D.B. et autres c. Suisse (Cour européenne des droits de l’homme)

Note d’information sur la jurisprudence de la Cour
Novembre 2022

D.B. et autres c. Suisse – 58252/15 et 58817/15

Arrêt 22.11.2022 [Section III]

Article 8
Article 8-1
Respect de la vie familiale
Respect de la vie privée

Non-reconnaissance prolongée du lien de filiation entre un enfant né d’une gestation pour autrui à l’étranger et le père d’intention partenaire enregistré du père génétique : violation (l’enfant) ; non-violation (les parents)

En fait – Les deux premiers requérants sont des hommes formant un couple de même sexe uni par un partenariat enregistré depuis février 2011. En 2010, ils conclurent un contrat de gestation pour autrui (GPA) aux États-Unis avec pour donneur mâle le deuxième requérant. Une fois la grossesse confirmée, un tribunal américain déclara que les deux hommes étaient les parents légaux de l’enfant à naître. Le troisième requérant naquit en 2011 et un certificat de naissance conforme au jugement fut établi.

Fin avril 2011, les requérants demandèrent en Suisse la reconnaissance de la décision américaine et la transcription du certificat dans le registre de l’état civil. En mars 2012, l’office d’état cantonal refusa de reconnaître le jugement américain et de transcrire le certificat de naissance dans les registres d’état civil. En mai 2015, le Tribunal fédéral reconnut l’arrêt américain en ce qui concerne le lien de filiation entre l’enfant et son père génétique (le deuxième requérant), mais refusa la reconnaissance du lien constaté par la justice américaine entre l’enfant et le premier requérant. En novembre 2015, les requérants introduisirent les présentes requêtes devant la Cour.

En janvier 2018, une modification du code civil autorisant l’adoption de l’enfant du partenaire enregistré entra en vigueur. Les requérants déposèrent de suite une requête en ce sens. En décembre 2018, les autorités cantonales prononcèrent l’adoption.

En droit – Article 8 :

a) Applicabilité – Le respect de la vie privée exige que chaque enfant puisse établir les détails de son identité d’être humain, ce qui inclut sa filiation. De surcroît, lorsque des parents d’intention, comme le feraient des parents biologiques, s’occupent depuis la naissance d’un enfant né d’une GPA, et que tous vivent ensemble d’une manière qui ne se distingue en rien de la « vie familiale » dans son acceptation habituelle, cela suffit à établir que l’article 8 trouve à s’appliquer sous son volet relatif à la « vie familiale ». En l’espèce, le Tribunal fédéral a lui‑même reconnu que l’enfant vivait depuis toujours avec les deux premiers requérants, de sorte qu’ils formaient une « communauté familiale » protégée par l’article 8. Ainsi cet article est applicable au grief des requérants sous ses volets relatifs à la « vie privée » (troisième requérant) et à la « vie familiale » (tous les requérants).

Conclusion : article 8 applicable.

b) Fond –

i) Ingérence, base légale et but légitime – Il y a eu une ingérence dans le droit au respect de la vie privée du troisième requérant et du droit au respect de la vie familiale de tous les requérants, prévue par la loi interdisant la GPA et qui visait les buts légitimes de la protection de la santé et des droits et libertés d’autrui.

ii) Nécessité dans une société démocratique –

– Considérations communes à tous les requérants – Les deux premiers requérants forment un couple de même sexe uni par un partenariat enregistré, alors que les parents requérants dans les affaires précédemment traitées par la Cour (Mennesson c. France, Labassee c. France, et D. c. France) étaient des couples de sexes différents unis par un mariage. Néanmoins les principes élaborés dans ces affaires s’appliquent au cas d’espèce et plus précisément au lien de filiation entre le premier et le troisième requérant.

L’intérêt supérieur de l’enfant comprend inter alia l’identification en droit des personnes qui ont la responsabilité de l’élever, de satisfaire à ses besoins et d’assurer son bien‑être, ainsi que la possibilité de vivre et d’évoluer dans un milieu stable. Pour cette raison, le droit au respect de la vie privée de l’enfant requiert que le droit interne offre une possibilité de reconnaissance d’un lien de filiation entre l’enfant et le parent d’intention. Dès lors, la marge d’appréciation des États est limitée s’agissant du principe même de l’établissement ou de la reconnaissance de la filiation. En outre, l’intérêt de l’enfant ne peut pas dépendre de la seule orientation sexuelle des parents.

