par l’article 65 § 2 (a) de la loi no 2802 et poursuivait le but légitime consistant à garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire.
28. Quant à la nécessité de l’ingérence, il met l’accent sur le contexte dans lequel la requérante a fait les déclarations en question, expliquant que de nombreuses personnalités faisaient, à l’époque considérée, des déclarations afin d’indiquer leurs préférences politiques et d’orienter les citoyens en vue du référendum alors à venir sur les amendements constitutionnels. Il soutient que l’interview litigieuse risquait d’être perçue comme politiquement biaisée, compromettant ainsi l’impartialité et l’indépendance du pouvoir judiciaire. Il reproche en particulier à la requérante d’avoir clairement indiqué quelle serait la teneur de son vote lors du référendum, d’avoir discrédité des décisions de placement en détention de certains parlementaires et journalistes qui avaient été rendues par ses collègues et d’avoir tenu des propos politiques en critiquant les amendements constitutionnels.
29. Le Gouvernement estime que les déclarations de la requérante, qui selon lui s’apparentaient à celles d’un politicien, étaient incompatibles avec les responsabilités et obligations professionnelles qui incombaient à l’intéressée en tant que magistrate. Il argue à cet égard que les citoyens n’ayant pas fait le même choix politique qu’elle au regard du référendum pouvaient douter qu’elle pût rendre un jugement équitable dans les procédures judiciaires dont elle était chargée, et il explique que les propos de l’intéressée avaient été largement diffusés par les médias et qu’ils avaient été perçus comme partiaux par une frange importante de la société.
30. Le Gouvernement soutient enfin que la mesure litigieuse était nécessaire dans une société démocratique et proportionnée au but légitime poursuivi, considérant, d’une part, que les autorités nationales, dans leurs décisions relatives à la sanction disciplinaire, ont procédé à un examen détaillé des intérêts en jeu et ont établi un juste équilibre entre ceux-ci, et, d’autre part, que la sanction infligée était modérée.
c) La tierce intervenante
31. L’Association de la liberté d’expression (İFÖD) expose que bien que les juges soient soumis à un régime plus strict quant à l’exercice de la liberté d’expression, les questions d’intérêt public et, en particulier, celles relatives à l’indépendance de la justice constituent une exception importante à ce principe. À cet égard, la tiers intervenante argue que les amendements constitutionnels de 2017, qui faisaient l’objet des déclarations de la requérante, ont apporté des changements importants à la structure du HCJP, et ce malgré les graves préoccupations exprimées par la Commission de Venise sur cet aspect de la réforme. Selon elle, la modification de la structure du CJP a exacerbé, plutôt que résolu, les problèmes soulevés à ce sujet par la Cour dans l’arrêt précité Eminağaoğlu c. Türkiye. La tiers intervenante soutient à cet égard que les nominations au CJP sont désormais sous contrôle politique et que ledit Conseil ne peut dès lors plus être considéré comme structurellement indépendant.
32. La tiers intervenante estime par ailleurs que dans les cas où les juges encourent une sanction pour leurs déclarations sur des questions constitutionnelles, trois points principaux doivent être strictement pris en compte. Tout d’abord, il convient, selon elle, d’établir une distinction entre les discours susceptibles d’avoir des répercussions sur d’autres juges ou sur des affaires en cours, d’une part, et les déclarations portant sur une question d’intérêt public, d’autre part, les propos qui s’inscrivent clairement dans le cadre d’un débat sur des questions d’intérêt public bénéficiant d’un niveau élevé de protection. Elle considère ensuite que dès lors que les juges, comme les autres professions, ont le droit de s’associer, les magistrats qui représentent une organisation professionnelle devraient avoir le droit de faire des déclarations sur des développements juridiques. Elle avance enfin que lorsqu’un magistrat fait l’objet de poursuites disciplinaires, il doit bénéficier d’une procédure répondant aux exigences d’indépendance et d’impartialité.
