AFFAIRE A ET AUTRES c. BULGARIE – 28383/20

TROISIÈME SECTION
AFFAIRE A ET AUTRES c. BULGARIE
(Requête no 28383/20)
ARRÊT
STRASBOURG
9 mai 2023

Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire A et autres c. Bulgarie,

La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en un comité composé de :
Ioannis Ktistakis, président,
Yonko Grozev,
Andreas Zünd, juges,
et de Olga Chernishova, greffière adjointe de section,

Vu :

la requête (no 28383/20) dirigée contre la République de Bulgarie a été introduite, le 2 juillet 2020, devant la Cour par trois personnes ayant la double nationalité bulgare et américaine (« les requérants »), nées respectivement en 1979, 2006 et 2012 et représentées par Me S. Razboynikova, avocate à Sofia, en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »),

la décision de porter la requête à la connaissance du gouvernement bulgare (« le Gouvernement »), représenté par son agente, Mme I. Stancheva­Chinova, du ministère de la Justice,

la décision de ne pas dévoiler l’identité des requérants,

la décision de traiter la requête en priorité (article 41 du règlement de la Cour (« le règlement »),

les observations des parties,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 4 avril 2023,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

OBJET DE L’AFFAIRE

1. Les requérants, une mère et ses deux fils, se plaignent sur le terrain de l’article 8 de la Convention, de la durée excessive selon eux de la procédure, conduite par les autorités bulgares, relative au retour des enfants chez leur mère, de la Bulgarie, où les garçons se trouvaient depuis décembre 2018, lorsque leur père (« X ») les y avait amenés en vacances, vers les États-Unis, en Floride, leur lieu de résidence.

2. Par une décision de justice de l’État de Floride du 29 novembre 2018, adoptée dans le cadre de la procédure de divorce entre les parents, X se vit accorder le droit d’amener les enfants en Bulgarie du 30 décembre 2018 au 7 janvier 2019. Une garde alternée fut prévue après cette date avec interdiction pour les parents de voyager hors des États-Unis en l’absence d’autorisation judiciaire ou d’accord écrit entre les parties. Le 7 janvier 2019, X ne ramena pas les enfants aux États-Unis et les garda en Bulgarie. Le 17 janvier 2019, le tribunal de Floride ordonna le retour des enfants, accorda entièrement la garde temporaire à la mère et suspendit tout droit de visite du père.

3. Le 4 février 2019, la mère introduisit auprès des autorités américaines une demande tendant au retour de ses fils, en vertu de la Convention de La Haye du 25 octobre 1980 sur les aspects civils de l’enlèvement international d’enfants (« la Convention de La Haye »). Le ministère de la Justice bulgare reçut cette demande le 21 février 2019. Un rapport social fut établi le 18 mars 2019.

4. Par ailleurs, la mère arriva en Bulgarie le 20 mars 2019. Le 20 avril 2019, l’enfant cadet l’y rejoignit pour le reste de la procédure, alors que l’aîné demeura chez son père.

5. Le 4 avril 2019, le ministère de la Justice transmit la demande fondée sur la Convention de La Haye au tribunal de la Ville de Sofia.

6. Le 8 avril 2019, ce tribunal fixa une audience au 7 juin 2019 en indiquant à X d’y amener l’aîné, qui était en âge d’être entendu par le juge. Lors de l’audience, il entendit les parties et recueillit des pièces écrites. Il fixa une nouvelle audience au 19 juillet 2019 afin d’assurer la présence et l’audition de l’aîné, absent à la première audience. Le 19 juillet 2019, il entendit à nouveau les parties, ainsi que l’aîné, qui exprima le souhait de vivre avec X.

7. Par un jugement du 9 août 2019, le tribunal de la Ville de Sofia ordonna le retour des enfants chez leur mère. Les parties en furent avisées le 9 septembre 2019, en raison des vacances judiciaires entre le 1er et le 31 août.

8. Le 24 septembre 2019, X interjeta appel.

9. La cour d’appel de Sofia ordonna la réalisation d’une expertise psychologique et fixa une audience au 18 novembre 2019. Le 15 novembre 2019, l’experte désignée déclara qu’elle n’était pas disponible pour mener l’expertise. À l’audience tenue trois jours plus tard, la cour d’appel entendit les parties, recueillit des pièces écrites et désigna un nouvel expert psychologue. Elle tint deux autres audiences, les 9 et 16 décembre 2019. Dans un arrêt définitif du 30 décembre 2019, elle confirma le jugement de retour.

