LE MAILLOUX c. FRANCE (Cour européenne des droits de l’homme) Requête no 18108/20

CINQUIÈME SECTION
DÉCISION
Requête no 18108/20
Renaud LE MAILLOUX
contre la France

La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant le 5 novembre 2020 en un comité composé de :

Mārtiņš Mits, président,
Latif Hüseynov,
Mattias Guyomar, juges,

et de Martina Keller, greffière adjointe de section,

Vu la requête susmentionnée introduite le 16 avril 2020,

Après en avoir délibéré, rend la décision suivante :

EN FAIT

1. Le requérant, M. Renaud Le Mailloux, est un ressortissant français né en 1974 et résidant à Marseille.

Les circonstances de l’espèce

2. Les faits de la cause, tels qu’ils ont été exposés par le requérant, peuvent se résumer comme suit.

3. La propagation d’un nouveau coronavirus, responsable de la maladie covid‑19, sur le territoire français, a conduit les autorités françaises à prendre des mesures pour prévenir et réduire les conséquences des menaces sanitaires sur la santé de la population. À cette fin ont été adoptés plusieurs décrets ainsi que la loi du 23 mars 2020. L’état d’urgence sanitaire a été déclaré pour une durée de deux mois à compter du 24 mars 2020. Celui-ci fut prolongé jusqu’au 10 juillet 2020 par une loi du 11 mai 2020.

4. Mécontents de la gestion de la crise sanitaire du coronavirus par l’État, le Syndicat des Médecins d’Aix et Région (SMAER) et deux particuliers saisirent le Conseil d’État d’un référé-liberté sur le fondement de l’article L. 521-2 du code de justice administrative, afin qu’il enjoigne à l’État de prendre toutes mesures pour fournir des masques FFP2 et FFP3 aux médecins et professionnels de santé, des masques chirurgicaux aux malades et à la population en générale, des moyens de dépistage massifs aux professionnels de santé et pour dépister la population, ainsi que pour autoriser les médecins et les hôpitaux à prescrire et à administrer aux patients à risque l’association d’hydroxychloroquine et d’azithromycine et les laboratoires de biologie médicale à réaliser les tests de dépistage.

5. Le requérant, qui se dit très fragilisé par une pathologie grave, est intervenu au soutien de ces requêtes. Par un mémoire enregistré le 26 mars 2020, il conclut à ce qu’il soit fait droit à la requête du SMAER et autres, tout en invoquant la carence de l’État dans la gestion de la crise sanitaire, au mépris des articles 3, 8 et 10 de la Convention, essentiellement quant au droit à la santé et à la liberté de prescription.

6. Par une ordonnance du 28 mars 2020, le juge de référé, après avoir admis la recevabilité de l’intervention du requérant, rejeta la requête du SMAER et autres.

GRIEFS

7. Le requérant se plaint, sous l’angle des articles 2, 3, 8 et 10 de la Convention, des omissions de l’État dans la gestion de la crise de la covid‑19. Invoquant les obligations positives de l’État, il dénonce une atteinte au droit à la vie de la population française du fait des limitations d’accès aux tests de diagnostic, aux mesures prophylactiques et à certains traitements. Il dénonce par ailleurs une atteinte à la vie privée des personnes qui décèdent seules du virus.

EN DROIT

8. Le requérant invoque les articles 2, 3, 8 et 10 de la Convention aux termes desquels :

Article 2

« Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi. La mort ne peut être infligée à quiconque intentionnellement (…) »

Article 3

« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »

Article 8

« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.

2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien‑être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »

Article 10

« 1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. (…).

2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »

9. La Cour rappelle que si le droit à la santé ne fait pas partie en tant que tel des droits garantis par la Convention, les États ont l’obligation positive de prendre les mesures nécessaires à la protection de la vie des personnes relevant de leur juridiction et de protéger leur intégrité physique, y compris dans le domaine de la santé publique (Lopes de Sousa Fernandes c. Portugal [GC], no 56080/13, § 165, 19 décembre 2017, Vasileva c. Bulgarie, no 23796/10, §§ 63-69, 17 mars 2016). Cela étant, la Cour n’a pas à trancher la question de savoir si l’État a manqué à ces obligations positives dans la mesure où la requête est irrecevable pour les raisons suivantes.

