La présente affaire porte notamment sur les circonstances du décès de M. Berkin Elvan à l’âge de 15 ans, des suites d’une blessure infligée par un lance-grenades lors des événements de Gezi.
DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE ELVAN c. TÜRKİYE
(Requête no 64937/19)
ARRÊT
Art 2 (procédural) • Absence d’enquête effective sur le rôle éventuel du préfet et du directeur de la sûreté dans la survenance du décès d’un jeune-homme de 15 ans, des suites d’une blessure infligée par un lance-grenades lors du mouvement de protestation des événements de Gezi
STRASBOURG
7 février 2023
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Elvan c. Türkiye,
La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une Chambre composée de :
Arnfinn Bårdsen, président,
Egidijus Kūris,
Pauliine Koskelo,
Saadet Yüksel,
Lorraine Schembri Orland,
Frédéric Krenc,
Diana Sârcu, juges,
et de Hasan Bakırcı, greffier de section,
Vu la requête (no 64937/19) dirigée contre la République de Türkiye et dont quatre ressortissants de cet État, M. Sami Elvan et Mmes Gülsüm Elvan, Gamze Elvan et Özge Elvan (« les requérants »), ont saisi la Cour le 29 novembre 2019 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »),
Vu la décision de porter à la connaissance du gouvernement turc (« le Gouvernement ») les griefs fondés sur l’article 2 de la Convention,
Vu les observations du Gouvernement,
Vu la décision prise par le président de la Cour de ne pas accorder à la partie requérante de délai supplémentaire pour répondre auxdites observations,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 17 janvier 2023,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
INTRODUCTION
1. La présente affaire porte notamment sur les circonstances du décès de M. Berkin Elvan à l’âge de 15 ans, des suites d’une blessure infligée par un lance-grenades lors des événements de Gezi. Les requérants soutiennent qu’ont été méconnus à cette occasion le droit à la vie énoncé à l’article 2 de la Convention ainsi que les garanties procédurales qui en découlent. Ils invoquent aussi, à d’autres égards, les articles 3, 10, 11 et 14 de la Convention.
EN FAIT
2. Les requérants sont nés respectivement en 1969, en 1972, en 1996 et en 1998, et résident à Istanbul. Il s’agit, pour M. Sami Elvan et Mme Gülsüm Elvan, des parents, et pour Mmes Gamze Elvan et Özge Elvan, des sœurs de feu M. Berkin Elvan. Ils ont été représentés par Mes Ç. Akbulut, Y.D. Özen et Ş.C. Atalay, avocats à Istanbul, la première agissant en qualité de porte-parole.
3. Le Gouvernement a été représenté par son agent, M. Hacı Ali Açıkgül, chef du service des droits de l’homme au ministère de la Justice de Türkiye.
I. Le contexte
4. L’affaire s’inscrit dans le contexte du mouvement de protestation qui eut lieu à Istanbul entre mai et septembre 2013 et qu’on retient sous le nom d’« événements de Gezi ». Il s’agit d’une série de manifestations qui furent alors organisées pour protester contre un projet d’urbanisation prévoyant la construction d’un centre commercial à la place du parc de Gezi. D’abord menée par des écologistes et des riverains qui s’opposaient au déboisement de ce parc, lequel fut à plusieurs reprises le théâtre de heurts entre les manifestants et les forces de l’ordre, la protestation prit de l’ampleur aux mois de juin et de juillet et s’étendit alors à de nombreuses autres villes de Türkiye, où elle donna également lieu à des affrontements. Certains groupuscules se mêlèrent aux manifestants et commirent des actes de violence. Quatre civils et deux policiers perdirent la vie et des milliers de personnes furent blessées (pour de plus amples informations, voir Kavala c. Turquie, no 28749/18, §§ 15-22, 10 décembre 2019).
5. Il ressort des éléments du dossier que les autorités organisèrent durant cette période une campagne d’information et de prévention, nommée « Projet E.B.R.U. », qui visait à empêcher la radicalisation des jeunes gens et la participation de ceux-ci à des crimes terroristes. À cette fin, elles organisèrent aux mois de mai et de juin 2013 des rencontres avec plusieurs familles dont elles avaient repéré l’un des membres parmi les jeunes gens engagés dans les actions menées dans le contexte des événements de Gezi par l’organisation terroriste DHKP-C (le Parti révolutionnaire de la libération du peuple-Front). C’est ainsi que le 20 mai 2013, les coordonnées des parents de Berkin Elvan furent transmises à la direction du bureau anti-terroriste d’Istanbul, et que le requérant Sami Elvan fut reçu avec Berkin Elvan dans les locaux de la police le 5 juin 2013. À cette occasion, le requérant en question, après avoir remercié la police d’avoir organisé cette rencontre, expliqua que son fils était membre d’une association locale appelée Fédération de la Jeunesse, dont il ignorait les activités, et il indiqua que le jeune homme participait à des actions en lien avec le parc de Gezi, qu’il était l’un des membres du groupe qui avait accroché des banderoles d’organisations terroristes sur le mémorial de Cumhuriyet à Taksim, que lui-même s’était maintes fois disputé avec lui alors qu’il cherchait à le raisonner, et que le jeune homme lui avait promis de se tenir à l’écart de ladite fédération et des activités de ce genre.
6. Cette rencontre trouvait son origine dans des informations recueillies par les services de surveillance sur le compte, entre autres jeunes gens, de Berkin Elvan, lequel aurait participé à certaines manifestations organisées par le DHKP-C et par d’autres groupes marginaux : le 10 mars 2012, à l’occasion de la Journée internationale des femmes, il aurait ainsi figuré dans un cortège en brandissant un drapeau rouge portant l’emblème du DHKP-C ; dans le cadre d’un autre événement organisé par le DHKP-C, il aurait été aperçu, muni d’un casque et d’un masque en tissu vert, en train de manipuler un
lance-pierres ; le 31 mai 2013, il aurait aussi participé, le visage masqué, aux manifestations organisées dans le parc de Gezi, au sein d’un groupe qui aurait attaqué la police avec des cocktails Molotov et des pétards.
II. Les circonstances particulières de l’espèce
7. Les faits ayant mené au décès déploré en l’espèce survinrent le 16 juin 2013. Il était prévu que la police intervînt ce jour-là devant le supermarché « Petek » à Okmeydanı (Istanbul), avec des forces qui comptaient Z.K., directeur adjoint de la police antiémeute, une équipe du département des recherches, des sauvetages et des opérations, deux groupes de la 14e brigade et trois groupes de la 5e brigade avec leurs chefs respectifs, forces soutenues par un canon à eau blindé Panzer et deux chars antiémeutes Toma. L’intervention devait reposer, selon ce qui semble avoir été les instructions de Z.K. et/ou de K.E.H., un autre gradé en charge de l’opération, sur le recours à des jets d’eau sous pression et au gaz lacrymogène. Les forces déployées comprenaient une équipe spécialisée dite « Zet », par référence à un modèle de fusil lance-grenades que seuls les membres de cette équipe, spécialement formés, étaient habilités à utiliser.
8. Selon les témoins, deux ou trois policiers avaient en main des fusils Zet au moment des faits en cause ; l’un d’entre eux, de temps en temps, plaçait son masque à gaz sur le front et dévoilait ainsi son visage. Entre 7 h 15 et 7 h 20, alors que Berkin Elvan, qui était selon ses proches allé chercher du pain, se trouvait au croisement de la rue de Gaziler et de l’avenue de Mithatpaşa, l’un des policiers de « Zet » tira dans sa direction. Touché à la tête par la capsule de la grenade, le jeune homme fut immédiatement pris en charge par des civils, présents sur les lieux à 7 h 37, et conduit à l’hôpital.
9. Les registres d’admission indiquent que l’hôpital remit au parquet des pétards reliés par trois ou par quatre qui auraient été trouvés dans les poches de Berkin Elvan, ainsi qu’un lance-pierres et des billes en verre supposés lui appartenir.
10. Tombé dans le coma, Berkin Elvan demeura 269 jours dans cet état avant de mourir le 11 mars 2014 des suites de fractures crâniennes ayant entraîné une hémorragie cérébrale.
III. Les procédures entamées en l’espèce
A. L’enquête pénale menée contre des agents de police, le procès auquel elle a conduit, et les autres procédures entamées en relation avec l’enquête en question
1. L’enquête
11. Le jour même de l’événement, le parquet d’Istanbul (« le parquet ») ouvrit d’office une enquête pénale. Les 25 juin et 15 juillet 2013, les requérants Sami Elvan et Gülsüm Elvan déposèrent de leur côté deux plaintes formelles contre les policiers et les supérieurs de ceux-ci impliqués dans l’opération litigieuse. À partir du 12 novembre 2013, les faits dénoncés par les requérants furent disjoints de l’enquête d’office et examinés sous le numéro de dossier 2013/155787.
12. La première phase de l’enquête rencontra diverses difficultés que l’on peut résumer comme suit.
Les 10 et 19 juillet 2013, le parquet demanda au département de la sûreté du district de Şişli de lui fournir tous les enregistrements vidéo des caméras de sûreté disponibles qui correspondent au lieu et à la date de l’événement, les identités, photographies et positionnements des agents concernés, ainsi que les déclarations des témoins qui auraient été mentionnés par les requérants ou qu’il faudrait identifier ex officio. Les services saisis de cette demande répondirent qu’il n’y avait aucune caméra dans la rue d’Eren du quartier de Mahmut Şevket Paşa, qu’aucun agent n’avait été posté au voisinage de la rue en question, que le témoin S.Y. n’avait pas répondu à la convocation qui lui avait été notifiée et que l’adresse du témoin S.Z. n’avait pu être déterminée. De son côté, cependant, le département régional d’Istanbul de l’Inspection générale de la police expliqua au parquet qu’il y avait bien des caméras de surveillance dans les rues d’Eren et de Gaziler du quartier de Mahmut Şevket Paşa, mais que les manifestants les avaient désactivées et qu’elles ne transmettaient plus de signal depuis le 12 juin 2013.
Le 3 août 2013, le département de la sûreté du district concerné transmit au parquet des informations concernant l’usage observé parmi les manifestants, dans leurs affrontements avec la police, d’attacher plusieurs pétards les uns aux autres pour augmenter leur effet, usage auquel correspondraient les pétards qui auraient été retrouvés sur Berkin Elvan à l’hôpital (paragraphe 9 ci-dessus).
Le 6 février 2014, le parquet enjoignit à la direction départementale de la sûreté de lui communiquer les noms des policiers qui avaient disposé de grenades lacrymogènes lors de l’événement ainsi que les enregistrements des caméras de sécurité couvrant les lieux, qu’elles fussent installées sur des bâtiments privés, des banques ou tout autre type d’édifice. Le 19 février 2014, la direction répondit que les 16 et 17 juin 2013, aucun agent de la police antiémeute n’avait été posté aux abords d’Okmeydanı. Quelque temps plus tard, la direction écrivit au parquet que dix-huit policiers étaient habilités à utiliser des fusils Zet sur les lieux de l’événement, sans donner plus de précisions à cet égard. Le 15 mars 2014, la direction départementale de la sûreté informa le parquet que toutes les caméras de surveillance privées installées au croisement de la rue de Gaziler et de l’avenue de Mithatpaşa avaient été examinées, mais qu’aucun enregistrement n’avait pu être obtenu. Interrogée par le parquet, la direction de la circulation de la ville fit savoir qu’aucun enregistrement vidéo n’avait été effectué près la route D100 à Okmeydanı et qu’il n’y avait aucune caméra installée en face du complexe sportif « Cemal Kamacı » d’Okmeydanı.
