AFFAIRE SAKAOĞLU c. TÜRKİYE – 49647/14

DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE SAKAOĞLU c. TÜRKİYE
(Requête no 49647/14)
ARRÊT
STRASBOURG
9 mai 2023

Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Sakaoğlu c. Türkiye,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en un comité composé de :
Egidijus Kūris, président,
Pauliine Koskelo,
Frédéric Krenc, juges,
et de Dorothee von Arnim, greffière adjointe de section,

Vu la requête (no 49647/14) dirigée contre la République de Türkiye et dont un ressortissant de cet État, M. Bahadır Sakaoğlu (« le requérant »), né en 1971 et résidant à Uşak, représenté par Me S. Cengiz, avocat à İzmir, a saisi la Cour le 16 juin 2014 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »),

Vu la décision de porter à la connaissance du gouvernement turc (« le Gouvernement »), représenté par son agent, M. Hacı Ali Açıkgül, chef du service des droits de l’homme au ministère de la Justice de Türkiye, les griefs fondés sur les articles 6 § 1 et 8 de la Convention,

Vu les observations des parties,

Vu la décision par laquelle la Cour rejette l’opposition du Gouvernement à l’examen de la requête par un comité,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 11 avril 2023,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

OBJET DE L’AFFAIRE

1. La présente affaire concerne une sanction disciplinaire, à savoir une mutation, qui a été infligée au requérant par le Conseil supérieur des juges et des procureurs (« CSJP ») sur la base d’éléments recueillis à l’occasion de la mise sur écoute, dans le cadre d’une enquête pénale, de la ligne téléphonique de la petite amie de l’intéressé.

2. À l’époque des faits, le requérant était adjoint au procureur de la République en chef de Van.

I. l’enquete pÉnale menÉe contre t.k. et la mise sur Écoute de sa ligne tÉlÉphonique

3. Le 4 mars 2009, statuant sur une demande formée par le bureau du procureur de la République de Van dans le cadre d’une enquête pénale relative à des faits de prostitution, le juge d’instance pénal de Van ordonna, en application de l’article 135 du code de procédure pénale, la mise sur écoute d’une ligne téléphonique qui était enregistrée au nom de T.K., la petite amie du requérant à l’époque des faits.

4. Dans des rapports établis le 29 avril 2009, la police de Van indiqua que les conversations qui avaient été enregistrées lors de l’écoute de la ligne en question ne contenaient pas d’élément infractionnel, ajoutant que cette ligne était en fait utilisée par le requérant. Les rapports concluaient qu’il convenait de mettre fin à la mesure d’écoute téléphonique.

5. Le même jour, prenant acte desdits rapports, le procureur de la République de Van leva la mesure en cause.

6. Par un procès-verbal du 30 avril 2009, la direction de la sûreté de Van informa le procureur de la République que le contenu des enregistrements qui avaient été effectués lors de la mise sur écoute de la ligne téléphonique de T.K. avait été supprimé dans son intégralité.

7. Le 26 août 2010, à l’issue de l’enquête pénale menée contre T.K., le procureur de la République de Van rendit une décision de non-lieu en sa faveur.

8. Le 17 septembre 2010, prenant acte de ce que la décision de non-lieu était devenue définitive, il établit un procès-verbal portant constat de la destruction desdits enregistrements.

II. la procÉdure disciplinaire dirigÉe contre le requÉrant

9. Le 1er avril 2009, une pétition de dénonciation, signée par S.K. et portant essentiellement sur des relations extraconjugales prêtées au requérant, fut adressée au conseil d’inspection du ministère de la Justice.

10. Le 29 avril 2009, une enquête disciplinaire fut ouverte contre le requérant par des inspecteurs du ministère de la Justice, qui présentèrent un rapport d’inspection le 10 mars 2010.

11. Entre-temps, par un décret publié en juillet 2009, le requérant avait été muté à Uşak, pour y occuper un poste de procureur de la République ordinaire.