10. La Cour rappelle que pour se prévaloir de l’article 34 de la Convention, un requérant doit pouvoir se prétendre victime d’une violation de la Convention ; la notion de « victime », selon la jurisprudence constante de la Cour, doit être interprétée de façon autonome et indépendante des notions internes telles que celles concernant l’intérêt ou la qualité pour agir. L’intéressé doit pouvoir démontrer qu’il a « subi directement les effets » de la mesure litigieuse (Lambert et autres c. France [GC], no 46043/14, § 89, CEDH 2015 (extraits)).

11. Par ailleurs, l’article 34 de la Convention n’autorise pas à se plaindre in abstracto de violations de la Convention. Celle-ci ne reconnaît pas l’actio popularis, ce qui signifie qu’un requérant ne peut se plaindre d’une disposition de droit interne, d’une pratique nationale ou d’un acte public simplement parce qu’ils lui paraissent enfreindre la Convention.

Pour qu’un requérant puisse se prétendre victime, il faut qu’il produise des indices raisonnables et convaincants de la probabilité de réalisation d’une violation en ce qui le concerne personnellement ; de simples suspicions ou conjectures sont insuffisantes à cet égard (Centre de ressources juridiques au nom de Valentin Câmpeanu c. Roumanie [GC], no 47848/08, § 101, CEDH 2014 et les références citées).

12. La Cour constate que le requérant se plaint in abstracto de l’insuffisance et de l’inadéquation des mesures prises par l’État français pour lutter contre la propagation du virus covid‑19. En premier lieu, la Cour relève que le requérant n’a soulevé ces griefs lors de la procédure de référé introduite devant le Conseil d’Etat qu’en qualité de tiers intervenant. Or, cette qualité ne suffit pas pour lui attribuer le statut de « victime » directe au sens de l’article 34 de la Convention (mutatis mutandis, Tourkiki Enosi Xanthis et autres c. Grèce, no 26698/05, § 39, 27 mars 2008, Winterstein et autres c. France, no 27013/07, §§ 107-108, 17 octobre 2013).

13. En second lieu, la Cour note que le requérant ne fournit aucune information sur sa pathologie et s’abstient d’expliquer en quoi les manquements allégués des autorités nationales seraient susceptibles d’affecter sa santé et sa vie privée. Il ne produit aucun indice raisonnable et convaincant rendant vraisemblable que l’application des mesures prises par le législateur et le gouvernement caractériserait, à son égard, une carence susceptible de conduire aux manquements qu’il dénonce. Dans ces conditions, la Cour considère que M. Le Mailloux dont la requête doit être regardée comme ayant pour seul but de contester de manière générale les textes et les mesures prises en France pour lutter contre la pandémie, ne fait valoir aucune circonstance de nature à lui conférer la qualité de victime potentielle.

14. La Cour considère de surcroît que si le requérant devait se voir opposer un refus d’assistance ou de soin qui découlerait des mesures sanitaires générales dont il dénonce l’insuffisance, il pourrait en contester la compatibilité avec la Convention devant les juridictions internes.

15. Dans ces circonstances, la Cour estime que la requête relève de l’actio popularis et que le requérant ne saurait être considéré comme une victime, au sens de l’article 34 de la Convention, des violations alléguées. Partant, la requête est incompatible ratione personae avec les dispositions de la Convention.

Par ces motifs, la Cour, à l’unanimité,

Déclare la requête irrecevable.

Fait en français puis communiqué par écrit le 3 décembre 2020.

Martina Keller                                    Mārtiņš Mits
Greffière adjointe                               Président

Dernière mise à jour le décembre 3, 2020 par loisdumonde

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