Le 13 mars 2014, le parquet demanda une transcription des conversations par talkie-walkie qui avaient eu lieu dans le quartier d’Okmeydanı entre les policiers et leurs supérieurs, ainsi que de celles qui s’étaient tenues entre les policiers en mission, d’une part, et le centre d’information et le département de la police antiémeute, d’autre part. Il demanda également à la direction départementale de la sûreté de fournir la transcription des conversations que les gradés de la police auraient tenues par talkie-walkie au moment de l’événement, les photographies des policiers affectés aux véhicules blindés, ainsi que toute photographie que les différents services impliqués auraient pu prendre des lieux de l’incident. Aucune indication ne figure au dossier quant à la réponse éventuellement donnée à ces diverses demandes.
13. Le 7 avril 2014, la direction départementale de la sûreté transmit au parquet les images enregistrées par la caméra de l’un des chars Toma déployés sur place au moment de l’événement. Le 24 avril, la direction communiqua au parquet des photographies de policiers enregistrées sur un disque compact fourni par l’avocat des requérants.
L’enquête connut alors une accélération. Le parquet sollicita la collaboration de nombreux services, à savoir non seulement son propre bureau d’instruction des délits commis par les fonctionnaires, mais aussi les différents services concernés de l’Institut médico-légal d’Istanbul, du département régional de l’Inspection générale de la police, de la direction de la sûreté de Şişli, du bureau des films et photographies de la police d’Okmeydanı, du bureau privé de criminologie nationale, du commandement de la gendarmerie près la préfecture d’Istanbul, du commandement central de formation et de l’école de commandos de la gendarmerie de Foça, et enfin de la direction du laboratoire criminalistique de la gendarmerie d’Istanbul. Purent être ainsi versés au dossier tous les enregistrements vidéo effectués le 16 juin 2013, les listes et photographies des agents en service ce jour-là, les constats établis sur place avec croquis des lieux, les rapports de connexion de téléphonie mobile entre les policiers, de nombreuses expertises médico-légales, balistiques et criminologiques, les déclarations des policiers déployés dans la zone et des agents habilités à user des lance-grenades, ainsi que les témoignages des parents du défunt et des civils présents sur les lieux.
Par ailleurs, le parquet n’a pas manqué de donner suite, dans le cadre de cette procédure d’instruction, à plusieurs demandes d’élargissement d’enquête formulées à différentes dates par les avocats des requérants.
14. Le 31 mars 2015, M. S. Kiraz, le procureur de la République en charge de l’enquête sur la mort de Berkin Elvan, fut pris en otage dans son bureau par deux membres de DHKP-C qui demandaient qu’on confiât à un tribunal populaire le soin de faire justice à l’égard des meurtriers du jeune homme. Les preneurs d’otage assassinèrent le procureur Kiraz avant d’être abattus.
15. Cet événement tragique n’interrompit point le déroulement de l’enquête. Le 2 juin 2015, le parquet obtint une analyse détaillée de l’enregistrement vidéo de la caméra du char Toma évoqué ci-dessus. On y apercevait trois policiers de « Zet », le visage couvert ; selon une autre analyse des images où ils figuraient, l’un pouvait être qualifié de « corpulent », le deuxième pouvait être décrit comme « ayant un bras avec un bandage blanc jusqu’au coude », et le dernier apparaissait comme « casqué et portant des grenades lacrymogènes ».
Le parquet entendit également le témoin Ö.D. et le policier gradé K.E.H., qui était l’un des suspects (paragraphe 7 ci-dessus). Fut aussi versé au dossier le rapport détaillé définitif établi sur les circonstances de l’événement par la direction du laboratoire criminalistique de la gendarmerie d’Istanbul. Ce rapport indiquait que le responsable de la mort de Berkin Elvan était vraisemblablement celui des policiers de « Zet » qui avait le bras droit bandé jusqu’au coude. Le parquet demanda alors que fût déterminée l’identité des agents mentionnés dans ce rapport, mais les images disponibles ne permettaient pas de discerner assez précisément les traits de leur visage. Après avoir entendu quatre autres policiers suspects dont les identités avaient pu être révélées, le parquet demanda aux instances médico-légales de désigner un expert en reconnaissance faciale qui pût, à l’aide d’un logiciel spécifique, contribuer à établir l’identité des agents en cause.
16. Les recherches ainsi menées aboutirent aux résultats suivants : le policier Fatih Dalgalı, membre de la 9e brigade des forces antiémeutes d’Istanbul enregistré sous le numéro de matricule 324486, présentait un taux de ressemblance de 30,6 % avec les images enregistrées du policier de « Zet » ayant au bras droit « un bandage blanc jusqu’au coude ». À l’égard de l’autre policier de « Zet » (paragraphe 8 ci-dessus), identifié comme étant E.Y., ce taux était de 28,9 %. Le parquet indiqua par ailleurs que Fatih Dalgalı comptait parmi les agents postés devant le supermarché « Petek » le jour de l’événement, et que l’analyse scientifique de la trajectoire de la grenade fatale – tirée depuis une distance d’environ 65 mètres et quasi parallèlement au sol – établissait que le tireur devait mesurer 1 m 91, à un ou deux centimètres près ; or ces données correspondaient non pas au policier E.Y., qui mesurait 1 m 85, mais à Fatih Dalgalı, qui mesurait 1 m 89.
17. Le 2 décembre 2016, le parquet conclut qu’à part dans le cas de Fatih Dalgalı, aucun lien de causalité ne pouvait être établi entre le décès déploré et les agissements d’aucun des agents mis en cause (dont E.Y.) ou de leurs supérieurs. Il rendit un non-lieu à l’égard de ces quarante-deux suspects.
Un recours formé par les requérants contre cette ordonnance fut rejeté le 16 février 2017.
18. Quant au policier Fatih Dalgalı, en revanche, le parquet l’inculpa le 6 décembre 2016. Il était accusé d’avoir causé la mort de Berkin Elvan avec « l’intention éventuelle de la donner » (olası kast)[1], infraction sanctionnée par les articles 82 § 1 (e) et 21 § 2 du code pénal.
2. Le recours individuel formé devant la Cour constitutionnelle contre le
non-lieu du 2 décembre 2016
19. Le 24 mars 2017, le requérant Sami Elvan saisit la Cour constitutionnelle d’un recours individuel contre le non-lieu du 2 décembre 2016 (paragraphe 17 ci-dessus).
Déplorant des atermoiements et des pressions externes qui avaient selon lui empêché le parquet d’accéder à certaines informations cruciales et ralenti la première phase de l’enquête, le requérant en question soutint que le défaut d’inculpation d’une part du policier E.Y., qui avait également tiré une grenade avec un fusil Zet, dans la même direction, 15 à 20 secondes avant Fatih Dalgalı, et d’autre part du supérieur K.E.H., qui aurait donné l’ordre illégal de viser les quelques jeunes gens présents dans la zone, contrevenait au respect du droit à la vie tel que consacré par l’article 17 de la Constitution (article 2 de la Convention).
20. La Cour constitutionnelle rendit son arrêt le 13 février 2020. Elle y indiqua qu’elle avait décidé d’examiner les doléances de l’intéressé sous l’angle des obligations procédurales découlant du droit à la vie consacré par la Constitution.
À l’égard de la durée de l’enquête, la Cour constitutionnelle releva que le grief du plaignant était tiré des prétendues défaillances antérieures à 2016, et que l’intéressé ne mettait pas en cause la procédure pendante contre Fatih Dalgalı. En d’autres termes, l’élément principal de la requête ne pouvait concerner que le fait que le parquet n’eût pas inculpé, outre Fatih Dalgalı, d’autres policiers : or il n’appartenait pas à la Cour constitutionnelle de préjuger de la culpabilité de tel ou de tel individu. La haute juridiction fit cependant observer qu’il était toujours loisible à la cour d’assises d’Istanbul d’entamer des poursuites contre toute tierce personne dont elle pourrait révéler la responsabilité lors de l’instruction qu’elle était en train de mener.
En conséquence, la Cour constitutionnelle rejeta le recours au motif que la procédure pénale susceptible d’offrir une réparation au grief allégué par le requérant était toujours en cours (voir paragraphes 21 à 26 ci-dessous).
3. Le procès no 2016/325 de Fatih Dalgalı
21. En vertu de la mise en accusation no 2016/42124 du 6 décembre 2016 (paragraphe 18 ci-dessus), les débats furent ouverts le 5 janvier 2017 devant la cour d’assises no 17 d’Istanbul (« la cour d’assises »).
Le procès se déroula en vingt audiences ; les quatre requérants y participèrent en leur qualité de partie intervenante ; le prévenu y fut longuement interrogé et contre-interrogé.
22. Aux termes du jugement prononcé par la cour d’assises :
– il était matériellement établi que Berkin Elvan était décédé des suites d’une blessure causée par la capsule d’une grenade lacrymogène tirée par un fusil de type Zet, et il convenait d’écarter toute thèse supposant que la victime ait pu être victime d’une chute ou d’une bousculade ;
– à la date de l’événement, le prévenu Fatih Dalgalı était en poste devant le supermarché « Petek », sous le numéro de code 62971 ; ayant bénéficié de « cours d’utilisation des gaz lacrymogènes et des masques à gaz », il était expérimenté dans l’usage des fusils Zet et avait en l’occurrence non pas effectué un tir aveugle, mais pris position et visé avant de tirer parallèlement au sol, étant entendu que la réglementation désigne le fusil Zet comme une « arme » qui, même si elle n’est pas destinée à donner la mort, est susceptible d’infliger une blessure mortelle ;
– à cette même date, à partir de 7 heures du matin, il n’y avait dans la rue de Gaziler et sur l’avenue Mithatpaşa plus le moindre signe de protestation ou de résistance ni aucun manifestant disposant d’une arme ou d’une munition ; on apercevait seulement trois ou quatre individus qui se contentaient de passer parfois la tête depuis le début de la rue de Gaziler avant de reculer, et deux autres qui se trouvaient sur le trottoir d’en face ; c’était l’un de ces derniers qui était tombé par terre au moment de l’un des tirs de lance-grenades effectués par le policier dont le bras droit était bandé.
23. Après avoir ainsi établi, quant aux faits, que Berkin Elvan avait été blessé par le policier Fatih Dalgalı à un moment où celui-ci était en service, la cour d’assises se livra une appréciation du fond de l’affaire. Des pages entières de l’arrêt sont consacrées à l’analyse de la jurisprudence de la Cour relative aux obligations positives et négatives de l’État au regard de l’article 2 de la Convention ainsi qu’à l’examen de la jurisprudence de la Cour constitutionnelle à l’égard de l’article 17 de la Constitution ; la cour d’assises y insiste sur les principes qui doivent régner dans le domaine de la lutte
anti-terroriste, même lorsque la police se trouve face à des situations difficiles.
