L’affaire concerne l’imposition au président de la section turque d’Amnesty International d’une amende administrative pour non-respect d’une disposition légale exigeant des associations qu’elles déclarent à l’administration avant utilisation les fonds qu’elles perçoivent de l’étranger.
DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE KORKUT ET AMNESTY INTERNATIONAL TÜRKİYE c. TÜRKİYE
(Requête no 61177/09)
ARRÊT
Art 6 § 1 (civil) • Condamnation du président de la section turque d’Amnesty International à une amende administrative pour non-respect d’une disposition légale exigeant des associations qu’elles déclarent à l’administration avant utilisation les fonds perçus de l’étranger • Décisions insuffisamment motivées par les juridictions internes
Art 11 • Liberté d’association • Ingérence non prévu par une loi prévisible
STRASBOURG
9 mai 2023
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Korkut et Amnesty International Türkiye c. Türkiye,
La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une Chambre composée de :
Arnfinn Bårdsen, président,
Jovan Ilievski,
Egidijus Kūris,
Saadet Yüksel,
Lorraine Schembri Orland,
Frédéric Krenc,
Davor Derenčinović, juges,
et de Hasan Bakırcı, greffier de section,
Vu la requête (no 61177/09) dirigée contre la République de Türkiye et dont une association de droit turc, Amnesty International Türkiye, et un ressortissant de cet État, M. Yakup Levent Korkut (« les requérants »), ont saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 12 novembre 2009,
Vu la décision de porter la requête à la connaissance du gouvernement turc (« le Gouvernement »),
Vu les observations des parties,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 4 avril 2023,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
INTRODUCTION
1. L’affaire concerne l’imposition au président de la section turque d’Amnesty International d’une amende administrative pour non-respect d’une disposition légale exigeant des associations qu’elles déclarent à l’administration avant utilisation les fonds qu’elles perçoivent de l’étranger. Les requérants, à savoir Amnesty International Türkiye et M. Yakup Levent Korkut, le président de l’époque de l’association en question, invoquent les articles 6, 11, 14 de la Convention et l’article 1 du Protocole no 1.
EN FAIT
2. Amnesty International Türkiye (« l’association requérante »), qui fut fondée en 2002 sur l’autorisation du conseil des ministres, est la section turque d’Amnesty International, organisation dont le siège se trouve à Londres.
M. Yakup Levent Korkut (« le requérant »), né en 1962, était à l’époque des faits le président de l’association requérante. Les requérants sont représentés par Mes A. Yılmaz et S. N. Yılmaz, avocats à Istanbul.
3. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, M. Hacı Ali Açıkgül, chef du service des droits de l’homme au ministère de la Justice.
4. Le 23 novembre 2004, une nouvelle loi sur les associations (« la loi sur les associations » ou « la loi no 5253 ») entra en vigueur. En vertu de l’article 21 de cette loi et de l’article 18 du règlement sur les associations, une association pouvait recevoir des contributions financières de source étrangère à condition, d’une part, que celles-ci transitassent par le réseau bancaire, et, d’autre part, que le montant de tels fonds fût déclaré à l’administration avant leur utilisation.
5. Le 10 octobre 2007, le préfet d’Istanbul ordonna une inspection de l’association requérante. Le rapport dressé à l’issue de cette inspection relevait des irrégularités dans les activités de ladite association. Il précisait en particulier qu’en 2006 et en 2007, l’association s’était à seize reprises acquittée tardivement de l’obligation de déclaration à la préfecture des fonds de source étrangère préalablement à leur utilisation, méconnaissant ainsi les dispositions de l’article 21 de la loi sur les associations. D’après le rapport, il s’agissait de dix versements provenant du siège social d’Amnesty International (tous déclarés moins de trois mois après leur réalisation, sauf un pour lequel la démarche n’avait pas encore été accomplie au moment de l’inspection), de quatre versements provenant d’Amnesty International Norvège (dont un seul restait à déclarer au moment de l’inspection, les trois autres ayant été déclarés moins d’un mois après leur réalisation) et de deux versements provenant de particuliers résidant à l’étranger (déclarés moins d’un mois après leur réalisation). Le rapport préconisait l’imposition au président de l’association, en application de l’article 32 § 1, alinéa l) de la loi sur les associations, d’une amende administrative pour chacun des manquements ainsi constatés.
6. Par une lettre du 19 novembre 2007, le directeur départemental des associations d’Istanbul informa la préfecture qu’il ressortait du rapport d’inspection susmentionné qu’à cinq reprises en 2006 et à onze reprises en 2007, l’association requérante avait en violation de l’article 21 de la loi sur les associations déclaré postérieurement à leur utilisation des fonds provenant de l’étranger. Il demanda l’imposition au président de l’association d’une amende administrative de 9 246 livres turques (TRY), soit environ 5 283 euros (EUR) selon le taux de change applicable à l’époque.
7. Par une décision notifiée à l’intéressé le 9 janvier 2008, le préfet d’Istanbul infligea à M. Korkut, en tant que président de l’association requérante, une amende administrative du montant susmentionné à raison des seize irrégularités relevées dans le rapport d’inspection précité.
8. Par une lettre adressée le 21 janvier 2008 à la direction des associations de la préfecture d’Istanbul, le requérant contesta cette décision. Il y expliquait que l’association requérante était une organisation internationale non gouvernementale et que ses frais généraux étaient largement couverts par des aides financières versées par le siège international d’Amnesty International ou par des sections nationales de l’association à l’étranger. Il ajoutait qu’elle s’était conformée dans les délais prescrits à l’obligation de déclaration des contributions financières de source étrangère, et qu’une infraction à la loi sur les associations ne pouvait être observée qu’à l’égard de deux versements notifiés tardivement au préfet, l’un en date du 10 février 2006 provenant d’Amnesty International Norvège, l’autre en date du 27 juin 2006 provenant du siège d’Amnesty International. Il estimait en conséquence que l’amende administrative qui lui avait été infligée était illégale.
9. Par une lettre du 30 janvier 2008, le préfet d’Istanbul informa le requérant que l’amende litigieuse était conforme à la législation et qu’il était en droit de la contester devant les juridictions nationales.
10. Le 7 février 2008, le requérant s’acquitta de l’intégralité du montant de l’amende.
11. Le 8 février 2008, il saisit le tribunal administratif d’Istanbul d’un recours tendant à l’annulation de l’amende en question. Il demandait également la tenue d’une audience.
12. Le 25 février 2008, le tribunal administratif d’Istanbul se déclara incompétent pour connaître du fond de l’affaire.
13. À la suite de cette déclaration d’incompétence, M. Korkut introduisit le 27 juin 2008 devant le tribunal d’instance pénal d’Istanbul (« le tribunal d’instance ») un recours tendant à l’annulation de l’amende administrative en question. Il reprochait à la préfecture notamment de ne pas avoir précisé les dates et montants des contributions étrangères au titre desquelles cette amende avait été infligée. Il expliquait également que l’association requérante s’était en 2006 et 2007 acquittée à treize reprises de l’obligation prévue par l’article 21 de la loi sur les associations en déclarant trente-cinq aides financières qu’elle avait reçues de source étrangère. Il soutenait par ailleurs que l’obligation de déclaration préalable ne s’appliquait pas dans le cas des fonds visés par la sanction litigieuse, au motif qu’ils provenaient du siège social d’Amnesty International ou de sections nationales de l’association à l’étranger. Il ajoutait qu’étant donné que l’association ne disposait que d’un seul compte bancaire, il était en pratique presque impossible de déclarer avant leur utilisation les fonds qu’elle recevait de l’étranger. Il estimait enfin que la décision de lui infliger une amende administrative ne s’était pas fondée sur un examen approfondi de la situation, et qu’elle n’était ni raisonnable ni proportionnée.
14. Le 23 octobre 2008, le tribunal d’instance demanda à la préfecture d’Istanbul de lui soumettre ses observations relativement au recours du requérant ainsi qu’une copie de tous les documents sur lesquels elle s’était fondée pour décider d’infliger à l’intéressé l’amende litigieuse.
15. Le 20 novembre 2008, la préfecture d’Istanbul fournit au tribunal d’instance les pièces suivantes : une copie du rapport rendu au terme de l’inspection dont l’association requérante avait fait l’objet, le procès-verbal de la décision d’infliction au requérant d’une amende administrative, ainsi que des documents attestant la notification de cette amende à l’intéressé. Ces pièces n’ont pas été communiquées aux requérants. Le Gouvernement a précisé que l’administration n’avait formulé aucune observation sur le fond de l’affaire lors de la procédure devant le tribunal d’instance.
