AFFAIRE MILADINOVA c. BULGARIE (Cour européenne des droits de l’homme) 31604/17

L’affaire concerne le caractère prétendument inéquitable de la procédure civile en dommages-intérêts engagée par la requérante contre les organes d’enquête pour demander réparation du préjudice subi par elle en raison d’accusations illégales.


TROISIÈME SECTION
AFFAIRE MILADINOVA c. BULGARIE
(Requête no 31604/17)
ARRÊT

Art 6 § 1 (civil) • Accès à un tribunal • Réouverture de la procédure pénale plus de huit mois après sa clôture alors que la procédure civile en dommages-intérêts engagée contre les organes d’enquête pour demander réparation du préjudice subi en raison d’accusations illégales était en cours d’examen • Changement législatif positif de 2005 ayant limité dans le temps à un an ou deux ans le pouvoir du parquet d’ordonner la réouverture d’une procédure pénale • Intéressée en net désavantage par rapport au parquet disposant d’un pouvoir discrétionnaire d’influencer la procédure civile en ordonnant une décision non motivée par l’existence d’insuffisances concrètes dans l’enquête pénale et non susceptible de contrôle judiciaire • Restriction litigieuse non proportionnée

STRASBOURG
7 février 2023

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Miladinova c. Bulgarie,

La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une Chambre composée de :
Pere Pastor Vilanova, président,
Georgios A. Serghides,
Yonko Grozev,
Jolien Schukking,
Peeter Roosma,
Ioannis Ktistakis,
Andreas Zünd, juges,
et de Milan Blaško, greffier de section,

Vu la requête (no 31604/17) dirigée contre la République de Bulgarie et dont une ressortissante russe, Mme Lilia Nikolaevna Miladinova (« la requérante »), a saisi la Cour le 21 avril 2017 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »),

Vu la décision de porter à la connaissance du gouvernement bulgare (« le Gouvernement ») le grief concernant l’accès à un tribunal et de déclarer la requête irrecevable pour le surplus,

Vu les observations des parties,

Notant qu’informé de son droit de prendre part à la procédure (article 36 § 1 de la Convention), le gouvernement russe n’a pas souhaité s’en prévaloir,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 10 janvier 2023,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

INTRODUCTION

1. L’affaire concerne le caractère prétendument inéquitable de la procédure civile en dommages-intérêts engagée par la requérante contre les organes d’enquête pour demander réparation du préjudice subi par elle en raison d’accusations illégales. L’intéressée voit dans la réouverture de la procédure pénale dirigée contre elle, alors que la procédure en dommages‑intérêts était pendante, une violation de son droit d’accès à un tribunal.

EN FAIT

2. La requérante est née en 1958 et réside à Kyustendil. Elle a été représentée par Me A. Slavchev, avocat à Plovdiv.

3. Le Gouvernement a été représenté par son agent, M. V. Obretenov, du ministère de la Justice.

I. La pRocédure pénale dirigée contre la requérante

4. Par une ordonnance du 17 janvier 2012, rectifiée et complétée le 15 mars 2012, puis à nouveau le 14 novembre 2012, la requérante, qui travaillait en tant qu’infirmière dans un foyer pour personnes âgées atteintes de handicaps physiques à Kyustendil, fut mise en examen par un enquêteur chargé de l’instruction. L’enquête préliminaire dirigée contre X concernait le vol de biens mobiliers appartenant au foyer d’une valeur globale de 549 levs bulgares ((BGN), environ 274 EUR ; une infraction réprimée par l’article 194, alinéa 1 du code pénal). Le 19 novembre 2012, l’enquêteur chargé de l’instruction transmit le dossier au procureur de district et proposa de renvoyer l’affaire devant le tribunal.

5. Il apparaît que dans l’intervalle du 29 novembre 2012 au 2 octobre 2013, le procureur de district de Kyustendil ordonna à deux reprises de clôturer la procédure pénale et indiqua qu’il convenait d’appliquer l’article 218b du code pénal prévoyant l’imposition d’une sanction administrative sous forme d’amende lorsque la valeur des objets de l’infraction ne dépassait pas le total de deux salaires minimums. Par une décision du 12 décembre 2013, le tribunal de district annula la décision du procureur clôturant la procédure pénale et lui renvoya l’affaire pour un nouvel examen. Cette décision fut confirmée par le tribunal régional. Il apparaît aussi que les décisions judiciaires indiquaient qu’il convenait de considérer l’infraction comme ayant été commise en continue, ce qui excluait de remplacer la responsabilité pénale par la responsabilité administrative.

6. Par une ordonnance du 27 mai 2014, le procureur de district mit à nouveau un terme à la procédure pénale dirigée contre la requérante. Il nota qu’une partie des biens examinés s’apparentaient à des objets mis en vente sur le marché dans le pays tout entier. Ils ne portaient aucun signe ou identification permettant de conclure de manière déterminée et incontestable qu’ils appartenaient au foyer pour personnes âgées. De plus, la requérante avait présenté des preuves indiquant qu’elle était bien la propriétaire de cette partie des objets. Pour la deuxième partie des biens faisant objet des accusations, le procureur indiqua que ceux-ci n’avaient pas été trouvés et que le foyer n’avait pas apporté des preuves qu’il en était le propriétaire. Le procureur conclut qu’il ne pouvait être prouvé que l’intéressée avait commis le vol dont elle était inculpée. Cette décision ne fut pas contestée par la victime. Par ailleurs, la requérante ne souhaita pas poursuivre la procédure pénale pour obtenir un jugement d’acquittement.