10. Le 6 janvier 2020, X demanda la de réouverture de la procédure. À sa demande, le 17 janvier 2020, la Cour suprême de cassation (« CSC ») suspendit l’exécution du jugement de retour, notant que la demande de réouverture de la procédure avait été formée dans le délai légal et que X pouvait régler une caution. Quant à la demande au fond, la CSC refusa la réouverture de la procédure, 13 avril 2020.

11. Le 15 avril 2020, le père demanda à nouveau la réouverture, soutenant cette fois d’autres motifs. Le 24 avril 2020, la CSC suspendit à nouveau l’exécution du jugement de retour pour respect des critères formels. Le 24 juillet 2020, elle rejeta la demande au fond.

12. Le 30 juillet 2020, la procédure d’exécution du jugement de retour reprit. Le 28 août 2020, le fils aîné retourna chez sa mère.

13. Le 5 octobre 2020, celle-ci introduisit une action en indemnisation contre X en raison de la suspension de la procédure d’exécution du jugement définitif accordant le retour des enfants (article 403 du code de la procédure civile (CPC), voir paragraphes 10-12 ci-dessus). L’issue de cette procédure n’est pas connue.

APPRÉCIATION DE LA COUR

SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION

14. Il convient de rejeter les exceptions d’irrecevabilité du Gouvernement.

15. Concernant d’abord celle tirée de la tardiveté de la requête par rapport à la date de la dernière décision définitive du 30 décembre 2019 rendue dans le cadre de la procédure fondée sur la Convention de La Haye, la Cour relève qu’à la date de l’introduction de sa requête, le 2 juillet 2020, l’exécution de cette décision se trouvait toujours suspendue et que les allégations des requérants concernaient une situation continue, même vu le fait que l’enfant cadet était de facto retourné chez sa mère en avril 2019. L’exception est dès lors rejetée.

16. Le Gouvernement soutient ensuite que la requête est prématurée car la mère a intenté la procédure fondée sur l’article 403 du code de la procédure civile (« CPC ») permettant de demander une indemnisation pour une suspension de la procédure d’exécution d’une décision judiciaire définitive par l’effet d’une action judiciaire de la partie adverse, une fois que celle-ci est finalement rejetée. Il relève que cette procédure était toujours pendante au moment des échanges des observations des parties (paragraphe 13 ci-dessus). Or, il ne démontre par aucun exemple de jurisprudence interne comment les requérants auraient pu faire examiner la question de la diligence avec laquelle la procédure fondée sur la Convention de La Haye avait été conduite et faire reconnaître une éventuelle violation de leur droit au respect de leur vie familiale. Il y a donc lieu de rejeter cette exception.

17. Enfin, le Gouvernement voit un comportement abusif de la part des requérants dans ce que ceux-ci n’auraient pas indiqué dans leur requête a) que le fils aîné était retourné chez sa mère en août 2019 et b) que la mère avait intenté la procédure de dédommagement précitée (paragraphe 13 ci-dessus). La Cour constate que le dossier contient suffisamment d’informations permettant de cerner les griefs au stade de la communication, intervenue seulement quatre jours avant le retour de l’aîné, et que les éléments factuels ont été promptement soumis par les requérants, avec leurs observations en réponse à celles du Gouvernement. Concernant la procédure fondée sur l’article 403 du CPC, elle a déjà noté que celle-ci n’était pas pertinente pour remédier aux présentes allégations (paragraphe 16 ci-dessus).

18. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour le déclare recevable.

19. Les principes généraux concernant l’exigence d’un examen urgent des affaires relevant de la Convention de La Haye, où le passage du temps peut avoir des conséquences irrémédiables sur les relations entre les enfants et un parent qui ne vit pas avec eux, ont été résumés, entre autres, dans les affaires suivantes X c. Lettonie ([GC], no 27853/09, §§ 93-108, CEDH 2013) ; Adžić c. Croatie (no 22643/14, §§ 93-95, 12 mars 2015) ; et R.S. c. Pologne (no 63777/09, §§ 54 et 55, 21 juillet 2015).