2. Appréciation de la Cour
a) Principes généraux
33. La Cour rappelle que les principes généraux applicables à la liberté d’expression des juges, tels qu’énoncés dans ses arrêts Baka c. Hongrie ([GC], no 20261/12, §§ 162-167, 23 juin 2016), et Eminağaoğlu c. Turquie (no 76521/12, §§ 120-126, 9 mars 2021), s’appliquent dans la présente affaire.
34. Elle estime notamment que, dans une société démocratique, les questions relatives à la séparation des pouvoirs et à la nécessité de préserver l’indépendance de la justice constituent des sujets très importants qui relèvent de l’intérêt général (Morice c. France [GC], no 29369/10, § 128, CEDH 2015). Les débats sur les questions d’intérêt général bénéficient généralement d’un niveau élevé de protection au titre de l’article 10 allant de pair avec une marge d’appréciation des autorités particulièrement restreinte (Morice, précité, §§ 125 et 153, July et SARL Libération c. France, no 20893/03, § 67, CEDH 2008 (extraits)). Même si une question suscitant un débat sur le pouvoir judiciaire a des implications politiques, ce simple fait n’est pas en lui-même suffisant pour empêcher un juge de prononcer une déclaration sur le sujet (Wille c. Liechtenstein [GC], no 28396/95, § 67, CEDH 1999‑VII).
35. Il est vrai que la mission particulière du pouvoir judiciaire dans la société impose aux magistrats un devoir de réserve. Cependant, ce dernier poursuit une finalité particulière : la parole du magistrat, contrairement à celle de l’avocat, est reçue comme l’expression d’une appréciation objective qui engage non seulement celui qui s’exprime mais aussi, à travers lui, toute l’institution de la Justice (Morice, précité, §§ 128 et 168).
36. Aussi peut-il s’avérer nécessaire de protéger la justice contre des attaques destructrices dénuées de fondement sérieux, alors surtout que le devoir de réserve interdit aux magistrats visés de réagir (Prager et Oberschlick c. Autriche, 26 avril 1995, § 34, série A no 313, Koudechkina c. Russie, no 29492/05, § 86, 26 février 2009, et Di Giovanni c. Italie, no 51160/06, § 71, 9 juillet 2013). En particulier, on est en droit d’attendre des fonctionnaires de l’ordre judiciaire qu’ils usent de leur liberté d’expression avec retenue chaque fois que l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire sont susceptibles d’être mises en cause (Wille, précité, § 64) et, aussi, lorsqu’ils expriment des critiques à l’encontre de collègues fonctionnaires, en particulier d’autres juges (Eminağaoğlu, précité, § 136).
b) Application de ces principes en l’espèce
37. La Cour observe qu’en l’espèce la requérante s’est vu infliger une sanction disciplinaire en conséquence des déclarations qu’elle avait faites dans une interview publiée par un quotidien national. Elle considère que l’imposition d’une sanction à l’intéressée pour les opinions qu’elle avait exprimées dans une interview constitue une ingérence dans l’exercice de son droit à la liberté d’expression (voir, entre autres arrêts, Wille, précité, § 51, Kudeshkina, précité, § 80, Eminağaoğlu, précité, § 127).
38. Il ne prête pas à controverse entre les parties que l’ingérence en cause avait une base légale, à savoir l’article 65 § 2 a) de la loi no 2802. La Cour est prête à partir de l’hypothèse que cette disposition pouvait constituer une base légale prévisible pour l’ingérence dénoncée (Kozan c. Turquie, no 16695/19, § 57, 1er mars 2022). Elle est également disposée à accepter que cette ingérence poursuivait le but légitime de la garantie de l’autorité et de l’impartialité du pouvoir judiciaire (ibidem, § 58).
39. Pour apprécier si la mesure litigieuse était nécessaire dans une société démocratique, la Cour doit considérer l’affaire dans son ensemble. Ce faisant, elle attachera une importance particulière, d’une part, à la fonction de magistrat qu’exerçait la requérante et à la position qu’elle occupait en tant que secrétaire générale du Syndicat des juges, et, d’autre part, à la teneur des déclarations de l’intéressée et aux circonstances dans lesquelles celles-ci ont été faites, ainsi qu’au processus décisionnel ayant abouti à la mesure litigieuse (voir Eminağaoğlu, précité, § 132).