7. Par un signalement du directeur régional de la police, le 12 février 2015, le procureur régional annula la décision du 27 mai 2014 et ordonna la réouverture de la procédure pénale et l’établissement d’un acte d’accusation contre la requérante, considérant 1) que les organes chargés de l’enquête, et surtout le procureur ayant établi l’ordonnance du 27 mai 2014, n’avaient pas suivi les instructions du tribunal régional, qui suggéraient d’interpréter la situation en cause comme une situation continue, excluant donc la substitution de la responsabilité pénale, et qui indiquaient qu’il convenait de dresser un acte d’accusation pour vol contre la requérante, et, 2) que les conclusions du procureur n’étaient pas fondées. Le procureur régional ne fit pas d’analyse sur les preuves recueillies et n’indiqua pas en quoi la conclusion du procureur inférieur, consistant à dire qu’il ne pouvait être prouvé que les biens en cause appartenaient au foyer, était mal fondée.

8. Le 11 mars 2015, le procureur de district dressa un acte d’accusation contre la requérante, estimant la valeur globale des objets volés à 92 BGN (environ 46 EUR) et indiquant qu’il s’agissait d’une infraction continue, ce qui empêchait de qualifier cette infraction comme représentant un danger mineur pour l’ordre public et donc d’exclure les poursuites pénales.

9. Par un jugement du 26 avril 2016, le tribunal de district acquitta la requérante au motif que les preuves de nature à établir sa culpabilité étaient insuffisantes. Il précisa en particulier, sur la base des témoignages et des preuves écrites, que les biens faisant l’objet des accusations de vol ne pouvaient être identifiés et qu’aucune preuve n’indiquait que les biens trouvés chez la requérante appartenaient au foyer. Par un jugement définitif du 12 décembre 2016, le tribunal régional confirma pleinement le jugement de première instance.

II. La procédure civile EN dommages-intérêts

10. Le 28 août 2014, estimant que la procédure pénale dirigée contre elle avait pris fin, la requérante introduisit, en vertu de la loi de 1988 sur la responsabilité de l’État et des communes pour dommages (« la loi de 1988 »), une action en dommages-intérêts contre le parquet de district de Kyustendil et le ministère des Affaires intérieures pour demander réparation du préjudice qu’elle disait avoir subi en raison des poursuites pénales illégales.

11. Par un jugement du 15 juillet 2015, le tribunal de district de Kyustendil débouta la requérante. Il nota d’abord que le ministère des Affaires intérieures ne pouvait être tenu pour responsable des dommages que l’intéressée alléguait avoir subis. Il estima ensuite que, dans la mesure où une procédure pénale était en cours contre la requérante, les conditions requises par la loi pour accorder à celle-ci des dommages-intérêts n’étaient pas réunies.

12. Sur recours de l’intéressée, le 2 mars 2016, le tribunal régional confirma ce jugement. La requérante se pourvut en cassation en soumettant la question de savoir si la loi de 1988 permettait l’octroi d’une indemnité lorsque la procédure pénale avait été clôturée, puis rouverte après l’introduction d’une action civile en dommages-intérêts. Par une décision du 26 octobre 2016, la Cour suprême de cassation déclara le pourvoi non admis, considérant en particulier que l’application de la loi de 1988 faite par les juridictions en l’occurrence était conforme à la pratique judiciaire établie. Selon cette pratique, l’indemnisation n’était pas possible lorsque la procédure pénale en cause était en cours, tel était le cas de la requérante.

III. Autres faits

13. Le 2 mars 2017, se fondant sur la loi sur le pouvoir judiciaire, la requérante demanda à percevoir une indemnité à raison de la durée de la procédure pénale dirigée contre elle. Par un courrier du 31 juillet 2017, l’Inspectorat auprès du Conseil supérieur de la magistrature estima que le droit de la requérante à un procès pénal dans un délai raisonnable avait été violé et lui proposa une indemnité correspondant à 1 000 BGN (soit environ 500 euros (EUR)).

LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

I. la loi de 1988 sur la responsabilité de l’État et des communes pour dommageS

14. L’article 2, alinéa 1, point 3 (ancien point 2) de ladite loi, tel qu’il a été modifié en 2012, prévoit ce qui suit :

« L’État est responsable des dommages causés aux particuliers par les organes d’enquête pénale, le parquet et les tribunaux du fait :

(…)

3. de l’engagement de poursuites pénales, si la personne concernée est acquittée ou si la procédure pénale est clôturée parce que l’infraction n’est pas commise par la personne concernée, ou que l’acte [de celle-ci] ne constitue pas une infraction pénale (…) »

Les personnes qui ont été acquittées ou dont les poursuites ont été clôturées pour l’un des motifs énoncés dans cette disposition, laquelle comprend également les cas où les accusations n’ont pas été établies, selon une décision interprétative de la Cour suprême de cassation (тълк. реш. № 3 от 22 април 2005 г. по тълк. гр. д. № 3/2004 г., ОСГК на ВКС), peuvent obtenir une indemnité pour le simple fait qu’une procédure pénale a été engagée contre elles. Une décision du procureur mettant un terme à la procédure pénale prend effet dès sa délivrance et c’est également le moment à partir duquel les intérêts sur l’indemnité accordée sont calculés, le cas échéant, sur le fondement de l’article 2, alinéa 1, point 3, de la loi de 1988 (опред. № 595 от 4 май 2015 г. по гр. д. № 892/2015 г., ВКС, ІV г. о.). La responsabilité de l’État est engagée à partir du moment où la décision est notifiée à la personne qui prétend avoir subi les dommages en vertu de cette disposition et lorsque l’intéressée n’a pas souhaité continuer la procédure pénale afin d’obtenir un jugement d’acquittement (реш. № 197 от 17 май 2011 г. по гр. д. № 1211/2010 г., ВКС, ІII г. о.). Le paragraphe 1 des dispositions transitoires et finales de la loi de 1988 prévoit que toutes les questions qui n’ont pas été traitées dans la loi doivent être résolues conformément aux dispositions générales du droit civil et du droit du travail. L’article 110 de la loi sur les obligations et les contrats de 1951, qui est également applicable aux procédures de la loi de 1988 (тълк. реш. № 3 от 22 април 2005 г. по т. гр. д. № 3/2004 г., ОСГК на ВКС; реш. № 7768 от 10 юни 2010 г. по адм. д. № 14132/2009 г., ВАС, ІІІ о.), prévoit que le délai de prescription des actions délictuelles est de cinq ans.