12. Le 3 juillet 2012, la deuxième chambre du CSJP infligea au requérant une sanction de mutation en application de l’article 68 (a) de la loi no 2802 sur les magistrats, considérant qu’il avait perdu l’honneur et la respectabilité de sa profession (mesleğin şeref ve nüfuzu) ainsi que sa dignité et sa réputation personnelles (şahsi onur ve saygınlığı) à raison d’actes qu’elle lui imputa sur la base d’informations, de documents et de déclarations de témoins contenus dans le dossier disciplinaire. Elle lui reprochait plus particulièrement d’avoir entretenu une relation intime avec T.K., d’avoir effectué aux frais de tiers des voyages et des séjours dans plusieurs villes en compagnie de celle-ci, d’avoir entravé le travail de policiers lors d’une perquisition concernant des faits de prostitution et d’avoir adopté, sur son lieu de travail, un comportement considéré comme conflictuel et sectaire. Elle établit l’existence passée d’une relation extraconjugale entre le requérant et T.K. en se fondant sur des éléments de preuve qui avaient été, selon ses termes, « fortuitement obtenus » du fait de l’utilisation par l’intéressé de la ligne téléphonique appartenant à T.K. alors que celle-ci faisait l’objet d’une surveillance dans le cadre d’une enquête pénale. Elle estima à cet égard que l’intérêt juridique protégé par le droit disciplinaire justifiait la possibilité d’utiliser dans le cadre de procédures disciplinaires des éléments de preuve ainsi obtenus, à la différence du cadre pénal dans lequel pareille utilisation était interdite.

13. Le 8 novembre 2012, le requérant demanda le réexamen de son dossier. Il soutenait, entre autres, que la divulgation de sa relation avec T.K. qui avait découlé de la mise sur écoute de la ligne téléphonique de l’intéressée constituait une violation de l’article 8 de la Convention.

14. Le 14 mars 2013, la deuxième chambre du Conseil de la magistrature rejeta la demande du requérant, considérant que sa décision initiale était fondée.

15. Le 16 mars 2013, le requérant forma opposition contre la sanction disciplinaire qui lui avait été infligée, invoquant notamment le droit au respect de sa vie privée.

16. Le 20 novembre 2013, l’assemblée plénière du Conseil de la magistrature rejeta l’opposition du requérant, estimant que la décision de la deuxième chambre était justifiée.

17. Le 11 juin 2014, en application de la décision de sanction devenue définitive, le requérant fut nommé à Kars en qualité de procureur de la République ordinaire.

18. Le 11 mars 2015, à la suite d’un amendement de la loi no 2802, l’assemblée plénière du Conseil de la magistrature réexamina le dossier du requérant et décida, d’une part, de remplacer la sanction de mutation par une réduction de salaire d’un montant équivalant à deux jours de travail et, d’autre part, d’effacer dans son dossier toute trace de la procédure disciplinaire en cause, la sanction de réduction de salaire étant visée par les dispositions d’amnistie prévues par la loi no 2802.

19. Le 15 octobre 2015, le requérant fut de nouveau nommé procureur de la République à Uşak.

APPRÉCIATION DE LA COUR

I. sur les exceptions prÉliminaires du gouvernement

20. Le Gouvernement soulève deux exceptions d’irrecevabilité concernant l’ensemble de la requête. Il plaide, d’une part, l’abus du droit de requête et, d’autre part, l’incompatibilité ratione personae de celle-ci avec les dispositions de la Convention. En ce qui concerne la première exception, il reproche au requérant de n’avoir informé la Cour ni de la suppression de la mesure de sanction après le remplacement de la sanction de mutation par une sanction de réduction de salaire, ni des conséquences qui en sont résultées pour l’intéressé. Pour ce qui est de la deuxième exception, le Gouvernement soutient que le retrait de la sanction disciplinaire infligée au requérant et le rétablissement subséquent de son statut de magistrat de première classe et des droits y attachés ont pour effet de priver l’intéressé de la qualité de victime.

21. Le requérant conteste les exceptions présentées par le Gouvernement.

22. Pour ce qui est de l’exception relative à la qualité de victime, la Cour observe que même si la sanction de mutation infligée au requérant a été remplacée, le 11 mars 2015, par une sanction plus légère, laquelle a été supprimée par la suite (paragraphe 18 ci-dessus), l’intéressé avait été muté dès le 11 juin 2014 à Kars en tant que procureur de la République ordinaire, en application de cette sanction (paragraphe 17 ci-dessus). De plus, sa réintégration dans le poste qu’il occupait antérieurement à Uşak n’est intervenue que le 15 octobre 2015 (paragraphe 19 ci-dessus). Elle note ensuite que le Gouvernement n’a présenté aucun élément propre à établir que le requérant aurait récupéré l’intégralité des avantages, notamment financiers, liés à la fonction dont la procédure disciplinaire et l’application de la sanction litigieuse l’ont privé. Elle considère donc que les mesures de remplacement et de suppression de la sanction litigieuse ne sont pas de nature à retirer sa qualité de victime au requérant (à comparer également avec Eminağaoğlu c. Turquie, no 76521/12, § 52, 9 mars 2021). Partant, il convient de rejeter cette exception.