16. Le 5 décembre 2008, le tribunal d’instance, se fondant sur les documents communiqués par la préfecture d’Istanbul, rejeta le recours du requérant. Il estima que les fonds transférés de l’étranger sur le compte de l’association requérante et dont la non-déclaration avait été sanctionnée par l’amende administrative litigieuse relevaient du champ d’application de l’article 21 de la loi sur les associations. Il observa que l’exigence énoncée à cet article ne prévoyait aucune restriction quant à la manière dont les associations pouvaient utiliser des fonds provenant de l’étranger et qu’elle visait à assurer la transparence de la comptabilité des associations. Il considéra également que la sanction en question, prise à raison de plusieurs irrégularités, était proportionnée au but indiqué. Les parties pertinentes de ce jugement se lisent comme suit :
« L’administration a été invitée à formuler ses observations et à fournir les documents utiles. Il ressort du dossier ainsi constitué que les sanctions administratives ont été prononcées après examen du rapport no 183 du 10 octobre 2007 dressé par la direction départementale des associations à la suite de l’inspection dont la section turque d’Amnesty International avait été l’objet. En conséquence, la sanction administrative est conforme aux règles de procédure et à la loi. »
17. Le 27 mars 2009, M. Korkut recourut contre ce jugement devant la cour d’assises de Beyoğlu. Se fondant sur des documents qu’il soumit à la cour et qu’il n’avait, d’après le Gouvernement, pas présentés devant le tribunal d’instance, il arguait que le tribunal d’instance avait rendu son jugement d’après les seules conclusions du rapport d’inspection et n’avait procédé à aucune recherche ni recueilli aucun autre élément pertinent. Or, selon lui, le tribunal aurait dû se procurer les documents relatifs aux opérations bancaires de l’association requérante et ordonner une expertise aux fins de vérification des conclusions du rapport susmentionné. Le requérant expliquait qu’il avait respecté l’obligation de déclaration et que seuls deux transferts de fonds en provenance de l’étranger pouvaient éventuellement être remis en cause. Il affirmait que les fonds de source étrangère étaient versés sur le compte de l’association sous la forme de virements bancaires, et soutenait qu’il était en principe très difficile d’établir la date à laquelle ces fonds avaient été réellement dépensés, étant donné qu’ils servaient d’après lui essentiellement à payer certains frais courants de l’association. Il indiquait à nouveau que les dates et montants des aides étrangères au titre desquelles l’amende administrative litigieuse avait été infligée n’étaient pas précisés dans les documents relatifs aux amendes en question. Il ajoutait notamment que la direction départementale des associations d’Istanbul n’imposait pas aux sections nationales d’organisations internationales – ce qui était le cas de l’association requérante – de déclarer avant utilisation les fonds provenant de leur siège international. Il présentait à l’appui de cette thèse une lettre datée du 31 octobre 2006 adressée à l’Open Society Türkiye (section nationale d’une fondation internationale) par la direction départementale des associations d’Istanbul en réponse à une question que lui avait posée l’association susmentionnée relativement au régime des fonds transférés de son siège international vers sa section turque et destinés à payer certains frais courants : ladite direction y expliquait que pareils fonds n’étaient pas soumis à l’obligation de déclaration préalable et ajoutait que ce n’était que lorsque des fonds de source étrangère étaient transférés à la section nationale d’une association internationale aux fins de versement à des tiers qu’il convenait de les déclarer conformément à l’article 21 de la loi no 5253.
18. Par une décision du 15 juin 2009 notifiée au requérant le 2 juillet 2009, la cour d’assises débouta celui-ci de son recours et confirma le jugement du 5 décembre 2008 qui devint alors définitif. Sans se prononcer sur les arguments avancés par l’intéressé, elle déclara que ce jugement était conforme aux règles de procédure et à la loi.
LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE INTERNES ET INTERNATIONAUX PERTINENTS
I. La loi no 5253 du 4 novembre 2004 sur les associations
19. L’article 5 § 2 de la loi no 5253 dispose :
« Les associations étrangères peuvent (…) ouvrir en Türkiye des représentations ou des bureaux locaux, y fonder des associations ou des fédérations, ou y adhérer à des associations ou fédérations existantes avec l’autorisation du ministère de l’Intérieur délivrée sur avis du ministère des Affaires étrangères. »
20. Les parties pertinentes de l’article 19 de la loi no 5253 se lisent comme suit :
« Les associations sont tenues de soumettre à l’administration locale avant la fin du mois d’avril de chaque année une déclaration comportant un décompte de leurs revenus et de leurs dépenses et un bilan de leurs activités. Les principes et procédures relatifs au dépôt de cette déclaration sont régis par un règlement.
Lorsqu’ils le jugent nécessaire, le ministre de l’Intérieur ou l’administration locale peuvent faire vérifier si les activités des associations correspondent aux objectifs spécifiés dans leurs statuts et si elles tiennent leurs livres et leurs registres conformément à la législation. (…)
Lorsqu’un acte constitutif d’une infraction est constaté au cours de l’inspection, l’administration locale en informe immédiatement le parquet.
(…) »
21. L’article 21 de la même loi se lisait comme suit dans sa rédaction en vigueur à l’époque des faits :
« Les associations peuvent recevoir une aide financière (…) de particuliers, d’institutions ou d’organisations situés à l’étranger à condition d’en informer préalablement l’autorité administrative locale. La forme et le contenu de la déclaration prévue à cette fin sont régis par un règlement. Toute aide financière doit transiter par le réseau bancaire. »
22. L’article 32 § 1, alinéa l) de la même loi, tel qu’en vigueur à l’époque des faits, disposait :
« Les sanctions applicables en cas d’infraction aux dispositions de la présente loi sont les suivantes :
l) Une amende administrative d’un montant de cinq cents millions de livres turques infligée aux dirigeants de l’association ayant omis de soumettre la déclaration prévue aux articles 21, 22, 23 et 24 (…) »
Cet article fut modifié par la loi no 5728 du 23 janvier 2008, qui prévoyait que le non-respect de l’obligation de déclaration énoncée à l’article 21 de la loi no 5253 fût passible d’une amende pénale ou d’une peine d’emprisonnement pouvant aller jusqu’à trois mois. Ces dispositions ont cependant été abolies par la loi no 7262 du 27 décembre 2020, laquelle rétablit pour l’infraction en question une sanction prenant la forme d’une amende administrative.
II. La loi no 5326 du 30 mars 2005 relative aux fautes administratives
23. En vertu de l’article 27 de la loi no 5326, il est possible de contester une amende administrative devant le tribunal d’instance pénal compétent. L’article 28 de cette loi, qui décrit les étapes du contrôle juridictionnel auquel doit se livrer le tribunal d’instance en pareil cas, se lit comme suit en ses parties pertinentes en l’espèce :
« (…)
2) Lorsque le recours [contre l’amende administrative] est conforme aux règles de procédure, le mémoire en recours est transmis à l’administration.
3) L’administration doit présenter ses observations dans les quinze jours suivant la communication du mémoire en question. Une copie de l’intégralité du dossier relatif à l’amende administrative contestée, accompagnée des observations [en réponse], est présentée au tribunal (…)
4) Le tribunal adresse au recourant une copie des observations [en réponse]. Il peut convoquer et entendre les parties sur demande ou d’office (…)
(…)
7) Le tribunal rend son verdict après avoir entendu les parties, recueilli toutes les preuves et donné la parole en dernier au recourant (…)
(…) »
En vertu de l’article 29 de ladite loi, il est possible de former un recours contre une décision du tribunal d’instance. L’examen d’un tel recours se fait cependant sans audience sur la base des éléments du dossier.