40. La Cour relève tout d’abord que la requérante était juge lorsqu’elle a formulé les propos litigieux. Il ne fait pas de doute que ce statut spécifique, par sa contribution au bon fonctionnement de la justice et ainsi à la confiance du public en celle-ci, lui assignait un devoir de garant des libertés individuelles et de l’État de droit (voir Kayasu c. Turquie, nos 64119/00 et 76292/01, § 91, 13 novembre 2008, et Eminağaoğlu, précité, § 133, voir aussi le paragraphe 58 de l’avis no 25 (2022) du CCJE, paragraphe 17 ci-dessus).
41. La Cour observe ensuite qu’à l’époque des faits, la requérante était également secrétaire générale du Syndicat des juges, une organisation syndicale agissant pour la défense de l’État de droit et de l’indépendance de la justice (paragraphe 4 ci-dessus), et que c’est en cette qualité qu’elle a été interviewée. Partant, compte tenu de la fonction de « chien de garde social » que cette organisation non gouvernementale pouvait assumer, la requérante avait non seulement le droit mais encore le devoir, en tant que secrétaire générale d’un syndicat légal qui continuait à mener ses activités librement, de formuler un avis sur les questions concernant le fonctionnement de la justice (voir, mutatis mutandis, Eminağaoğlu, précité, § 134 et Żurek c. Pologne, no 39650/18, § 220, 16 juin 2022 ; voir aussi les paragraphes 48 et 61 de l’avis no 25 (2022) du CCJE, paragraphe 17 ci-dessus).
42. Par conséquent, la Cour note, d’une part, que la requérante était tenue de respecter le devoir de réserve et de retenue inhérent à sa fonction de magistrate et, d’autre part, qu’elle assumait, en tant que secrétaire générale d’un syndicat de magistrats, un rôle d’acteur de la société civile. Ainsi, l’intéressée avait le droit et le devoir de donner son avis sur des réformes constitutionnelles susceptibles d’avoir une incidence sur la magistrature et sur l’indépendance de la justice (Eminağaoğlu, précité, § 135 et Żurek, précité, § 222).
43. S’agissant de la teneur des propos de la requérante, la Cour relève qu’ils avaient pour objet les modifications prévues par la réforme constitutionnelle et la manière dont celles-ci, en particulier celles apportées au HCJP, pourraient se répercuter sur le pouvoir judiciaire, le processus de syndicalisation dans le corps judiciaire ainsi que les travaux menés par les organisations syndicales des magistrats. Dans ce contexte, la requérante a déclaré notamment que la réforme constitutionnelle, en remaniant la structure du HCJP, porterait atteinte à l’indépendance du pouvoir judiciaire. Elle a expliqué qu’avec l’entrée en vigueur des amendements constitutionnels, seuls des membres élus par le Président de la République et le Parlement siégeraient au nouveau CJP, lequel était appelé à gérer le pouvoir judiciaire et était doté d’importants pouvoirs tels que la nomination et la promotion des magistrats, et elle a estimé que les juges ne pourraient plus aller à l’encontre de la volonté de l’exécutif. Elle a souligné ensuite l’importance de la lutte organisée des magistrats, en précisant que les juges et les procureurs avaient aussi leur part de responsabilité dans la survenance de leur situation de dépendance alléguée vis-à-vis de l’exécutif. Elle a fait part en outre de l’intention de son syndicat de voter non au référendum à venir sur la réforme constitutionnelle.