24. L’ensemble de ces éléments conduisit la cour d’assises, dans son jugement du 18 juin 2021, à reconnaître Fatih Dalgalı coupable d’homicide avec l’intention éventuelle de donner la mort et à le condamner à une peine de seize ans et huit mois d’emprisonnement assortie d’une interdiction de quitter le territoire. Selon toute apparence, il n’a pas été relevé de ses fonctions.
25. À une date qui n’a pas été précisée, les requérants interjetèrent appel de ce jugement devant la Cour d’appel d’Istanbul. D’une part, ils estimaient que Fatih Dalgalı aurait dû être condamné pour homicide volontaire, et d’autre part ils demandaient que le parquet déterminât la responsabilité éventuelle dans les événements en cause du policier de « Zet » qu’on voyait casqué sur les images disponibles, des supérieurs – dont K.E.H. et A.Y. – ayant donné l’ordre d’intervenir, ainsi que du directeur de la sûreté d’Istanbul H.Ç., du préfet d’Istanbul H.A.M., du ministre de l’Intérieur M.G. et du Premier ministre R.T.E.
Le 27 août 2021, Fatih Dalgalı interjeta lui aussi appel de sa condamnation, laquelle avait été prononcée, selon lui, en violation du principe de la présomption d’innocence et en l’absence d’une preuve directe et irréfutable.
26. Cette procédure est toujours pendante.
B. L’enquête relative au Premier ministre, au ministre de l’Intérieur, au directeur de la sûreté d’Istanbul, au préfet d’Istanbul et aux « autres responsables de la sûreté », et les autres recours entamés en relation avec ladite enquête
1. La plainte
27. Le 15 novembre 2013, le requérant Sami Elvan déposa une plainte contre le Premier ministre R.T.E., le ministre de l’Intérieur M.G., le directeur de la sûreté d’Istanbul H.Ç. et le préfet d’Istanbul H.A.M. Il leur reprochait d’avoir provoqué et orchestré les violences commises contre les manifestants du parc de Gezi et de s’être ainsi rendus complices de la mort de son fils. Selon ce requérant, le Premier ministre avait affirmé qu’il protégerait sans réserve la police et admis avoir « donné l’ordre d’assaut » ; quant aux trois autres personnes mises en cause dans la plainte en question, elles auraient donné les ordres et les instructions ayant conduit la police à agir aussi impunément et n’auraient rien fait pour prévenir une violence policière pourtant prévisible.
Le 20 novembre 2013, le parquet décida de disjoindre les éléments du dossier. La plainte fut enregistrée sous le no 2013/158020 en sa partie visant le Premier ministre et le ministre de l’Intérieur (paragraphe 28 ci-dessous) et sous le no 2013/160467 en tant qu’elle concernait l’allégation d’abus de fonctions formulée à l’égard du directeur de la sûreté et du préfet d’Istanbul (paragraphe 29 ci-dessous).
a) Le dossier no 2013/158020
28. Ce dossier fut transmis au bureau d’investigation spéciale près le parquet d’Istanbul. Le 25 novembre 2013, cette instance décida de classer la plainte sans suite, car il était impossible d’engager des poursuites contre le Premier ministre et le ministre de l’Intérieur tant qu’ils faisaient partie du gouvernement (paragraphe 52 ci-dessous).
Le 9 décembre 2013, cette ordonnance fut notifiée au requérant Sami Elvan, lequel omit de former opposition devant la cour d’assises de Bakırköy, compétente en la matière, et/ou de saisir la Cour constitutionnelle d’un recours individuel.
b) Le dossier no 2013/160467 et la procédure prévue par la loi no 4483
29. Le 25 novembre 2013, le parquet se déclara incompétent ratione personae à l’égard de ce second dossier et renvoya l’affaire au procureur général de la République près la Cour de cassation. Conformément à la procédure prévue par la loi no 4483 du 2 décembre 1999 relative à la poursuite des fonctionnaires et autres agents publics, le procureur général transmit le dossier au ministère de l’Intérieur pour autorisation (paragraphe 53 ci-dessous).
30. À la demande dudit ministère, des inspecteurs rédigèrent un rapport interne sur les allégations formulées par le requérant Sami Elvan. Selon ce rapport, les interventions des policiers face aux manifestants du parc de Gezi s’étaient déroulées de manière générale dans le respect de la loi et des procédures, à la réserve d’« incidents isolés sur lesquels des investigations pénales et disciplinaires étaient à envisager ». Les groupes protestataires auraient toujours été dûment avertis et appelés au calme jusqu’à ce qu’ils choisissent d’attaquer les policiers, lesquels auraient alors été dans l’obligation de recourir aux jets d’eau et au gaz lacrymogène pour rétablir l’ordre. Aucun ordre illégal n’aurait été donné aux agents, et ceux qui avaient fait usage d’une force disproportionnée auraient été mis en examen en vertu de la loi no 4483.
Le 3 février 2014, la direction générale du personnel émit l’avis qu’il n’y avait pas lieu d’accorder l’autorisation de poursuivre H.Ç., H.A.M. ni aucun autre responsable de la sûreté.
31. Partant, par un arrêté du 14 mars 2014, le ministère décida de ne pas autoriser l’ouverture de poursuites contre les protagonistes.
32. Le 20 mai 2014, E.K., un député du parlement, forma devant le Conseil d’État opposition contre cet arrêté (paragraphe 54 ci-dessous).
33. Par un arrêt du 28 mai 2014, le Conseil d’État, s’en tenant aux conclusions du rapport interne du 18 septembre 2013 (paragraphe 30 ci-dessus) rejeta l’opposition d’E.K., au motif que les allégations de celui-ci étaient trop vagues et n’étaient étayées par aucun élément de preuve solide.
34. Rien dans le dossier ne permet de savoir si les requérants ont également usé de leur droit d’opposition, bien qu’ils affirment qu’ils l’ont fait et que l’opposition qu’ils auraient ainsi formée est restée vaine.
2. La pétition devant l’Assemblée nationale de Türkiye
35. Le 3 décembre 2014, alors que l’enquête no 2013/155787 du parquet suivait son cours (paragraphe 11 ci-dessus), les requérants Sami et Gülsüm Elvan saisirent l’Assemblée nationale de Türkiye. Dénonçant les défaillances qui auraient entaché l’enquête en question, ils demandaient que fussent prises les mesures nécessaires pour élucider l’affaire promptement, et reprochaient au directeur H.Ç., au préfet H.A.M. et aux autres responsables de la sûreté d’avoir délibérément ralenti et entravé le déroulement des investigations sur la mort de leur enfant.
Cette demande fut transmise pour action au bureau d’investigation spéciale près le parquet d’Istanbul.
36. Le 19 décembre 2014, après avoir examiné le dossier de l’enquête no 2013/155787 (paragraphe 11 in fine ci-dessus), le bureau rendit un rapport d’analyse détaillé concluant à l’efficacité de l’instruction menée jusqu’alors aux fins de l’établissement des faits et de la détermination des responsabilités.
Le 25 décembre 2014, il décida de classer sans suite la plainte des requérants contre les hauts fonctionnaires susmentionnés, faute de « soupçons raisonnables » justifiant l’ouverture contre eux de poursuites pénales séparées des chefs d’abus de pouvoir et d’obstacle à la justice.
Le 22 janvier 2015, la partie requérante forma opposition contre cette décision. Le 9 février 2015, le tribunal de paix d’Istanbul écarta ce recours.
3. Le recours individuel devant la Cour constitutionnelle contre l’ordonnance de classement sans suite du 25 décembre 2014
37. Le 30 mars 2015, les requérants introduisirent un recours individuel devant la Cour constitutionnelle, réservant leur droit de la saisir derechef à l’égard des procédures alors pendantes, dont celle qui était menée contre le policier Fatih Dalgalı.
Ils alléguaient d’abord une violation de l’article 2 de la Convention. Insistant sur le fait que la mort de Berkin Elvan était le résultat d’un concours de circonstances et non d’un acte isolé d’un seul policier, ils dénonçaient notamment l’impunité accordée au directeur H.Ç. et au préfet H.A.M. (paragraphe 33 ci-dessus) en dépit de la responsabilité conjointe qui aurait été la leur dans les événements en leur qualité de donneurs d’ordres placés au sommet de la hiérarchie de la police. Selon les requérants, les intéressés avaient en effet omis d’assurer la formation professionnelle des policiers qu’ils auraient incités à recourir au gaz lacrymogène – classé pourtant parmi les armes chimiques dans de nombreux pays – de manière excessive et en leur promettant l’impunité. C’était par ailleurs, ajoutaient les requérants, sous sa forme la plus dangereuse, celle de la grenade, que le gaz avait été employé. Or, selon eux, rien ne justifiait au moment des faits le recours à une telle force ; de fait, aucune mesure n’avait été prise afin que les policiers agissent de manière à préserver la sécurité du public et dans le respect de la loi, puisqu’au contraire on leur aurait garanti qu’ils ne seraient pas sanctionnés par leur hiérarchie.
38. Dans ce contexte, les requérants dénonçaient particulièrement le fait que les policiers n’avaient même pas cherché à porter le moindre secours d’ordre médical à Berkin Elvan, qui avait été blessé sous leurs yeux.
39. Sous l’angle de l’article 13 de la Convention, les requérants reprochaient à la direction de la police d’avoir volontairement empêché la constitution dans l’enquête en question d’un dossier qui fût le plus complet possible, et, au parquet, d’avoir manqué de diligence dans ses efforts pour accélérer la marche de la procédure. Par ailleurs, le mécanisme judiciaire aurait fait obstacle selon eux à la poursuite des fonctionnaires gradés qui auraient été à l’origine des ordres et des instructions donnés aux policiers.
40. Les requérants soutenaient aussi que les souffrances physiques que sa blessure extrêmement grave avait causées à Berkin Elvan alors qu’il était encore en vie avaient constitué à son égard un traitement contraire à l’article 3 de la Convention.
41. Toujours sur le terrain de l’article 3 de la Convention, les requérants affirmaient avoir été eux-mêmes victimes d’un mauvais traitement caractérisé à la fois par le chagrin continûment éprouvé par eux depuis le moment où était tombé dans le coma leur fils et frère, qui avait connu une agonie de 269 jours au cours de laquelle son poids était « tombé à 15 kilogrammes », par les accusations gratuites de terrorisme formulées à l’endroit du jeune homme, et par l’absence d’une réaction judiciaire adéquate contre ceux qu’ils tenaient pour ses meurtriers.
42. Sous l’angle des articles 10 et 11 de la Convention, ils prétendaient que le droit de Berkin Elvan à la liberté de réunion et d’association avait été méconnu à raison de spéculations qui auraient eu cours dès le lendemain des faits sur la participation du jeune homme, présenté comme un terroriste, aux « événements de Gezi ».