III. Le règlement sur les associations
24. Le règlement no 25772 sur les associations a été publié au journal officiel le 31 mars 2005. Son article 18 dispose :
Obligation de déclaration
« Les associations et les associations ou fondations étrangères autorisées à exercer des activités relevant de l’article 5 de la loi ainsi que les organisations à but non lucratif peuvent recevoir une aide en nature ou en espèces de particuliers, d’institutions et d’organisations situés à l’étranger à condition qu’elles en informent préalablement l’administration locale. S’il s’agit d’une aide financière, celle-ci doit transiter par le réseau bancaire. La déclaration doit être faite avant utilisation des fonds. »
À la suite d’un amendement adopté le 9 juillet 2020, le paragraphe suivant a été ajouté à l’article 18 du règlement no 25772 :
« Les fonds que les sections nationales d’associations ou fondations étrangères perçoivent de leur siège international ou d’autres sections situées à l’étranger (…) sont soumis à la (…) procédure [prévue au premier paragraphe]. »
IV. La jurisprudence pertinente de la Cour constitutionnelle
25. Dans ses observations, le Gouvernement se réfère à plusieurs affaires dans lesquelles la Cour constitutionnelle a examiné l’infliction d’une amende administrative sous l’angle du droit de propriété. Dans l’arrêt Züliye Öztürk (no 2014/1734, 14 septembre 2017), la Haute Cour a conclu que l’imposition à la requérante d’une amende administrative s’analysait en une ingérence excessive dans l’exercice par l’intéressée de son droit de propriété, les instances inférieures ayant omis de soumettre à un contrôle judiciaire approfondi la question de savoir si l’amende litigieuse lui avait été notifiée ou non. En revanche, dans l’arrêt A.D. (no 2015/10393, 9 janvier 2019), elle a estimé suffisamment approfondi le contrôle juridictionnel auquel une mesure semblable avait été soumise et a conclu en conséquence à l’absence de violation du droit de propriété.
Pour ce qui est de l’absence d’audience devant le tribunal d’instance, la Cour constitutionnelle a admis que des juridictions de cette nature pouvaient procéder de la sorte. Dans son arrêt Kırmızı GAA İnşaat Turizm Gıda Sanayi ve Tic. Ltd. Şti (no 2013/2370, 14 septembre 2017), elle a conclu qu’il n’y avait pas lieu de tenir une audience dans le cadre d’une procédure en annulation d’amendes administratives, étant donné que l’affaire ne soulevait aucun problème de droit ou de fait qu’un examen du dossier et des observations écrites des parties ne suffît à résoudre de manière satisfaisante, eu égard par ailleurs au fait que le requérant n’avait pas demandé la tenue d’une audience. Elle a en revanche conclu à la violation du droit de l’intéressé à obtenir une décision motivée. Cependant, dans l’arrêt précité comme dans l’arrêt Durmaz Oto. Petrol Ürünleri İnş. San. ve Tic. Ltd. Şti (3) (no 2014/929, 10 juin 2015), considérant que les requérants avaient préalablement eu accès à l’ensemble des pièces des dossiers et que le fait que les documents soumis par l’administration ne leur avaient pas été communiqués n’était pas de nature à rompre le juste équilibre entre les parties, elle a conclu le droit des intéressés à un procès équitable n’avait pas été méconnu. Il ressort de cette jurisprudence que lorsqu’on se plaint devant elle d’une violation du droit à un procès équitable, la Cour constitutionnelle estime que dès lors que les requérants ont suffisamment pris connaissance des éléments du dossier, des conclusions de la défense et des pièces annexes, les principes de l’égalité des armes et de la procédure contradictoire ne sont pas méconnus.
26. Pour ce qui est de la jurisprudence de la Cour constitutionnelle relative au droit à la liberté d’association, le Gouvernement se réfère à l’arrêt Hint Aseel Hayvanları Koruma ve Geliştirme Derneği ve Hikmet Neğuç (no 2014/4711, 22 février 2019), dans lequel la Haute Cour a conclu que la dissolution d’une association n’avait pas emporté violation de ce droit.
V. Exemples de sanctions présentés par le Gouvernement
27. Le Gouvernement a présenté de nombreux documents attestant que des associations avaient été sanctionnées pour non-respect de l’obligation de déclaration prévue à l’article 21 de la loi no 5253. Toutefois, aucun de ces documents ne concernait une aide financière transférée comme en l’espèce du siège international d’une association vers la section turque de cette association. Il ressort par ailleurs d’une lettre du 8 juillet 2020 du préfet adjoint d’Ankara qu’aucune organisation non gouvernementale ayant son siège à l’étranger n’avait été sanctionnée pour non-respect de l’obligation en question.
VI. Textes internationaux
28. Dans ses observations, le Gouvernement s’est référé aux dispositions pertinentes d’une part de la Convention des Nations unies contre la corruption adoptée par la résolution no 58/4 du 31 octobre 2003 de l’Assemblée générale des Nations unies, et d’autre part de la Convention du Conseil de l’Europe relative au blanchiment, au dépistage, à la saisie et à la confiscation des produits du crime ouverte à la signature le 8 novembre 1990 et entrée en vigueur le 1er septembre 1993 (traité no 141). Il a également renvoyé aux recommandations du Groupe d’action financière (GAFI).
EN DROIT
I. SUR L’EXCEPTION PRÉLIMINAIRE DE TARDIVETÉ SOULEVÉE PAR le gouvernement
29. Le Gouvernement estime que la requête est irrecevable, les requérants n’ayant pas respecté les dispositions de l’article 47 du règlement de la Cour. Il indique que la lettre – un document d’une page sans annexe – adressée à la Cour par l’un des représentants des requérants le 12 novembre 2009 ne comportait pas les éléments énumérés à l’article 47 du règlement et n’était pas accompagnée d’un pouvoir signé par les requérants. Ce n’est selon lui que le 25 février 2010 qu’une requête en due forme a été présentée par les requérants. Ceux-ci n’auraient donc pas respecté le délai de six mois prévu par l’article 35 § 1 de la Convention, la procédure objet de leur plainte s’étant achevée par la décision sommaire de la cour d’assises de Beyoğlu rendue le 15 juin 2009 et notifiée aux requérants le 2 juillet 2009. Le Gouvernement ajoute que le pouvoir autorisant les avocats à introduire une requête devant la Cour a été signé le 22 janvier 2010.
30. Les requérants rétorquent que la requête doit être considérée comme ayant été introduite le 12 novembre 2009, date de la première lettre qu’ils ont adressée à la Cour. Ils expliquent que les éléments contenus dans cette lettre remplissaient les conditions prévues à l’époque par le règlement et qu’ils ont ensuite soumis dans le délai fixé par la Cour un formulaire de requête dûment complété.
31. La Cour observe que, dans une lettre envoyée le 12 novembre 2009, les représentants des requérants lui ont adressé des renseignements sur leurs clients ainsi qu’un résumé de l’affaire et un exposé des griefs que les intéressés formulaient contre la Türkiye sur le terrain de la Convention. Les représentants y précisaient qu’ils allaient soumettre un formulaire de requête dans les meilleurs délais. La Cour leur a répondu par une lettre du 1er décembre 2009 à laquelle était jointe une notice explicative. Elle y écrivait notamment ceci :
« Veuillez nous retourner le formulaire de requête complété ainsi que tous les documents pertinents dans un délai de huit semaines à compter de la date de la présente lettre, soit au plus tard le 26 janvier 2010. Si vous ne respectiez pas ce délai, la date considérée comme la date d’introduction de la requête serait celle de la communication du formulaire de requête complété et non celle de votre première communication. »
32. La Cour a reçu le 25 janvier 2010 (date du cachet de la poste) le formulaire en question dûment rempli, et elle a enregistré la requête.
33. La Cour rappelle que, selon sa jurisprudence telle qu’applicable à l’époque considérée, la requête était généralement réputée introduite à la date de la première communication du requérant indiquant son intention de la saisir et exposant, même sommairement, la nature de sa requête (Oliari et autres c. Italie, nos 18766/11 et 36030/11, § 89, 21 juillet 2015, avec les références citées), à la condition qu’un formulaire de requête dûment rempli fût ensuite soumis dans les délais fixés par la Cour (voir, par exemple, Kemevuako c. Pays-Bas (déc.), no 65938/09, §§ 19‑20, 1er juin 2010). La première communication en question, qui pouvait à cette époque prendre la forme d’une lettre envoyée par télécopie, interrompait en principe le cours du délai de six mois (Oliari et autres, précité, § 89).
