AFFAIRE DEMİRAY c. TÜRKİYE – 61380/15

DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE DEMİRAY c. TÜRKİYE
(Requête no 61380/15)
ARRÊT

Art 1 P1 • Refus d’allouer une somme correspondant à la valeur marchande du bien immobilier à la date de l’annulation de sa vente • Restitution du prix de vente devenu dérisoire en raison des 25 années écoulées et de la forte inflation, ni autre forme de compensation • Juridictions nationales ayant fait peser sur le requérant l’entière responsabilité de l’annulation de la vente • Refus de prendre en compte l’attitude négligente des autorités ayant conduit à l’enrichissement sans cause de l’administration • Modicité du dédommagement équivalent à une privation de tout remboursement • Charge excessive • Juste équilibre rompu

STRASBOURG
18 avril 2023

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Demiray c. Türkiye,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une Chambre composée de :
Arnfinn Bårdsen,
Jovan Ilievski,
Pauliine Koskelo,
Saadet Yüksel,
Lorraine Schembri Orland,
Frédéric Krenc,
Diana Sârcu, juges,
et de Hasan Bakırcı, greffier de section,

Vu :

la requête (no 61380/15) dirigée contre la République de Türkiye et dont un ressortissant de cet État, M. İsmet Demiray (« le requérant ») a saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 24 novembre 2015,

la décision de porter la requête à la connaissance du gouvernement turc (« le Gouvernement »),

les observations des parties,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 28 mars 2023,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

INTRODUCTION

1. L’affaire concerne l’annulation de l’acquisition par le requérant d’un bien immobilier auprès des autorités et la prétendue insuffisance du montant remboursé à l’intéressé. Le requérant se plaint d’une violation de ses droits au titre de l’article 6 de la Convention et de l’article 1 du Protocole no 1.

EN FAIT

2. Le requérant est né en 1950 et réside à Istanbul. Il a été représenté par Me Ali Yaşar Özkan, avocat.

3. Le Gouvernement a été représenté par M. Hacı Ali Açıkgül, chef du service des droits de l’homme du ministère de la Justice.

4. Les faits de la cause tels qu’ils ont été présentés par les parties peuvent se résumer comme suit.

5. Le 16 octobre 1991, dans le cadre d’un dispositif mis en place par la loi no 442 relative aux villages et visant à faciliter l’accession à la propriété des habitants des villages (voir paragraphe 30 ci-dessous), le requérant fit l’acquisition auprès du mukhtar du village de Muallim (situé à Gebze), d’un bien immobilier (îlot 108 parcelle 10) de 391 m² sis dans ce même village et appartenant aux autorités. Il versa 8 990 000 anciennes livres turques (TRL)[1] (environ 1 850 dollars américains à cette date) pour cette acquisition.

6. Les conditions pour bénéficier de ce dispositif étaient notamment de ne pas être propriétaire d’une habitation ou d’un terrain, d’habiter effectivement dans le village depuis au moins cinq ans et d’y être enregistré comme résident à l’état civil.

7. Dans son formulaire de demande, le requérant avait indiqué être enregistré à l’état civil comme résident de la ville de Terme (Samsun).

8. En juin 1993, le ministère des Finances informa le préfet du département dans le ressort duquel se trouve le village de Muallim, que le requérant ne remplissait pas les conditions pour bénéficier du dispositif en raison du lieu de sa résidence officielle et l’enjoignit de faire annuler la vente.

9. Agissant sur instruction du préfet, le mukhtar de Muallim initia une action visant à faire annuler le titre de propriété du requérant et réinscrire le bien au registre foncier comme propriété du village.

10. Au cours de la procédure le requérant affirma qu’avant la vente, la préfecture avait été informée du fait qu’il n’était pas enregistré comme résident du village et qu’elle avait donné son accord au transfert de propriété étant donné que le mukhtar avait approuvé la demande et attribué un bien à l’intéressé.

11. Le requérant précisa en outre que les procédures pénales diligentées contre plusieurs mukhtars de villages de la région pour des faits similaires s’étaient soldées par l’acquittement des intéressés ; ce qui indiquait, selon lui, que la vente était conforme au droit.

