AFFAIRE JACQUINET ET EMBAREK BEN MOHAMED c. BELGIQUE (Cour européenne des droits de l’homme) 61860/15

La présente affaire concerne le refus opposé aux requérants, père et fils, de remplacer leur patronyme par celui de la mère du premier requérant.


DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE JACQUINET ET EMBAREK BEN MOHAMED c. BELGIQUE
(Requête no 61860/15)
ARRÊT

Art 8 • Obligations positives • Refus des autorités nationales de remplacer le patronyme d’un père et de son fils par celui de la mère du premier requérant en application du principe de la fixité du nom • Insuffisance de l’indication des aspects identitaires de leur demande qui auraient dû justifier une exception à ce principe essentiel pour la sécurité juridique des rapports sociaux • Motifs invoqués dans la demande fondent l’examen par les autorités administratives puis le contrôle juridictionnel par le Conseil d’État • Large marge d’appréciation

STRASBOURG
7 février 2023

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Jacquinet et Embarek Ben Mohamed c. Belgique,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une Chambre composée de :
Arnfinn Bårdsen, président,
Jovan Ilievski,
Egidijus Kūris,
Pauliine Koskelo,
Frédéric Krenc,
Diana Sârcu,
Davor Derenčinović, juges,
et de Hasan Bakırcı, greffier de section,
Vu :
la requête (no 61860/15) dirigée contre le Royaume de Belgique introduite par M. Eric Jacquinet, de nationalité belge (« le premier requérant »), et Lorenzo Embarek Ben Mohamed, de nationalité française (« le second requérant »), devant la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 10 décembre 2015,

la décision de porter à la connaissance du gouvernement belge (« le Gouvernement ») le grief concernant l’article 8 de la Convention et de déclarer la requête irrecevable pour le surplus,

les observations des parties,

la décision du gouvernement français de ne pas intervenir en tant que tierce partie (article 36 § 1 de la Convention),

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 10 janvier 2023,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

INTRODUCTION

1. La présente affaire concerne le refus opposé aux requérants, père et fils, de remplacer leur patronyme par celui de la mère du premier requérant. Invoquant l’article 8 de la Convention, les requérants se plaignent d’une violation de leur droit au respect de la vie privée et familiale.

EN FAIT

2. Les requérants sont nés respectivement en 1975 et 2005, et résident à Givet (France). Ils sont représentés par Me S. Rwanyindo, avocat.

3. Le Gouvernement a été représenté par son agente, Mme I. Niedlispacher, du service public fédéral de la Justice.

4. Le 26 juillet 2010, le premier requérant introduisit devant le service public fédéral de la Justice une demande visant au changement de son patronyme actuel « Jacquinet » en vue de prendre le patronyme de sa mère. Sa demande était ainsi formulée :

« Je fais la demande de changement de nom, c’est-à-dire « Jacquinet » remplacé par Mancino étant donné que je n’ai pas trop connu mon père et celui-ci étant décédé et que c’est ma mère Madame (…) qui m’a élevé seule jusqu’à ma majorité. Je ne connais ni la famille de mon père, même pas sa vie et qui il était vraiment. Je me sens étranger par rapport à ce nom et j’ai besoin de reprendre le nom de ma mère pour être bien dans ma peau et en moi-même. J’ai aussi un fils Jacquinet Lorenzo, dont j’aimerais que lui aussi change son nom et récupère celui de ma mère. À savoir que sa maman Mme Embarek (…) accepte ce changement ».

5. À cette demande étaient joints un courrier de la mère du premier requérant dans lequel celle-ci marquait son consentement au changement de nom de son fils, et un courrier de Mme Embarek Ben Mohamed dans lequel cette dernière donnait son accord pour le changement de nom du second requérant.

6. Le 7 septembre 2010, la demande fut transmise au procureur général près la cour d’appel de Liège pour qu’il procède à l’enquête d’usage. Selon un rapport du 11 février 2011, le premier requérant a également fait valoir que ses parents s’étaient séparés en 1978 alors qu’il était âgé de trois ans, qu’il n’avait plus revu son père ni la famille de celui-ci par la suite, que feu son père n’avait aucunement subvenu aux besoins de son éducation et son entretien, qu’il n’avait plus aucun souvenir de son père qui était décédé en 1996 et qu’il ne devait pas perpétuer le nom d’un père qui l’avait abandonné.

7. Le 26 octobre 2011, le substitut du procureur général délégué près la cour d’appel de Liège rendit un avis défavorable, estimant qu’il n’était pas démontré que le patronyme actuel du premier requérant soit devenu à ses yeux à ce point insupportable qu’il justifiait impérieusement le recours à une procédure extraordinaire de changement de nom.

8. Le 17 janvier 2012, le service des changements de nom et de prénoms du service public fédéral de la Justice transmit également à la ministre de la Justice un avis motivé défavorable.

9. Le 14 février 2012, la ministre de la Justice rejeta la demande de changement de nom introduite par les requérants. Elle considéra que la situation du premier requérant n’était pas véritablement exceptionnelle et que les motifs avancés ne paraissaient pas suffisamment sérieux au sens de l’article 3 de la loi du 15 mai 1987. En ce qui concerne le second requérant, elle estima que la demande ne paraissait pas recevable étant donné que sa nationalité belge n’était pas établie et était hautement douteuse. La ministre rappela que, selon l’article 36 alinéa 2 du code de droit international privé, les changements de nom n’étaient recevables qu’en ce qui concerne des personnes de nationalité belge. Elle considéra qu’en tout état de cause, le changement de nom du second requérant n’était pas fondé.

10. À l’appui de sa décision de rejet de la demande de changement de nom du premier requérant, la ministre releva que le nom « Jacquinet » n’était pas raisonnablement, ni objectivement de nature à causer un préjudice par lui‑même. La ministre releva que la modification de ce nom n’était souhaitée qu’en ce qu’il renvoyait à une relation filiale déficiente. Elle souligna qu’il n’était malheureusement pas exceptionnel que la relation filiale s’avérât dégradée ou inexistante, spécialement à l’issue de la séparation des parents. Il n’était pas non plus démontré, selon la ministre, que le père du premier requérant ait commis une faute grave à l’égard de ce dernier qui rendît le port de son nom intolérable et justifiât sa modification par une telle procédure extraordinaire. Les motifs exprimés étaient donc essentiellement de nature sentimentale et psychologique. La ministre considéra que, par conséquent, l’exigence légale d’une situation exceptionnelle et de « sérieux » des motifs exigés n’était pas satisfaite. Il paraissait donc indiqué, selon elle, de maintenir la fixité du nom du premier requérant, celle-ci étant essentielle à la tenue de l’état civil et au maintien de l’ordre au sein de la société et des familles.

11. Le 13 avril 2012, les requérants introduisirent un recours en annulation contre cette décision de refus devant le Conseil d’État, en alléguant que celle-ci ne procède aucunement à un équilibre raisonnable entre les intérêts en présence voire ne procède à aucune réelle mise en balance de ceux-ci.