34. En l’espèce, la première lettre indiquant leur intention de saisir la Cour et l’objet de leur requête a été envoyée par l’un des représentants des requérants le 12 novembre 2009. S’en est suivi l’envoi d’un formulaire de requête dûment complété conformément aux instructions données par le greffe (paragraphe 31 ci-dessus). La date de l’introduction de la requête est donc le 12 novembre 2009. Dès lors, le délai de six mois à compter de la date de la décision interne définitive ayant été respecté, la Cour rejette l’exception de tardiveté soulevée par le Gouvernement.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION
35. L’association requérante et le requérant, son président, allèguent que la procédure à l’issue de laquelle ce dernier a été déclaré coupable d’une infraction administrative n’a pas respecté les garanties d’équité, en particulier les principes de l’égalité des armes et du contradictoire. Ils se plaignent en particulier d’une absence de motivation des décisions judiciaires, d’un défaut de communication des documents et observations versés au dossier par la partie adverse et de la non-tenue d’une audience. Ils invoquent l’article 6 § 1 de la Convention, dont les parties pertinentes en l’espèce se lisent comme suit :
« 1. Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement (…) par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera (…) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. (…) »
36. La Cour observe à titre liminaire que l’association requérante n’était pas formellement partie à la procédure interne. Cependant, en l’espèce, il ne faut pas perdre de vue que l’amende administrative a été infligée au requérant, M. Korkut, en raison de sa qualité de président de la section turque d’Amnesty International et pour non-respect d’une disposition légale exigeant des associations qu’elles déclarent à l’administration avant l’utilisation des fonds qu’elles perçoivent de l’étranger (comparer avec Panetta c. Italie, no 38624/07, § 37, 15 juillet 2014). En effet, l’article 32 § 1, alinéa l) de la loi sur les associations rend les dirigeants des associations responsables du non-respect de l’obligation prévue à son article 21 (paragraphe 22 ci-dessus). Par conséquent, pour le besoin de la présente affaire, la Cour examinera conjointement les griefs des deux requérants sous l’angle de l’article 6 de la Convention.
A. Sur la recevabilité
37. Le Gouvernement soulève deux exceptions d’irrecevabilité, l’une de non-épuisement des voies de recours internes, l’autre d’incompatibilité ratione materiae.
1. Sur l’épuisement des voies de recours internes
38. Le Gouvernement soutient que les requérants n’ont pas soulevé devant les juridictions nationales leurs griefs relatifs à un défaut de communication des documents et observations versés au dossier par la partie adverse et à la non-tenue d’une audience.
39. Les requérants rétorquent qu’ils ont, au deuxième paragraphe de leur mémoire en opposition du 27 mars 2009, plaidé que le tribunal de première instance avait, en rendant sa décision aussitôt après que l’avis de l’administration lui eut été communiqué et sans mener aucune recherche approfondie supplémentaire, statué de manière manifestement illégale et arbitraire.
40. La Cour relève que dans le recours qu’ils ont formé le 27 mars 2009 devant la cour d’assises, les requérants ont certes contesté le raisonnement qu’avait suivi le tribunal d’instance et reproché à celui-ci de n’avoir pas soumis à un contrôle juridictionnel approfondi la décision qu’avaient prise les autorités de leur imposer une amende administrative. Elle observe toutefois qu’ils n’y ont pas soulevé, ne fût-ce qu’en substance, leurs griefs relatifs à un défaut de communication des documents et observations versés au dossier par la partie adverse et à la non-tenue d’une audience. Or il y a lieu de noter que l’article 28 de la loi no 5326 imposait au tribunal d’instance de communiquer aux requérants une copie des observations de l’administration et prévoyait la possibilité pour le tribunal de tenir une audience sur demande ou d’office. Rien ne donne donc à penser que la voie de recours choisie par les intéressés n’était pas susceptible de déboucher sur le redressement des griefs susmentionnés.
41. À la lumière de ce qui précède, la Cour accueille l’exception de non‑épuisement des voies de recours internes soulevée par le Gouvernement pour autant que les griefs des requérants concernent un défaut de communication des documents et observations versés au dossier par la partie adverse et la non-tenue d’une audience, et elle rejette en conséquence cette partie de la requête pour non-épuisement des voies de recours internes.
2. Sur l’applicabilité de l’article 6 de la Convention
42. Le Gouvernement soulève une exception préliminaire d’inapplicabilité de l’article 6 de la Convention sous ses deux volets pénal et civil. Il affirme que la procédure devant les juridictions nationales ne concernait pas une « accusation en matière pénale » portée contre les requérants. Il indique que l’infraction prévue par l’article 21 de la loi no 5253 est clairement qualifiée d’« administrative » en droit interne et qu’elle peut être infligée par un organe administratif à l’issue d’une procédure administrative.
43. Les requérants n’ont présenté aucune observation sur ce point.
44. La Cour rappelle sa jurisprudence constante selon laquelle l’« accusation en matière pénale » au sens de l’article 6 § 1 est une notion autonome. L’existence d’une « accusation en matière pénale » doit s’apprécier sur la base de trois critères, couramment dénommés « critères Engel » (Engel et autres c. Pays-Bas, 8 juin 1976, § 82, série A no 22). Le premier de ces critères est la qualification juridique de l’infraction en droit interne, le second la nature même de l’infraction et le troisième le degré de sévérité de la sanction que risque de subir l’intéressé. Les deuxième et troisième critères sont alternatifs, et pas nécessairement cumulatifs. Cela n’empêche pas l’adoption d’une approche cumulative si l’analyse séparée de chaque critère ne permet pas d’aboutir à une conclusion claire quant à l’existence d’une accusation en matière pénale (Vegotex International S.A. c. Belgique, no 49812/09, § 67, 10 novembre 2020, avec les références citées).
45. En l’espèce, la Cour constate d’abord que le non-respect de l’obligation énoncée par la loi no 5253 ne constitue pas une infraction pénale en droit turc. À l’époque des faits, de telles irrégularités étaient en effet passibles d’une sanction qualifiée d’« administrative » par l’article 32 de ladite loi. Cette circonstance n’est toutefois pas décisive aux fins de l’applicabilité de l’article 6 de la Convention sous son volet pénal, les indications que fournit le droit interne n’ayant qu’une valeur relative (voir, mutatis mutandis, Grande Stevens et autres c. Italie, nos 18640/10 et 4 autres, § 95, 4 mars 2014, avec les références citées). Quant à la nature de l’infraction, il apparaît que les dispositions dont la violation a été reprochée aux requérants avaient pour objectif de garantir la transparence des comptes des associations, ce qui touche aux intérêts généraux de la société normalement protégés par le droit pénal (ibidem, § 96). En outre, la Cour est d’avis que les amendes infligées étaient fondées sur des normes poursuivant un but à la fois préventif, en ce qu’elles tendaient à dissuader les contrevenants de récidiver, et répressif, en ce qu’elles sanctionnaient une irrégularité. Cette considération suffit normalement à conférer à l’infraction en cause un caractère pénal (voir, mutatis mutandis, Jussila c. Finlande [GC], no 73053/01, § 38, CEDH 2006-XIII). Enfin, pour ce qui est de la nature et de la sévérité de la sanction « susceptible d’être infligée » aux requérants, la Cour constate qu’à la suite de l’amendement législatif de 2008, le non-respect de l’obligation prévue à l’article 21 était passible non seulement d’une amende pénale mais aussi d’une peine d’emprisonnement pouvant aller jusqu’à trois mois (paragraphe 22 ci-dessus). Certes, ces dispositions plus sévères n’ont pas été appliquées dans le cas des requérants, mais elles n’en constituent pas moins pour la Cour un élément d’appréciation supplémentaire quant à la nature de la sanction qui leur a été imposée. Au demeurant, la Cour renvoie également à l’affaire Sancaklı c. Türkiye (no 1385/07, §§ 28‑31, 15 mai 2018), où elle a jugé qu’un cas de faute administrative résultant du non-respect d’une mesure édictée par une autorité publique entrait dans le champ de l’article 6 sous son volet pénal, conclusion qui trouve à s’appliquer en l’espèce.
46. À la lumière de ce qui précède, la Cour conclut que l’amende administrative infligée au requérant a un caractère pénal, de sorte que le volet pénal de l’article 6 § 1 trouve à s’appliquer en l’espèce. Il s’ensuit que l’exception soulevée à cet égard par le Gouvernement doit être rejetée.
47. Constatant que le grief tiré d’un défaut de motivation par les juridictions nationales des décisions rendues contre le requérant n’est pas manifestement mal fondé ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour le déclare recevable.