12. Dans son jugement du 14 octobre 1997, le tribunal de grande instance de Gebze (« le TGI ») estima que la vente était invalide et ordonna la réinscription du bien comme propriété du village. Il précisa que le requérant n’avait pas contesté être enregistré à l’état civil comme résident de Terme et qu’il l’avait clairement mentionné dans son formulaire de demande. Dès lors, il était établi que l’intéressé ne remplissait pas toutes les conditions pour bénéficier de l’attribution d’un terrain.

13. D’après la mention officielle figurant au bas du jugement, celui-ci devint définitif le 29 janvier 2008.

14. Le 25 septembre 2007, le requérant initia devant le TGI une action en indemnisation contre le village de Muallim.

15. Dans son acte introductif d’instance, il fit valoir qu’aucun paiement ne lui avait été fait après l’annulation de la vente alors qu’il avait acquis ce bien pour 8 993 000 TRL. Il affirma qu’il était de notoriété publique que les années 1990 étaient la période la plus inflationniste que l’économie du pays avait connu. Selon lui, pour déterminer le montant de l’indemnité, le tribunal devait non seulement actualiser la valeur du paiement qu’il avait fait, mais également évaluer la valeur marchande actuelle du bien. Il estima son préjudice à au moins 120 000 TRY (soit environ 69 000 euros (EUR) à cette date). Néanmoins, il précisa qu’il limitait pour le moment sa demande à un montant de 6 000 TRY assorti d’intérêts moratoires, et qu’il réservait ses droits pour le surplus.

16. Les trois experts mandatés par le TGI rendirent leur rapport le 10 avril 2008. Ils estimèrent que les deux parties à la vente étaient responsables de l’annulation de celle-ci étant donné que le contrat était contraire au droit. Selon eux, en présentant sa demande et en poursuivant cette démarche jusqu’à sa conclusion alors qu’il ne pouvait bénéficier du dispositif mis en place, le requérant s’était comporté d’une manière qui ne pouvait se concilier avec la bonne foi. Par conséquent, l’intéressé devait être considéré comme ayant commis une faute lourde.

17. Les experts indiquèrent que la valeur du bien en 2008 était d’environ 35 190 TRY (soit environ 16 900 EUR à cette époque). Toutefois, étant donné que le requérant n’avait pas acquis ce bien au prix du marché mais à un prix bien inférieur et qu’il devait être considéré comme ayant commis une faute lourde, l’indemnité ne devait pas correspondre à la valeur marchande du bien mais à la valeur actualisée du paiement effectué par l’intéressé pour acquérir le bien.

18. Les experts présentèrent trois méthodes d’actualisation du prix d’acquisition au 25 septembre 2007 (date d’introduction de l’instance) et dont les résultats sont les suivants :

­ En fonction du cours du dollar : 2 344 TRY (soit environ 1 355 EUR),

­ En fonction du cours de l’or : 3 458 TRY (soit environ 1 998 EUR),

­ En fonction du cours de l’indice des prix de gros (TEFE) : 4 573 TRY (soit environ 2 690 EUR).

19. Ils préconisèrent de retenir la dernière méthode.

20. Dans son jugement du 19 mars 2009, le TGI suivit les conclusions des experts reconnaissant l’existence d’une faute imputable au requérant et octroya à l’intéressé la somme de 4 573 TRY assorti d’intérêts moratoires à compter du 25 septembre 2007.

21. Le 9 décembre 2010, la Cour de cassation rejeta le pourvoi du requérant, qui contestait la modicité de la somme octroyée, mais fit partiellement droit à celui de l’administration, qui se plaignait du caractère excessif de la somme.

22. Selon la haute juridiction, le contrat de vente ayant été invalidé par une décision judiciaire au motif qu’il était contraire au droit, les parties ne pouvaient prétendre qu’à la répétition de l’indu sur le fondement des règles relatives à l’enrichissement sans cause. Elle releva que le requérant n’était pas enregistré à l’état civil comme ayant sa résidence dans le village de Muallim et qu’il avait fait des « déclarations trompeuses » (yanıltıcı beyan). Elle estima que l’intéressé devait, de ce fait, être considéré comme étant de mauvaise foi. En conséquence, il ne pouvait avoir droit qu’à la restitution de la somme qu’il avait déboursée pour acquérir le bien, assortie d’intérêts moratoires à partir de la date d’introduction de l’instance, et non à l’actualisation du prix qu’il avait payé.