43. Enfin, aux yeux des requérants, Berkin Elvan avait été victime d’une discrimination contraire à l’article 14 de la Convention, le système du droit national et le mécanisme judiciaire en découlant l’ayant privé de la libre jouissance de ses droits et libertés.
44. La Cour constitutionnelle se prononça le 9 mai 2019.
Concernant premier grief (paragraphe 37 ci-dessus), elle le requalifia sous l’angle procédural du droit à la protection de la vie, délimitant ainsi son examen à l’absence alléguée d’une réaction judiciaire quant aux omissions reprochées à H.Ç. et H.A.M., et elle décida que le deuxième grief, fondé sur l’article 13 de la Convention (paragraphe 39 ci-dessus), se trouvait absorbé par le premier.
Se référant à ses arrêts Elif Güneş Yıldırım (no 2014/12391, 5 avril 2017) et Davut Yıldız (no 2014/14147, 24 janvier 2018), où était également en jeu la responsabilité des donneurs d’ordre lors des opérations de Gezi, la Cour constitutionnelle jugea que rien ne lui permettait d’aboutir en l’espèce à une conclusion différente de celle qu’elle avait alors formulée en ces termes :
« (…) les requérants n’ont pas pu faire valoir une information ou un document propre à rendre défendable l’allégation d’un lien de causalité relevant du droit pénal entre les agissements des policiers et les ordres émis par les fonctionnaires haut gradés. (…) Ils n’ont pas non plus présenté une preuve tangible de ce que l’ordre d’intervention dénoncé ait visé à ce que les agents de la sûreté interviennent au-delà de leur pouvoir ; partant, faute de reposer sur un élément de preuve qui soit au-delà de tout doute raisonnable, les griefs des requérants ne peuvent passer pour défendables. »
La Cour constitutionnelle rejeta cette partie du recours pour défaut manifeste de fondement.
45. Elle écarta également la requête pour le surplus en invoquant divers motifs d’irrecevabilité.
46. Les requérants saisirent la Cour à la suite de la notification de cet arrêt, en date du 30 mai 2019.
C. La procédure disciplinaire contre les policiers
47. Le 31 décembre 2013, la préfecture d’Istanbul chargea le département régional d’Istanbul de l’Inspection générale de la police de mener une enquête administrative sur l’incident litigieux.
Le rapport auquel donna lieu cette enquête, rendu le 14 mai 2015, indiquait que le délai de prescription prévu pour une action disciplinaire en la matière allait échoir le 16 juin de cette année, mais qu’il demeurerait loisible de mener une enquête administrative contre les policiers qui pourraient être identifiés comme suspects lors de l’enquête pénale.
C’est ainsi que le 3 mars 2017, la préfecture, à la lumière des ordonnances rendues par le parquet (paragraphes 16 et 17 ci-dessus), fit ouvrir une nouvelle enquête disciplinaire.
48. Le 5 juillet 2019, le département d’Istanbul de l’Inspection générale de la police mit en examen Fatih Dalgalı, précisant qu’en vertu du principe de l’« individualité de la responsabilité pénale » aucune action ne s’imposait contre les quarante-deux autres suspects.
49. Le policier Fatih Dalgalı fut condamné pour négligence et imprudence dans le maniement de son arme à une suspension d’avancement de grade pour une durée de 24 mois.
La sanction ne fut cependant pas exécutée à raison de l’expiration, le 16 juin 2015, du délai de prescription fixé à deux ans pour le délit en question.
D. L’action administrative de pleine juridiction
50. Le 15 juin 2015, les requérants introduisirent devant le tribunal administratif d’Istanbul une action de pleine juridiction contre le ministère de l’Intérieur. Ils réclamaient 10 000 livres turques en réparation des préjudices tant matériel que moral qu’ils estimaient avoir subis.
L’administration défenderesse fit valoir qu’aucune constatation de fait ne pouvait avoir lieu tant que l’enquête pénale portant sur les circonstances de la mort de Berkin Elvan n’était pas achevée. Les 25 avril 2016, 13 octobre 2016 et 26 janvier 2017, le tribunal administratif s’enquit auprès du parquet du déroulement de ladite enquête et requit une copie du dossier no 2013/155787 correspondant (paragraphe 11 ci-dessus). Il demanda également si une procédure quelconque en application de la loi no 4483 avait été entamée contre les fonctionnaires mis en cause.
51. Par une décision avant dire droit du 22 février 2017, le tribunal administratif indiqua que l’appréciation de la question soulevée devant lui était tributaire du résultat auquel pourrait aboutir le procès du policier Fatih Dalgalı et que, par conséquent, il sursoyait à statuer jusqu’à la clôture définitive dudit procès.
LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES
I. La poursuite des membres du gouvernement
52. En vertu des articles 100 de la Constitution et 107 du règlement intérieur l’Assemblée nationale de Türkiye, l’ouverture de poursuites contre les membres en fonction du gouvernement dépend d’une décision prise à la majorité absolue des élus.
II. La procédure instaurée par la loi no 4483 sur la poursuite des fonctionnaires et autres agents publics
53. Pour les dispositions pertinentes de la loi no 4483 du 2 décembre 1999 sur la poursuite des fonctionnaires et autres agents publics, voir, parmi beaucoup d’autres, Işıldak c. Turquie (no 12863/02, §§ 25 à 31, 30 septembre 2008).
Il convient de rappeler que dans le système pénal turc, tombe sous le coup de la loi no 4483, toute plainte individuelle formulée à l’encontre d’une personne relevant du statut de fonctionnaire d’État, à condition que l’acte incriminé soit commis dans l’exercice des fonctions publiques.
Le régime instauré par la loi no 4483, repose sur l’article 129 § 6 de la Constitution, qui se lit comme suit :
« Les poursuites pénales relativement aux délits imputés à des fonctionnaires et d’autres agents du secteur public ne peuvent être engagées, sous réserve des exceptions prévues par la loi, qu’avec l’autorisation de l’autorité administrative désignée par la loi. »
54. Dans le cadre de la loi no 4483, les tribunaux administratifs régionaux et, selon le cas, le Conseil d’État ont la compétence exclusive pour connaître des oppositions formées contre les décisions des instances administratives autorisant ou refusant l’ouverture d’une instruction pénale contre un fonctionnaire (article 6 de la loi no 4483) ainsi que contre les décisions de classement sans suite des plaintes (article 4 de la loi no 4483).
Le Conseil d’État intervient selon la fonction et le grade du fonctionnaire ou le niveau de l’administration décideuse au regard de la loi no 4483. Les oppositions formées contre les décisions, par exemple, du ministère de l’Intérieur relèvent de la compétence du Conseil d’État.
Ces juridictions ne sont pas habilitées à ordonner d’office l’ouverture d’une instruction ou d’un complément d’enquête contre un fonctionnaire autre que celui ayant fait l’objet de l’instruction soumise à leur examen. Elles ont pour seule tâche de contrôler si la décision attaquée est fondée sur une enquête adéquate et suffisante répondant aux exigences du droit procédural. La décision litigieuse peut être infirmée en faveur des plaignants si, par exemple :
– l’enquête ou la décision prise en conséquence ne couvre pas toutes les plaintes et/ou tous les plaignants ;
– l’inspecteur chargé de l’enquête n’a pas mené l’instruction et les examens qui s’imposent en conformité avec les techniques et la diligence nécessaires ;
– l’inspecteur ne disposait pas des compétences requises par la loi et pertinentes par rapport à l’objet de la plainte ;
– il apparaît qu’il a été fait fi de la plainte alors qu’elle reposait sur des allégations concrètes.
EN DROIT
I. QUANT À l’ApplicabilitÉ de l’article 37 § 1 a) de la convention
55. D’emblée, le Gouvernement estime que la requête devrait être rayée du rôle de la Cour en application de l’article 37 § 1 a) de la Convention, faute pour les avocats des requérants d’avoir fait parvenir dans le délai qui leur avait été imparti, à savoir avant le 3 mai 2021, les observations qu’il leur aurait semblé bon de faire en réponse à celles qu’il avait lui-même formulées. Il insiste sur le fait que lesdits avocats avaient également omis de répondre aux lettres d’avertissement du greffe des 10 juin et 30 juillet 2021.
Le Gouvernement soutient que pareil comportement serait sanctionné par la loi no 1136 sur les avocats comme une violation des règles du métier et comme la preuve d’un désintérêt de leur part à l’égard des suites susceptibles d’être données à la présente requête.
56. Dans une lettre adressée à la Cour le 18 juillet 2022, les avocats de la partie requérante reviennent sur les circonstances par lesquelles ils justifient leur défaut de réponse à la lettre envoyée par le greffe le 23 mars 2021, laquelle accompagnait les observations du Gouvernement et les invitait à formuler les leurs en réponse. Ils expliquent que bien qu’ils eussent reçu cette lettre, ils avaient omis d’en prendre connaissance parce qu’ils auraient été extrêmement préoccupés, à cette époque, du sort de deux autres de leurs clients, à savoir les requérants dans l’affaire Aytaç Ünsal et Ebru Timtik c. Turquie, no 36331/20, qui avaient entamé une grève de la faim le 5 janvier 2021 et dont l’un avait trouvé la mort dans l’intervalle. Quant à la lettre d’avertissement du greffe datée du 10 juin 2021, ils n’auraient pu la lire que le 26 avril 2022. Quoi qu’il en soit, ils font savoir dans cette lettre qu’ils entendent maintenir la requête.
57. La Cour, de son côté, observe que par une lettre transmise le 23 mars 2021 via e-Comms, Me Ç. Akbulut, porte-parole des avocats des requérants, a été invitée à présenter ses observations en réponse à celles du Gouvernement. Aucune réponse n’ayant été reçue par la Cour avant l’expiration, le 3 mai 2021, du délai imparti à cet égard, le greffe a adressé alors à l’intéressée, le 10 juin 2021, une lettre d’avertissement, toujours via e-Comms, suivie d’une deuxième lettre dans le même sens expédiée par voie postale le 30 juillet 2021, laquelle a été retournée comme étant non distribuée.
Faute de la moindre réaction à ces démarches, le greffe a une ultime fois sollicité l’avocate, qui a alors fait savoir qu’elle souhaitait maintenir la requête, et prétendit n’avoir jamais reçu les courriers susmentionnés. Le 26 avril 2022, l’avocate se vit communiquer les relevés d’e-Comms faisant état de ce que tous les courriers électroniques en question avaient bel et bien été téléchargés par le destinataire, sauf celui du 10 juin 2021, lequel – comme la partie requérante l’affirme – semble n’avoir été lu que le 26 avril 2022.
Le 29 avril 2022, Me Ç. Akbulut a déclaré par écrit une nouvelle fois vouloir poursuivre la requête et a demandé un délai supplémentaire pour répondre aux observations du Gouvernement, arguant du fait que, même si la lettre du 23 mars 2021 paraissait avoir été électroniquement délivrée, la situation tragique des deux autres requérants dans la requête no 36331/20 susmentionnée l’avait à ce point absorbée à l’époque qu’elle n’avait pu en prendre connaissance.