II. LE Code de procédure pénale

15. Le code de procédure pénale (CPP) de 2005 prévoit, dans son article 243, alinéa 1, la clôture de la procédure pénale par le parquet dans les cas où, entre autres, il apparaît qu’aucune infraction n’a été commise ou que les accusations ne sont pas prouvées. Cette décision est susceptible d’un contrôle judiciaire sur recours, entre autres, de l’accusé et/ou de la victime, dans un délai de sept jours à partir de la notification de ladite décision (article 243, alinéa 4 (alinéa 3, tel qu’il était en vigueur à l’époque des faits) du CPP).

16. Toute décision ordonnée en vertu de l’article 243, alinéa 1, dans laquelle les conditions de clôture des poursuites pénales fixées par cette disposition ne sont pas réunies et qui n’ont pas fait l’objet d’un recours devant les tribunaux, peut être annulée d’office par le procureur de rang supérieur compétent. Cette annulation peut avoir lieu dans un délai de deux ans, lorsque la procédure a été engagée pour une infraction grave, et dans un délai d’un an dans tous les autres cas, et cela à partir de la date de la décision mettant fin à la procédure. Dans des cas exceptionnels, le procureur général a la compétence d’annuler une telle décision sans limite dans le temps (article 243, alinéa 10 (alinéa 9, tel qu’il était en vigueur à l’époque des faits) du CPP).

17. Selon l’article 243, alinéa 11 (alinéa 10, tel qu’il était en vigueur à l’époque des faits) du CPP, lorsque le procureur décide d’ordonner la réouverture d’une procédure précédemment clôturée par un procureur de rang inférieur, les délais d’enquête commencent à courir à nouveau.

18. Par ailleurs, le régime de réouverture de l’enquête pénale ordonnée par le procureur selon le CPP de 1974, précédant le CPP de 2005, a été décrit dans l’arrêt Fileva c. Bulgarie (no 3503/06, §§ 26-29, 3 avril 2012).

III. LE Code de procédure civile

19. L’article 303 du code de procédure civile (CPC) de 2007 prévoit que les parties concernées peuvent demander l’annulation d’une décision définitive et la réouverture de la procédure civile lorsque, entre autres, de nouvelles circonstances ou de nouvelles preuves écrites importantes pour l’affaire sont recueillies, qui n’auraient pas pu être connues au moment où la décision a été adoptée ou que la partie n’aurait pas pu obtenir à temps (l’article 303, alinéa 1, point 1 du CPC) ou, lorsque la décision a été fondée sur un acte délivré par un organe public, qui a par la suite été annulé (l’article 303, alinéa 1, point 3).

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION

20. La requérante se plaint, à la suite de la réouverture des poursuites pénales dirigées contre elle, d’une violation de son droit d’accès à un tribunal pour demander des dommages-intérêts auprès des autorités de poursuite. Elle invoque l’article 6 § 1 de la Convention, qui est ainsi libellé :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (…) par un tribunal (…), qui décidera, (…) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (…) »

A. Sur la recevabilité

21. Le Gouvernement soulève une exception de non-épuisement des voies de recours interne en quatre branches. Premièrement, il estime que la requérante a exercé de manière prématurée son droit de demander des dommages-intérêts sur le fondement de la loi de 1988. En effet, la procédure pénale ayant été marquée par plusieurs ordonnances de clôture, puis de réouverture, l’intéressée aurait dû s’attendre à ce que cette procédure puisse être rouverte et éviter de se mettre elle-même en situation d’insécurité en saisissant les juridictions civiles aussi tôt. Deuxièmement, la Gouvernement estime que l’adoption d’un jugement d’acquittement dans la procédure pénale en faveur de la requérante lui a ouvert la voie pour introduire une nouvelle action en dommages-intérêts, sur le fondement de la loi de 1988. Troisièmement, il suggère que, sur le fondement de l’article 303, alinéa 1, points 1 ou 3 du code de procédure civile (CPC), la requérante aurait dû solliciter la réouverture de la procédure civile pour demander l’annulation du jugement des tribunaux civils ayant refusé de l’indemniser (paragraphe 19 ci‑dessus). Quatrièmement, il est d’avis que l’intéressée n’a pas allégué devant les juridictions civiles une violation de l’article 6 de la Convention et qu’elle n’a donc pas soumis ce grief devant les autorités internes.

22. La requérante réplique d’abord qu’elle n’a pas engagé de manière prématurée la procédure civile dans la mesure où la décision du procureur de mettre un terme à la procédure pénale était devenue définitive et que ce fait constituait à lui seul le fondement de son action civile. S’agissant de l’opportunité d’introduire une nouvelle action en dommages-intérêts, telle que l’évoque le Gouvernement, elle répond qu’une telle procédure civile aurait comme objet le bien-fondé d’une action en dommages-intérêts pour poursuites illégales et non la violation alléguée de ses droits protégés par l’article 6 au cours de la procédure civile litigieuse, clôturée par la décision de la Cour suprême de cassation du 26 octobre 2016. Concernant la possibilité de demander la réouverture de la procédure civile, elle estime qu’un tel recours ne pouvait être considéré comme une voie de droit qui aurait pu être utilisée dans son cas. Enfin, quant au grief fondé sur l’article 6, que la requérante aurait pu, selon le Gouvernement, formuler devant les juridictions bulgares, elle explique que la violation alléguée découle de la manière même dont s’est déroulée la procédure civile et de la conclusion des tribunaux selon laquelle elle n’avait pas droit à être indemnisée à partir du moment où la procédure pénale avait été rouverte. Elle avance qu’en tout état de cause ce point faisait l’objet de son pourvoi en cassation (paragraphe 12 ci-dessus).