23. Le 22 octobre 2011, la Cour de cassation rejeta la demande en rectification d’arrêt du requérant.

24. Le 13 mars 2012, le TGI décida de se conformer à l’arrêt de cassation et fit partiellement droit aux revendications du requérant en lui octroyant un montant de 8,99 TRY (soit environ 3,80 EUR à cette date) assorti d’intérêts moratoires à compter du 25 septembre 2007.

25. Le 21 janvier 2013, la Cour de cassation rejeta le pourvoi du requérant.

26. Le 1er juillet 2013, elle en fit de même de la demande en rectification d’arrêt de l’intéressé.

27. Par un arrêt du 22 juin 2015, la Cour constitutionnelle conclut à la violation du droit du requérant à un procès dans un délai raisonnable et lui alloua une indemnité pour dommage moral. En revanche, elle rejeta, pour défaut manifeste de fondement, l’ensemble des autres griefs, y compris ceux que le requérant tirait du droit de propriété, en les examinant sur le terrain du droit à un procès équitable. Elle estima que ces griefs concernaient l’issue de la procédure et que les décisions contestées n’étaient pas entachées d’erreur manifeste d’appréciation.

28. D’après le Gouvernement, les intérêts octroyés par le TGI par son jugement du 13 mars 2012 (voir paragraphe 24 ci-dessus) s’élevaient à 9,53 TRY au 27 juin 2019 (soit environ 1,40 EUR à cette date).

LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

A. La loi no 442

29. La loi no 442 relative aux villages telle que modifiée par la loi no 3367 indique que des plans d’aménagement de village prévoyant notamment des zones destinées à l’habitation peuvent être adoptés par le préfet compétent.

30. Elle offre la possibilité de vendre les parcelles de moins de 2 000 m² situées dans de tels zone à certains habitants du village concerné. L’article additionnel 13 de la loi précise que sont éligibles les personnes résidant dans le village et qui y sont enregistrés à l’état civil, à condition qu’ils ne soient pas propriétaires d’une maison.

31. Les modalités selon lesquelles ces ventes peuvent être réalisées sont définies dans un règlement spécifique, dont l’article 11 précise que les demandes d’acquisition sont examinées par le conseil des élus en séance public et que le conseil a pour tâche de vérifier et certifier le respect des conditions d’éligibilité.

B. Le mukhtar

32. Le mukhtar est un agent public élu dans la plus petite division administrative, village ou quartier, et exerce des fonctions notamment dans la gestion de l’état civil et dans les relations entre les administrations et les habitants du village ou du quartier (Elif Kızıl c. Turquie, no 4601/06, § 36, 24 mars 2020).

33. Il est assisté dans ses tâches d’un certain nombre d’autres élus qui constituent avec lui le conseil des élus (ihtiyar meclisi).

C. La répétition de l’indu

34. L’article 61 du code des obligations en vigueur à l’époque des faits disposait :

« Celui qui, sans cause légitime, s’est enrichi aux dépens d’autrui, est tenu à restitution.

La restitution est due, en particulier, de ce qui a été reçu sans cause valable, en vertu d’une cause qui ne s’est pas réalisée, ou d’une cause qui a cessé d’exister. »

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 1 du PROTOCOLE No 1 A LA CONVENTION

35. Le requérant se plaint de la faiblesse de l’indemnité qui lui a été octroyée au regard tant de la valeur actuelle du bien qu’à celle du paiement qu’il avait effectué. Il estime que les décisions des juridictions nationales sont insuffisamment motivées sur ce point. Il invoque l’article 6 de la Convention et l’article 1 du Protocole no 1.

36. Le Gouvernement relève que la formulation des griefs du requérant devant la Cour est similaire à celle employée dans son recours devant la Cour constitutionnelle. Rappelant que cette dernière a examiné lesdits griefs sur le terrain du droit à un procès équitable, il invite la Cour à en faire de même.

37. La Cour rappelle que, maîtresse de la qualification juridique des faits, elle n’est pas tenue par celle que leur attribue les parties (Radomilja et autres c. Croatie [GC], nos 37685/10 et 22768/12, § 126, 20 mars 2018). Elle estime en l’espèce que les griefs du requérant appellent un examen sur le terrain exclusif de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention, qui est ainsi libellé :

« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.

Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les États de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes. »

A. Sur la recevabilité

38. Le Gouvernement soulève plusieurs exceptions d’irrecevabilité.

39. Il soutient en premier lieu que le requérant ne pourrait se prétendre victime d’une atteinte à ses droits. Il indique qu’en droit turc, lorsque, comme en l’espèce, l’acte introductif d’instance ne précise pas la date à partir de laquelle les intérêts moratoires sont réclamés, cette date est présumée être celle de l’introduction de l’action. Il considère que les tribunaux ont fait droit à la demande du requérant en lui octroyant des intérêts à partir de la date implicitement demandée par ce dernier, et affirme que l’intéressé ne pourrait par conséquent se prétendre victime d’une quelconque atteinte à ses droits.

40. En outre, le Gouvernement précise que l’actualisation au 27 juin 2019 de l’indemnité octroyée (8,99 TRY au 25 septembre 2007) donne un résultat de 26,54 TRY, alors que les intérêts calculés sur la base du jugement du TGI sont de 9,53 TRY à la même date. Notant que la différence entre les deux montants est d’environ 1 EUR, il soutient que le requérant ne peut se prévaloir d’un préjudice important.

41. Enfin, le Gouvernement considère que la requête est manifestement mal fondée dans la mesure où les allégations du requérant consisteraient à inviter la Cour à s’ériger en juridiction de quatrième instance.

42. La Cour observe que le requérant a explicitement demandé au TGI de fixer l’indemnité en tenant compte de la forte dépréciation monétaire subie par la livre turque ainsi que de la valeur actuelle du bien (voir paragraphe 15 ci-dessus). Or, cette demande n’a pas été satisfaite. Il s’ensuit que l’exception du Gouvernement tirée de la qualité de victime doit être rejetée.

43. S’agissant de la seconde exception du Gouvernement, la Cour considère que celle-ci repose sur une dénaturation du grief du requérant. En effet, l’intéressé se plaint de l’absence d’actualisation depuis la date de paiement (1991) et non simplement depuis la date d’introduction de son action (le 25 septembre 2007). Or, alors que le montant actualisé à cette dernière date de la somme qu’il avait payée lors de l’achat représentait déjà 4 573 TRY, le TGI lui a uniquement octroyé 8,99 TRY. La différence entre les deux montants n’est pas négligeable. Dès lors, le Gouvernement n’est pas fondé à affirmer que le requérant n’a pas subi un préjudice important. Il s’ensuit que cette seconde exception doit elle aussi être rejetée.

44. En ce qui concerne la dernière exception, la Cour considère que la requête soulève de sérieuses questions de fait et de droit qui ne peuvent être résolues au stade de l’examen de la recevabilité et qui nécessitent un examen au fond. Il s’ensuit que la requête ne saurait être déclarée manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 de la Convention.

45. Par conséquent, la Cour rejette l’ensemble des exceptions du Gouvernement.

46. Constant que la requête ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, elle la déclare recevable.

B. Sur le fond

1. Thèses de parties

47. Le requérant se plaint de l’absence de versement d’une somme permettant de compenser le préjudice qu’il a subi en raison de l’annulation de la vente. Il précise que la somme qui lui a été octroyée ne correspond pas à la valeur actuelle du bien dont il a été privé et qu’elle ne tient pas compte de l’érosion monétaire liée à la forte inflation qui prévalait à l’époque pertinente.

48. Le Gouvernement considère que l’ingérence dont se plaint le requérant disposait d’une base légale, en l’occurrence l’article 61 du code des obligations qui était en vigueur à l’époque des faits, qu’elle poursuivait un but légitime, éviter l’enrichissement sans cause, et qu’elle a ménagé un juste équilibre entre les intérêts en jeu.

49. Sur ce dernier point, il précise qu’en contrôlant le respect de l’exigence de proportionnalité, la Cour reconnaît à l’État une grande marge d’appréciation tant pour choisir les modalités de mise en œuvre que pour juger si leurs conséquences se trouvent légitimées, dans l’intérêt général, par le souci d’atteindre l’objectif de la loi en cause (Chassagnou et autres c. France [GC], nos 25088/94 et 2 autres, § 75, CEDH 1999‑III).