B. Sur le fond
48. Les requérants soutiennent que les juridictions nationales ne se sont fondées, pour rejeter le recours dont ils les avaient saisies, que sur le rapport d’inspection qu’avait dressé l’administration. Ces juridictions n’auraient selon eux procédé à aucune recherche complémentaire, seraient restées en défaut de recueillir les documents pertinents et auraient omis de répondre aux moyens de défense qu’ils avaient avancés devant elles.
49. Se référant à la motivation de la décision du tribunal d’instance du 5 décembre 2008, le Gouvernement plaide que l’imposition de la sanction administrative litigieuse s’y trouvait pleinement justifiée par les dispositions de l’article 21 de la loi no 5253. Il ajoute que les requérants n’avaient pas présenté à cette juridiction des documents qu’ils ont soumis par la suite à la cour d’assises.
50. La Cour rappelle que, selon sa jurisprudence constante reflétant un principe lié à la bonne administration de la justice, les cours et tribunaux doivent indiquer de manière suffisante les motifs sur lesquels ils fondent leurs décisions. L’étendue de ce devoir peut varier selon la nature de la décision et doit s’apprécier dans chaque espèce à la lumière des circonstances qui lui sont propres (García Ruiz c. Espagne [GC], no 30544/96, § 26, CEDH 1999‑I). Sans exiger une réponse détaillée à chaque argument du plaignant, cette obligation implique que toute partie à une procédure judiciaire doit pouvoir escompter une réponse spécifique et explicite aux moyens décisifs pour l’issue de la procédure en cause (voir, parmi d’autres exemples, Ruiz Torija c. Espagne, 9 décembre 1994, §§ 29-30, série A no 303‑A, et Higgins et autres c. France, 19 février 1998, §§ 42-43, Recueil des arrêts et décisions 1998‑I). Par ailleurs, la Cour vérifie si la motivation des décisions rendues par les juridictions nationales n’est pas automatique ou stéréotypée (Moreira Ferreira c. Portugal (no 2) [GC], no 19867/12, § 84, 11 juillet 2017, avec les références qui s’y trouvent citées).
51. La Cour relève que, devant le tribunal d’instance, juridiction de première instance, et devant la cour d’assises, les requérants ont fondé sur plusieurs moyens sérieux leur contestation de la condamnation de M. Korkut à une amende administrative pour non-respect d’une exigence prévue à l’article 21 de la loi sur les associations. Ils ont ainsi tout d’abord mis en cause la manière dont l’amende administrative lui avait été infligée (absence d’indication des dates et montants des aides étrangères ayant donné lieu aux amendes administratives et défaut d’examen approfondi). Ils ont ensuite contesté la décision quant au fond, en soutenant que la législation ne trouvait pas à s’appliquer dans leur cas, à savoir pour des transferts provenant du siège international de l’association requérante et destinés à payer certains frais courants de l’association. Enfin, devant la cour d’assises, ils ont présenté une lettre signée par la direction des associations de la préfecture d’Istanbul expliquant que des fonds transférés par le siège international d’une organisation vers la section turque de ladite organisation et employés pour payer des frais courants n’étaient en principe pas soumis à l’obligation de déclaration prévue par l’article 21 de la loi no 5253 (paragraphe 17 ci‑dessus).
52. La Cour observe qu’il n’est pas contesté entre les parties que les requérants ont eu accès à un tribunal qui avait plénitude de juridiction pour se prononcer sur l’affaire et compétence pour annuler l’amende en question. Par ailleurs, l’article 28 de la loi sur les fautes administratives prévoit une procédure dans le cadre de laquelle la juridiction de première instance, conformément aux exigences du contradictoire et de l’égalité des armes, recueille les observations des parties avant de se prononcer sur toutes les questions de forme et de fond. En tant qu’organe de sanction, la préfecture doit transmettre ses observations au tribunal d’instance en y joignant une copie de l’intégralité du dossier relatif à l’amende administrative en cause, et il appartient au tribunal d’instance, de son côté, de communiquer aux requérants une copie desdites observations. Le tribunal peut ensuite convoquer et entendre les parties sur demande ou d’office, et il doit donner la parole en dernier au requérant avant de rendre son verdict (paragraphe 23 ci‑dessus).
53. La Cour rappelle qu’il ne lui appartient pas de réexaminer les faits d’une affaire qui a été examinée par les juridictions internes, ni d’agir en tant que « juridiction de quatrième instance » en statuant sur la culpabilité ou l’innocence d’un requérant (voir, Murtazaliyeva c. Russie [GC], no 36658/05, § 149, 18 décembre 2018). Il s’agit plutôt de vérifier si la procédure dans son ensemble était conforme aux exigences de l’article 6 de la Convention (Taxquet c. Belgique [GC], no 926/05, § 84, CEDH 2010). L’une de ces exigences est que les juridictions internes examinent les arguments les plus importants avancés par les parties et expliquent pourquoi elles les acceptent ou les rejettent. Comme indiqué ci-dessus (paragraphe 50), même si l’étendue de cette obligation peut varier selon la nature de la décision et doit s’apprécier dans chaque espèce à la lumière des circonstances propres à celle-ci, le fait pour un tribunal de ne pas examiner ou d’examiner de façon manifestement arbitraire un argument sérieux est incompatible avec la notion de procès équitable (voir, mutatis mutandis, Vetrenko c. Moldova, no 36552/02, § 55, 18 mai 2010).
54. En l’espèce, la Cour estime qu’on ne saurait considérer que les moyens soulevés par les requérants (paragraphe 51 ci-dessus) aient été insignifiants ou impropres à influencer l’issue de la procédure. Or elle ne relève dans les décisions des juridictions internes aucune analyse approfondie de ces moyens. En effet, le verdict rendu le 5 décembre 2008 par le tribunal d’instance se fonde – comme les requérants le soutiennent – sur les seuls documents soumis par la préfecture ; quant à la cour d’assises, elle a confirmé ce jugement par un arrêt sommaire, sans se prononcer sur aucun des moyens soulevés devant elle par les requérants. Il ne faut pas perdre de vue que l’association requérante avait pourtant, preuve à l’appui, expliqué avoir déclaré les fonds qu’elle avait, en tant que section turque d’Amnesty International, reçus du siège international et de sections nationales de l’organisation à l’étranger, même si deux de ces déclarations avaient été effectuées tardivement. En outre, la Cour estime qu’il était crucial que les juridictions examinent dûment la question de savoir si de tels fonds provenant du siège de l’organisation « mère » relevaient ou non de l’article 21 de la loi no 5253. Il s’agit là, sans aucun doute, des questions centrales l’affaire.
55. La Cour prend note de l’argument du Gouvernement selon lequel les requérants n’avaient pas présenté au tribunal d’instance des documents qu’ils ont ensuite soumis à la cour d’assises, et présume que le Gouvernement entend suggérer ainsi que le défaut de motivation du tribunal d’instance était dû à ce manquement. Elle ne saurait cependant donner beaucoup de poids à un tel argument, étant donné le caractère rudimentaire de la procédure suivie devant cette juridiction. En effet, le tribunal d’instance a rendu son verdict le 5 décembre 2008, aussitôt après avoir reçu, le 20 novembre 2008, les documents relatifs à l’inspection dont l’association requérante avait été l’objet et d’autres pièces se rapportant à l’affaire. En privant ainsi les requérants de la possibilité d’exposer leurs thèses et de présenter les justificatifs correspondants dans le cadre d’une audience ou sous la forme d’observations écrites, le tribunal ne semblait pas avoir suivi les règles procédurales énoncées à l’article 28 de la loi no 5326 (paragraphe 23 ci‑dessus, et voir aussi Hiro Balani c. Espagne, no 18064/91, 9 décembre 1994, § 28, série A no 303‑B).
56. La Cour constate qu’en s’appuyant exclusivement sur les conclusions du rapport d’inspection établi par l’administration et en ne répondant pas aux moyens soulevés par les requérants, les juridictions internes n’ont pas suffisamment motivé leurs décisions.
57. Partant, il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.
III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 11 DE LA CONVENTION
58. Les requérants soutiennent que la condamnation du président de la section turque d’Amnesty International à une amende administrative a emporté violation de l’article 11 de la Convention, lequel est ainsi libellé dans ses parties pertinentes en l’espèce :
« 1. Toute personne a droit à la liberté de réunion pacifique et à la liberté d’association, y compris le droit de fonder avec d’autres des syndicats et de s’affilier à des syndicats pour la défense de ses intérêts.