12. Par un arrêt du 23 juin 2015 (no 231.723), le Conseil d’État déclara le recours en annulation recevable. En ce qui concerne en particulier le second requérant, le Conseil d’État jugea ce qui suit :

« Il y a lieu de relever que dans l’acte attaqué la partie adverse, après avoir émis un doute sur la nationalité belge du fils mineur, se borne à indiquer qu’« En tout état de cause, le changement de nom de votre fils n’est pas fondé », sans plus amples développements. Elle paraît ainsi déduire le non-fondement de la demande de l’enfant, de ce qu’elle considère comme non fondée la demande propre au premier requérant.

Il s’ensuit que l’illégalité éventuelle du refus de soumettre au Roi la demande de changement de nom du requérant principal est susceptible de rendre également illégale la décision attaquée en tant qu’elle concerne l’enfant.

Le recours est dès lors recevable en ce qui concerne (…) l’enfant Lorenzo EMBAREK BEN MOHAMED, et ce sans qu’il soit besoin d’éclaircir la controverse née entre les parties quant à la nationalité exacte de l’enfant. »

13. Le Conseil d’État rejeta ensuite le recours en annulation des requérants. Il rappela que :

« (…) la décision de changement de nom est et doit rester une mesure exceptionnelle, contrairement à ce que soutiennent les requérants. Par ailleurs l’obligation incombe à l’autorité de sauvegarder ledit caractère exceptionnel dans lequel le législateur l’a habilitée à agir, tandis qu’il appartient aux personnes sollicitant le changement de nom d’établir elles-mêmes le bien-fondé de leurs allégations ».

14. Le Conseil d’État considéra en l’espèce que :

« (…) la motivation en fait de la décision attaquée repose sur une pluralité de motifs qui permettent aux requérants de comprendre pourquoi les arguments invoqués à l’appui de leur demande de changement de nom n’ont pas été estimés suffisamment “sérieux” ni avérés aux yeux de la partie adverse et pourquoi il a paru indiqué « de maintenir la fixité du nom, celle-ci étant essentielle à la tenue de l’état civil et au maintien de l’ordre au sein de la société et des familles ».

En particulier, la partie adverse n’a commis aucune erreur manifeste d’appréciation en relevant que « le nom « JACQUINET » n’est pas raisonnablement, ni objectivement de nature à vous causer un préjudice par lui-même » et que « la modification de ce nom n’est souhaitée qu’en ce qu’il renvoie à votre relation filiale déficiente », et en soulignant ensuite qu’« il n’est malheureusement pas exceptionnel que la relation filiale s’avère dégradée ou inexistante, spécialement à l’issue de la séparation des parents » et qu’ « il n’est pas non plus démontré que feu votre père ait commis une faute grave à votre égard qui rende le port de son nom intolérable et justifie sa modification par une telle procédure extraordinaire ».

Sans ajouter à la loi, la partie adverse, qui constate également que les motifs de la demande « sont donc essentiellement de nature sentimentale et psychologique », a ainsi valablement répondu aux arguments invoqués.

En effet, les seuls motifs figurant dans la demande de changement de nom introduite le 26 juillet 2010 par le requérant principal étaient de n’avoir « pas trop connu son père » et de ne pas savoir « qui il était vraiment », ainsi que la référence au décès de ce dernier, le fait d’avoir été élevé par sa mère, et la non-connaissance de sa famille paternelle. Par contre, aucune référence n’était faite à un quelconque abandon avéré par le père ou à un manquement grave de celui-ci à ses obligations parentales. Les arguments développés a posteriori dans le mémoire en réplique en rapport avec la circonstance de ne pas avoir « mené une « guerre judiciaire » contre le père sous le couvert, par exemple, de son obligation alimentaire » ou dans le dernier mémoire relatif au fait que c’est sa mère qui l’a élevé seule jusqu’à sa majorité, ce qui « correspond manifestement aux composantes d’un abandon », ne viennent ajouter aucun élément concret et ne sauraient contredire l’affirmation de la décision attaquée selon laquelle il n’est pas démontré que le père décédé « ait commis une faute grave à l’égard du requérant qui rende le port de son nom intolérable et justifie sa modification ».

15. Le Conseil d’État se référa ensuite aux principes contenus dans l’arrêt Stjerna c. Finlande (25 novembre 1994, série A no 299‑B) dont il ressort que des restrictions légales à la possibilité de changer de nom peuvent se justifier dans l’intérêt public et que les États contractants jouissent d’une large marge d’appréciation en la matière. Le Conseil d’État se prononça comme suit :

« Dès lors que, dans l’intérêt public, la loi peut instaurer des restrictions au changement de nom et qu’au regard de l’article 8 de la Convention, il est laissé aux États un large pouvoir d’appréciation, l’on n’aperçoit pas en quoi l’acte attaqué aurait porté atteinte au droit à la vie privée du requérant alors qu’il a porté son nom actuel bien au-delà de l’âge de sa majorité sans entreprendre aucune démarche en ce sens, avant juillet 2010.

Il s’ensuit, comme déjà relevé à l’occasion de l’examen du second moyen [relatif à la qualification erronée des faits au regard de l’article 3, alinéa 2, de la loi du 15 mai 1987], que l’autorité administrative a pu valablement considérer, sans commettre d’erreur manifeste d’appréciation, qu’en présence de l’ensemble des arguments qui lui étaient présentés, « il paraît que l’exigence légale d’une situation exceptionnelle et de « sérieux » des motifs exigés n’est pas satisfaite ».

Quant à la balance entre ce que les requérants appellent des « intérêts concurrents », à savoir l’intérêt individuel à voir respecté le droit à la vie privée et familiale et l’intérêt de la fixité du nom dans l’ordre social, le moyen tente d’inviter le Conseil d’État à se livrer à un contrôle d’opportunité, alors qu’il ne lui appartient pas, dans son contrôle marginal découlant du large pouvoir d’appréciation de l’autorité administrative, de substituer son appréciation en opportunité à celle de l’autorité administrative si ce n’est dans le cas d’une erreur manifeste d’appréciation. »

LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

I. La loi du 15 mai 1987 relative aux noms et aux prénoms

16. Au moment des faits de l’espèce, le changement de nom était régi par la loi du 15 mai 1987 relative aux noms et prénoms dont l’article 3 alinéa 3 disposait que :

« Le Roi peut, exceptionnellement, autoriser le changement de nom s’il estime que la demande est fondée sur des motifs sérieux et que le nom sollicité ne prête pas à confusion et ne peut nuire au requérant ou à des tiers. »

17. En droit belge, l’autorisation de changer de nom ne constitue pas un droit mais une faveur (voir notamment CE, no 211.130, 8 février 2011).