58. Pour la Cour, il est incontestable que Me Ç. Akbulut et/ou l’un ou l’autre de ses deux confrères ont téléchargé la lettre du 23 mars 2021 le jour même de son expédition, à partir de 16 h 57. Quant à la lettre d’avertissement du greffe du 10 juin 2021, dont l’envoi électronique est également certifié, rien n’empêchait qu’on la téléchargeât.
S’agissant des préoccupations que ses clients, requérants dans l’affaire no 36331/20, auraient values à Me Akbulut au moment où ils étaient en grève de la faim, il faut rappeler que la dernière action de l’intéressée en rapport avec cette affaire consiste en la communication d’un mandat le 24 mars 2021. Rien n’indique quels autres problèmes l’auraient empêchée de prendre connaissance d’un courrier accessible la veille, étant entendu que pour un avocat la situation de tel ou de tel mandant, aussi difficile soit-elle, ne devrait certainement pas prévaloir sur celle d’un autre, d’autant moins qu’il s’agissait, en l’espèce comme dans l’affaire no 36331/20, d’enjeux d’importance comparable du point de vue de la protection des droits de l’homme.
Au demeurant, la Cour ayant déclaré la requête no 36331/20 irrecevable le 8 juin 2021 et les parties en ayant été informées le 1er juillet 2021, toute éventuelle « préoccupation » liée à cette affaire n’a pu alors que s’estomper, si bien que Me Ç. Akbulut aurait dû réagir au moins à la lettre d’avertissement du 10 juin 2021 sans attendre le 26 avril 2022 pour la lire.
Eu égard à la nature particulière de la présente affaire, la Cour estime que l’omission sus-décrite des avocats des requérants pose un certain nombre de problèmes relativement au rôle de représentant dans la procédure devant elle ; il échet de rappeler que, outre l’obligation incombant à toute partie de coopérer avec la Cour (article 44 A du règlement) (voir, mutatis mutandis, Gross c. Suisse [GC], no 67810/10, § 33, CEDH 2014), il appartient tout particulièrement aux avocats de faire preuve de diligence en matière de représentation effective des requérants, étant entendu que leur conduite n’échappe point au contrôle du président de la Cour (article 44 D du règlement).
59. Étant donné ces circonstances, le président de la Cour a décidé de ne pas accorder à la partie requérante de délai supplémentaire pour répondre aux observations du Gouvernement.
Cela dit, lesdites circonstances ainsi que la volonté exprimée à deux reprises par l’avocate empêchent de conclure que les requérants n’entendent plus maintenir leur requête au sens de l’article 37 § 1 a) de la Convention, d’autant moins que rien ne permet de les blâmer personnellement pour le problème observé précédemment.
Aussi la Cour rejette-t-elle la demande formée par le Gouvernement au titre de cette disposition.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DEs ARTICLEs 2 et 13 DE LA CONVENTION
A. Les griefs de la partie requérante
60. Les requérants se plaignent en premier lieu, sur le terrain de l’article 2 de la Convention, d’une violation du droit à la vie de leur fils et frère Berkin Elvan, mort des suites d’un impact de grenade lacrymogène lancée au mépris de la règlementation en la matière.
Selon les requérants, le policier qui a effectué le tir a agi dans le contexte d’une chaîne de commandement propre à faire reconnaître un concours de responsabilité entre l’agent en question, le préfet et le directeur de la sûreté d’Istanbul. Il leur paraît en effet évident que ces hauts fonctionnaires avaient négligé d’offrir aux policiers appelés à intervenir dans les événements de Gezi la formation nécessaire à cette fin et de les avertir qu’ils devaient agir dans le respect de la loi et des droits et libertés des individus. Les requérants observent en outre qu’en dépit des nombreux cas de blessures qui avaient déjà été déplorés, ces responsables avaient omis d’interdire le recours au gaz lacrymogène, c’est-à-dire à une arme chimique, et avaient de ce fait encouragé son usage excessif au mépris du devoir qui leur incombait de protéger la vie d’autrui.
61. Sous l’angle de l’article 13 de la Convention, combiné en substance avec l’article 2, les requérants se plaignent notamment d’un défaut de diligence de la part des hauts responsables de la sûreté qui auraient selon eux dissimulé des preuves et nui ainsi à l’efficacité de l’enquête menée en l’espèce.
Sur ce point, les requérants soulignent en particulier qu’il a fallu plus de huit ans de procédure pour aboutir à la condamnation en première instance – donc non définitive – du policier Fatih Dalgalı, ce qui leur paraît contraire à l’obligation faite à l’État de mener une enquête avec célérité. De surcroît, pareil résultat n’aurait eu aucun effet dissuasif, faute pour l’administration d’avoir effectivement arrêté Fatih Dalgalı et de l’avoir démis de ses fonctions de policier.
62. Par ailleurs, toujours sur le terrain de l’article 13, les requérants déplorent que rien n’ait été fait pour déterminer les responsabilités du préfet et du directeur de la sûreté d’Istanbul, lesquels hauts fonctionnaires avaient au moment des faits autorité sur tous les policiers du département, dont Fatih Dalgalı, qui n’a pu agir que sous leurs ordres et instructions.
B. Quant à la recevabilité
1. Les arguments du Gouvernement
i. Sur le dossier d’enquête no 2013/158020
63. Le Gouvernement, se référant au dossier d’enquête no 2013/158020 (paragraphe 28 ci-dessus) concernant les allégations formulées à l’égard du Premier ministre et du ministre de l’Intérieur, reproche aux requérants d’avoir omis de former opposition contre le non-lieu rendu dans l’affaire et de saisir la Cour constitutionnelle d’un recours individuel.
ii. Sur le dossier d’enquête no 2013/155787 et l’action de pleine juridiction
64. Pour ce qui est de la procédure no 2013/155787 contre le policier Fatih Dalgalı, toujours pendante devant la cour d’appel (paragraphes 11 et suivants ci-dessus), le Gouvernement excipe du caractère prématuré de la requête.
À cet égard, il rappelle que, dans leur recours individuel du 30 mars 2015 devant la Cour constitutionnelle, les requérants avaient eux-mêmes réservé leur droit d’ester pour le cas où le résultat définitif de la procédure no 2013/155787 devait s’avérer insatisfaisant à leurs yeux (paragraphe 37 ci-dessus).
Plus particulièrement, le Gouvernement attire l’attention de la Cour sur le fait que, si les requérants se sont plaints de la durée de l’enquête menée contre Fatih Dalgalı, cette doléance portait sur des circonstances antérieures à 2016, date de la mise en examen de ce policier (paragraphes 19 et 20 ci-dessus). À l’égard du défaut allégué de célérité du procès de Fatih Dalgalı, en revanche, il note qu’aucun recours interne permettant de le dénoncer n’a été utilisé jusqu’à ce jour.
En bref, le Gouvernement invite la Cour à déclarer cette partie de la requête irrecevable pour non-épuisement de la voie d’appel, qui est en cours, et qui devrait naturellement être suivie de la voie de cassation, puis de la voie de recours individuel devant la Cour constitutionnelle.
65. Le Gouvernement excipe également du non-épuisement de la voie de réparation administrative toujours pendante devant le tribunal administratif d’Istanbul (paragraphes 50 et 51 ci-dessus). Rappelant que, le 6 décembre 2016, le parquet avait déféré le policier Fatih Dalgalı pour homicide avec « l’intention éventuelle de donner [la mort] » (paragraphe 18 ci-dessus), le Gouvernement estime qu’il s’agit là d’un cas qui s’apparente à ceux où l’acte incriminé n’est pas infligé délibérément, et où l’obligation procédurale de l’État au regard de l’article 2 peut être satisfaite par l’ouverture d’une voie de réparation telle que celle d’espèce.
Par conséquent, le Gouvernement estime qu’il est impératif d’attendre l’issue de l’action de pleine juridiction entamée par les requérants et, dans ce contexte, de rejeter cette partie de la requête là aussi pour non-épuisement des voies de recours internes.
iii. Sur le dossier d’enquête no 2013/160467
66. Pour le Gouvernement, la même objection doit être faite à l’égard du grief visant le préfet et le directeur de la sûreté d’Istanbul. Les requérants auraient dû, selon lui, saisir la Cour constitutionnelle d’un recours individuel contre l’arrêt du 28 mai 2014 par lequel le Conseil d’État avait rejeté l’opposition formée contre la décision ministérielle de ne pas autoriser la poursuite de ces deux protagonistes (paragraphe 31 à 34 ci-dessus).
67. Enfin, le Gouvernement se réfère aux attendus de l’arrêt de la Cour constitutionnelle du 9 mai 2019 (paragraphe 44 ci-dessus), selon lesquels le grief tiré de la responsabilité concurrente du préfet et du directeur de la sûreté d’Istanbul serait manifestement mal fondé, faute d’éléments solides susceptibles de l’appuyer. Ce grief ayant ainsi été jugé indéfendable, le Gouvernement estime que la Cour devrait, elle aussi, le déclarer irrecevable pour défaut manifeste de fondement.
2. Appréciation de la Cour
i. Sur le dossier d’enquête no 2013/158020
68. La Cour ne tiendra pas compte de la première exception du Gouvernement (paragraphe 63 ci-dessus), la requête originelle des requérants ne contenant aucun grief à l’endroit du Premier ministre ni du ministre de l’Intérieur en poste à l’époque des faits (paragraphes 60 à 62 ci-dessus).
ii. Sur le dossier d’enquête no 2013/155787 et l’action de pleine juridiction
69. S’agissant des deux exceptions visant le procès du policier Fatih Dalgalı, toujours pendant en appel (paragraphe 64 ci-dessus), et de l’action de pleine juridiction, toujours pendante devant le tribunal administratif d’Istanbul (paragraphe 65 ci-dessus), la Cour observe d’emblée la grande similitude entre la situation en cause en l’espèce et celle examinée dans l’affaire Aytekin c. Turquie (23 septembre 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998-VII), et déplore que les avocats des requérants aient sciemment choisi de ne pas l’informer de l’ouverture de ces deux procédures pénale et administrative, alors que leur participation active à celles-ci est évidente.
70. Quoi qu’il en soit, la Cour doit déterminer si ces procédures étaient suffisantes pour offrir aux requérants un redressement de cette partie de leurs griefs.
71. À cet égard, la Cour constate que l’enquête menée sur la mort de Berkin Elvan a été adéquate, en ce qu’elle a permis d’identifier et de sanctionner le responsable du recours à la force dénoncé en l’occurrence et de déterminer si pareil acte se justifiait ou non dans les circonstances de l’espèce (voir, par exemple, Ramsahai et autres c. Pays-Bas [GC], no 52391/99, § 324, CEDH 2007-II, et Armani Da Silva c. Royaume-Uni [GC], no 5878/08, § 233, 30 mars 2016).