2. L’exercice de ces droits ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. (…) »
A. Sur la recevabilité
59. Le Gouvernement soutient que la mesure en question ne constitue pas une ingérence dans l’exercice par les requérants de leur droit à la liberté d’association. Il estime en conséquence que ce grief doit être rejeté pour incompatibilité ratione materiae avec les dispositions de la Convention.
60. Les requérants contestent cette thèse.
61. La Cour considère que l’exception d’incompatibilité ratione materiae formulée par le Gouvernement est étroitement liée au fond de ce grief. Par conséquent, elle décide de la joindre au fond.
62. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour le déclare recevable.
B. Sur le fond
1. Arguments des parties
63. Les requérants soutiennent que l’ingérence en question n’était pas prévue par la loi, ne poursuivait pas un but légitime et n’était pas proportionnée. Ils expliquent que la condamnation concernait des transferts de fonds provenant d’une association internationale, Amnesty International, à laquelle l’association requérante, Amnesty International Türkiye, était organiquement affiliée. Par conséquent, si la procédure ayant abouti à l’imposition d’une amende administrative semble justifiée en théorie, elle a selon eux été utilisée en l’espèce pour faire pression sur l’association et entraver ses activités. En outre, les requérants déclarent avoir accordé une importance particulière au respect du principe de transparence et avoir veillé à ce que les activités de l’association fussent régulièrement soumises à des inspections internes et externes méticuleuses. Par ailleurs, ils affirment que l’infliction de l’amende administrative litigieuse s’inscrivait dans le contexte spécifique d’une période où l’association requérante aurait subi d’importantes restrictions et peiné en conséquence à mener à bien ses activités. Selon eux, l’inspection qui a donné lieu à l’imposition de la sanction administrative en question a été effectuée soudainement et immédiatement après que l’association requérante eut déposé une plainte contre le préfet d’Istanbul, lequel, expliquent-ils, avait bloqué tous les comptes de l’association. Ils ajoutent que la procédure relative à l’amende administrative a été menée de manière très contestable en ce que les informations relatives au non-respect de l’obligation prévue à l’article 21 de la loi no 5253 n’auraient pas été précisées dans la notification de l’amende et que le contrôle juridictionnel auquel l’administration avait soumis cet acte aurait été opéré de façon bien trop peu approfondie. Par ailleurs, il ressort selon eux des documents présentés par le Gouvernement qu’aucune autre association n’a été poursuivie dans des circonstances semblables à celles de la présente affaire. Enfin, les requérants précisent que ce n’est que depuis la modification du règlement intervenue en 2020 que des aides financières transférées vers la section turque d’une association depuis le siège international ou d’autres sections nationales de cette association sont soumises au même régime que celui des autres aides financières (paragraphe 24 ci-dessus).
64. Le Gouvernement rétorque que la sanction appliquée en l’espèce vise à assurer la transparence des comptes des associations et qu’elle n’a pas eu pour effet d’empêcher l’association requérante de mener ses activités librement. Il en déduit qu’il n’y a pas eu en l’espèce « ingérence » dans l’exercice des droits garantis par l’article 11 de la Convention.
65. Il ajoute qu’à la supposer établie, une telle ingérence était prévue par la loi, poursuivait un but légitime et était nécessaire dans une société démocratique.
66. En ce qui concerne le premier point, le Gouvernement indique que la sanction litigieuse trouvait son fondement dans l’article 21 et l’article 32 § 1, alinéa l) de la loi sur les associations, lesquels, explique-t-il, imposent aux associations, sous peine d’une amende administrative, de déclarer les contributions financières qu’elles reçoivent de l’étranger. Il considère que la sanction prévue en cas de non-respect de l’obligation en question était prévisible. Il souligne qu’il n’est pas contesté que l’association requérante avait reçu des fonds d’une personne morale de droit étranger.
67. À l’égard du deuxième point, le Gouvernement soutient que l’obligation prévue à l’article 21 de loi sur les associations a pour but d’assurer la transparence des comptes des associations. Il ajoute qu’un tel objectif se rattache non seulement à la « défense de l’ordre » mais aussi – en plein accord selon lui avec les textes internationaux relatifs au blanchiment d’argent (paragraphe 28 ci-dessus) – à la « prévention du crime », étant donné la difficulté que présente le contrôle de l’origine et de la licéité de fonds en provenance de l’étranger.
68. Quant au troisième point, le Gouvernement affirme que la mesure litigieuse était raisonnable et proportionnée aux buts poursuivis. Il explique qu’elle ne mettait en cause ni l’existence légale de l’association requérante, ni sa liberté d’expression, et qu’elle avait pour seule conséquence de lui imposer le respect de l’obligation de déclaration des contributions financières qu’elle recevait de l’étranger. Il ajoute que les requérants ont bénéficié des garanties judiciaires requises en ce qu’ils ont pu contester devant les juridictions nationales la décision litigieuse et que ces dernières les ont déboutés en invoquant des motifs pertinents et suffisants. Le Gouvernement conclut de ce qui précède que les autorités administratives et judiciaires ont établi un juste équilibre entre les intérêts concurrents en jeu.
2. Appréciation de la Cour
a) Sur l’existence d’une ingérence
69. L’article 11 protège les associations de toute ingérence injustifiée de l’État. Pareille ingérence se manifeste habituellement par un refus d’enregistrement ou par la dissolution d’une association (pour un aperçu des différentes formes que peuvent prendre semblables restrictions, voir Ecodefence et autres c. Russie, nos 9988/13 et 60 autres, § 81, 14 juin 2022), mais elle peut aussi consister en des limitations de financement ou des inspections entravant l’activité d’une association. Dans l’affaire Cumhuriyet Halk Partisi c. Turquie (no 19920/13, § 72, 26 avril 2016 (extraits)), la Cour a ainsi jugé qu’en soumettant un parti politique à des inspections et en lui imposant des sanctions, les autorités l’avaient empêché de se livrer à ses activités. Ces considérations trouvent à s’appliquer mutatis mutandis en l’espèce.
70. La Cour convient qu’il faut surveiller les activités financières des associations à des fins de fiabilité et de transparence. Elle partage donc l’opinion du Gouvernement selon laquelle le contrôle des finances des associations ne pose pas en lui-même de problème sur le terrain de l’article 11, et elle reconnaît aux États membres une marge d’appréciation relativement étendue quant aux modalités de contrôle des finances des associations et aux sanctions imposables en cas de transactions financières irrégulières (voir, mutatis mutandis, Cumhuriyet Halk Partisi, précité, § 70). Cela dit, cette marge d’appréciation n’est pas illimitée, et un contrôle des finances d’une association peut, s’il a pour effet d’entraver les activités de cette dernière, s’analyser en une ingérence dans l’exercice du droit à la liberté d’association. En effet, une mesure d’ordre économique, financier ou fiscal prise contre une association peut s’analyser en une violation de l’article 11 de la Convention s’il est démontré que cette mesure a réellement et fortement entravé l’exercice des droits qu’il garantit (voir, mutatis mutandis, Église de Jésus‑Christ des saints des derniers jours c. Royaume-Uni, no 7552/09, § 30, 4 mars 2014).