18. En cas de refus du ministre de la Justice d’autoriser le changement de nom, l’intéressé pouvait introduire un recours en annulation devant le Conseil d’État.

II. La compétence du Conseil d’État et sa jurisprudence relative aux changements de nom

19. En ses parties pertinentes, l’article 14 § 1 alinéa 1er des lois coordonnées sur le Conseil d’État du 12 janvier 1973 prévoit que :

« § 1er. Si le contentieux n’est pas attribué par la loi à une autre juridiction, la section statue par voie d’arrêts sur les recours en annulation pour violation des formes soit substantielles, soit prescrites à peine de nullité, excès ou détournement de pouvoir, formés contre les actes et règlements :

1o des diverses autorités administratives ;

[…]. »

20. La compétence d’annulation du Conseil d’État est décrite dans l’arrêt SA Patronale hypothécaire c. Belgique (no 14139/09, §§ 23-25, 17 juillet 2018).

21. La Cour constitutionnelle a résumé cette compétence comme suit :

« Le recours en annulation d’un acte administratif, tel qu’il est visé par l’article 14, § 1er, des lois coordonnées sur le Conseil d’État, est un recours en première et dernière instance, qui permet de contester, tant en fait qu’en droit, la légalité d’un acte administratif.

À cet égard, le Conseil d’État procède à un contrôle juridictionnel approfondi, tant au regard de la loi qu’au regard des principes généraux du droit et il examine si l’acte de l’autorité administrative soumis à son contrôle est fondé en fait, s’il procède de qualifications juridiques correctes et si la mesure n’est pas disproportionnée eu égard aux faits reprochés. En cas d’annulation, l’autorité est tenue de se conformer à l’arrêt du Conseil d’État : si l’autorité prend une nouvelle décision, elle ne peut méconnaître les motifs de l’arrêt annulant la première décision; si elle s’en tient à l’annulation, l’acte attaqué est réputé n’avoir jamais existé. » (voir notamment C.C., no67/2021, 29 avril 2021, B.6.1.).

22. Dans un arrêt no 250.034 du 9 mars 2021, le Conseil d’État a résumé les principes régissant les demandes de changement de nom en vertu de la loi du 15 mai 1987 précitée, en ces termes :

« Les conditions prescrites par [l’article 3, alinéa 3 de la loi du 15 mai 1987] sont cumulatives et doivent donc toutes être remplies pour qu’il puisse être fait droit à une demande de changement de nom.

Il ressort de cette disposition mais aussi des travaux préparatoires de la loi que la décision de changement de nom est et doit rester une mesure exceptionnelle. Aux termes des travaux préparatoires de la loi du 15 mai 1987 précitée, « le changement de prénom (comme de nom d’ailleurs) doit être considéré comme une faveur accordée par le Ministre » et l’examen d’une demande de changement de nom ou de prénom relève du pouvoir d’appréciation « relativement important » du ministre (…) (Doc. parl. Sénat, sess. 1986-1987, no 401/2, pp. 8-9).

En matière de nom en tout cas, la fixité est la règle et le changement l’exception.

L’obligation incombe à l’autorité administrative de sauvegarder ledit caractère exceptionnel dans lequel le législateur l’a habilitée à agir. Saisie d’une demande de changement de nom, elle doit, en cas de rejet de la demande, énoncer les raisons pour lesquelles, au regard des raisons personnelles invoquées à l’appui de la demande, elle n’entend pas déroger au principe de fixité du nom. Lors de l’examen de la demande, l’autorité doit veiller à ménager un équilibre entre, d’une part, l’intérêt de la société qui, en substance, tend à garantir la stabilité du nom de famille et, partant, la sécurité juridique des rapports sociaux, et, d’autre part, l’intérêt éventuellement concurrent de l’administré.

Dans l’appréciation marginale de la pertinence des motifs de l’acte attaqué, il convient de se référer aux raisons invoquées par la partie requérante dans sa demande de changement de nom.

Un motif invoqué à l’appui d’une demande de changement de nom ne saurait être « sérieux » au sens de la loi du 15 mai 1987 précitée si sa réalité n’est pas d’abord avérée.

Enfin, la seule circonstance que des motifs présentent une nature sentimentale n’exclut pas qu’ils constituent des motifs sérieux au sens de l’article 3, alinéa 3, ancien de la loi du 15 mai 1987, particulièrement lorsque la demande n’est pas dénuée de tout aspect identitaire. »

23. Le Conseil d’État a confirmé que l’autorité administrative ne pouvait proposer au Roi d’accorder la modification du nom sollicitée que dans des cas exceptionnels et à condition qu’elle repose sur des motifs sérieux graves, précis et véridiques (CE, no233.249, 15 décembre 2015). Il a également précisé que c’était à celui qui se prévalait de motifs qu’il estimait sérieux au sens de l’article 3 de la loi du 15 mai 1987 d’établir leur exactitude. La partie adverse ne pouvait le dispenser de prouver la réalité de ces motifs (CE, no 236.506, 22 novembre 2016).

24. Le Conseil d’État a jugé qu’à défaut d’établir une quelconque faute dans le chef du père, la détérioration d’une relation filiale après un divorce conflictuel des parents n’était pas exceptionnelle et que la procédure en changement de nom ne pouvait être utilisée pour pallier l’échec d’une action en contestation de paternité et renier le père, avec qui le lien juridique de filiation est demeuré (CE, no 235.256, 28 juin 2016 et CE, no 233.249, 15 décembre 2015).

25. Postérieurement à la procédure menée en l’espèce, le Conseil d’État a également jugé qu’il ne pouvait être exclu qu’un motif psychologique revêtant un degré de gravité suffisant puisse revêtir le caractère sérieux requis par l’article 3 de la loi du 15 mai 1987 (CE, no 236.014, 6 octobre 2016). Il a estimé que la seule circonstance que des motifs présentaient une nature sentimentale ou relationnelle n’excluait pas qu’ils constituent des motifs sérieux au sens de ce même article 3 (CE, no 237.954, 20 avril 2017, CE, no 238.104, 4 mai 2017, CE, no 245.270, 1er août 2019 et CE, no 250.034, 9 mars 2021).

26. Le Conseil d’État a précisé que l’autorité administrative ne pouvait se limiter à considérer qu’aucun grief ou faute n’est établi dans le chef de la personne dont le requérant ne veut plus porter le nom et que certains motifs ne sont pas sérieux parce qu’ils sont d’ordre sentimental. Il revient, selon le Conseil d’État, à l’autorité administrative d’examiner avec attention tous les motifs allégués par le demandeur pour apprécier leur importance ainsi que leur sérieux et pour procéder à la mise en balance des intérêts en présence (arrêts nos 237.954, 238.104 et 245.270 précités).