20. La procédure interne relative au retour des enfants, alors âgés de douze et sept ans, qui a nécessité un examen devant deux degrés de juridiction, a duré environ onze mois, dont six mois pour obtenir un jugement seulement en première instance, ce qui dépasse le délai de six semaines prévu à l’article 11 de la Convention de La Haye pour la prise d’une décision par l’autorité judiciaire ou administrative saisie. Bien que ce délai ne soit pas impératif (voir, par exemple, Shaw c. Hongrie, no 6457/09, §§ 71-72, 26 juillet 2011 ; Karrer c. Roumanie, no 16965/10, § 54, 21 février 2012 ; M.R. et D.R. c. Ukraine, no 63551/13, § 60, 22 mai 2018 ; Moga c. Pologne, no 80606/17, § 68, 17 mars 2022), la durée de la procédure en l’espèce n’apparaît pas objectivement justifiée.

21. En particulier, il a fallu six semaines pour transmettre la demande de retour du ministère de la Justice au tribunal de la Ville de Sofia, qui fixa une audience plus de deux mois plus tard, ainsi qu’une autre pas moins de six semaines après pour entendre l’enfant aîné, alors que X ne l’avait visiblement pas conduit à la première audience (paragraphes 3, 5 et 6 ci-dessus). Si le tribunal de première instance a ensuite rendu son jugement dans un délai de trois semaines, qui paraît satisfaisant, les parties n’en ont été avisées qu’un mois plus tard. La Cour estime que vu l’enjeu du litige les vacances judiciaires ne peuvent servir de motif pertinent pour justifier ce retard. Quant à l’examen en deuxième instance, si la cour d’appel a certes pu statuer dans un bref délai après les audiences tenues en novembre et décembre 2019, il n’en reste pas moins qu’aucune activité ne peut être relevée entre le 24 septembre et le 18 novembre 2019 (paragraphe 9 ci-dessus). La Cour ne voit pas comment la réalisation d’une expertise pouvait justifier ce délai, considérant que cette expertise a pu être faite entre le 18 novembre et le 9 décembre 2019.

22. La Cour estime que les retards de cette procédure lui permettent à eux seuls de conclure que les autorités nationales n’ont pas respecté leurs obligations positives au regard de la Convention, compte tenu de l’exigence de célérité qui se trouve au cœur de la procédure fondée sur la Convention de la Haye (Shaw, précité, § 71 ; et Moga, précité, § 69).

23. En tout état de cause, l’arrêt définitif de la cour d’appel a été exécuté seulement au bout d’une période de huit mois, essentiellement en raison des demandes de réouverture de la procédure que X avait présentées et qui avaient entraîné le sursis à l’exécution du jugement de retour. Il ne peut être reproché aux États de mettre en place un système de révision des décisions définitives, y compris dans le domaine examiné. Cependant, la CSC a autorisé le sursis au retour en se fondant sur des critères purement formels. Puis, elle a mis plus de trois mois pour examiner la première demande de réouverture, alors que la procédure sur la demande de retour avait déjà duré, elle-même, bien plus longtemps que les six semaines préconisées par l’article 11 de la Convention de La Haye (paragraphe 10 ci-dessus). De plus, la Cour n’est pas satisfaite de ce que la CSC, lorsqu’elle a statué sur la seconde demande de sursis au retour, à nouveau sur la base de critères formels, n’a accordé aucun poids au fait que X avait présenté sa nouvelle demande seulement deux jours après le premier refus de réouverture de la procédure par cette même juridiction (paragraphe 11 ci-dessus). Ainsi, pour la Cour, la CSC a suspendu la décision de retour de manière injustifiée au moins dans le cadre de l’examen de cette seconde demande.

24. La Cour prend bonne note que la mère et son fils cadet ont été réunis de fait en avril 2019, soit environ quatre mois après le début de la procédure fondée sur la Convention de La Haye (paragraphe 4 ci-dessus), une durée qui peut ne pas paraître déraisonnable en soi. Cependant, à la lumière de ce qui précède, ainsi que du fait que l’aîné est retourné chez sa mère seulement environ vingt mois après leur séparation, et que les deux frères avaient été séparés pendant environ seize mois, dans les circonstances particulières exposées ci-dessus, la Cour constate que les autorités n’ont pas examiné l’affaire de la manière la plus diligente requise par l’article 8 de la Convention dans ce type de litiges (voir les affaires citées au paragraphe 20 ci-dessus).