50. Le Gouvernement soutient que le requérant se serait lui-même privé du bénéfice qui aurait résulté du calcul des intérêts depuis 1991 en omettant de formuler une demande en ce sens, et estime que l’intéressé doit supporter les conséquences de sa propre négligence. Il en conclut que l’ingérence n’a pas été disproportionnée.

2. Appréciation de la Cour

51. La Cour rappelle que l’article 1 du Protocole no 1 contient trois normes distinctes : la première, qui s’exprime dans la première phrase du premier alinéa et revêt un caractère général, énonce le principe du respect de la propriété ; la deuxième, figurant dans la seconde phrase du même alinéa, vise la privation de propriété et la soumet à certaines conditions ; quant à la troisième, consignée dans le second alinéa, elle reconnaît aux États le pouvoir, entre autres, de réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général. Il ne s’agit pas pour autant de règles dépourvues de rapport entre elles. La deuxième et la troisième ont trait à des exemples particuliers d’atteintes au droit de propriété ; dès lors, elles doivent s’interpréter à la lumière du principe consacré par la première (voir, parmi d’autres, Broniowski c. Pologne [GC], no 31443/96, § 134, CEDH 2004‑V).

52. En l’espèce, la Cour relève que l’ingérence dont se plaint le requérant tient aux modalités d’indemnisation du préjudice subi en raison de l’annulation de son titre de propriété. Elle estime que la complexité de la situation juridique empêche de classer l’ingérence dans une catégorie précise et qu’elle doit de ce fait être examinée à la lumière de la norme générale (voir Gladysheva c. Russie, no 7097/10, § 71, 6 décembre 2011, qui concernait l’annulation d’un titre de propriété au motif que la vente était invalide).

53. Elle rappelle que, pour être compatible avec l’article 1 du Protocole no 1, une atteinte au droit d’une personne au respect de ses biens doit d’abord respecter le principe de légalité et ne pas revêtir un caractère arbitraire. Elle doit également ménager un « juste équilibre » entre les exigences de l’intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux de l’individu (Sporrong et Lönnroth c. Suède, 23 septembre 1982, § 69, série A no 52).

54. En l’espèce, la Cour observe que la vente du bien acquis par le requérant a été frappée de nullité au motif que toutes les conditions nécessaires à une telle cession – et plus particulièrement celle d’être enregistré à l’état civil comme résidant du village de Muallim où se trouvait le bien – n’étaient pas réunies. En conséquence, le requérant a dû restituer le bien et a obtenu le remboursement du prix de vente.

55. Elle considère que l’annulation d’un titre de propriété en raison de l’illégalité du contrat de vente n’est pas en soi contraire à la Convention dès lors qu’elle est accompagnée d’une compensation adéquate.

56. Compte tenu de l’absence de controverse entre les parties sur les autres points et de la circonstance que le grief du requérant porte précisément sur la faiblesse du montant octroyé au titre du remboursement du prix de vente, la Cour considère que la question qu’elle est appelée à trancher consiste à déterminer si ce montant a respecté le juste équilibre entre les intérêts en jeu.

57. Elle estime que les autorités disposaient d’une certaine marge d’appréciation en ce qui concerne les modalités de fixation de la somme à octroyer au requérant.

58. En ce qui concerne le refus d’allouer une somme correspondant à la valeur marchande du bien à la date de l’annulation de la vente, la Cour est d’avis qu’une telle approche n’est pas en soi déraisonnable étant donné que la vente a été considérée comme nulle ab initio et que le prix d’achat payé par le requérant ne correspondait pas à la valeur marchande du bien au moment de la transaction (voir paragraphe 17 ci-dessus).

59. Elle observe toutefois qu’en octroyant uniquement la restitution du prix de vente payé plus de 25 ans plus tôt sans procéder à une quelconque forme d’actualisation du montant pour tenir compte de la forte dépréciation monétaire subie par la livre turque, ni offrir une autre forme de compensation, les autorités ont en pratique privé le requérant de toute indemnité. En effet, le montant principal octroyé à l’intéressé à partir du 25 septembre 2007 (date d’introduction de l’action) avait déjà subi, jusqu’à cette date, une dépréciation de l’ordre de 99,8 % et correspondait, en termes de pouvoir d’achat calculé sur la base de l’indice des prix de gros, à 0,2 % du paiement qu’il avait effectué en 1991.