27. Dans plusieurs affaires dans lesquelles les requérants invoquaient, entre autres, un moyen tiré de la violation de l’article 8 de la Convention, le Conseil d’État a ainsi annulé des décisions du ministre de la Justice refusant des demandes de changement de nom comportant des aspects identitaires, pour défaut de motivation suffisante ou adéquate (arrêts nos 237.954, 238.104 et 245.270 précités).

III. Les modifications apportées par la loi du 18 juin 2018

28. Postérieurement aux faits de l’espèce, la loi du 15 mai 1987 a été modifiée par la loi du 18 juin 2018 portant dispositions diverses en matière de droit civil et des dispositions en vue de promouvoir des formes alternatives de résolution des litiges.

29. à la suite de ces modifications, la loi du 15 mai 1987 a été abrogée et la disposition régissant actuellement le changement de nom figure dans le code civil, à l’article 370/4 qui se lit comme suit :

« Le Roi peut, exceptionnellement, après vérification des antécédents judiciaires de l’intéressé, autoriser le changement de nom s’il estime que la demande est fondée sur des motifs graves et que le nom sollicité ne prête pas à confusion et ne peut nuire au requérant ou à des tiers.

(…) »

30. L’article 370/9 du code civil prévoit qu’en cas de refus du ministre de la Justice d’autoriser le changement de nom, l’intéressé peut dorénavant introduire un recours devant le tribunal de la famille. Cette disposition précise que :

« Le tribunal de la famille apprécie la gravité des motifs qui soutiennent la demande de changement de nom, et vérifie si le nom sollicité prête ou non à confusion et s’il peut ou non nuire au requérant ou à des tiers ».

31. Il ressort des travaux préparatoires de la loi du 18 juin 2018 que le tribunal de la famille se voit investi de la sorte d’un pouvoir de « pleine juridiction » (Ch. Repr., doc. 54-2919/003, pp. 154-156 et doc. 54-2919/006, pp. 56-57).

IV. LE Code de droit international privé

32. Les dispositions pertinentes du code de droit international privé sont les suivantes :

Article 36

« Les juridictions belges sont compétentes pour connaître de toute demande tendant à déterminer le nom ou les prénoms d’une personne, outre dans les cas prévus par les dispositions générales de la présente loi, si cette personne est belge ou a sa résidence habituelle en Belgique lors de l’introduction de la demande.

Les autorités belges sont également compétentes pour connaître de toute demande tendant à changer le nom ou les prénoms d’une personne si celle-ci est belge lors de l’introduction de la demande ou si celle-ci a introduit une demande sur la base des articles 15 et 21 du Code de la nationalité belge. »

Article 62

« § 1er L’établissement et la contestation du lien de filiation à l’égard d’une personne sont régis par le droit de l’Etat dont elle a la nationalité au moment de la naissance de l’enfant ou, si cet établissement résulte d’un acte volontaire, au moment de cet acte.

(…) »

EN DROIT

SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION

33. Les requérants allèguent que le refus de changement de leur patronyme était contraire à l’article 8 de la Convention, qui est ainsi libellé :

« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.

2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien‑être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »

A. Sur la recevabilité

34. Le Gouvernement admet l’applicabilité de l’article 8 de la Convention en l’espèce. Il ressort en effet de la jurisprudence de la Cour que les nom et prénom relèvent de la vie privée et familiale de l’individu (voir, parmi beaucoup d’autres, Burghartz c. Suisse, 22 février 1994, § 24, série A no 280‑B, Stjerna c. Finlande, 25 novembre 1994, § 37, série A no 299‑B, et Henry Kismoun c. France, no 32265/10, § 25, 5 décembre 2013), de sorte que l’article 8 de la Convention est applicable.

35. La Cour constate que la requête n’est ni manifestement mal fondée ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention. Il convient donc de la déclarer recevable.

B. Sur le fond

1. Thèses des parties

a) Les requérants

36. Les requérants allèguent que le refus de leur demande de changement de nom constitue une violation de l’article 8 de la Convention. Ils avancent qu’eu égard aux motifs des autorités nationales, celles-ci n’ont pas dûment mis en balance les intérêts en jeu, mais ont procédé à un examen purement formaliste de la loi du 15 mai 1987.

37. Ils reprochent en particulier au Conseil d’État de s’être référé uniquement au droit à la vie privée, d’avoir omis de confronter l’intérêt public au droit à la vie familiale ainsi que d’avoir omis de prendre en compte que le nom a aussi une fonction de rattachement à une famille effective.

38. Ils contestent la nature tardive de la demande retenue à l’encontre du premier requérant par le Conseil d’État, lequel n’a pas pris en compte leurs situations spécifiques et personnelles respectives. Ils affirment que la difficulté centrale réside dans « l’absence de nom commun » entre la mère du premier requérant et les requérants « assurant leur rattachement familial nominatif de façon conforme à la réalité » et que cette difficulté aurait connu son « apogée » lors de la survenance de la descendance du premier requérant (en 2005). De même, l’irréversibilité de l’inadéquation du nom paternel n’est apparue qu’au décès du père en 1996. En outre, le premier requérant fait valoir qu’il attendait d’inclure son fils dans la procédure dans la perspective de perpétuer le nom qui correspond à sa famille effective, via sa propre descendance. Enfin, pour la demande du second requérant, une autorisation préalable de sa mère était nécessaire et n’a été délivrée que le 26 mai 2010.

39. Enfin, les requérants avancent que la législation nationale en cause est entachée d’une insuffisance de clarté, de précision et de prévisibilité qui résulterait, de manière arbitraire, en une application à géométrie variable des conditions prévues par l’article 3 de la loi du 15 mai 1987.

40. En ce qui concerne le second requérant, les requérants rappellent qu’en vertu du droit belge, il possède la nationalité belge de plein droit. Ils reprochent en outre aux autorités nationales de n’avoir soulevé aucun motif personnalisé quant au fond de sa demande et de n’avoir accordé aucun égard au fait qu’il serait connu sous les deux noms de ses parents, soit « Jacquinet » et « Embarek Ben Mohamed ». Les requérants se réfèrent à cet égard, d’une part, à l’ambiguïté de l’acte de naissance du second requérant qui mentionne les deux noms et, d’autre part, à plusieurs documents tels que sa carte d’identité française et les prestations familiales et assurances qui indiquent le nom « Jacquinet ».

b) Le Gouvernement

41. Le Gouvernement affirme que la demande de changement de nom des requérants n’a pas été acceptée car elle ne remplissait pas les conditions prévues par la loi.

42. Le Gouvernement soutient que la ministre de la Justice a dûment motivé sa décision et a procédé à une mise en balance effective des intérêts en présence, en faisant prévaloir la fixité du nom, considérée comme essentielle à la tenue de l’état civil et au maintien de l’ordre au sein de la société et des familles sur l’avantage hypothétique qu’aurait le premier requérant principal de porter le nom de sa mère.