25. Partant, il y a eu violation de l’article 8 de la Convention.

APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

26. La requérante, mère des enfants, demande 184 526 dollars des États‑Unis (USD) pour le dommage matériel qui résulterait notamment de la perte de son salaire aux États-Unis pour avoir quitté son emploi afin de rester en Bulgarie de manière prolongée (161 951 USD) et des frais engagés dans le cadre de la procédure sur la Convention de la Haye, dont frais de voyage et de subsistance (22 575 USD). Les trois requérants demandent en outre un montant global de 4 000 000 USD pour le préjudice moral qu’ils estiment avoir subi et 4 320 euros (EUR) pour les frais et dépens qu’ils disent avoir engagés dans le cadre de la procédure menée devant la Cour.

27. Le Gouvernement trouve ces prétentions injustifiées et en tout cas excessives.

28. La Cour estime approprié de noter qu’en l’espèce la mère a fait le choix de se rapprocher de ses enfants en Bulgarie dans le seul but de faciliter ses contacts avec eux pendant la période de la procédure fondée sur la Convention de la Haye, circonstance qui, bien que ne faisant pas l’objet du présent litige, démontre sa motivation sérieuse de maintenir et préserver les liens avec ses fils. Force est aussi de constater qu’en raison de la durée prolongée et imprévisible de la procédure fondée sur la Convention de la Haye la mère des enfants a décidé de quitter son emploi aux États-Unis, ce qui lui a causé la perte de sa rémunération aux États-Unis. Cela étant dit, la Cour ne saurait s’écarter de sa jurisprudence établie selon laquelle de tels éléments ne peuvent être considérées comme engageant un lien de causalité entre la violation constatée et le dommage matériel allégué (Sylvester c. Autriche, nos 36812/97 et 40104/98, § 83, 24 avril 2003, Iglesias Gil et A.U.I. c. Espagne, no 56673/00, § 70, 29 avril 2003, H.N. c. Pologne, no 77710/01, § 100, 13 septembre 2005, Stochlak c. Pologne, no 38273/02, § 72, 22 septembre 2009, Özmen c. Turquie, no 28110/08, § 110, 4 décembre 2012, et, plus récemment, Z . c. Croatie, no 21347/21, § 101, 1er septembre 2022). La Cour rejette donc la demande formulée à ce titre. Elle estime qu’il convient d’examiner la question des frais engagés pour la procédure sur la Convention de la Haye dans le cadre des frais et dépens.

29. En revanche, la Cour octroie, conjointement aux requérants, 15 000 EUR pour dommage moral, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt.

30. En l’espèce, les prétentions des requérants, que ce soit au titre des frais engagés dans le cadre de la procédure sur la Convention de la Haye, pour autant que sa durée a pu donner lieu à une violation de l’article 8 de la Convention, ou pour ceux relatifs à la procédure devant la Cour, ne sont pas suffisamment étayées pour satisfaire totalement aux exigences de l’article 60 § 2 du règlement de la Cour. Compte tenu des documents en sa possession et de sa jurisprudence, la Cour juge raisonnable d’allouer conjointement aux requérants la somme de 3 000 EUR, tous chefs de dépens confondus, pour la procédure menée devant elle, et une somme de 4 500 EUR pour les frais de voyage engagés par la mère des enfants en lien avec la durée excessive de la procédure sur la Convention de la Haye, plus tout montant pouvant être dû sur ces sommes à titre d’impôt par les requérants.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable ;

2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 8 de la Convention ;

3. Dit,

a) que l’État défendeur doit verser aux requérants, dans un délai de trois mois, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement :

i. 15 000 EUR (quinze mille euros) conjointement aux requérants, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt, pour dommage moral ;

ii. 3 000 EUR (trois mille euros) conjointement aux requérants, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme par eux à titre d’impôt, pour frais et dépens ;

iii. 4 500 EUR (quatre mille cinq cents euros) à la mère des enfants, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme par elle à titre d’impôt, pour frais et dépens ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

4. Rejette le surplus de la demande de satisfaction équitable.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 30 mars 2023, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Olga Chernishova                    Ioannis Ktistakis
Greffière adjointe                          Président

Dernière mise à jour le mai 9, 2023 par loisdumonde

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