60. La Cour a déjà jugé à de maintes reprises que le caractère adéquat d’un dédommagement se trouverait diminué si son paiement faisait abstraction d’éléments susceptibles d’en réduire la valeur, tel l’écoulement d’un laps de temps que l’on ne saurait qualifier de raisonnable (voir, parmi d’autres, Zacharakis c. Grèce, no 17305/02, § 31, 13 juillet 2006). La Cour a appliqué cette approche pour conclure à la rupture du juste équilibre, notamment dans l’affaire Kalinova c. Bulgarie (no 45116/98, § 76, 8 novembre 2007) où le titre de propriété de la requérante lui avait été retiré pour cause de nullité de la vente et où l’intéressée ne pouvait prétendre qu’à une compensation – remboursement du prix d’achat – devenue dérisoire en raison des années écoulées et de la forte inflation.

61. Elle observe qu’en l’espèce, pour justifier leur approche, les autorités judiciaires ont estimé que le requérant avait agi de mauvaise foi et qu’il était responsable de l’annulation (voir paragraphes 20 et 22 ci-dessus). Ce point distingue la présente espèce de l’affaire Kalinova (précitée, § 74) où aucune irrégularité n’était imputable à la requérante.

62. La Cour considère que rien n’interdit en principe la prise en compte d’une faute de l’intéressé dans la fixation de la compensation à lui octroyer (voir, mutatis mutandis, Belova c. Russie, no 33955/08, § 41, 15 septembre 2020).

63. Elle relève à cet égard que la Cour de cassation a indiqué, sans autre précision, que le requérant avait fait des « déclarations trompeuses ».

64. Or, il ressort du dossier que sur son formulaire de demande le requérant a explicitement indiqué la ville de Terme comme étant le lieu où il était enregistré à l’état civil et qu’il n’a pas prétendu être un résidant officiel du village de Muallim (voir paragraphe 7 ci-dessus). Ce point a d’ailleurs été confirmé par le jugement définitif du TGI en date du 14 octobre 1997 (voir paragraphe 12 ci-dessus).

65. La Cour observe toutefois que le rapport d’expertise du 10 avril 2008 (voir paragraphe 16 ci-dessus) et le premier jugement du TGI, qui en a endossé les conclusions (voir paragraphe 20 ci-dessus) attribuent au requérant une faute résidant dans le fait même d’avoir demandé l’attribution d’un bien et d’avoir poursuivi la procédure jusqu’à son terme alors qu’il ne remplissait pas les conditions pour être éligible au dispositif en question. Elle est disposée à accepter que la formulation utilisée par la Cour de cassation puisse être comprise comme signifiant elle aussi que la présentation d’une demande par l’intéressé qui n’en remplissait pas les conditions était en soi fautive et non comme signifiant que le requérant aurait porté des indications erronées sur sa demande.

66. Elle relève qu’en présentant sa demande, le requérant n’avait pas de certitude quant à son issue. La seule présentation de celle-ci n’était en effet pas suffisante pour bénéficier du dispositif de vente prévu par la législation puisque les autorités locales, en l’occurrence le mukhtar et le conseil des élus, étaient chargés de l’examiner et de vérifier l’éligibilité du demandeur. Or, aucune objection n’a été émise par ces derniers et la vente a pu avoir lieu (voir Seregin et autres c. Russie, nos 31686/16 et 4 autres, §§ 99 et 101, 16 mars 2021).

67. Par conséquent, on ne saurait considérer comme répréhensible l’attitude du requérant en estimant qu’il devait savoir qu’il n’était pas éligible en raison de son lieu de résidence officielle, sans en faire de même au sujet de celle du mukhtar qui a fait droit à la demande de l’intéressé alors même qu’il ressortait clairement du formulaire que celui-ci n’était pas résident du village et que sa demande devait être rejetée.

68. En d’autres termes, si une faute devait être attribuée au requérant celle-ci ne pouvait être que partielle car il existait une faute concomitante de l’administration.

69. Cependant, les juridictions nationales ont fait peser l’ensemble de la responsabilité de l’annulation sur le seul requérant et ont refusé d’attacher une quelconque conséquence à l’attitude à tout le moins négligente dont les autorités ont initialement fait preuve.