23. La Cour estime que la question de savoir si la requérante a eu raison d’introduire une action en dommages-intérêts après que la décision mettant un terme à la procédure pénale ordonnée par le procureur le 27 mai 2014 (première branche de l’exception) lui a été notifiée et celle de savoir s’il était possible pour elle d’introduire à nouveau une telle action, sur le fondement du jugement d’acquittement rendu le 12 décembre 2016 (deuxième branche de l’exception), se trouvent au cœur du grief soulevé par la requérante selon lequel celle-ci n’a pas eu accès à un tribunal pour examiner ses prétentions civiles pour les poursuites pénales prétendument illégales. Elle considère dès lors qu’il convient de joindre ces deux branches à l’examen au fond du grief fondé sur l’article 6.

24. Elle prend ensuite note de l’exception de non-épuisement des voies de recours internes, fondée sur le fait que la requérante n’a pas demandé, en vertu de l’article 303, alinéa 1, du CPC de 2007, que la procédure civile soit rouverte (paragraphe 19 ci-dessus). Elle n’estime pas nécessaire d’établir en l’occurrence si une telle réouverture serait en principe vue comme un recours effectif dans la mesure où elle reconnaît que ce recours ne peut être exercé en l’espèce. En effet, aucun des deux motifs avancés par le Gouvernement ne permettraient cette réouverture. En particulier, le Gouvernement ne s’appuie sur aucune nouvelle circonstance ou nouvelle preuve écrite dont la requérante n’aurait pas eu connaissance au moment de la procédure civile pour que l’article 303, alinéa 1, point 1, puisse entrer en jeu. De plus, la décision du procureur de rouvrir la procédure pénale n’ayant pas été annulée, l’article 303, alinéa 1, point 3, ne pouvait pas non plus être invoqué pour fonder la réouverture de la procédure civile. La Cour rejette dès lors l’exception de non-épuisement soulevée par le Gouvernement dans cette branche.

25. Enfin, il convient d’analyser la branche de l’exception selon laquelle la requérante n’a pas formulé devant les juridictions internes son grief de méconnaissance de l’article 6 de la Convention. À cet égard, il suffit à la Cour de relever, dans les éléments du dossier, que l’intéressée a posé une question expresse, dans son pourvoi en cassation, visant à établir notamment si la réouverture de la procédure pénale, après l’introduction d’une action civile, justifiait à elle seule le refus de l’indemniser (paragraphe 12 ci-dessus), approche adoptée par les tribunaux de première et deuxième instance en l’espèce. Dans la mesure où cette question se trouve au cœur des allégations soulevées par la requérante selon lesquelles celle-ci n’a pas eu un accès effectif à un tribunal pour examiner sa cause au civil, la Cour estime que le pourvoi en cassation de l’intéressée contenant en substance son grief fondé sur l’article 6 fait l’objet de la présente requête. Ainsi, la Cour rejette-t-elle l’exception de non-épuisement du Gouvernement dans cette branche également.

26. Constatant que la requête n’est pas manifestement mal fondée ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour la déclare recevable.

B. Sur le fond

1. Les arguments des parties

27. La requérante estime que les conclusions auxquelles est parvenue la Cour dans l’affaire Fileva c. Bulgarie (no 3503/06, 3 avril 2012) sont applicables en l’espèce. Elle expose que les motifs ayant conduit les procureurs à annuler les décisions mettant un terme à la procédure pénale dans l’affaire Fileva, précitée, sont similaires à ceux exposés en l’espèce. Pour ce qui la concernait, le procureur hiérarchique a en outre dressé un acte d’accusation, contraire selon elle au principe d’indépendance du procureur, alors qu’il doit agir selon ses convictions, et sans tenir compte de la question de savoir si les nouvelles preuves pencheraient à charge ou à décharge. La requérante soutient que, tout comme dans l’affaire Fileva, précitée, la procédure pénale a été rouverte huit mois après la décision du procureur de mettre un terme à la procédure pénale, une période assez longue pendant laquelle elle a ressenti un sentiment de grande insécurité. Enfin, elle souligne qu’au regard du droit et de la pratique nationale, l’ordonnance du procureur de district du 27 mai 2014 était définitive s’agissant des charges portées contre elle et qu’à partir de ce moment elle a pu faire valoir son droit à être indemnisée pour les poursuites illégales (paragraphes 5 et 14 ci-dessus), ceci sans attendre le délai de deux ans visé à l’article 243, alinéa 10, du CPP (paragraphe 16 ci-dessus).

28. Le Gouvernement distingue la présente affaire de l’arrêt Fileva, précitée. Il soutient que les juridictions civiles ont pleinement respecté les garanties de l’article 6 de la Convention. Il juge que, dans sa décision du 12 février 2015, le procureur régional a ordonné la réouverture de la procédure en raison de l’existence de défaillances concrètes dans l’enquête pénale. Il estime aussi acceptable la période de huit mois pendant laquelle la requérante s’est trouvée dans une situation d’insécurité. De plus, il considère que l’intéressée aurait pu s’attendre à une réouverture de la procédure dans la mesure où celle-ci avait déjà été marquée par plusieurs décisions mettant un terme à la procédure et qu’elle aurait dû tenir compte également de la possibilité légale dont dispose le procureur de rouvrir la procédure dans un délai de deux ans (paragraphe 16 ci-dessus). Il note par ailleurs que la requérante a perçu une indemnité à raison de la durée de la procédure pénale (paragraphe 13 ci-dessus).