43. Le Gouvernement avance à cet égard que les circonstances invoquées par le premier requérant lors de l’introduction de sa demande n’étaient pas exceptionnelles au sens de la loi belge et ne justifiaient pas, par elles-mêmes, un changement de nom en l’absence de preuve de difficultés causées par le nom que le premier requérant porte depuis la naissance. Le premier requérant n’a produit aucun élément à l’appui de la situation et des griefs invoqués lors de l’introduction de sa demande de changement de nom.

44. Le Gouvernement souligne le fait que le premier requérant a vécu pendant trente-cinq ans en portant le nom « Jacquinet » avant d’en demander la modification et qu’il a introduit sa demande très tardivement, que ce soit au regard de la séparation de ses parents (1978), du décès de son père (1996) ou de la naissance de son enfant (2005) qui ne porte par ailleurs pas son nom. Le Gouvernement souligne que le requérant n’a pas justifié le caractère tardif de sa demande. De même, il n’aurait pas démontré d’enjeu identitaire, ni la raison pour laquelle son nom nuirait à sa vie privée et familiale. Par conséquent, selon le Gouvernement, les motifs invoqués manquaient en fait et en gravité.

45. Dans la mesure où le premier requérant soutient que sa demande lui donnerait la possibilité de « perpétuer » le nom de sa mère, le Gouvernement note que cet élément n’a jamais été évoqué auparavant et qu’en tout état de cause, le nom de sa mère n’est pas en voie d’extinction.

46. Le Gouvernement ajoute qu’il ne peut être exclu que la demande des requérants visait à occulter la filiation paternelle du premier requérant, alors que la législation interne applicable à l’époque ne permettait pas de conférer le nom de la mère.

47. En ce qui concerne le second requérant, le Gouvernement réitère que l’établissement de la nationalité belge conditionne la recevabilité d’une demande de changement de nom auprès des autorités belges, et souligne que le premier requérant reste toujours en défaut d’apporter une preuve officielle de la nationalité belge de son fils. Quant au fait que le second requérant serait connu sous les noms de ses deux parents, le Gouvernement note que lors de l’examen de la demande, il portait le nom de sa mère, que la requête devant la Cour reprend le nom de sa mère à son égard et qu’aucune explication n’est apportée pour lever les contradictions et incohérences à cet égard. Quant au fond de sa demande, le Gouvernement soulève que celle-ci est dépendante de la question de la détermination de son nom exact et de l’issue réservée à la demande de son père qui poursuit la recherche de l’unité du nom entre eux.

48. Le Gouvernement belge conclut que l’État belge a dûment motivé sa décision tout au long de la procédure.

2. Appréciation de la Cour

a) Sur la question de savoir si l’affaire implique une obligation positive ou une ingérence

49. S’agissant de la question de savoir si la présente affaire concerne une obligation positive ou une ingérence, la Cour estime que le refus des autorités nationales d’autoriser les requérants à modifier leurs noms se situe dans le champ des obligations positives de l’État au regard de l’article 8 de la Convention (voir, en ce sens, Henry Kismoun c. France, no 32265/10, §§ 26‑27, 5 décembre 2013, et Aktaş et Aslaniskender c. Turquie, nos 18684/07 et 21101/07, § 43, 25 juin 2019).

50. La Cour rappelle que la frontière entre les obligations positives et négatives de l’État au titre de l’article 8 ne se prête pas à une définition précise. Les principes applicables sont néanmoins comparables. Dans les deux cas, il faut avoir égard au juste équilibre à ménager entre les intérêts concurrents de l’individu et de la société dans son ensemble (Stjerna, précité, § 38, Johansson c. Finlande, no 10163/02, § 29, 6 septembre 2007, et Henry Kismoun, précité, § 26).

b) Sur l’observation de l’article 8

i. Principes généraux

51. La Cour souligne que le nom, en tant qu’élément d’individualisation principal d’une personne au sein de la société, appartient au noyau dur des considérations relatives au droit au respect de la vie privée et familiale (Losonci Rose et Rose c. Suisse, no 664/06, § 51, 9 novembre 2010).

52. Elle observe toutefois que l’attribution, la reconnaissance et l’usage des noms et des prénoms constituent un secteur où les particularités nationales sont fortes et où il n’y a pratiquement pas de points de convergence entre les systèmes internes des États contractants. En effet, ce domaine reflète la grande diversité des États membres du Conseil de l’Europe ; dans chacun de ces pays, l’usage des noms propres est influencé par une multitude de facteurs d’ordre historique, linguistique, religieux et culturel, de sorte qu’il est extrêmement difficile, voire impossible, de trouver un dénominateur commun (Stjerna, précité, § 39, G.M.B. et K.M. c. Suisse (déc), no 36797/97, 27 septembre 2001, et Boulgakov c. Ukraine, no 59894/00, § 43, 11 septembre 2007).

53. Aux yeux de la Cour, les États ont un intérêt à réglementer l’usage du nom. Ainsi, des restrictions légales aux possibilités de changement de nom peuvent se justifier dans l’intérêt public, par exemple afin d’assurer un enregistrement exact de la population, de sauvegarder les moyens d’une identification personnelle et de relier à une famille les porteurs d’un nom donné (Stjerna, précité, § 39, Johansson, précité, § 35, Golemanova c. Bulgarie, no 11369/04, § 39, 17 février 2011, et Henry Kismoun, précité, § 31).

54. La Cour souligne par ailleurs que l’article 8 de la Convention ne garantit pas un droit inconditionnel de changer de nom. Aussi, dans le domaine de la réglementation du changement de nom, les États contractants jouissent d’une large marge d’appréciation. En vertu du principe de subsidiarité, elle n’a point pour tâche de se substituer aux autorités nationales compétentes pour définir la politique la plus opportune en la matière (Stjerna, précité, § 39). Sa tâche ne consiste point à contrôler in abstracto la loi et la pratique pertinentes (Johansson, précité, § 31).

55. La Cour souligne que les autorités nationales sont en principe mieux placées qu’elle pour apprécier les motifs invoqués par la personne souhaitant changer de nom (Aktaş et Aslaniskender, précité, § 47).

56. Pour déterminer s’il y a eu violation de l’article 8 de la Convention dans un cas donné, la Cour doit examiner si les autorités nationales ont ménagé un juste équilibre dans la mise en balance des différents intérêts en jeu, eu égard à l’ample marge d’appréciation dont elles disposent (paragraphe 54 ci-dessus et Henry Kismoun, précité, § 30).

57. Enfin, bien que l’article 8 ne renferme aucune exigence procédurale explicite, il importe, afin d’assurer la jouissance effective des droits garantis par cette disposition, que le processus décisionnel soit équitable et permette de respecter comme il se doit les intérêts de l’individu protégés par cette disposition (Golemanova, précité, § 40, R.R. c. Pologne, no 27617/04, § 191, CEDH 2011 (extraits), et Henry Kismoun, précité, § 29).

ii. Examen par la Cour dans de précédentes affaires

58. La Cour a conclu à la violation de l’article 8 de la Convention dans plusieurs affaires concernant une procédure nationale de changement de nom en considérant que, eu égard à la motivation donnée par les autorités nationales à l’appui d’un refus de changement de nom, celles-ci n’avaient pas suffisamment mis en balance les intérêts concurrents en jeu.