70. L’approche suivie par les tribunaux a non seulement délié l’administration de toute responsabilité mais a également conduit à l’enrichissement sans cause de cette dernière au détriment du requérant.

71. À cet égard, la Cour rappelle que dans l’affaire Vukušić c. Croatie (no 69735/11, §§ 66 et 68, 31 mai 2016) où le titre de propriété du requérant sur un appartement avait été annulé, elle a estimé que le juste équilibre n’avait pas été rompu au motif que l’intéressé s’était vu offrir la possibilité d’obtenir une compensation adéquate, en l’occurrence le remboursement du prix de vente assorti d’intérêts moratoires ainsi qu’une indemnité couvrant tout autre dommage résultant de l’annulation alors même que l’intéressé était partiellement responsable de la défaillance ayant conduit à l’annulation.

72. Or, en l’espèce, le requérant a obtenu un dédommagement d’une modicité qui revenait en pratique à le priver de tout remboursement (voir paragraphe 59 ci-dessus).

73. Compte tenu de l’ensemble de ces éléments, la Cour estime que le requérant a subi une charge excessive et que le juste équilibre dont l’article 1 du Protocole no 1 exige la préservation a été rompu.

74. Quant à l’argument du Gouvernement selon lequel le requérant se serait lui-même privé de la possibilité d’obtenir une compensation adéquate en omettant d’indiquer le point de départ des intérêts (voir paragraphe 50 ci‑dessus), la Cour estime y avoir déjà répondu sur le terrain de la recevabilité (voir paragraphes 42 et 43 ci-dessus).

75. Partant, il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no1.

II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

76. Aux termes de l’article 41 de la Convention :

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

77. Le requérant demande 200 000 EUR au titre du dommage matériel et 100 000 EUR au titre du dommage moral qu’il estime avoir subi.

78. Il réclame également 1 500 TRY pour un rapport d’expertise relatif à la valeur du bien ainsi que la prise en charge par l’État défendeur de ses autres frais dont ses honoraires d’avocat, sans toutefois préciser de montant.

79. Le Gouvernement conteste l’ensemble de ces prétentions et invite la Cour à renvoyer la question de l’application de l’article 41 à la Commission d’indemnisation comme elle l’a fait dans l’affaire Kaynar et autres c. Turquie (nos 21104/06 et 2 autres, §§ 64 à 82, 7 mai 2019).

80. Par souci d’économie procédurale, la Cour n’estime pas utile de renvoyer cette question vers le système juridique interne, dès lors qu’elle est en mesure de déterminer elle-même le montant du préjudice. Compte tenu des motifs sur lesquels repose le constat de violation, elle octroie au requérant la somme de 2 700 EUR au titre du préjudice matériel. En ce qui concerne le dommage moral, elle estime raisonnable la somme de 2 000 EUR et l’accorde au requérant.

81. S’agissant des frais et dépens, la Cour rappelle que selon sa jurisprudence, un requérant ne peut en obtenir le remboursement que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux (voir, parmi beaucoup d’autres, H.F. et autres c. France [GC], nos 24384/19 et 44234/20, § 291, 14 septembre 2022). En l’espèce, compte tenu des documents en sa possession et des critères susmentionnés, la Cour décide d’allouer au requérant la somme de 185 EUR tous frais confondus.

82. Ces sommes seront majorées de tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par le requérant.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare, la requête recevable ;

2. Dit, qu’il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 de la Convention ;

3. Dit,

a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans un délai de trois mois à compter de la date à laquelle l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir en livres turques au taux applicable à la date du règlement :

i. 2 700 EUR (deux mille sept cents euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt, pour dommage matériel ;

ii. 2 000 EUR (deux mille euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt, pour dommage moral ;

iii. 185 EUR (cent quatre-vingt-cinq euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme par le requérant à titre d’impôt, pour frais et dépens ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

4. Rejette, le surplus de la demande de satisfaction équitable.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 18 avril 2023, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Hasan Bakırcı                     Arnfinn Bårdsen
Greffier                                 Président

___________

[1]. Le 1er janvier 2005, la livre turque (TRY), qui remplace l’ancienne livre turque (TRL), est entrée en vigueur. 1 TRY vaut un million TRL.

Dernière mise à jour le avril 18, 2023 par loisdumonde

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