2. L’appréciation de la Cour

29. La Cour rappelle les principes généraux relatifs au droit d’accès à un tribunal en matière civile (Naït-Liman c. Suisse [GC], no 51357/07, §§ 112‑116, 15 mars 2018, et Zubac c. Croatie [GC], no 40160/12, §§ 76‑79, 5 avril 2018 ; voir aussi Nejdet Şahin et Perihan Şahin c. Turquie [GC], no 13279/05, §§ 49-58, 20 octobre 2011, et Paroisse gréco-catholique Lupeni et autres c. Roumanie [GC], no 76943/11, §§ 84‑90 et 116, 29 novembre 2016).

30. En particulier, la Cour rappelle que le droit d’accès à un tribunal doit être concret et effectif et non pas théorique et illusoire. L’effectivité de l’accès au juge suppose qu’un individu jouisse d’une possibilité claire et concrète de contester un acte constituant une ingérence dans ses droits (Paroisse gréco‑catholique Lupeni et autres, précité, § 86).

31. Le droit d’accès aux tribunaux n’étant toutefois pas absolu, il peut donner lieu à des limitations implicitement admises car il appelle de par sa nature même une réglementation par l’État, réglementation qui peut varier dans le temps et dans l’espace en fonction des besoins et des ressources de la communauté et des individus. En élaborant pareille réglementation, les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation. S’il appartient à la Cour de statuer en dernier ressort sur le respect des exigences de la Convention, elle n’a pas qualité pour substituer à l’appréciation des autorités nationales une autre appréciation de ce que pourrait être la meilleure politique en la matière. Cependant, les limitations appliquées ne doivent pas restreindre l’accès ouvert à l’individu d’une manière ou à un point tels que le droit s’en trouve atteint dans sa substance même. En outre, elles ne se concilient avec l’article 6 § 1 que si elles poursuivent un but légitime et s’il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (Paroisse gréco‑catholique Lupeni et autres, précité, § 89, Naït-Liman, § 115, Zubac, précité, § 78, et Nicolae Virgiliu Tănase c. Roumanie [GC], no 41720/13, § 195, 25 juin 2019).

32. En outre, l’article 6 § 1 garantit le droit à un procès équitable, lequel comprend, entre autres, l’exigence de l’égalité des armes au sens d’un juste équilibre où chacune des parties se voit offrir une possibilité raisonnable de présenter sa cause dans des conditions qui ne la placent pas dans une situation de net désavantage par rapport à son adversaire (Raffineries grecques Stran et Stratis Andreadis c. Grèce, 9 décembre 1994, § 46, série A no 301-B, et Fileva, précité, § 38).

33. Dans la procédure civile interne en l’espèce, la requérante, s’appuyant sur l’ordonnance du procureur de district du 27 mai 2014 par laquelle celui‑ci avait mis un terme à la procédure pénale dirigée contre elle (paragraphe 5 ci‑dessus), a introduit une action en dommages-intérêts contre les organes de poursuites, notamment le parquet de district et le ministère des Affaires intérieures, pour les dommages qu’elle estimait avoir subis à raison des poursuites illégales. L’ordonnance en question pouvait toutefois être annulée par un procureur hiérarchique de rang supérieur, dans les délais prévus par l’article 243, alinéa 10, du CPP (paragraphe 16 ci-dessus). Ainsi, alors que la procédure civile était pendante en première instance, cette ordonnance a été annulée, ce qui a entraîné la réouverture de la procédure pénale dirigée contre la requérante (paragraphes 7 et 11 ci-dessus).

34. Eu égard à ce contexte, la Cour se doit d’examiner si, dans les circonstances de l’affaire, la décision de réouverture de la procédure pénale contre la requérante, ordonnée par le procureur régional, le 12 février 2015, alors que l’action civile en dommages-intérêts engagée par l’intéressée était en cours d’examen, a enfreint son droit d’accès à un tribunal et les garanties d’un procès équitable, inhérentes à l’article 6 § 1 de la Convention (Fileva, précité, § 40).

35. La Cour note que, dans l’affaire Fileva précitée, elle a conclu au non-respect de l’article 6 en ce qu’en l’absence de garanties procédurales entourant la réouverture des poursuites pénales, telles qu’une durée limitée, la référence à des critères légaux bien définis, ou encore le contrôle judiciaire, le pouvoir discrétionnaire du procureur de rouvrir la procédure pénale lui a donné, alors qu’il était partie défenderesse dans la procédure civile en dommages-intérêts, la possibilité d’influencer la portée et l’issue de cette dernière procédure. Cela a eu pour effet de placer la requérante dans une situation de net désavantage par rapport à son adversaire (Fileva, précité, § 44).

36. La Cour observe plusieurs points de similitude entre la présente affaire et celle examinée dans l’arrêt Fileva, précité. D’abord, la procédure pénale en l’espèce a été rouverte au motif que l’enquête devait aboutir à un acte d’accusation vu le caractère continue de l’infraction en cause (paragraphe 7 ci-dessus). Tout comme dans l’affaire Fileva, précitée, il semble que la décision du procureur hiérarchique n’indiquait pas d’insuffisances spécifiques dans l’enquête (telles que la découverte de nouvelles preuves, un abus de pouvoir, une erreur manifeste dans l’interprétation de la loi matérielle ou toute autre raison dictée par les intérêts de la justice ; Fileva, précité, § 41). Le Gouvernement n’a pas non plus démontré l’existence de tels manquements. La Cour note qu’en l’occurrence le motif principal de réouverture invoqué par le procureur régional renvoyait vers un prétendu non-respect des instructions du tribunal régional d’analyser la cause comme une situation continue (paragraphe 7 ci-dessus). Ce motif manque manifestement de pertinence car il ressort clairement que l’ordonnance annulée du procureur inférieur était fondée sur le fait qu’aucune infraction ne pouvait être reprochée à la requérante (paragraphe 6 ci-dessus), de sorte qu’il n’y avait pas lieu d’analyser quel serait le caractère de cette infraction. Dans la mesure où le procureur régional s’est également appuyé sur le défaut de fondement de l’ordonnance mettant fin à la procédure, la Cour relève que celui-ci n’a fourni aucune analyse des preuves et n’a pas étayé en quoi la conclusion du procureur inférieur, selon laquelle il ne pouvait être établi que le foyer était le propriétaire des biens en cause (paragraphe 7 ci-dessus), était erronée. L’absence d’une telle justification sérieuse de la décision du procureur régional de rouvrir la procédure pénale a été confirmée par le fait de l’acquittement de la requérante notamment pour manque de preuves suffisantes de nature à établir sa culpabilité (paragraphe 9 ci-dessus).