59. Ainsi, la Cour a conclu à la violation de l’article 8 en ce que les juridictions internes avaient procédé à un examen « purement formaliste » des textes législatifs et réglementaires applicables (Aktaş et Aslaniskender, précité, § 47). La Cour a également conclu à la violation de l’article 8 de la Convention dans un cas où les autorités nationales avaient rejeté une demande de changement de nom sans avoir pris en compte l’aspect identitaire de cette demande, à savoir le fait que le requérant cherchait à porter un nom unique (Henry Kismoun, précité, § 36). Dans une autre espèce, la Cour est parvenue à une conclusion identique de violation dès lors que les autorités internes n’avaient pas avancé de justification à l’appui du refus de changement de nom (Garnaga c. Ukraine, no 20390/07, § 41, 16 mai 2013).

60. En revanche, dans d’autres affaires, la Cour a estimé que le refus de changement de nom n’emportait pas violation de l’article 8 de la Convention dès lors que les autorités nationales avaient suffisamment motivé leurs décisions au regard des intérêts en jeu (Macalin Moxamed Sed Dahir c. Suisse (déc.), no 12209/10, § 32, 15 septembre 2015). En outre, la Cour a considéré que le simple fait qu’un nom puisse avoir une connotation négative ne signifie pas que le refus de permettre un changement de patronyme constitue une violation de l’article 8 de la Convention (Stjerna, précité, § 42, et Macalin Moxamed Sed Dahir, décision précitée, § 31).

iii. Examen du cas d’espèce

61. La Cour note tout d’abord qu’en droit belge, la décision de changement de nom constitue une mesure exceptionnelle. Le changement de nom n’était autorisé à l’époque des faits que si la demande était fondée sur des motifs sérieux et que le nom sollicité ne prêtait pas à confusion et ne pouvait nuire au requérant ou à des tiers (paragraphe 16 ci-dessus). Par ces conditions, ainsi que l’a rappelé la ministre de la Justice en l’espèce, la loi belge entend maintenir la fixité du nom, jugée essentielle à la tenue de l’état civil et au maintien de l’ordre au sein de la société et des familles (paragraphe 10 ci-dessus).

62. La Cour admet qu’il est de l’intérêt public de garantir la stabilité du nom de famille, en vue de la sécurité juridique des rapports sociaux. Elle a déjà considéré à cet égard que le nom conserve un rôle déterminant pour l’identification des personnes (Johansson, précité, § 37, et Henry Kismoun, précité, § 32). Les États contractants peuvent dès lors subordonner un changement de nom à des conditions strictes.

63. La question qui se pose en l’espèce au regard de l’article 8 de la Convention est celle de savoir si, eu égard à la large marge d’appréciation dont elles disposent (paragraphe 54 ci-dessus), les autorités nationales ont ménagé un juste équilibre dans la mise en balance des différents intérêts en jeu que sont, d’une part, l’intérêt invoqué par les requérants à porter le nom de famille maternelle du premier requérant et, d’autre part, l’intérêt public de la fixité du nom dans l’ordre social.

64. La Cour rappelle à cet égard que les autorités nationales doivent examiner avec rigueur les moyens ayant trait aux « droits et libertés » garantis par la Convention dont elles sont saisies. Il s’agit là d’un corollaire du principe de la subsidiarité qui est au fondement de la Convention (Fabris c. France [GC], no 16574/08, § 72, CEDH 2013 (extraits)).

65. La Cour rappelle par ailleurs que c’est aux autorités nationales, notamment aux tribunaux, qu’il appartient d’interpréter et d’appliquer le droit interne (voir, notamment, Radomilja et autres c. Croatie [GC], nos 37685/10 et 22768/12, § 149, 20 mars 2018) et, en l’occurrence, les conditions requises par la loi belge du 15 mai 1987 pour pouvoir changer de nom. Le rôle de la Cour n’est pas de contrôler si les autorités nationales ont correctement appliqué cette loi mais il consiste à vérifier, conformément à l’article 19 de la Convention, si celles-ci ont respecté la Convention dans l’application de cette loi.

66. La Cour observe à cet égard qu’en droit belge, ce sont les motifs invoqués dans la demande qui fondent l’examen par les autorités administratives et ensuite le contrôle juridictionnel par le Conseil d’État (paragraphe 22 ci-dessus). La Cour ne voit rien d’arbitraire ni de manifestement déraisonnable dans cette approche qui exige du requérant qu’il démontre dans sa demande le caractère sérieux des motifs qu’il invoque pour pouvoir déroger au principe de la fixité du nom (voir Radomilja, précité, § 149).

67. En l’espèce, le premier requérant, à l’appui de sa demande, faisait valoir un sentiment d’être étranger à son nom qu’il tenait d’un père qu’il n’aurait pas vraiment connu, celui-ci étant par ailleurs décédé, de même que sa famille, ainsi qu’un besoin de reprendre le nom de sa mère, qui l’avait élevé seule, pour « se sentir bien dans sa peau » (paragraphe 4 ci-dessus).

68. La demande formée par les requérants fit l’objet de deux avis défavorables, l’un comme l’autre motivés, émanant respectivement du parquet (paragraphe 7 ci-dessus) et du service public fédéral de la Justice (paragraphe 8 ci-dessus).

69. Á la suite de ces avis, la ministre de la Justice refusa la demande des requérants en considérant que l’exigence légale d’une situation exceptionnelle n’était pas satisfaite. Elle a estimé que les motifs avancés par le premier requérant ne paraissaient pas suffisamment « sérieux », mais étaient « de nature subjective et sentimentaux ». Elle a relevé que le nom « Jacquinet » n’était pas raisonnablement, ni objectivement, de nature à causer un préjudice par lui-même et que la modification n’était souhaitée qu’en ce qu’elle renvoyait à une relation filiale déficiente, alors qu’il n’est pas exceptionnel qu’une telle dégradation intervienne spécialement après la séparation des parents. Elle a ajouté qu’il n’était pas démontré que le père du premier requérant avait commis une faute grave à l’égard de ce dernier qui rende le port de son nom intolérable et justifie sa modification par une telle procédure extraordinaire. Concernant le second requérant, la ministre considéra que la demande ne paraissait pas recevable étant donné que sa nationalité belge n’était pas établie et était hautement douteuse. Elle a rappelé qu’elle ne pouvait recevoir que des demandes de changement de nom émanant de personnes de nationalité belge, en application de l’article 36, alinéa 2 du code de droit international privé. Elle ajouta qu’en tout état de cause, la demande du second requérant n’était pas fondée (paragraphes 9 et 10 ci-dessus).