Certes, observe-t-elle, certains obstacles et certaines difficultés semblent avoir empêché l’enquête de progresser – en particulier durant la première année des investigations (paragraphe 12 ci-dessus) – dans un cas de mort d’homme particulièrement médiatisé au niveau national et imputé à des agents et à des organes de l’État, lesquels étaient quasiment les seuls à connaître ou à pouvoir connaître les circonstances réelles de l’acte incriminé. Cependant, compte tenu du moment et du lieu de l’incident, des précautions opérationnelles qui avaient été prises pour protéger les identités des policiers engagés dans l’action en question, de la piètre qualité des outils de surveillance visuelle disponible au moment des faits, la Cour estime que l’enquête conduite en l’espèce jusqu’au 6 décembre 2016 (paragraphes 13 à 16 ci-dessus), d’une durée d’environ trois ans et six mois, est exempte de tout motif sérieux de critique, et qu’elle a répondu à l’exigence de célérité et de diligence implicite dans ce contexte (McKerr c. Royaume-Uni, no 28883/95, § 114, CEDH 2001-III, et les références qui y sont faites, et Sarısülük c. Turquie (déc.), no 64126/13, §§ 21 et 22, 25 mars 2014). Du reste, comme le Gouvernement le souligne (paragraphe 64 ci-dessus), les requérants ne se sont jamais plaints au niveau interne, pour la période postérieure, du moindre retard injustifié (paragraphe 20 ci-dessus).
72. Pour la Cour, le parquet chargé du dossier a su prendre toutes les mesures raisonnables à sa disposition pour obtenir les preuves relatives aux faits en question et il est parvenu à des conclusions qui s’appuient sur une analyse méticuleuse, scientifique, objective et impartiale de tous les éléments pertinents, sans omettre la moindre piste d’investigation évidente susceptible de compromettre la capacité de l’enquête à établir les circonstances de l’affaire et l’identité des responsables (voir, pour le principe, Mustafa Tunç et Fecire Tunç c. Turquie [GC], no 24014/05, § 175, 14 avril 2015).
73. Aussi cette enquête a-t-elle pu déboucher sur la condamnation du policier Fatih Dalgalı par la cour d’assises no 17 d’Istanbul à seize ans de réclusion pour homicide avec l’intention éventuelle de donner la mort (paragraphe 24 ci-dessus).
74. À cet égard, la Cour tient à rappeler que les exigences découlant du volet procédural de l’article 2 s’étendent au-delà du stade de l’instruction officielle. Ainsi, si l’instruction a entraîné – comme en l’espèce – l’ouverture de poursuites devant les juridictions nationales, c’est l’ensemble de la procédure, y compris la phase de jugement, qui doit satisfaire aux impératifs de l’obligation positive de protéger la vie par la loi (voir Öneryıldız c. Turquie [GC], no 48939/99, § 95, CEDH 2004-XII, et Ali et Ayşe Duran c. Turquie, no 42942/02, § 61, 8 avril 2008).
Dans ce contexte, la Cour a attentivement examiné les attendus du jugement de condamnation du 18 juin 2021, lesquels reposent sur une association efficace des avocats de la partie plaignante à la procédure (voir par exemple, Al‑Skeini et autres c. Royaume-Uni [GC], no 55721/07, § 167, CEDH 2011) ainsi que sur une analyse approfondie de la situation de fait et de droit en jeu, notamment de la jurisprudence relative à l’article 2 de la Convention et de l’article 17 de la Constitution (paragraphes 21 à 24 ci-dessus).
Cette procédure contradictoire devant des juges dont nul n’a remis en cause l’indépendance ni l’impartialité (McKerr, précité, § 134) dénote une volonté sincère d’aboutir à l’établissement des faits et à la détermination des responsabilités et, à cet égard, répond au principe selon lequel les juridictions nationales ne doivent en aucun cas s’avérer disposées à laisser impunies des atteintes à la vie, principe qui vise à prévenir toute apparence de tolérance d’actes illégaux ou de collusion dans leur perpétration et qui est, par-là, indispensable aux fins de maintenir la confiance du public en l’institution judiciaire et d’assurer l’adhésion des individus à l’État de droit (voir Öneryıldız, précité, § 96, et mutatis mutandis, Okkalı c. Turquie, no 52067/99, § 65, CEDH 2006‑XII (extraits)).
75. Cela dit, la Cour ne mènera pas plus avant son examen, la requête étant clairement prématurée à cet égard : en effet, comme le Gouvernement l’a fait remarquer, la partie requérante, qui estimait que Fatih Dalgalı aurait dû être condamné pour homicide volontaire, a elle-même fait appel contre ce jugement (Aytekin, précité, § 83), et cette procédure est toujours pendante (paragraphe 25 ci-dessus).
Or la Cour ne saurait préjuger de la décision de la Cour d’appel d’Istanbul puis, le cas échéant, de la Cour de cassation, étant entendu que rien ne permet à ce jour de dispenser les requérants d’épuiser en ultime lieu la voie du recours individuel devant la Cour constitutionnelle (voir, parmi d’autres, Uzun c. Turquie (déc.), no 10755/13, §§ 68-71, 30 avril 2013, et Sarısülük, décision précitée, § 25 ; pour l’impact de ce recours concernant les obligations procédurales faites par l’article 2, voir aussi Şefika Ak c. Turquie (déc.), no 38628/10, § 43, 27 novembre 2010, Mehmet Kaya c. Turquie, no 9342/16, §§ 39-43, 20 mars 2018, et Kırbayır c. Turquie (déc.), no 11947/12, § 60, 28 avril 2020).
76. La même considération vaut également pour la procédure de réparation administrative initiée par les requérants (paragraphe 50 ci-dessus). En effet, s’il est vrai qu’on ne saurait remédier à une violation alléguée de l’article 2 par le simple octroi de dommages-intérêts à la famille de la victime (voir Kaya c. Turquie, 19 février 1998, § 105, Recueil 1998-I, Avşar c. Turquie, no 25657/94, § 377, CEDH 2001-VII (extraits), McKerr, précité, § 121, et Al-Skeini et autres, précité, § 165), force est cependant de considérer qu’eu égard aux mesures prises par les autorités pour poursuivre le policier Fatih Dalgalı et au fait que celui-ci a ensuite été jugé et condamné en première instance pour homicide par une juridiction de droit commun, les requérants bénéficient toujours de perspectives raisonnables d’obtenir gain de cause devant les juridictions administratives, en fonction de l’issue définitive de la procédure pénale (Aytekin, précité, § 84).
77. La Cour est consciente de la dimension tragique que revêt la présente affaire. Toutefois, il est assurément préférable dans l’intérêt des requérants comme de l’efficacité du mécanisme de la Convention – et conforme au principe de subsidiarité – que l’instruction des affaires et la résolution des questions qu’elles soulèvent s’effectuent préalablement au niveau national, les autorités internes étant les mieux placées pour redresser, le cas échéant, les manquements allégués à la Convention (El-Masri c. l’ex-République yougoslave de Macédoine [GC], no 39630/09, § 141, CEDH 2012, Kırbayır, décision précitée, § 62, et les références qui y figurent), sachant que, si les décisions internes définitives rendues en l’occurrence devaient laisser insatisfaite la partie requérante, il serait loisible à celle-ci de ressaisir la Cour (Uzun, décision précitée, § 71, Korkmaz et autres c. Turquie (déc.), no 64200/13, § 31, 25 mars 2014, Sarısülük, précitée § 26, Ceylan c. Turquie (déc.), no 22261/10, § 176, 6 janvier 2015, et Berker et autres c. Turquie (déc.), no 54769/13, § 14, 20 octobre 2015).
78. Dans cette dernière hypothèse, la tâche de la Cour consistera à vérifier si et dans quelle mesure les instances nationales peuvent passer pour avoir soumis le cas dont elles avaient à connaître à l’examen scrupuleux que demande l’article 2 de la Convention, de façon que la force de dissuasion du système judiciaire mis en place et l’importance du rôle que celui-ci se doit de jouer dans la prévention des violations du droit à la vie ne soient pas diminuées (voir, par exemple, Okkalı, précité, § 66, et Asma c. Turquie, no 47933/09, § 77, 20 novembre 2018).
79. Eu égard aux considérations qui précèdent et aux circonstances particulières de l’espèce, la Cour accueille donc les deux exceptions en question et conclut que les requérants n’ont pas encore épuisé les voies de recours pénale, administrative et constitutionnelle quant à cette partie de leur requête (Aytekin, précité, §§ 85 et 86).
Aussi celle-ci doit-elle être rejetée pour ce motif, en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.
iii. Sur le dossier d’enquête no 2013/160467
80. Dans la mesure où la requête porte sur les responsabilités alléguées du préfet et du directeur de la sûreté d’Istanbul, le Gouvernement reproche aux requérants d’avoir omis de saisir la Cour constitutionnelle aux fins de contestation de la décision du Conseil d’État du 28 mai 2014 (paragraphe 66 ci-dessus) et, subsidiairement, invite à la Cour à rejeter le grief formulé à l’égard de ces autorités pour défaut manifeste de fondement, faute pour les intéressés de l’avoir dûment étayé par des éléments probants (paragraphe 67 ci-dessus).
81. En l’espèce, la Cour observe que la décision susmentionnée du Conseil d’État porte sur le rejet de l’opposition formée contre l’arrêté du 14 mars 2014, par lequel le ministère de l’Intérieur avait refusé d’autoriser l’ouverture de poursuites contre le préfet et le directeur de la sûreté d’Istanbul (paragraphes 31 à 33 ci-dessus). Or, note-t-elle, cette opposition avait été formée par E.K., un député du parlement, et non par les requérants. Aussi la Cour ne voit-elle pas comment ceux-ci auraient pu intervenir dans cette procédure, qui leur était étrangère.
82. Quoi qu’il en soit, les requérants ont saisi l’Assemblée nationale de Türkiye pour dénoncer, entre autres, les prétendues omissions de ces deux hauts fonctionnaires, et cette pétition a débouché sur une décision de classement sans suite par le bureau d’investigation spéciale près le parquet d’Istanbul, décision qui a été attaquée en vain par les requérants devant le tribunal de paix d’Istanbul (paragraphes 35 et 36 ci-dessus).
À la suite de ce rejet, les requérants ont justement introduit un recours individuel devant la Cour constitutionnelle pour se plaindre de l’impunité dont leur semblaient bénéficier le préfet et le directeur de la sûreté d’Istanbul, qu’ils tenaient pour responsables de la survenue de l’événement en cause. La Cour observe que les requérants ont avancé dans cette démarche des motifs presque identiques à ceux qu’ils ont formulés devant la Cour (paragraphes 37, 39, 60 et 62 ci-dessus) et que la Cour constitutionnelle a examiné ces doléances sans soulever la moindre question de non-épuisement (paragraphe 44 ci-dessus).
83. Pour ces raisons, la Cour rejette l’exception du Gouvernement en tant qu’elle porte sur la question de l’épuisement des voies de recours internes.
84. Quant à l’exception tirée du défaut manifeste de fondement de ce grief, la Cour la joint au fond.
85. Du reste, observant que cette partie de la requête ne se heurte à aucun autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour la déclare recevable.