71. Se tournant vers les faits de l’espèce, la Cour observe d’emblée que la procédure judiciaire engagée contre M. Korkut en sa qualité du président de l’association requérante, a abouti à une décision de lui infliger une amende administrative pour non-respect d’une disposition légale exigeant des associations qu’elles déclarent à l’administration avant utilisation les fonds qu’elles perçoivent de l’étranger. Cette mesure litigeuse a donc eu un effet direct sur l’exercice du droit à la liberté d’association de M. Korkut. Par conséquent, elle peut être considérée comme une ingérence à l’exercice du droit de ce requérant à la liberté d’association (voir, mutatis mutandis, Ecodefence et autres, précité, § 86). Par ailleurs, la Cour ne doute pas que l’association requérante, bien qu’elle n’était pas partie à la procédure interne, avait un intérêt légitime à déposer devant la Cour un grief tiré de l’article 11 de la Convention (RID Novaya Gazeta et ZAO Novaya Gazeta c. Russie, no 44561/11, § 65, 11 mai 2021). En particulier, elle relève que même si l’obligation de déclaration des fonds provenant de l’étranger ne pose pas en elle-même de problème au regard de l’article 11 de la Convention, la sanction en cause a pu avoir une incidence considérable sur les activités de l’association requérante, étant donné qu’il s’agissait essentiellement, comme les requérants le soulignent, de subsides versés par le siège de l’association « mère » à l’une de ses sections nationales et servant à payer certains frais courants de cette dernière. En effet, il s’agit selon les éléments du dossier de la principale source de financement des activités de celle-ci. La Cour estime en conséquence que les activités de l’association requérante ont pu être considérablement affectées par l’inspection en question et la procédure judiciaire qui s’en est suivie et qui s’est soldée par l’imposition d’une sanction. Elle rappelle avoir déjà jugé que de telles exigences contraignantes ont pour effet d’entraver les activités d’une organisation et peuvent, en elles-mêmes, constituer une ingérence dans le droit à la liberté d’association (voir Ecodefence et autres, précité, § 83, avec les références citées). Par ailleurs, la Cour estime que l’amende en question n’était pas d’un montant négligeable. Enfin, elle prend note de l’argument des requérants selon lequel la procédure d’inspection ayant abouti à la décision litigieuse a été utilisée comme un moyen de pression. Elle conclut de ce qui précède que la mesure en question s’analyse en une ingérence dans les activités de l’association requérante et donc dans l’exercice du droit à la liberté d’association de deux requérants garanti par l’article 11 de la Convention.
72. Pour les mêmes motifs, la Cour rejette aussi l’exception d’incompatibilité ratione materiae soulevée par le Gouvernement quant au grief fondé sur l’article 11 de la Convention. Il reste donc à déterminer si cette ingérence était justifiée au regard de l’article 11 § 2.
b) Sur la justification de l’ingérence
73. Pareille ingérence enfreint l’article 11 sauf si elle était « prévue par la loi », poursuivait l’un ou plusieurs des buts légitimes au regard du paragraphe 2 de cet article et « nécessaire, dans une société démocratique », pour les atteindre.
L’ingérence était-elle « prévue par la loi » ?
74. La Cour examinera tout d’abord si les mesures prises contre les requérants peuvent être considérées comme ayant été « prévues par la loi ». Elle rappelle que l’ingérence avait son fondement légal dans l’article 21 de la loi sur les associations et de l’article 18 du règlement correspondant, lesquels régissaient la manière dont les associations pouvaient recevoir des fonds provenant de l’étranger (paragraphes 21 et 24 ci-dessus).
75. La Cour rappelle que les mots « prévue par la loi » n’impliquent pas seulement que la mesure litigieuse ait une base en droit interne. Ils se réfèrent aussi à la qualité de la loi en question. Ils exigent l’accessibilité de celle-ci aux personnes concernées et une formulation assez précise pour leur permettre de prévoir les circonstances et les conditions dans lesquelles les autorités publiques sont habilitées à recourir à la mesure en question. Le droit interne doit également offrir une certaine protection juridique contre une ingérence arbitraire des autorités publiques dans l’exercice des droits garantis par la Convention (Ecodefence et autres, précité, § 90). Le niveau de précision de la législation interne – laquelle ne peut en aucun cas prévoir toutes les hypothèses – dépend dans une large mesure du contenu de l’instrument en question, du domaine qu’il est censé couvrir et du nombre et du statut de ceux à qui il est adressé (Maestri c. Italie [GC], no 39748/98, § 30 in fine, CEDH 2004‑I, avec les références citées).
76. La Cour doit donc examiner au regard des circonstances particulières de l’espèce la qualité de la loi sur laquelle s’est fondée l’ingérence, en déterminant si cette loi était accessible et prévisible.
77. La Cour note que les parties s’accordent à dire que le contrôle des comptes de l’association requérante et les sanctions qui en ont résulté étaient fondés sur les articles 21 et 32 § 1, alinéa l) de la loi sur les associations (paragraphes 21 et 22 ci-dessus). Elle observe qu’en vertu de l’article 21 de ladite loi, les associations peuvent recevoir des contributions financières de particuliers et d’organisations à l’étranger à condition qu’elles en informent l’administration locale. L’article 18 du règlement sur les associations précise notamment que cette déclaration doit être effectuée préalablement à l’« utilisation » des fonds concernés (paragraphe 24 ci-dessus). L’article 32 § 1, alinéa l) de la loi sur les fautes administratives tel qu’en vigueur à l’époque des faits disposait que le non-respect de l’obligation prévue à l’article 21 était passible d’une amende administrative. D’un point de vue formel, l’ingérence en cause avait donc une base en droit interne. Quant à l’accessibilité des dispositions en question, la Cour constate qu’elle ne prête pas à controverse.
78. L’association requérante soutient néanmoins que ces dispositions ne satisfaisaient pas à la condition de « légalité » posée à l’article 11 § 2 de la Convention. Elle plaide, d’une part, qu’elles n’indiquaient pas avec une précision suffisante les conditions dans lesquelles une association constituant – comme c’est son cas – la section nationale d’une organisation ayant son siège à l’étranger pouvait recevoir des fonds provenant de son siège ou d’autres sections nationales et, d’autre part, qu’elles manquaient de clarté quant aux sanctions applicables en cas d’irrégularité. Elle ajoute notamment qu’elle avait en réalité déclaré rapidement à l’administration locale tous les fonds qu’elle avait reçus de l’étranger. Enfin, elle conteste en particulier la manière dont la sanction litigieuse lui a été infligée, et persiste à dire qu’il était quasiment impossible de déterminer à quelle date ces fonds avaient été utilisés, étant donné qu’ils avaient servi à payer quotidiennement certains frais courants de l’association.
79. En ce qui concerne le financement des associations, la Cour tient à souligner que, si l’importance que revêt la finalité du contrôle des comptes des associations est incontestable, celui-ci ne devrait jamais être politiquement instrumentalisé à des fins de mainmise. Dans l’affaire Cumhuriyet Halk Partisi (arrêt précité, § 88), elle a dit que des critères stricts de « prévisibilité » devaient être retenus à l’égard des lois régissant le contrôle des finances des partis politiques, pour ce qui était tant des exigences applicables que des sanctions en cas de manquement à ces exigences de façon à éviter que le mécanisme de contrôle des comptes soit détourné à des fins politiques. Ces considérations exprimées dans le cadre du contrôle des finances des partis politiques doivent mutatis mutandis s’appliquer au cas d’espèce, compte tenu du fait que l’association requérante, une organisation non gouvernementale œuvrant dans le domaine des droits de l’homme, exerce un rôle de « chien de garde public » semblable par son importance à celui de la presse (Magyar Helsinki Bizottság c. Hongrie [GC], no 18030/11, § 166, 8 novembre 2016, avec les références citées). La Cour doit donc rechercher à présent si les lois turques pertinentes en vigueur à l’époque des faits étaient conformes à cette exigence de prévisibilité.
80. La Cour observe d’emblée qu’à l’époque des faits, il n’existait pas de disposition spécifique et claire réglementant la perception par une association constituant la section nationale d’une organisation internationale de fonds provenant de son siège ou de sections nationales de la même organisation situés à l’étranger. Ce vide juridique n’a été comblé qu’en 2020 par l’ajout d’un nouveau paragraphe à l’article 18 du règlement sur les associations (paragraphe 24 ci-dessus).
81. Cela dit, la Cour relève également que les exemples d’application de l’article 21 de la loi sur les associations fournis par le Gouvernement démontrent que l’article 32 § 1, alinéa l) (correspondant à l’alinéa k) de cette loi telle qu’amendée en 2008) n’a jamais été appliqué dans des conditions semblables à celles de l’espèce. Ces exemples concernaient en effet des contributions financières étrangères reçues par des associations qui n’étaient pas des sections nationales d’associations ayant leur siège à l’étranger. De surcroît, il ressort de la lettre adressée le 31 octobre 2006 à l’Open Society Türkiye par la direction départementale des associations d’Istanbul que des fonds provenant du siège d’une organisation internationale ne relevaient pas en principe de l’article 21 de la loi no 5253 (paragraphe 17 ci-dessus). Ces éléments démontrent que le cas d’espèce constitue l’unique exemple d’une amende administrative imposée à une section nationale d’une organisation internationale pour non-respect de l’exigence prévue à l’article 21 de loi sur les associations à l’égard de fonds étrangers provenant du siège social ou d’autres sections nationales de la même association.