44. La Cour observe qu’en raison de ses pouvoirs en matière de sanction disciplinaire, de mutation, de promotion et même de révocation des membres de la magistrature, le CJP exerce une influence très forte relativement à la carrière des magistrats. La protection de l’indépendance du CJP vis-à-vis des pouvoirs non judiciaires de l’État est non seulement l’un des principes fondamentaux du régime démocratique, au sens de la Convention, de la Türkiye, mais elle constitue aussi, pour tous les magistrats, dont la requérante, un élément intéressant directement leur carrière professionnelle et, en conséquence, un sujet de débat et de réflexion propre à permettre à ceux-ci de poursuivre leurs activités judiciaires en toute indépendance et impartialité (Kozan, précité, § 61). Dans ce contexte il est incontestable que les déclarations de la requérante s’inscrivaient dans le cadre d’un débat présentant un intérêt particulier pour les membres de la magistrature ainsi que pour toute la société.
45. De l’avis de la Cour, l’ensemble des propos tenus, plutôt que de constituer une critique dirigée contre des personnes ou institutions ciblées, questionnaient l’indépendance du pouvoir judiciaire vis-à-vis de l’exécutif et soulignaient l’importance de préserver cette indépendance. En effet, la requérante exposait essentiellement dans l’interview en question ses inquiétudes concernant, tout d’abord, le contexte dans lequel la réforme constitutionnelle était intervenue et la manière dont elle avait été menée, ensuite, les excès qu’elle attribuait au régime présidentiel qui, selon elle, découlait de cette réforme et risquait de conduire à un régime autoritaire et, enfin, les implications des modifications constitutionnelles sur l’organisation et le fonctionnement des organes judiciaires et sur l’indépendance de la magistrature. La Cour relève que la requérante a aussi soutenu que ces points avaient également été signalés par la Commission de Venise dans son avis sur lesdits amendements constitutionnels (paragraphes 16 et 25 ci-dessus).
46. Pareilles déclarations critiquant des amendements constitutionnels portant sur le pouvoir judiciaire relevaient sans aucun doute d’une question présentant un grand intérêt public, laquelle devait être ouverte au libre débat dans une société démocratique (voir Eminağaoğlu, précité, § 140). Il en va d’autant plus ainsi qu’en l’espèce les opinions de la requérante sur les amendements en cause se rapportaient à des questions concernant le système judiciaire, telles que la séparation des pouvoirs et l’indépendance du pouvoir judiciaire. La Cour considère donc que ces déclarations relevaient clairement d’un débat sur des questions d’intérêt public et appelaient un niveau élevé de protection.
47. La Cour ne perd pas de vue que le référendum sur les amendements constitutionnels, qui était l’objet des déclarations de la requérante, prévoyait aussi des modifications du système de gouvernement et de la structure des pouvoirs exécutif et judiciaire, et qu’en conséquence l’appareil politique était également implicitement en question dans ledit débat. Elle rappelle à cet égard que les sujets relatifs à l’indépendance de la justice vis-à-vis du pouvoir politique relèvent d’une façon ou d’une autre de la politique globale concernant la structure et le fonctionnement de l’État. Même si des réserves peuvent être émises pour ce qui est des déclarations politiques émanant des membres du corps judiciaire, en l’espèce, les implications politiques des déclarations de la requérante sur les questions susmentionnées ne sauraient suffire à elles seules pour restreindre sa liberté d’expression en tant que secrétaire générale du Syndicat des juges dans un domaine touchant à l’essence de sa profession (Baka, précité, § 165, Eminağaoğlu, précité, § 134, et Kozan, précité, § 65).
48. Par ailleurs, il importe de souligner que, même si la sanction de retenue de salaire pour deux jours infligée en l’espèce peut être considérée comme relativement modérée (voir, pour comparaison, Eminağaoğlu, précité, § 13, où une sanction de changement du lieu d’affectation avait été infligée, et Kozan, précité, § 15 où une sanction de blâme avait été infligée), l’imposition de cette sanction à la requérante a eu, par sa nature même, un effet dissuasif non seulement sur l’intéressée elle-même, mais aussi sur la magistrature dans son ensemble, en particulier sur les magistrats désireux de participer à des débats publics sur des réformes législatives ou constitutionnelles susceptibles d’avoir des incidences sur le pouvoir judiciaire ou sur des questions plus générales relatives à l’indépendance du pouvoir judiciaire (Eminağaoğlu, précité, § 124 et Kozan, précité, § 68).