70. Le Conseil d’État a rejeté le recours des requérants formé contre cette décision de refus de la ministre de la Justice. La Cour observe à cet égard que dans son arrêt, le Conseil d’État s’est référé à la jurisprudence de la Cour au regard de l’article 8 de la Convention (paragraphe 15 ci-dessus). Il a rappelé que, dès lors que dans l’intérêt public, la loi peut instaurer des restrictions au changement de nom et qu’au regard de l’article 8 de la Convention, il est laissé aux États parties un large pouvoir d’appréciation.

71. En l’espèce, le Conseil d’État a plus particulièrement relevé que l’on n’apercevait pas en quoi la décision de la ministre aurait porté atteinte au droit à la vie privée du premier requérant, alors que celui-ci a porté son nom actuel bien au-delà de l’âge de sa majorité, sans entreprendre aucune démarche en ce sens avant juillet 2010. Á cet égard, la Cour note avec le Gouvernement (paragraphe 43 ci-dessus) que le premier requérant a vécu pendant trente-cinq ans en portant le nom « Jacquinet » avant d’en demander la modification et qu’il a introduit, pour des motifs qui lui sont propres, sa demande en 2010, soit plusieurs années après la séparation de ses parents (1978), le décès de son père (1996) et la naissance de son enfant (2005).

72. La Cour observe également que la demande de changement de nom (paragraphe 4 ci-dessus) n’étayait pas davantage les aspects identitaires invoqués par le premier requérant, alors qu’en droit belge, ce sont les raisons invoquées dans la demande de changement de nom qui fondent l’examen par les autorités internes (paragraphes 16 et 22 ci-dessus). Le Conseil d’État a ainsi relevé en l’espèce qu’aucune référence n’avait été faite dans la demande de changement de nom à un quelconque abandon avéré par le père ou à un manquement grave de celui-ci à ses obligations parentales. Il a par ailleurs estimé que les arguments développés a posteriori n’avaient ajouté aucun élément concret et ne pouvaient contredire l’affirmation de la ministre de la Justice selon laquelle il n’a pas été démontré que le père décédé avait commis une faute grave à l’égard du premier requérant qui rende le port de son nom intolérable et justifie sa modification (paragraphe 12 ci-dessus).

73. Les autorités internes ont donc fait prévaloir le principe de la fixité du nom dès lors qu’à leur estime, les requérants n’ont pas suffisamment indiqué les aspects identitaires de leur demande qui auraient dû justifier une exception à ce principe essentiel pour la sécurité juridique des rapports sociaux. La Cour ne voit pas de raisons sérieuses de nature à remettre en cause cette appréciation au regard de l’article 8 de la Convention, lequel ne garantit pas un droit inconditionnel à changer de nom (paragraphe 62 ci-dessus). Elle rappelle que si la décision de refus de la ministre a été soumise au contrôle du Conseil d’État, elle a également été précédée de deux avis négatifs, l’un et l’autre motivés et émanant respectivement du parquet après enquête et de l’administration compétente (paragraphes 7-8 ci-dessus).

74. Contrairement à ce que suggèrent les requérants, la Cour n’est pas convaincue par le fait que le Conseil d’État se soit référé formellement au seul « droit à la vie privée » dans un attendu de sa motivation, sans y mentionner expressément la vie familiale, puisse être compris comme l’absence d’une prise en compte de l’ensemble des intérêts du premier requérant au regard de l’article 8 de la Convention (paragraphe 53 ci-dessus ; voir également Golemanova, précité, §§ 47-48). Aucun élément ne permet d’établir le contraire. En réalité, il n’a été fait référence à la seule vie privée qu’en lien avec l’absence de démarches accomplies par le premier requérant avant juillet 2010.

75. En outre, le fait que le Conseil d’État ait indiqué au terme de son examen au titre de l’article 8 de la Convention qu’il ne pouvait substituer son appréciation en opportunité à celle de l’autorité administrative si ce n’est dans le cas d’une erreur manifeste d’appréciation, n’est pas, en soi, problématique au regard de cette disposition. En effet, l’article 8 de la Convention n’exige pas de la juridiction nationale qu’elle se substitue à l’autorité administrative dans l’exercice de ses missions. Il requiert toutefois de la juridiction nationale compétente qu’elle contrôle si l’autorité a procédé à une mise en balance réelle et suffisante des intérêts en jeu au regard de l’article 8 de la Convention, en tenant compte des intérêts invoqués par les requérants à l’appui de leur demande et des motifs concurrents d’intérêt général tenant à la fixité du nom dans l’ordre social.

76. Il ressort, à cet égard, de la jurisprudence du Conseil d’État que celui‑ci a annulé plusieurs décisions de refus de changement de nom qui n’étaient pas adéquatement motivées au regard des raisons invoquées dans les demandes de changement de nom, en tenant compte des exigences de l’article 8 de la Convention (paragraphes 24-26 ci-dessus).

77. En l’occurrence, la Cour ne peut considérer dans les circonstances de l’espèce que le contrôle pratiqué par le Conseil d’État a été insuffisant au regard de ces exigences, ni qu’il a été purement formaliste (voir, a contrario, Aktaş et Aslaniskender, précité, § 47).

78. En ce qui concerne plus spécialement la demande du second requérant, force est de constater que celle-ci ne contenait pas de motifs distincts de celle faite par le premier requérant (paragraphe 4 ci-dessus). En toute hypothèse, la Cour observe à la suite du Gouvernement qu’il ressort du formulaire de la requête introduite devant la Cour que le second requérant ne porte pas le nom du premier requérant mais celui de sa mère. Dans ces conditions, et indépendamment même de la controverse qui existe entre les parties à propos de sa nationalité belge (paragraphes 40 et 47 ci-dessus), la Cour ne voit pas de raisons de remettre en cause le rejet, par les autorités internes, de la demande du second requérant au regard de l’article 8 de la Convention.

79. En conclusion, compte tenu de la demande formée par les requérants, des conditions fixées par le droit interne et de la large marge d’appréciation dont les États contractants disposent en ce domaine, il ne pourrait être considéré que les autorités nationales ont excédé celle-ci en faisant prévaloir, dans les circonstances de l’espèce, le principe de la fixité du nom. En outre, la Cour ne voit pas davantage de raisons de remettre en cause l’équité du processus décisionnel (paragraphe 57 ci-dessus). Les requérants n’ont, du reste, élevé aucune contestation à cet égard.

80. Par conséquent, l’article 8 de la Convention n’a pas été violé.

PAR CES MOTIFS, LA COUR,

1. Déclare, à l’unanimité, la requête recevable ;

2. Dit, par cinq voix contre deux, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 8 de la Convention.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 7 février 2023, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Hasan Bakırcı                       Arnfinn Bårdsen
Greffier                                     Président

____________

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion dissidente du juge Ilievski, à laquelle se rallie le juge Kūris.