L’un des arguments principaux retenu par le Tribunal fédéral pour rejeter le recours des requérants était la contrariété, en droit suisse, de la GPA avec l’ordre public. Or, cette argumentation est certes pertinente, mais pas décisive en soi en l’espèce. Il convient, du point de vue de la Convention, de faire abstraction du comportement éventuellement critiquable des parents de manière à permettre la recherche de l’intérêt supérieur de l’enfant, critère suprême dans de telles situations. Telle était par ailleurs également l’opinion du Tribunal administratif qui a estimé qu’on ne devait pas faire subir les conséquences négatives du choix, certes regrettables, de ses parents.

– Troisième requérant – Concernant les moyens à mettre en œuvre pour établir ou reconnaître la filiation, la marge d’appréciation des États est plus large que sur le principe même de l’établissement ou de la reconnaissance. Or, à la date de la naissance du troisième requérant, le droit interne n’offrait aux requérants aucune possibilité de reconnaître le lien de filiation entre le parent d’intention (le premier requérant) et l’enfant. L’adoption n’était ouverte qu’aux couples mariés, excluant les couples unis par un partenariat enregistré. Ce n’est que depuis le 1er janvier 2018 qu’il est possible d’adopter l’enfant d’un partenaire enregistré. Une fois que l’adoption était devenue possible, les requérants ont déposé une demande en ce sens qui a été acceptée en décembre 2018.

Partant, durant presque 7 ans et 8 mois entre la demande de reconnaissance et le prononcé de l’adoption, les requérants n’avaient aucune possibilité de faire reconnaître le lien de filiation de manière définitive. Une telle durée n’est pas compatible avec les principes établis dans les affaires précitées et, en particulier, avec l’intérêt supérieur de l’enfant dans la mesure où elle peut le placer dans une incertitude juridique quant à son identité dans la société et le priver de la possibilité de vivre et d’évoluer dans un milieu stable.

Dans ces circonstances, le refus de reconnaître l’acte de naissance établi légalement à l’étranger concernant le lien de filiation entre le père d’intention (le premier requérant) et l’enfant, né aux États-Unis d’une GPA, sans prévoir de modes alternatifs de reconnaissance dudit lien, ne poursuivait pas l’intérêt supérieur de l’enfant. L’impossibilité générale et absolue d’obtenir la reconnaissance du lien entre l’enfant et le premier requérant pendant un laps de temps significatif constitue une ingérence disproportionnée dans le droit du troisième requérant au respect de sa vie privée. Il s’ensuit que la Suisse, dans les circonstances de la cause, a excédé sa marge d’appréciation en n’ayant pas prévu à temps, dans sa législation, une telle possibilité.

Conclusion : (six voix contre une).

– Premier et deuxième requérants – La conclusion du Tribunal fédéral selon laquelle le fait d’avoir recouru à une gestation pour autrui aux États-Unis afin de contourner l’interdiction prévalant en Suisse constituait une fraude à la loi juridiquement pertinente n’est ni arbitraire ni déraisonnable. De surcroît, le premier et le deuxième requérants n’allèguent pas avoir ignoré que le droit suisse prohibait la gestation pour autrui et, par leur manière de procéder, ils ont mis les autorités compétentes devant un fait accompli.

La non‑reconnaissance par les autorités suisses de l’acte de naissance n’a, en pratique, pas affecté la jouissance de leur vie familiale de manière significative. Le Tribunal fédéral a considéré que les requérants formaient de toute façon une « communauté familiale » protégée par l’article 8. Par ailleurs, les brèves allégations formulées devant la Cour, notamment relatives aux difficultés rencontrées par les parents à la crèche, à la maternelle et à l’école, ne sont pas assez étayées et, en tout état de cause, ne semblent pas assez sérieuses pour être considérées comme une ingérence disproportionnée aux buts poursuivis, à savoir l’interdiction de la GPA comme méthode de procréation. Ainsi, les difficultés pratiques que les requérants pourraient rencontrer dans leur vie familiale en l’absence de reconnaissance en droit suisse du lien entre le premier et le troisième requérant ne dépassent pas les limites qu’impose le respect de l’article 8.

Conclusion : (unanimité).

Article 41 : 15 000 EUR pour préjudice moral au troisième requérant.

(Voir aussi Labassee c. France, 65941/11, 26 juin 2014, Résumé juridique ; Mennesson c. France, 65192/11, 26 juin 2014, Résumé juridique ; Avis consultatif relatif à la reconnaissance en droit interne d’un lien de filiation entre un enfant né d’une gestation pour autrui pratiquée à l’étranger et la mère d’intention [GC], P16-2018-001, 10 avril 2019, Résumé juridique ; D. c. France, 11288/18, 16 juillet 2020, Résumé juridique)

Dernière mise à jour le novembre 23, 2022 par loisdumonde

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