23. Quant à l’exception d’abus du droit de requête qui résulterait de ce que le requérant n’aurait pas informé la Cour du remplacement et de la suppression de la sanction litigieuse, la Cour réitère sa conclusion selon laquelle le requérant a conservé son statut de victime nonobstant lesdites mesures (paragraphe 22 ci-dessus). Il s’ensuit que celles-ci ne peuvent être considérées comme un développement important dont l’absence de communication à la Cour constituerait un abus du droit de requête (voir, mutatis mutandis, Ete c. Türkiye, no 28154/20, § 21, 6 septembre 2022). Cette exception doit donc également être rejetée.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 DE LA CONVENTION

24. Invoquant l’article 6 §§ 1 et 3 d) de la Convention, le requérant se plaint tout d’abord d’un défaut d’équité de la procédure disciplinaire litigieuse, dénonçant l’utilisation, en tant qu’éléments de preuve principaux, des enregistrements d’écoutes qui avaient été opérées sur la ligne téléphonique de T.K. et des données de la surveillance physique qui avait été effectuée par la police au cours d’une procédure pénale antérieure. Il soutient ensuite que l’impossibilité pour lui d’interroger les témoins dont les déclarations étaient utilisées à charge et de prendre connaissance de l’intégralité du rapport d’inspection a porté atteinte au principe de l’égalité des armes. Il se plaint enfin la durée de la procédure disciplinaire.

25. Invoquant en outre l’article 13 de la Convention, le requérant se plaint, d’une part, d’un défaut d’impartialité de l’assemblée plénière du CSJP, exposant que celle-ci était composée en partie de membres de la deuxième chambre qui avaient précédemment exprimé leur opinion dans le cadre de la décision initiale de sanction, et, d’autre part, d’un défaut d’effectivité de la procédure d’opposition devant l’assemblée plénière.

26. Maîtresse de la qualification juridique des faits, la Cour estime qu’il convient d’examiner ces griefs sous l’angle du seul article 6 de la Convention.

27. Elle observe que le requérant se plaint, entre autres, d’un manque d’effectivité de la procédure d’opposition devant l’assemblée plénière du CSJP, à laquelle il reproche en outre de manquer d’impartialité. Elle considère qu’en l’espèce le requérant soulève en substance un grief relatif au « droit à un tribunal ». Par conséquent, elle estime opportun d’examiner en premier lieu ce grief sur le terrain de l’article 6 § 1 de la Convention.

28. Le Gouvernement soulève une exception d’irrecevabilité tirée d’une incompatibilité ratione materiae du grief avec les dispositions de la Convention. Selon lui, le volet civil de l’article 6 de la Convention est inapplicable en l’espèce, aucun droit de caractère « civil » n’étant en jeu compte tenu notamment de la nature du poste qu’occupait le requérant avant l’ouverture de la procédure litigieuse.

29. Le requérant conteste l’exception présentée par le Gouvernement.

30. La Cour rappelle avoir conclu dans l’arrêt Eminağaoğlu (précité, §§ 58-81) que le volet civil de l’article 6 était applicable à la procédure disciplinaire en cause dès lors que la seconde condition posée dans l’arrêt Vilho Eskelinen et autres c. Finlande ([GC], no 63235/00, § 62, CEDH 2007-II) pour soustraire un magistrat à la protection offerte par l’article 6 n’était pas remplie. En l’espèce, en l’absence d’un quelconque argument ou fait qui nécessiterait de s’écarter de cette approche, la même conclusion s’impose.

31. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour le déclare recevable.

