AFFAIRE NACAKIS c. TÜRKİYE (Cour européenne des droits de l’homme) 35429/10

L’affaire concerne le refus des autorités judiciaires nationales de reconnaître la qualité d’ayant droit des requérants, des ressortissants grecs, sur les biens immobiliers de leur de cujus, au motif que la condition de réciprocité entre la Grèce et la Türkiye en matière d’accession à la propriété immobilière n’était pas respectée.


DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE NACAKIS c. TÜRKİYE
(Requête no 35429/10)
ARRÊT
STRASBOURG
29 novembre 2022

Cet arrêtest définitif. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Nacakis c. Türkiye,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en un comitécomposé de :
Egidijus Kūris, président,
Pauliine Koskelo,
Jovan Ilievski, juges,
et de Dorothee von Arnim, greffière adjointede section,

Vu la requête (no 35429/10) dirigée contre la République de Türkiye et dont trois ressortissants grecs (« les requérants ») – la liste des requérants et les précisions pertinentes figurent dans le tableau joint en annexe – ont saisi la Cour le 15 juin 2010 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »),

Vu la décision de porter le grief tiré du droit au respect des biens à la connaissance du gouvernement turc (« le Gouvernement »), représenté par M. Hacı Ali Açıkgül, chef du service des droits de l’homme du ministère de la Justice, et de déclarer la requête irrecevable pour le surplus,

Vu les observations communiquées par le Gouvernement et celles communiquées en réplique par les requérants,

Vu les observations communiquées par le gouvernement grec, dont le président de la section avait autorisé la tierce intervention,

Vu la décision par laquelle la Cour a rejeté l’opposition du Gouvernement à l’examen de la requête par un comité,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 8 novembre 2022,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

OBJET DE L’AFFAIRE

1. L’affaire concerne le refus des autorités judiciaires nationales de reconnaître la qualité d’ayant droit des requérants, des ressortissants grecs, sur les biens immobiliers de leur de cujus, au motif que la condition de réciprocité entre la Grèce et la Türkiye en matière d’accession à la propriété immobilière n’était pas respectée.

2. Une ressortissante turque, SultanyaRodik, décéda en 1963 sans descendance directe, en laissant derrière elle plusieurs biens immobiliers situés dans le quartier de Beyoğlu à Istanbul.

3. En 1964, le tribunal de grande instance d’Istanbul (« le TGI ») délivra à la sœur de la défunte, EvdoksiaNacakis, et à son frère un certificat d’hérédité les désignant comme les héritiers de la défunte.

4. EvdoksiaNacakis décéda le 10 mars 1972.

5. En 2001, les requérants saisirent le TGI en vue de se faire délivrer un certificat d’hérédité les désignant comme les ayants droit de la défunte.

6. Le tribunal, qui avait initialement fait droit à la demande des requérants en estimant que ces derniers étaient les héritiers d’EvdoksiaNacakis, décida finalement, après plusieurs pourvois, de rejeter l’action par un jugement de décembre 2009, au motif qu’en vertu de l’article 35 de la loi relative au registre foncier, l’acquisition de biens immobiliers par des étrangers était conditionnée par la réciprocité et que cette condition n’était pas remplie entre la Grèce et la Türkiye. Cette solution fut confirmée par la Cour de cassation.

7. En 2012, après l’introduction de la requête, le Trésor se fit désigner comme l’ayant droit d’EvdoksiaNacakis dans un certificat d’hérédité délivré par décision judiciaire.

8. Il ressort des décisions judiciaires présentes dans le dossier que la requérante VasilikiNacakis décéda en 2012.

9. En 2016, les deux autres requérants initièrent une action pour faire annuler le certificat d’hérédité du Trésor et se faire désigner comme héritiers. Le TGI fit droit à la demande d’annulation mais estima que la délivrance d’un nouveau certificat d’hérédité relevait de la compétence du tribunal d’instance.

10. Ce jugement fut infirmé par la cour d’appel d’Istanbul. Cette dernière estima que les deux branches de la demande étaient liées et qu’il convenait de les traiter ensemble. Elle précisa par ailleurs qu’il convenait d’examiner le respect de la condition de réciprocité à la date du décès de SultanyaRodik.

11. L’affaire fut renvoyée devant le TGI et était pendante à la date des dernières observations des parties.

12. Un rapport d’expertise requis par le TGI releva que les documents qui auraient permis d’établir qu’EvdoksiaNacakis était la sœur et donc l’héritière de SultanyaRodik n’étaient pas présents dans le dossier.