37. Par ailleurs, la Cour observe que les modifications apportées au régime de réouverture de la procédure pénale ordonnée par le procureur, dans le CPP de 2005, n’ont pas pallié l’absence d’obligation pour les autorités de poursuite d’indiquer des raisons spécifiques ou de justifier de manière motivée la décision de réouverture en question. Une telle décision peut être ordonnée dans tous les cas où les autorités trouveraient que la clôture de la procédure pénale n’a pas été justifiée sous l’angle de l’article 243, alinéa 1, du CPP de 2005. De plus, cette décision ne semble toujours pas être susceptible de contrôle judiciaire (paragraphe 16 ci-dessus, voir aussi Fileva, précité, § 42).

38. Il est vrai qu’à la différence de l’affaire Fileva, précitée, la possibilité pour le procureur de rang supérieur d’ordonner la réouverture de la procédure pénale dirigée contre la requérante a été limitée dans le temps à un an ou deux ans, selon la gravité de l’infraction, à la suite des modifications législatives apportées par le CPP de 2005 (paragraphe 16 ci-dessus). La Cour note aussi que le droit interne prévoit un délai de prescription de cinq ans pour ce qui est de la responsabilité délictuelle de l’État, soit un délai assez large de nature à permettre aux justiciables concernés d’introduire une action civile pour poursuites illégales, même après l’écoulement des délais d’un an ou de deux ans pendant lesquels le parquet garde sa compétence de rouvrir une procédure clôturée. Toujours est-il, pour la Cour, que ce régime réserve au procureur général dans « des cas exceptionnels » le pouvoir d’annuler, sans délai, une décision mettant un terme aux poursuites pénales sans pour autant spécifier des critères précis. De plus, il apparaît que le CPP de 2005 ne contient pas de règle limitant le nombre de décisions par lesquelles le procureur peut prononcer une réouverture de la procédure pénale et qu’une fois celle-ci rouverte, tous les délais d’enquête courent à nouveau (paragraphe 17 ci‑dessus). Ces constats de la Cour n’empêchent pas l’État défendeur de conduire sa politique pénale et, en particulier, le procureur supérieur d’ordonner la réouverture d’une procédure pénale, y compris dans les cas où une action en dommages et intérêts est déjà engagée, comme c’est le cas en l’espèce, si le procureur avance des motifs spécifiques et valablement justifiés, de sorte à prévenir un abus potentiel dans de telles circonstances.

39. Cela étant noté, la Cour n’est pas appelée à se prononcer sur la conformité de ce régime in abstracto avec les exigences de l’article 6, mais à analyser les circonstances de la présente affaire. Ainsi, elle observe que le procureur de district a clôturé la procédure pénale le 27 mai 2014, une décision considérée comme définitive en droit interne (paragraphe 14 ci‑dessus). La Cour remarque que la victime n’a pas contestée cette décision (paragraphe 5 ci-dessus) et que le procureur régional a ordonné sa réouverture le 12 février 2015 (paragraphe 7 ci-dessus), soit plus de huit mois se sont écoulés entre ces deux décisions, tout comme dans l’affaire Fileva, précitée. La Cour reconnaît qu’il apparaît, comme le suggère le Gouvernement, que la requérante avait la possibilité soit d’attendre l’écoulement du délai durant lequel le parquet pouvait éventuellement rouvrir la procédure (paragraphes 16 et 28 ci-dessus), soit d’introduire une nouvelle action en dommages-intérêts fondée sur le jugement d’acquittement du 12 décembre 2016 (paragraphes 9, 14 et 21 ci‑dessus). Cependant, la Cour estime que la période litigieuse de huit mois était suffisamment longue pour que l’intéressée puisse ressentir des répercussions sur sa situation personnelle, par exemple sur sa réputation, de sorte qu’on ne peut lui reprocher d’avoir ester en justice pour faire valoir ses droits à une indemnité.

40. La Cour ne peut non plus reprocher à la requérante de ne pas avoir contesté la décision du procureur de district mettant un terme à la procédure pénale afin d’obtenir un jugement d’acquittement, dans la mesure où le droit interne accordait la possibilité d’être indemnisé lorsque les poursuites étaient clôturées par le parquet y compris lorsque les accusations n’étaient pas établies (paragraphe 14 ci-dessus), tel était précisément son cas. La Cour rappelle qu’elle ne peut spéculer sur la question de savoir si la réouverture de la procédure pénale a été ordonnée en « représailles » à l’action en dommages-intérêts introduite par la requérante ou pour empêcher que la procédure civile n’aboutisse. Toutefois, elle observe que, tout comme dans l’affaire Fileva, précitée, le parquet, qui était partie à la procédure civile, a pu influencer son issue simplement en rouvrant les poursuites pénales dirigées contre la requérante, sans même que la victime ait contesté l’ordonnance mettant un terme aux poursuites (paragraphe 5 ci-dessus). Cette décision de réouverture a inévitablement conduit à la fin de la procédure civile contre les intérêts de la requérante (Fileva, précité, § 43). Le fait que la requérante pouvait introduire une nouvelle action fondée sur un jugement d’acquittement n’est pas pertinent pour la Cour.