C. Quant au fond
1. Objet du litige
86. L’objet du litige étant ainsi délimité à la question de l’implication éventuelle du préfet et du directeur de la sûreté d’Istanbul dans la survenue de l’événement en cause, la Cour rappelle qu’en vertu du principe jura novit curia, elle n’est pas tenue par les moyens de droit avancés par les requérants : maîtresse de la qualification juridique à donner aux faits fondant un grief, elle peut ainsi décider d’examiner celui-ci sous l’angle d’articles ou de dispositions de la Convention autres que ceux invoqués par les requérants (Radomilja et autres c. Croatie [GC], nos 37685/10 et 22768/12, § 126, 20 mars 2018).
En l’espèce, elle estime qu’il convient d’examiner le grief fondé sur l’article 13 de la Convention (paragraphe 61 ci-dessus) sous le seul angle de l’article 2 de la Convention en son volet procédural. Cet article est ainsi libellé dans ses parties pertinentes :
« 1. Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi. (…)
2. La mort n’est pas considérée comme infligée en violation de cet article dans les cas où elle résulterait d’un recours à la force rendu absolument nécessaire :
a) pour assurer la défense de toute personne contre la violence illégale ;
b) pour effectuer une arrestation régulière ou pour empêcher l’évasion d’une personne régulièrement détenue ;
c) pour réprimer, conformément à la loi, une émeute ou une insurrection. »
2. Arguments du Gouvernement
87. Selon le Gouvernement, ce qui est reproché au préfet et au directeur de la sûreté d’Istanbul serait de l’ordre de la spéculation. Il estime en effet que les requérants n’ont pas été en mesure d’apporter le moindre indice tendant à suggérer que le décès de Berkin Elvan serait la conséquence d’ordres illégaux qu’auraient réellement donnés les personnes qu’ils mettent en cause. Il note que les requérants n’ont pas pu citer d’exemple d’un tel ordre enjoignant aux policiers de recourir à une force disproportionnée.
Partant, en l’absence d’une allégation « défendable » ou d’un élément susceptible de faire naître un doute quant à l’existence d’une quelconque responsabilité pénale de ces fonctionnaires, l’État ne saurait passer pour avoir méconnu son obligation d’enquêter au regard de l’article 2 de la Convention.
88. En réalité, selon le Gouvernement, toutes les instructions et tous les ordres émanant du préfet et du directeur de la sûreté n’avaient tendu qu’à faire prendre, dans une situation difficile, des mesures légitimes et parfaitement légales, et même si ces mesures pouvaient inclure un recours à la force, il n’avait jamais été question de tolérer que celle-ci pût être disproportionnée.
89. Se référant à la jurisprudence pertinente de la Cour (Oya Ataman c. Turquie, no 74552/01, §§ 41-43, CEDH 2006-XIV, İzci c. Turquie, no 42606/05, § 99, 23 juillet 2013, Ibrahimov et autres c. Azerbaïdjan, nos 69234/11 et 2 autres, § 80, 11 février 2016, Navalnyy c. Russie [GC], nos 29580/12 et 4 autres, § 134, 15 novembre 2018), le Gouvernement affirme qu’en l’espèce le recours à la force par les policiers était devenu absolument nécessaire en raison des agissements de certains manifestants sur les lieux de l’événement en cause, où, selon lui, plus de deux cents individus s’étaient regroupés vers 1 heure et avaient commencé à vandaliser des commerces. À l’arrivée des policiers, ces individus auraient lancé contre ceux-ci des pierres et des cocktails Molotov, et la situation se serait encore envenimée par la suite. En réponse aux assaillants, dont le défunt faisait partie, le chef des troupes n’aurait donné d’autre ordre que d’user des jets d’eau et du gaz lacrymogène dans le cas où les sommations devaient rester vaines.
À cet égard, le Gouvernement met en exergue le fait que Türkiye possède un cadre règlementaire sans faille en matière d’usage d’armes létales et non-létales par la police et que les agents bénéficient sur ce point d’une formation complète, étant entendu que tout acte contrevenant à la loi est réprimé tant par le code pénal que par le règlement disciplinaire qui s’applique à cette administration.
90. Quant à l’obligation faite aux autorités en charge de la planification et de la direction des opérations policières de réduire le plus possible en pareille circonstance les atteintes au droit à la vie, le Gouvernement se réfère aux principes jurisprudentiels y afférents (Andronicou et Constantinou c. Chypre, 9 octobre 1997, § 182, Recueil 1997-VI, Mahmut Kaya c. Turquie, no 22535/93, § 86, CEDH 2000-III, Bubbins c. Royaume-Uni, no 50196/99, §§ 136 et 141, CEDH 2005-II (extraits), Yüksel Erdoğan et autres c. Turquie, no 57049/00, § 86, 15 février 2007, et Huohvanainen c. Finlande, no 57389/00, § 94, 13 mars 2007). Par ailleurs, il attire l’attention de la Cour sur le fait qu’à l’époque des faits, ni les requérants ni les résidents du quartier d’Okmeydanı ne pouvaient ignorer la violence et l’intensité des événements du parc de Gezi, qui faisaient la une de tous les médias. Maintes fois, relève-t-il, les autorités gouvernementales avaient averti le public et invité la population à se tenir à l’écart de ces événements, conscientes qu’elles étaient du fait que, vu leur ampleur et leur étendue géographique, la police ne pourrait mettre en place un plan d’intervention particulier adapté à chaque situation donnée.
91. À la lumière de l’ensemble de ces éléments, le Gouvernement prie la Cour d’admettre que Berkin Elvan n’a jamais été, d’une manière ou d’une autre, visé délibérément, et que les requérants n’ont pas apporté la moindre preuve de ce que le décès de leur proche aurait résulté d’une instruction concrète qu’aurait donnée quelque haut fonctionnaire que ce fût aux fins d’encourager un recours disproportionné à la force.
3. Appréciation de la Cour
92. Avant d’aborder la question principale qui se pose ici, la Cour précise qu’elle n’accordera aucun poids aux arguments tirés par le Gouvernement d’une prétendue dangerosité de la situation générale ayant régné pendant les événements de Gezi, non plus qu’à l’idée selon laquelle Berkin Elvan aurait participé dans ce contexte à telle ou telle activité – et pour cause : il a été indubitablement établi tant par le parquet que la cour d’assises no 17 d’Istanbul que le jour des faits, à partir de 7 heures du matin, il n’y avait sur les lieux en cause aucune action de protestation ni le moindre manifestant actif (paragraphe 22 in fine ci-dessus).
93. Cela souligné, la Cour rappelle, à l’instar du Gouvernement (paragraphe 90 ci-dessus), que les opérations de police – telle que celle en cause dans la présente affaire (paragraphe 7 ci-dessus) – doivent être suffisamment encadrées par le droit national, au moyen d’un système de garanties adéquates et effectives contre le recours arbitraire et abusif à la force ; la Cour doit dès lors prendre en considération non seulement les actes des agents de l’État ayant effectivement eu recours à la force, mais également l’ensemble des circonstances qui ont entouré ces actes, notamment leur préparation et le contrôle exercé sur eux (Makaratzis c. Grèce [GC], no 50385/99, §§ 58-59, CEDH 2004‑XI). En particulier, les représentants de la loi doivent bénéficier d’une formation qui leur permette d’apprécier si, dans une situation donnée, il est ou non absolument nécessaire, non seulement au regard de la lettre des règlements pertinents mais aussi compte tenu de la prééminence du respect de la vie humaine en tant que valeur fondamentale, d’utiliser des armes létales (voir Giuliani et Gaggio c. Italie [GC], no 23458/02, §§ 244-251 et 310, CEDH 2011 (extraits), ainsi que les références qui y figurent, et Natchova et autres c. Bulgarie [GC], nos 43577/98 et 43579/98, § 97, CEDH 2005‑VII ; voir également les critiques formulées par la Cour relativement à la formation des militaires qui avaient pour instruction de « tirer pour tuer », McCann et autres c. Royaume-Uni, 27 septembre 1995, §§ 211-214 série A no 324 ; voir aussi, mutatis mutandis, Maiorano et autres c. Italie, no 28634/06, §§ 123-132, 15 décembre 2009, et Finogenov et autres c. Russie, nos 18299/03 et 27311/03, §§ 217-282, CEDH 2011 (extraits)).
94. Il est donc important d’examiner la préparation et le contrôle d’une opération de police ayant provoqué la mort d’une personne afin d’évaluer si, dans les circonstances particulières de l’espèce, les autorités ont fait preuve de toute la vigilance requise pour s’assurer, par une planification pertinente, par la formulation d’ordres appropriés et par l’exercice d’un contrôle adapté, que les risques de mise en danger de la vie d’autrui seraient réduits au minimum et si elles se sont gardées de toute négligence dans le choix des mesures, des moyens et des méthodes adoptés en l’occurrence (McCann et autres, précité, §§ 194 et 201, Andronicou et Constantinou, précité, § 181, et Moussaïev et autres c. Russie, nos 57941/00, 58699/00 et 60403/00, §§ 153‑155, 26 juillet 2007).
95. Dans ce contexte, la Cour a déjà souligné que l’obligation procédurale pesant sur l’État au titre de l’article 2 impliquait en pareil cas la conduite d’une enquête complémentaire visant à déterminer si une négligence par action ou par omission de la part d’agents de l’État autres que l’auteur de l’agression meurtrière – en l’occurrence le policier Fatih Dalgalı – avait pu contribuer à mener au décès déploré en l’espèce (pour les divers cas de figure, voir, par exemple, Avşar c. Turquie, no 25657/94, §§ 398-406, ECHR 2001-VII (extraits), Mazepa et autres c. Russie, no 15086/07, §§ 75‑79, 17 juillet 2018, Ribcheva et autres c. Bulgarie, nos 37801/16 et 2 autres, §§ 125-130, 30 mars 2021 et Tkhelidze c. Géorgie, no 33056/17, §§ 58-59, 8 juillet 2021).
96. Reste donc pour la Cour à se pencher sur les investigations menées sur le rôle que le préfet et le directeur de la sûreté d’Istanbul auraient pu jouer dans la mise en œuvre de l’opération policière à l’origine du décès de Berkin Elvan. À cet égard, s’il est vrai que l’investigation requise au regard de l’obligation d’enquête complémentaire dont il s’agit n’est pas forcément de nature pénale (voir Ribcheva et autres, précité, §§ 129 et 131), la Cour ne peut que se prononcer sur l’investigation diligentée en l’espèce, laquelle se trouve être pénale, le Gouvernement n’ayant jamais suggéré qu’il existât d’autres types de procédures susceptibles d’être utilement entamées en pareille circonstance.
97. Se tournant vers les faits de la cause, la Cour observe qu’à la suite de la plainte déposée par le requérant Sami Elvan contre le directeur de la sûreté d’Istanbul H.Ç. et le préfet d’Istanbul H.A.M., le dossier fut transmis au ministère de l’Intérieur aux fins d’obtention de l’autorisation d’ouverture des poursuites requise par la loi no 4483. Le 14 mars 2014, ledit ministère refusa de délivrer pareille autorisation (paragraphes 27, 29, 30 et 31 ci-dessus).