A.R.B.
H.B.

OPINION DISSIDENTE DU JUGE ILIEVSKI, À LAQUELLE SE RALLIE LE JUGE KŪRIS

1. Je marque respectueusement mon désaccord avec la conclusion de non‑violation de l’article 8 de la Convention à laquelle la majorité est parvenue. À mon avis, le raisonnement qui sous-tend la décision de la ministre de la Justice n’accorde aucun poids au fond des motifs avancés par le premier requérant. En particulier, la ministre n’a pas tenu compte de l’intérêt personnel du premier requérant, qui ne veut pas porter le nom de famille de son père, ni du fait que les deux requérants souhaitent porter le nom de famille de la mère du premier requérant.

2. Selon moi, l’une des principales lacunes de la décision de la ministre tient à ce que les motifs de refus qu’elle avance sont formulés en termes généraux et n’expliquent pas en quoi le changement de nom du premier requérant aurait des effets préjudiciables sur la tenue de l’état civil et sur le maintien de l’ordre au sein de la société et des familles.

3. Dans les lignes qui suivent, je reviens sur l’arrêt rendu par le Conseil d’État sur le recours que les requérants avaient formé contre la décision de la ministre de la Justice. Le Conseil d’État, se référant à la jurisprudence pertinente de la Cour relative à l’article 8 de la Convention, a fondé en partie son arrêt sur l’ample marge d’appréciation dont jouissent les États signataires en la matière. Il a considéré que, au regard de cette marge d’appréciation, l’on n’apercevait pas en quoi la décision de la ministre aurait porté atteinte au droit à la vie privée du premier requérant alors que celui-ci avait porté son nom bien au-delà de l’âge de sa majorité sans entreprendre aucune démarche de changement de nom avant juillet 2010. Il a noté également que la demande de changement de nom ne faisait aucune mention d’un abandon avéré de la part du père ni d’un grave manquement de ce dernier à ses obligations parentales. Il a considéré que les arguments développés a posteriori n’avaient ajouté aucun élément concret et n’avaient pu contredire l’affirmation de la ministre de la Justice selon laquelle il n’avait pas été démontré que le père décédé eût de son vivant commis à l’égard du premier requérant une faute grave qui rendît intolérable le port de son nom et justifiât qu’il fût changé (paragraphe 14 de l’arrêt).

4. J’estime que le Conseil d’État n’a pas davantage démontré que la ministre de la Justice avoir pris en compte la situation personnelle spécifique du premier requérant. Ainsi, il n’a pas examiné les arguments relatifs à la vie familiale formulés par ce dernier sous l’angle de l’article 8 de la Convention, élément qui n’est d’ailleurs pas mentionné dans son arrêt : il s’est borné à indiquer que les arguments développés a posteriori n’avaient ajouté aucun élément concret de nature à contredire l’affirmation énoncée dans la décision querellée selon laquelle il n’avait pas été démontré que le défunt père eût « commis une faute grave à l’égard du premier requérant qui rend[ît] le port de son nom intolérable et justifi[ât] sa modification ». Or les arguments complémentaires du premier requérant – que le Conseil d’État cite pour les rejeter (paragraphe 14 de l’arrêt) – concernaient tant sa vie privée que sa vie familiale, puisqu’il cherchait à établir, pour lui et pour son fils mineur, un lien avec son unique parent effectif et avec sa famille effective (paragraphe 4 de l’arrêt).

5. À cet égard, il convient de garder à l’esprit que la demande de changement de nom était motivée par le fait que le premier requérant n’avait pas connu son père, qui n’avait eu aucun contact avec lui de son vivant, et que, concrètement, sa mère s’était chargée seule de son entretien et de son éducation. L’intéressé avait précisé qu’il ne connaissait même pas la famille de son père, pas plus que la vie qu’il avait menée ni la personne qu’il avait été. À mes yeux, les autorités internes compétentes qui ont pris les décisions en cause n’auraient pas dû ignorer ces arguments, ni le sentiment subjectif du requérant de porter un patronyme non désiré et son besoin de reprendre le nom de famille de sa mère.

6. De même, la motivation de l’arrêt du Conseil d’État ne permet pas de dire si et dans quelle mesure cette juridiction a pris en compte la question de l’identité du premier requérant, qui a déclaré vouloir obtenir, pour lui et pour son fils mineur, la reconnaissance de l’identité qu’il avait construite avec la famille de sa mère, auprès de laquelle il avait grandi après avoir été abandonné par son père. À cet égard, on peut observer que, postérieurement à la décision qu’il a rendue dans l’affaire en cause, le Conseil d’État a jugé qu’un besoin identitaire pouvait constituer le fondement d’une demande de changement de nom. On peut également considérer que, pour évaluer le sérieux des motifs invoqués à l’appui d’une telle demande, l’autorité administrative ne peut se borner à constater qu’aucun tort ni aucune faute n’est établi dans le chef de la personne dont le demandeur ne veut plus porter le nom et à considérer que certains motifs ne sont pas sérieux parce qu’ils sont d’ordre sentimental (paragraphes 25-27 de l’arrêt).

7. Il est à noter par ailleurs que les autorités nationales n’ont apporté aucun élément de nature à expliquer pourquoi, dans le cas d’espèce, elles ont considéré que le changement sollicité se heurtait à un impératif d’ordre public (Henry Kismoun c. France, no 32265/10, § 35, Aktaş et Aslaniskender c. Turquie, nos 18684/07 et 21101/07, § 48). En d’autres termes, elles n’ont pas expliqué clairement (ni même en termes vagues et généraux) quel intérêt public précis était en jeu et en quoi il y aurait été porté atteinte si la demande du premier requérant avait été acceptée.

8. Enfin, s’il est vrai que l’article 8 de la Convention n’impose pas aux juridictions nationales de se substituer aux organes administratifs dans l’accomplissement de leurs missions, il n’apparaît pas qu’un quelconque élément de la jurisprudence du Conseil d’État (paragraphes 25-27 de l’arrêt) fasse obstacle, dans le cadre de son examen subsidiaire de la pertinence des motifs retenus par l’acte querellé, à ce qu’il examine les intérêts invoqués par les requérants à l’appui de leur demande et procède à la mise en balance au regard de l’article 8 de la Convention de tous les intérêts en présence, c’est‑à‑dire en l’espèce des intérêts invoqués par le requérant et des impératifs d’ordre public qui s’attachent, aux fins de la préservation de l’ordre social, à la fixité des noms de famille.

9. Pour les raisons exposées ci-dessus, j’estime que dans le cas d’espèce, les autorités internes n’ont pas ménagé un juste équilibre entre l’ingérence faite dans les droits fondamentaux et le but qu’elle poursuivait.

10. En ce qui concerne le second requérant, je partage pleinement la position de la majorité.

Dernière mise à jour le février 7, 2023 par loisdumonde

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