41. Ainsi, même en notant le changement législatif positif qui a limité dans le temps le pouvoir du parquet d’ordonner la réouverture d’une procédure pénale, la Cour considère que, dans les circonstances spécifiques de l’espèce, la requérante a subi une atteinte à la substance même de son droit d’accès à un tribunal ; la restriction litigieuse n’a pas été proportionnée aux buts légitimes de protection de l’ordre public et du bon déroulement de l’enquête pénale. L’intéressée s’est retrouvée, par cette occasion, dans une situation de net désavantage par rapport au parquet, lequel disposait d’un pouvoir discrétionnaire qui lui a permis d’influencer la procédure civile en ordonnant une décision qui n’était pas motivée par l’existence d’insuffisances concrètes dans l’enquête pénale, et qui n’était pas susceptible de contrôle judiciaire (Fileva, précité, § 44).

42. Les considérations qui précèdent sont suffisantes pour permettre à la Cour de rejeter la première et la deuxième branches de l’exception de non‑épuisement des voies de recours internes jointes à l’examen au fond (paragraphe 23 ci-dessus), et de conclure à la violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

43. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

44. La requérante sollicite 10 000 euros (EUR) au titre du dommage moral qu’elle estime avoir subi, ainsi que 7,50 EUR pour le dommage matériel correspondant aux taxes judiciaires engagées dans le cadre de la procédure civile en dommages-intérêts.

45. Le Gouvernement conteste ces prétentions.

46. La Cour octroie 3 600 EUR pour dommage moral, ainsi que 7,50 EUR pour dommage matériel, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur ces sommes.

B. Frais et dépens

47. La requérante réclame 940 EUR au titre des frais et dépens qu’elle a engagés dans le cadre de la procédure menée devant les juridictions internes et 3 678,37 EUR pour ceux qu’elle a engagés aux fins de la procédure menée devant la Cour, qui couvrent notamment des frais de représentation, de traduction et de courrier postal. Elle demande par ailleurs que le montant octroyé par la Cour soit versé directement sur le compte bancaire de son représentant.

48. Le Gouvernement considère que ces prétentions sont excessives.

49. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents en sa possession et des critères susmentionnés, la Cour juge raisonnable d’allouer à la requérante la somme de 2 500 EUR tous frais confondus pour les frais et dépens engagés dans le cadre de la procédure interne, ainsi que pour la procédure menée devant elle, plus tout montant pouvant être dû par la requérante à titre d’impôt sur cette somme, à verser directement sur le compte bancaire de son représentant.

PAR CES MOTIFS, LA COUR

1. Joint au fond, par six voix contre une, la première et la deuxième branches de l’exception de non-épuisement des voies de recours internes soulevée par le Gouvernement, et les rejette ;

2. Déclare, à la majorité, la requête recevable ;

3. Dit, par six voix contre une, qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention ;

4. Dit, par six voix contre une,

a) que l’État défendeur doit verser à la requérante, dans un délai de trois mois à compter de la date à laquelle l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir en levs bulgares au taux applicable à la date du règlement :

i. 7,50 EUR (sept euros et cinquante centimes), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme, pour dommage matériel ;

ii. 3 600 EUR (trois mille six cents euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme, pour dommage moral ;

iii. 2 500 EUR (deux mille cinq cents euros), plus tout montant pouvant être dû par la requérante à titre d’impôt sur cette somme, pour frais et dépens, à verser directement sur le compte bancaire de son représentant ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

5. Rejette, à l’unanimité, le surplus de la demande de satisfaction équitable.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 7 février 2023, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Milan Blaško                    Pere Pastor Vilanova
Greffier                                    Président

______________

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée du juge Roosma.

P.P.V.
M.B.

OPINION DISSIDENTE DU JUGE ROOSMA

(Traduction)

1. Très respectueusement, je ne partage pas la conclusion de la majorité selon laquelle la possibilité pour la requérante d’engager une action en réparation au civil après le jugement d’acquittement était sans pertinence et qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention pour défaut d’accès de la requérante à un tribunal.

2. Fileva c. Bulgarie (no 3503/06, 3 avril 2012), abondamment citée dans le présent arrêt, semble être l’une des rares affaires antérieures similaires. Il s’agit toutefois d’une affaire particulière : dans celle-ci, selon la requérante, le parquet avait rouvert la procédure pénale en représailles à la formation par elle d’une action au civil pour poursuites illégales après l’abandon des poursuites pénales au premier stade. Si la Cour ne peut spéculer à ce sujet, il reste que l’argument que la requérante en tirait mérite notre attention. En outre, dans l’arrêt Fileva est également évoqué l’aveu du procureur général selon lequel le régime légal laissait une marge pour les abus de procédure.

3. S’agissant de la présente affaire, je ne trouve pas particulièrement convaincante la critique que la majorité fait de la motivation de la décision du 12 février 2015 par laquelle le procureur régional a annulé la décision du 27 mai 2014 par laquelle le procureur de district avait abandonné les poursuites pénales. La décision du 27 mai 2014 n’était pas la première décision d’un procureur dans cette affaire et il faut la replacer dans son contexte. Ce contexte est que, déjà le 29 novembre 2012 et le 2 octobre 2013, un procureur de district avait abandonné les poursuites pénales – non pas pour manque de preuves, mais au motif que la valeur des objets en question ne dépassait pas le montant de deux salaires minimaux. Le 12 décembre 2013, un tribunal de district a annulé la décision du procureur – là encore non pas non plus pour manque de preuves mais au motif qu’il pouvait exister une infraction continue excluant toute substitution de la responsabilité pénale par la responsabilité administrative. Cette décision a été confirmée par une juridiction supérieure. Ainsi, aucune des décisions prises par les procureurs ou les tribunaux avant le 27 mai 2014 ne jetait le moindre doute quant à un éventuel manque de preuve. Ce n’est qu’à cette dernière date qu’un procureur de district, apparemment au lieu de faire l’analyse du caractère continu de l’infraction que les tribunaux l’avaient enjoint de livrer, a conclu qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments prouvant que le vol allégué avait été commis. Par sa décision du 12 février 2015 – fortement critiquée par la majorité –, le procureur régional a marqué son désaccord et suivi le raisonnement des procureurs et juridictions précédents. Enfin, le tribunal de district a bel et bien acquitté le requérant pour manque de preuves.