82. La Cour reconnaît qu’il n’est ni possible ni souhaitable que la rédaction des lois soit d’une exactitude ou d’une rigidité absolues et que beaucoup d’entre elles se servent, par la force des choses, de formules plus ou moins générales. La fonction de décision confiée aux tribunaux nationaux sert précisément à dissiper les doutes qui pourraient subsister quant à l’interprétation des normes. Par conséquent, le fait qu’une disposition légale peut être interprétée de plusieurs manières ne suffit pas à faire conclure à un manquement à l’exigence de « prévisibilité » au regard de la Convention (voir, parmi d’autres, Cumhuriyet Halk Partisi, précité, § 92).
83. Pour se prononcer sur ce point, la Cour doit normalement rechercher si les juridictions turques avaient effectivement dégagé à l’époque des faits une jurisprudence cohérente, claire et précise permettant aux requérants de prévoir comment les exigences de l’article 21 de la loi sur les associations concernant les fonds provenant de l’étranger seraient interprétées et appliquées en pratique et de régler leur conduite en conséquence (voir, mutatis mutandis, Association Ekin c. France, no 39288/98, § 46, CEDH 2001‑VIII). Or force est de constater que le Gouvernement n’a pas démontré l’existence d’une jurisprudence constante établissant que le non-respect des exigences prévues à l’article 21 de la loi sur les associations dans des circonstances semblables à celles de l’espèce pouvait entraîner l’imposition d’une sanction administrative en application de l’article 32 de la loi sur les fautes administratives (paragraphe 25‑27 ci-dessus). Les griefs d’imprévisibilité formulés par les requérants n’ont donc pas été réfutés.
84. La Cour rappelle également la conclusion à laquelle elle est parvenue sur le terrain de l’article 6 de la Convention. En effet, en s’appuyant exclusivement sur les conclusions du rapport d’inspection établi par l’administration et en restant en défaut de répondre aux moyens essentiels soulevés par les requérants, les juridictions internes ont tout simplement choisi de ne pas traiter les questions fondamentales posées par la présente affaire. Or les ambiguïtés relevées ci-dessus auraient pu être dissipées si les juridictions nationales avaient procédé à un contrôle juridictionnel approfondi. Au demeurant, rien ne démontre que les juges saisis du recours puis de l’opposition du requérant aient cherché à soupeser les divers intérêts en présence en appréciant notamment la nécessité de la mesure litigieuse. En d’autres termes, il est clair que le contrôle juridictionnel n’a pas fourni de garanties adéquates et efficaces contre l’exercice arbitraire et discriminatoire du large pouvoir discrétionnaire laissé à l’exécutif (Ecodefence et autres, précité, § 118).
85. La Cour a déjà jugé que pour être conforme au critère de « légalité » découlant de l’article 11 § 2 de la Convention, la loi doit être formulée avec assez de précision pour permettre au justiciable de prévoir, à un degré raisonnable dans les circonstances de la cause, les conséquences susceptibles d’être entraînées par un acte déterminé et de régler sa conduite en conséquence (voir, parmi d’autres, Cumhuriyet Halk Partisi, précité, § 105). Or, en l’espèce, les requérants, qui avaient déclaré à l’administration locale les contributions financières que l’association requérante avait perçues de son siège international aux fins de couvrir des dépenses courantes, n’ont pas été en mesure de prévoir, à l’époque des faits, si ces déclarations seraient considérées comme tardives et sanctionnées par une amende administrative.
86. La Cour conclut de ce qui précède que la condition de prévisibilité découlant de l’article 11 § 2 n’était pas satisfaite en l’espèce et que, dès lors, l’ingérence en question n’était pas prévue par la loi à l’époque des faits.
87. Dans ces conditions, point n’est besoin pour la Cour de rechercher si les autres conditions posées au second paragraphe de l’article 11 de la Convention ont été remplies en l’espèce, c’est-à-dire si l’ingérence poursuivait un ou plusieurs des buts légitimes énoncés audit paragraphe et si elle était nécessaire, dans une société démocratique, à la poursuite de ce ou ces buts (Cumhuriyet Halk Partisi, précité, § 108).
88. Partant, il y a eu violation de l’article 11 de la Convention.
IV. SUR LES AUTRES VIOLATIONS ALLÉGUÉES DE LA CONVENTION
89. Sur la base des mêmes faits, les requérants se plaignent également d’une atteinte à leur droit au respect des biens garanti par l’article 1 du Protocole no 1.
Ils se plaignent enfin d’avoir subi une discrimination dans la jouissance de leur droit à la liberté d’association. Ils invoquent à cet égard l’article 14 de la Convention, lu conjointement avec son article 11.
90. La Cour considère qu’elle a, dans le cadre de son examen des griefs formulés par les requérants sur le terrain des articles 6 et 11 de la Convention, suffisamment tenu compte des circonstances qu’ils dénoncent. Par conséquent, eu égard aux conclusions auxquelles elle est parvenue sous l’angle de ces dispositions (paragraphes 57 et 88 ci-dessus), elle estime qu’il n’y a pas lieu d’examiner séparément ni la recevabilité ni le bien-fondé des griefs soulevés par les requérants au titre de l’article 14 de la Convention combiné avec son article 11 et de l’article 1 du Protocole no 1.
V. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
91. Aux termes de l’article 41 de la Convention :
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
92. Les requérants demandent 5 283 euros (EUR) pour dommage matériel, somme qui correspond au montant de l’amende dont ils ont dû s’acquitter. Ils réclament également 50 000 EUR au titre du dommage moral qu’ils estiment avoir subi.
93. Le Gouvernement conteste ces demandes.
94. La Cour relève que l’amende infligée au requérant est la conséquence directe de la violation constatée sur le terrain de l’article 11 de la Convention. Il y a donc lieu d’ordonner le remboursement intégral aux intéressés de la somme acquittée par M. Korkut. Elle alloue en conséquence conjointement aux requérants 5 283 EUR au titre du dommage matériel.
95. En ce qui concerne le dommage moral, la Cour reconnaît que les circonstances dénoncées par les requérants ont pu les plonger dans un certain désarroi. Statuant en équité comme le veut l’article 41 de la Convention, elle alloue conjointement aux requérants 2 000 EUR pour dommage moral, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme.
B. Frais et dépens
96. Les requérants réclament 6 516 EUR au titre des frais et dépens qu’ils disent avoir engagés dans le cadre des procédures menées par eux devant les juridictions internes et devant la Cour. Ils soumettent à la Cour une liste détaillée de travaux et actes effectués par leurs avocats aussi bien devant les juridictions internes que devant la Cour.
97. Le Gouvernement conteste cette demande.
98. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux (voir, parmi beaucoup d’autres, H.F. et autres c. France [GC], nos 24384/19 et 44234/20, § 291, 14 septembre 2022). En l’espèce, compte tenu des documents en sa possession et des critères susmentionnés, la Cour juge raisonnable d’allouer conjointement aux requérants la somme de 5 000 EUR tous frais confondus, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Joint au fond l’exception préliminaire d’incompatibilité ratione materiae soulevée par le Gouvernement relativement au grief fondé sur l’article 11 de la Convention et la rejette ;
2. Déclare recevables les griefs de défaut de motivation des décisions judiciaires (article 6 § 1 de la Convention) et d’atteinte au droit à la liberté d’association (article 11 de la Convention) ;
3. Déclare irrecevables les griefs relatifs à un défaut de communication des documents et observations versés au dossier par la partie adverse et à la non-tenue d’une audience (article 6 § 1 de la Convention) ;
4. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention à raison du défaut de motivation ;
5. Dit qu’il y a eu violation de l’article 11 de la Convention ;
6. Dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner séparément ni la recevabilité ni le
bien-fondé des griefs fondés sur l’article 14 de la Convention combiné avec son article 11 et sur l’article 1 du Protocole no 1 ;
7. Dit
a) que l’État défendeur doit verser conjointement aux requérants, dans un délai de trois mois à compter de la date à laquelle l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement :
i. 5 283 EUR (cinq mille deux cent quatre-vingt-trois euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme, pour dommage matériel ;
ii. 2 000 EUR (deux mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme, pour dommage moral ;
iii. 5 000 EUR (cinq mille euros), plus tout montant pouvant être dû par les requérants à titre d’impôt sur cette somme, pour frais et dépens ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
8. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 9 mai 2023, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Hasan Bakırcı Arnfinn Bårdsen
Greffier Président
Dernière mise à jour le mai 9, 2023 par loisdumonde
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