32. Les principes généraux relatifs au droit à un tribunal ont été résumés dans l’arrêt Eminağaoğlu (précité, §§ 89-91).

33. À l’instar du Gouvernement, la Cour observe que le CSJP est considéré dans l’ordre juridique turc non pas comme un « tribunal », mais comme un organe constitutionnel qui, en vertu de l’article 159 de la Constitution, exerce ses fonctions dans le respect du principe de l’indépendance des tribunaux et des garanties dont jouissent les magistrats. Par ailleurs, elle rappelle que dans l’affaire Eminağaoğlu (arrêt précité, §§ 97-104), elle a répondu par la négative à la question de savoir si le CSJP pouvait être considéré comme un « tribunal ». Elle a conclu en outre que la procédure qui avait été menée devant cet organe n’était pas de nature à satisfaire aux exigences procédurales prévues par l’article 6 de la Convention, dès lors qu’elle s’était déroulée essentiellement par écrit, offrant très peu de garanties au magistrat concerné. À cet égard, elle a observé, d’une part, que la législation pertinente ne contenait pas de règles spécifiques relatives à la procédure à suivre, aux garanties accordées aux mis en cause devant cette instance et à la manière dont les preuves devaient y être admises et évaluées et, d’autre part, que les décisions rendues par cet organe ne comportaient qu’un raisonnement rudimentaire, qui ne donnait aucune indication sur les motifs ayant conduit les formations à statuer comme elles l’avaient fait. En l’espèce, la Cour ne relève rien qui puisse la conduire à s’écarter de ces considérations. Par conséquent, elle conclut que la cause du requérant n’a pas été entendue par un « tribunal » répondant aux exigences de l’article 6 § 1 de la Convention.

34. Partant, il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention à raison de l’atteinte portée au droit du requérant à un examen de sa cause par un tribunal.

35. Pour ce qui est des autres griefs formulés sur le terrain de l’article 6 de la Convention, la Cour rappelle que, dans des affaires concernant la Haute Cour administrative militaire, elle a jugé qu’un tribunal dont le défaut d’indépendance et d’impartialité avait été établi ne pouvait en toute hypothèse garantir un procès équitable aux personnes soumises à sa juridiction (Yeltepe c. Turquie, no 24087/07, § 33, 14 mars 2017). Pareilles considérations valent également en l’espèce. En effet, une instance nationale qui ne répond pas aux exigences de l’article 6 § 1 de la Convention ne peut en aucun cas garantir un procès équitable aux personnes soumises à sa juridiction. À la lumière de ce qui précède et eu égard au constat de violation de l’article 6 § 1 auquel elle est parvenue ci-dessus, la Cour estime qu’il n’y a pas lieu d’examiner séparément les autres griefs fondés sur l’article 6 de la Convention (voir, dans ce sens, Eminağaoğlu, précité, § 108 ; voir aussi, Yeltepe, précité, § 33, avec les références qui y sont citées).

III. SUR La VIOLATION ALLÉGUÉE de l’article 8 de la convention

36. Invoquant l’article 8 de la Convention, le requérant se plaint d’une atteinte à son droit au respect de sa vie privée à raison de l’utilisation en tant qu’élément de preuve, dans la procédure disciplinaire litigieuse, d’informations obtenues à l’occasion de la surveillance de la ligne téléphonique appartenant à T.K., qu’il utilisait à titre personnel.

37. Constatant que le grief n’est pas manifestement mal fondé ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour le déclare recevable.

38. La Cour considère que la mise sur écoute de la ligne téléphonique qui était au nom de la petite amie du requérant, mais était utilisée par celui-ci, s’analyse en une « ingérence d’une autorité publique » dans le droit au respect de la vie privée et de la correspondance du requérant au sens de l’article 8 § 2 de la Convention (Karabeyoğlu c. Turquie, no 30083/10, § 76, 7 juin 2016).

39. Elle rappelle que dans l’affaire Karabeyoğlu (arrêt précité), elle a conclu à la violation de l’article 8 de la Convention, jugeant que l’ingérence qui avait découlé d’une utilisation à des fins disciplinaires d’éléments précédemment obtenus par une interception de communications téléphoniques effectuée dans le cadre d’une procédure pénale n’était pas « prévue par la loi », au sens de l’article 8 § 2 de la Convention (ibidem, §§ 112-119). Ayant examiné la présente affaire à la lumière des principes définis dans la jurisprudence susmentionnée, la Cour considère que le Gouvernement n’a fourni aucun fait ni argument propre à la conduire à adopter, dans la présente cause, une conclusion différente de celle à laquelle elle était alors parvenue. En effet, elle observe qu’en l’espèce, même si l’interception de communications téléphoniques passées par le requérant sur la ligne appartenant à T.K., sa petite-amie à l’époque des faits, s’inscrivait dans le cadre d’une enquête pénale menée contre cette dernière (paragraphe 3 ci-dessus), il apparaît, d’une part, que les données obtenues au moyen de cette mesure ne semblent pas avoir été complètement détruites à l’issue de cette enquête, en dépit de l’existence de procès-verbaux portant constat de leur destruction (paragraphes 6 et 8 ci-dessus), et, d’autre part, qu’elles ont été utilisées comme un élément de preuve principal au cours de la procédure disciplinaire dirigée contre le requérant (paragraphe 12 ci-dessus). Comme la Cour l’a observé dans l’affaire précitée, l’exploitation de ce type de données en dehors du but pour lequel elles ont été collectées n’est pas conforme à la législation nationale (ibidem, § 117).