À ce stade de l’examen, il convient de rappeler que la Cour a systématiquement critiqué et maintes fois sanctionné ce régime imposé par la loi no 4483 à raison du manque d’indépendance des organes d’enquête appelés à le mettre en œuvre (voir, par exemple, Nazif Yavuz c. Turquie, no 69912/01, § 49, 12 janvier 2006, Ümit Gül c. Turquie, no 7880/02, §§ 53‑57, 29 septembre 2009, Mete et autres c. Turquie, no 294/08, § 114, 4 octobre 2011, et Karahan c. Turquie, no 11117/07, § 45, 25 mars 2014), de l’impossibilité pour les justiciables de participer effectivement aux investigations y afférentes (Işıldak c. Turquie, no 12863/02, §§ 54 à 56, 30 septembre 2008) ainsi que de l’inadéquation du contrôle judiciaire effectué par le Conseil d’État sur les décisions desdits organes (Kanlıbaş c. Turquie, no 32444/96, § 49, 8 décembre 2005, Sultan Öner et autres c. Turquie, no 73792/01, § 143, 17 octobre 2006, Uyan c. Turquie (no 2), no 15750/02, § 49, 21 octobre 2008, et Mecail Özel c. Turquie, no 16816/03, § 25, 14 avril 2009).
Aucune circonstance particulière n’est susceptible en l’espèce d’amener la Cour à s’écarter de pareilles conclusions : elle réitère le constat déjà établi par elle dans son arrêt Aydoğdu c. Turquie (no 40448/06, § 90, 30 août 2016) et plus récemment dans ses arrêts Asma c. Turquie (no 47933/09, § 86, 20 novembre 2018) et Mehmet Ulusoy et autres c. Turquie (no 54969/09, § 97, 25 juin 2019) selon lequel il s’agit bien là d’un problème structurel constitutif en soi d’une méconnaissance des obligations procédurales en jeu en l’espèce.
98. Cela dit, la Cour estime, pour les raisons qui suivent, que son examen ne saurait s’arrêter là.
Quoiqu’il ne soit pas établi que les requérants aient, comme l’a fait pour sa part le député E.K. (paragraphes 32 et 33 ci-dessus), formé opposition contre l’arrêté ministériel du 14 mars 2014 (paragraphe 34 ci-dessus), il appert qu’ils ont déposé le 3 décembre 2014 devant l’Assemblée nationale de Türkiye une pétition dans laquelle ils accusaient les deux hauts fonctionnaires en cause d’entrave à la justice. Cette accusation fut portée à l’attention du parquet d’Istanbul, lequel décida, le 25 décembre 2014, de classer l’affaire sans suite (paragraphes 35 et 36 ci-dessus). Les requérants attaquèrent cette ordonnance devant la Cour constitutionnelle, en élargissant la portée de leur précédente pétition devant l’Assemblée nationale en ceci qu’ils reprochaient désormais de surcroît au directeur H.Ç. et au préfet H.A.M., restés selon eux en défaut de signifier aux policiers qu’ils avaient à agir d’une manière conforme à la loi et dans le souci de la protection de la sécurité du public, d’avoir ainsi délibérément incité les policiers à faire contre les manifestants un usage excessif de la force (paragraphe 37 ci-dessus).
Les doléances dont la Cour constitutionnelle fut ainsi saisie correspondent à celles qui ont été présentées à la Cour ; en d’autres termes, tout manquement éventuel à une obligation procédurale quant à cet aspect de l’affaire s’est trouvé soumis – fût-ce indirectement – au contrôle subséquent de la plus haute instance judiciaire dotée de la pleine juridiction et garante du droit conventionnel.
99. Or, note la Cour, la Cour constitutionnelle s’est contentée, dans son arrêt du 9 mai 2019 (paragraphe 44 ci-dessus), de conclure comme suit :
« (…) les requérants n’ont pas pu faire valoir une information ou un document propre à rendre défendable l’allégation d’un lien de causalité relevant du droit pénal entre les agissements des policiers et les ordres émis par les fonctionnaires haut gradés. (…) Ils n’ont pas non plus présenté une preuve tangible de ce que l’ordre d’intervention dénoncé ait visé à ce que les agents de la sûreté interviennent au-delà de leur pouvoir ; partant, faute de reposer sur un élément de preuve qui soit au-delà de tout doute raisonnable, les griefs des requérants ne peuvent passer pour défendables. »
100. Si le Gouvernement partage cette approche (paragraphe 87 ci-dessus), la Cour, quant à elle, ne saurait s’en satisfaire, parce qu’elle est exclusivement fondée sur un renversement de la charge de la preuve. En l’espèce toutefois, l’on ne saurait assurément s’attendre que les requérants fussent à même de soumettre, à l’appui de leur grief – fût-il inconsidéré – selon lequel le directeur H.Ç. et le préfet H.A.M., en leur qualité des chefs de la police, auraient incité celle-ci à commettre des violences, des éléments de preuve plus tangibles qu’ils n’ont fait, et qui fussent susceptibles de remettre en cause la légalité des ordres stratégiques qui auraient pu avoir été donnés aux forces de l’ordre. Pareilles informations, si elles existaient, n’auraient pu se trouver qu’en la possession des hautes instances responsables de la sûreté de la Türkiye ; et en toute hypothèse, le directeur H.Ç. et le préfet H.A.M. étaient certainement les premiers à connaître les modalités d’intervention de la police dans les événements de Gezi et les autorités auxquelles ils devaient répondre étaient les seules à avoir accès aux informations susceptibles de confirmer ou d’infirmer les allégations des requérants.
101. Or la Cour constitutionnelle ne pouvait ignorer qu’en vertu de la jurisprudence de la Cour, dans les cas où le gouvernement défendeur est amené à s’expliquer sur le décès d’un civil, l’examen des mesures prises au cours d’une enquête sert non seulement à déterminer si celle-ci a été menée de manière conforme aux exigences procédurales, mais aussi à décider si ledit gouvernement a pu se « décharger du fardeau de la preuve » (voir, entre autres, Döndü Günel c. Turquie, no 34673/07, § 25, 6 septembre 2016).
En effet, lorsqu’il n’est pas contesté qu’un décès a résulté – comme en l’espèce – d’un usage de la force meurtrière par des agents de l’État, la charge de la preuve incombe au gouvernement défendeur, auquel il appartient de réfuter les allégations de la partie requérante par des moyens appropriés et convaincants ; cela vaut notamment dans les cas de personnes blessées ou mortes alors qu’elles se trouvaient sous le contrôle des autorités ou des agents de l’État, par exemple pendant des opérations policières ou militaires, situations dans lesquelles ces autorités ou agents sont réputés être les seuls à avoir accès aux informations pertinentes susceptibles de confirmer ou d’infirmer les allégations formulées à leur endroit par les victimes (voir, parmi beaucoup d’autres, Mansuroğlu c. Turquie, no 43443/98, §§ 77 et 78, 26 février 2008).
102. Cette approche va de pair avec celle qu’adopte la Cour dans les affaires mettant en jeu l’article 38 de la Convention : le non-respect des dispositions en question autorise la Cour à tirer des conclusions défavorables à un État quant au « bien-fondé » des allégations des requérants lorsque la non-divulgation par le gouvernement concerné d’informations cruciales qu’il est le seul à posséder empêche la Cour d’établir les faits (voir, par exemple, Akkum et autres c. Turquie, no 21894/93, §§ 185 et 209, CEDH 2005-II (extraits), Timurtaş c. Turquie, no 23531/94, § 82, CEDH 2000‑VI, et les références qui y figurent, et Mansuroğlu, précité, § 79).
103. La Cour ne saurait combler ce manquement en tentant de spéculer sur l’issue qu’aurait pu connaître la procédure constitutionnelle en question si les questions susmentionnées avaient été dûment examinées. Elle ne peut que conclure qu’en l’espèce, l’impossibilité pour elle d’aboutir à des constatations de fait définitives quant à cette partie de la requête a bel et bien résulté de l’absence d’une réaction adéquate de la part des organes d’enquête relevant du régime sujet à caution prévu par la loi no 4483 et, en dernier ressort, de la Cour constitutionnelle (voir, mutatis mutandis, Labita c. Italie [GC], no 26772/95, § 131, CEDH 2000-IV, İlhan c. Turquie [GC], no 22277/93, § 79, CEDH 2000-VII, Ay c. Turquie, no 30951/96, § 58, 22 mars 2005, et Kamil Uzun c. Turquie, no 37410/97, § 56, 10 mai 2007).
104. Par conséquent, la Cour, rejetant l’exception qu’a tirée le Gouvernement du caractère prétendument mal fondé de ce grief et qu’elle a jointe au fond (paragraphe 84 ci-dessus), estime qu’il y a eu manquement à l’obligation procédurale qui incombait à l’État défendeur en vertu de l’article 2 § 1 de la Convention de mener une enquête effective sur le rôle que le directeur H.Ç. et/ou le préfet H.A.M. d’Istanbul avaient éventuellement joué dans la survenance du décès déploré dans cette affaire.
III. SUR LES VIOLATIONS ALLÉGUÉES DES ARTICLES 3, 10, 11 ET 14 DE LA CONVENTION
105. Les requérants allèguent également une violation à leur propre égard de l’article 3 de la Convention à raison des souffrances que leur ont values les circonstances de l’espèce et estiment que les autorités, qui ont instrumentalisé publiquement la participation de Berkin Elvan aux manifestations du parc de Gezi, auraient méconnu les droits et libertés garantis à l’intéressé de son vivant par les articles 10 et 11 de la Convention, combinés avec son article 14.
106. Eu égard toutefois aux faits de l’espèce, aux thèses des requérants – lesquelles n’ont du reste pas été portées à la connaissance du Gouvernement – et aux conclusions formulées sous l’angle de l’article 2 de la Convention, la Cour estime qu’il n’y a pas lieu de statuer séparément sur ces griefs.
IV. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
107. Aux termes de l’article 41 de la Convention :
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
108. La partie requérante n’ayant pu présenter des demandes au titre de la satisfaction équitable (paragraphe 59 ci-dessus), la Cour ne peut octroyer de somme à ce titre.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare recevable le grief concernant les procédures ayant visé le préfet et le directeur de la sûreté d’Istanbul et irrecevable le grief relatif au procès du policier Fatih Dalgalı ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 2 de la Convention sous son volet procédural ;
3. Dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner séparément les griefs formulés sur le terrain des articles 3, 10, 11 et 14 de la Convention ;
4. Dit qu’aucune somme n’est à octroyer au titre de l’article 41 de la Convention.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 7 février 2023, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Hasan Bakırcı Arnfinn Bårdsen
Greffier Président
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[1]. Il s’agit là d’une définition de droit pénal turc qui s’applique aux cas où l’auteur resterait indifférent face au risque de survenance du résultat prévisible de son acte. En d’autres termes, dans ces cas, l’intention se matérialiserait par le résultat de l’acte, c’est-à-dire en l’occurrence par la mort d’un homme.
Dernière mise à jour le février 7, 2023 par loisdumonde
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