4. J’ai repris les faits de la cause afin de bien faire comprendre que ce sont seulement la décision du procureur de district du 27 mai 2014 et le jugement d’acquittement qui reposaient sur un manque de preuves. Deux décisions de procureurs (29 novembre 2012 et 2 octobre 2013), deux décisions de justice (l’une rendue le 12 décembre 2013 et l’autre ultérieurement par une juridiction supérieure) ainsi que la décision critiquée rendue par le procureur le 12 février 2015 n’ont apparemment pas conclu au manque de preuves. Il est vrai que le tribunal de première instance a finalement acquitté le requérant. Mais c’est ce que l’on a constaté après-coup. Sur la base des éléments dont je dispose, il m’est difficile d’accorder plus de poids à une décision de procureur qu’à une autre. Et, selon la jurisprudence constante de la Cour, c’est en premier lieu aux autorités nationales, notamment aux tribunaux, qu’il appartient d’apprécier les preuves.

5. Par ailleurs, je ne trouve pas convaincant le rejet par la majorité de l’argument tiré par Gouvernement de ce qu’il aurait été loisible à la requérante de réclamer des dommages-intérêts au moyen d’une nouvelle action consécutive au jugement d’acquittement. La Cour écarte cet argument en se contentant de dire qu’il n’est pas pertinent à ses yeux (§§ 39 et 40 de l’arrêt).

6. Enfin, et surtout, ma principale difficulté réside dans le rapport entre la procédure pénale et la procédure civile dans le cadre de laquelle une indemnisation pour les dommages causés par la procédure pénale est réclamée. À mon avis, la procédure civile – du moins dans des circonstances comme celles de la présente affaire – revêt manifestement un caractère accessoire et ne peut statuer sur le contenu des décisions prises dans le cadre de la procédure pénale. En d’autres termes, une procédure pénale – ou les mesures particulières prises au cours de celle-ci – s’apprécie du point de vue des effets de ces mesures sur les personnes concernées, que ce soit sur le terrain du volet pénal de l’article 6 § 1, de l’article 5, de l’article 8 ou encore l’article 18. Toutefois, à mon avis, c’est aller trop loin que d’apprécier la légalité ou le bien-fondé de mesures prises dans le cadre d’une procédure pénale sous l’angle du droit d’accès à un tribunal dans une action civile accessoire et de constater le défaut d’accès à un tribunal au motif que les mesures– tout à fait habituelles – prises dans le cadre de la procédure pénale ont fait disparaître les motifs de fond de la demande d’indemnisation. Une dissociation de ce type était particulièrement paradoxale dans l’affaire Fileva où, à l’instar de la présente affaire, une violation de l’article 6 § 1 sous son volet civil (accès à un tribunal) a été constatée alors que le grief tiré de la procédure pénale elle-même a été jugé irrecevable pour défaut manifeste de fondement.

7. Il est, bien sûr, possible en principe que le refus des autorités judiciaires d’examiner une demande d’indemnisation pour des dommages causés dans le cadre d’une procédure pénale soulève une question d’accès à un tribunal dans l’affaire civile où une telle indemnisation est demandée. Mais, à cette fin, il faut des motifs de fond – avant tout de droit interne – pour pouvoir demander cette indemnisation. En l’espèce, la requérante a eu accès à un tribunal civil qui a statué sur le fond et a rejeté ses prétentions, estimant que l’octroi de dommages-intérêts ne se justifiait par aucun motif de fond. L’article 6 § 1 ne garantit aucunement que les « droits et obligations » de caractère civil auront tel ou tel contenu dans le droit matériel des États contractants : la Cour ne peut créer par voie d’interprétation de l’article 6 § 1 un droit matériel dépourvu de base juridique dans l’État concerné (Grzęda c. Pologne [GC], no 43572/18, § 258, 15 mars 2022). En outre, comme le soutient le Gouvernement, il était loisible à la requérante de réclamer des dommages-intérêts sur une base matérielle différente, c’est-à-dire au motif qu’elle avait été acquittée. Il ne faut pas non plus oublier que la requérante a pu demander et a effectivement obtenu réparation pour la durée excessive de la procédure pénale (§ 13 de l’arrêt).

8. Plus généralement, il peut exister une grande variété de circonstances dans lesquelles d’autres actes de la partie défenderesse dans une procédure civile (qu’il s’agisse de l’État ou d’un particulier) empêchent de faire droit aux prétentions sur la base du motif initialement avancé par la partie demanderesse. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas eu d’accès à un tribunal ni que les considérations tenant à l’accès à un tribunal dans une affaire d’indemnisation au civil doivent faire obstacle à tout nouveau développement possible de la procédure pénale ou administrative qui en est à l’origine.

9. En résumé, la requérante disposait de différents recours pour demander réparation du préjudice que lui avait causé la procédure pénale. Le fait que les motifs de fond pour demander réparation sur une base particulière avaient cessé d’exister au moment où son procès civil était en cours ne l’a pas privée d’accès à un tribunal. Il n’y a donc pas eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

Dernière mise à jour le février 7, 2023 par loisdumonde

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