49. Pour ce qui est des garanties procédurales dont la requérante devait bénéficier, au regard d’une mesure susceptible de constituer une ingérence injustifiée dans l’exercice par elle de sa liberté d’expression, la Cour note d’abord que, dans sa décision de sanction, le CJP a considéré, d’une part, que la requérante avait utilisé dans le cadre de son interview des expressions qui étaient de nature à porter atteinte au prestige que l’institution judiciaire revêtait aux yeux de la société et à insinuer l’idée que ladite institution était inopérante et peu fiable dans son ensemble et, d’autre part, que les déclarations de l’intéressée donnaient à penser, considérant l’atmosphère sociale suscitée par le processus de référendum relatif aux amendements constitutionnels, qu’elle était politiquement partisane (paragraphe 10 ci-dessus). La Cour constate que cette motivation, en tant que telle, ne comporte pas de développements propres à ménager, conformément aux critères énoncés ci-dessus, une mise en balance adéquate entre le droit à la liberté d’expression de la requérante et le devoir de réserve et de retenue qui lui incombait en tant que magistrate. Pareille mise en balance n’apparaît pas davantage dans les décisions qui ont été rendues par la suite par diverses instances du CJP dans le cadre des oppositions qui avaient été formées par la requérante. En effet, aucune des décisions du CJP ne précise les passages spécifiques ou expressions figurant dans l’interview litigieuse qui étaient considérés par lui comme étant attentatoires au prestige de l’institution judiciaire et politiquement biaisés compte tenu, d’une part, du statut de juge de l’intéressée ainsi que de sa fonction de secrétaire générale du Syndicat des juges et, d’autre part, du contexte entourant ces déclarations. La Cour considère par conséquent que les autorités nationales n’ont pas avancé de motifs suffisants pour justifier la mesure litigieuse.
50. Elle observe en outre que la requérante n’a disposé d’aucun recours judiciaire contre la mesure adoptée contre elle par le CJP. En effet, le CJP a statué dans la présente cause à la fois en première instance, par sa deuxième chambre, et en dernière instance, dans sa formation plénière. Dès lors que les propos tenus par la requérante soulevaient des questions quant à l’indépendance et l’impartialité du CJP vis-à-vis de l’exécutif, force est à la Cour de constater que le CJP est intervenu en l’espèce en qualité à la fois d’autorité accusatrice et d’autorité décisionnelle de dernière instance, et ce dans une affaire où étaient en cause sa propre composition et son propre fonctionnement (voir, Kozan, précité, § 69). Or il y a lieu de rappeler que lorsqu’une procédure disciplinaire est engagée contre un juge, il y va de la confiance du public dans le fonctionnement du pouvoir judiciaire. C’est pourquoi tout magistrat qui fait l’objet d’une procédure disciplinaire doit disposer de garanties contre l’arbitraire. L’intéressé doit notamment avoir la possibilité de faire contrôler la mesure litigieuse par un organe indépendant et impartial qui soit à même de statuer sur la légalité de la mesure et de sanctionner un éventuel abus des autorités (Eminağaoğlu, précité, § 150). La Cour constate que tel n’a pas été le cas en l’espèce.
51. À la lumière des considérations qui précèdent, la Cour conclut que la sanction disciplinaire infligée à la requérante dans les circonstances de la cause ne peut être considérée comme une mesure nécessaire dans une société démocratique au sens de l’article 10 § 2.
52. Partant, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.
II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
53. Aux termes de l’article 41 de la Convention :
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
54. La requérante n’a pas présenté de demande au titre de la satisfaction équitable. En conséquence, la Cour estime qu’il n’y a pas lieu de lui octroyer de somme à ce titre.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare, la requête recevable ;
2. Dit, qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention ;
Fait en français, puis communiqué par écrit le 6 juin 2023, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Hasan Bakırcı Arnfinn Bårdsen
Greffier Président
Dernière mise à jour le juin 13, 2023 par loisdumonde
Laisser un commentaire