40. Partant, la Cour conclut à la violation de l’article 8 de la Convention quant à l’utilisation dans le cadre de l’enquête disciplinaire menée contre le requérant de renseignements précédemment obtenus à l’occasion de la mise sur écoute d’une ligne téléphonique dont il se servait alors.

APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

41. Le requérant demande 5 990,17 euros (EUR) pour dommage matériel, expliquant que ce montant correspond aux pertes salariales qu’il estime avoir subies à raison d’une privation de points d’ancienneté sur la période comprise entre 2011 et 2015. Il présente à cet égard un bordereau de promotion montrant l’évolution salariale correspondant au poste qu’il a occupé entre 2012 et 2018. Il sollicite en outre 50 000 EUR pour dommage moral. Enfin, il réclame 9 586,20 EUR au titre des frais et dépens qu’il dit avoir engagés dans le cadre de la procédure menée devant la Cour, somme qu’il ventile comme suit : 9 500 EUR pour frais d’avocat, 11,20 EUR pour frais postaux et 75 EUR pour frais de photocopie, de téléphonie et de secrétariat. Il soumet à l’appui de cette demande, d’une part, une feuille de calcul indiquant un montant de 9 500 EUR et comportant le détail des heures et des frais correspondants à chaque tâche que son avocat aurait accomplie dans le cadre du traitement de la requête et, d’autre part, deux reçus d’un montant total de 6,20 EUR pour des frais de télécopie et de poste.

42. Le Gouvernement soutient qu’il n’y a pas de lien de causalité entre le préjudice matériel allégué et les violations dénoncées, et qu’en tout état de cause la demande présentée à ce titre n’est pas étayée. Il considère en outre que la demande pour préjudice moral ne l’est pas davantage, et qu’elle est excessive, les prétentions du requérant ne correspondant pas aux montants alloués dans la jurisprudence de la Cour. Il estime enfin que les demandes concernant les frais et dépens ne sont pas étayées et qu’elles sont excessivement élevées au regard, selon lui, de l’absence de complexité de l’affaire et du nombre limité de questions qui y étaient soulevées.

43. La Cour considère qu’elle ne peut pas spéculer sur les conséquences des violations constatées, et notamment sur l’issue de la procédure si la violation de l’article 6 § 1 de la Convention n’avait pas eu lieu (voir, mutatis mutandis, Bilgen c. Turquie, no 1571/07, § 102, 9 mars 2021). Partant, elle rejette la demande du requérant relative au préjudice matériel. Toutefois, elle lui octroie 10 140 EUR pour dommage moral, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme. En outre, compte tenu des documents en sa possession et de sa jurisprudence, la Cour juge raisonnable d’allouer au requérant la somme de 2 000 EUR tous frais et dépens confondus, plus tout montant pouvant être dû par le requérant à titre d’impôt sur cette somme.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare recevables le grief fondé sur l’article 6 § 1 de la Convention relativement au droit à un tribunal et celui fondé sur l’article 8 de la Convention ;

2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention relativement au droit à un tribunal ;

3. Dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner les autres griefs formulés sur le terrain de l’article 6 de la Convention ;

4. Dit qu’il y a eu violation de l’article 8 de la Convention ;

5. Dit,

a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans un délai de trois mois les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement :

i. 10 140 EUR (dix mille cent-quarante euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme, pour dommage moral ;

ii. 2 000 EUR (deux mille euros), plus tout montant pouvant être dû par le requérant à titre d’impôt sur cette somme, pour frais et dépens ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

6. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 9 mai 2023, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Dorothee von Arnim                     Egidijus Kūris
Greffière adjointe                            Président

Dernière mise à jour le mai 9, 2023 par loisdumonde

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