13. Les requérants se plaignent d’une atteinte à leur droit au respect de leur biens au sens de l’article 1 du Protocole no 1 en raison du refus des juridictions nationales de leur reconnaître la possibilité d’hériter des biens immeubles de leur de cujus en raison de la règle de réciprocité.

APPRÉCIATION DE LA COUR

14. La Cour observe que la requérante VasilikiNacakis est décédée en 2012 (voir paragraphe 8 ci-dessus), et que ses héritiers n’ont pas manifesté la volonté de poursuivre la procédure au nom de cette dernière. Il convient par conséquent de rayer du rôle la partie de la requête qui la concerne (Léger c. France (radiation) [GC], no 19324/02, §§ 44, 50 et 51, 30 mars 2009).

15. Le Gouvernement soulève deux exceptions d’irrecevabilité tirées de la règle d’épuisement des voies de recours internes en mettant en avant, d’une part qu’une procédure est actuellement pendante devant les juridictions nationales et d’autre part que les requérants n’ont pas saisie la Cour constitutionnelle.

16. La Cour note que la demande des requérants visant à obtenir un certificat d’hérédité et à hériter des biens de leur de cujus a été rejetée par les juridictions nationales et que ce rejet a été confirmé par la Cour de cassation.

17. Le but de la nouvelle procédure initiée en 2016 qui est actuellement pendante devant le TGI est le même que celui que les intéressés avaient déjà cherché à atteindre par la première procédure initiée en 2001, ce qui dispense les requérants d’épuiser la seconde voie (comparer Aquilina c. Malte [GC], no 25642/94, § 39, CEDH 1999‑III, et Nicolae VirgiliuTănase c. Roumanie [GC], no 41720/13, § 177, 25 juin 2019).

18. En outre, la Cour estime qu’aux fins de la règle de l’épuisement des voies de recours internes la seconde procédure s’assimile en pratique à une demande de réouverture de la procédure. Or il n’est pas nécessaire d’épuiser ce type de voie (Çınar c. Turquie (déc.), no 28602/95, 13 novembre 2003).

19. Quant à l’exception relative à la saisine de la Cour constitutionnelle, la Cour observe que la procédure initiée en 2001 s’est achevée bien avant l’instauration du droit de recours individuel devant cette juridiction en septembre 2012. Partant les deux exceptions du Gouvernement doivent être rejetées.

20. En ce qui concerne l’argument du Gouvernement qui s’appuie sur le rapport d’expertise (paragraphe 12 ci-dessus) et qui consiste à affirmer que les requérants ne disposeraient pas d’un bien dans la mesure où leur qualité d’héritiers n’auraient pas été établie, la Cour observe que tous les tribunaux qui ont eu à connaître de l’affaire ont estimé, par des décisions devenues définitives, qu’EvdoksiaNacakis était l’ayant droit de SultanyaRodika, et que les requérants sont les héritiers de la première. Elle note que si l’expert mandaté dans le cadre de la dernière procédure a relevé que le dossier ne contenait pas les pièces qui auraient permis d’établir un lien d’hérédité, il n’a pas affirmé que ce lien – établi auparavant par les tribunaux – n’existait pas. La Cour estime dès lors que les intéressés disposent d’une « espérance légitime », au sens de la jurisprudence de la Cour, de se voir reconnaître un droit de propriété sur les biens ayant appartenu à SultanyaRodika.

21. Par conséquent, la Cour rejette les exceptions du Gouvernement. Constatant par ailleurs que la requête ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, elle la déclare recevable pour autant qu’elle concerne ArgirosNacakis et EvdoksiaNacakis (Triyandafilu).

22. Sur le fond, la Cour rappelle avoir déjà conclu à la violation de l’article 1 du Protocole no 1 dans des affaires soulevant une question semblable à celle du cas d’espèce, au motif que l’application de l’article 35 de la loi relative au registre foncier ne pouvait passer pour suffisamment prévisible pour les requérants (Apostolidi et autres c. Turquie, no 45628/99, §§ 71‑78, 27 mars 2007, Nacaryan et Deryanc. Turquie, nos 19558/02 et 27904/02, §§ 45‑60, 8 janvier 2008, Fokas c. Turquie, no 31206/02, §§ 42‑45, 29 septembre 2009, et Yianopulu c. Turquie, no 12030/03, §§ 40-50, 14 janvier 2014).

23. Après avoir examiné tous les éléments qui lui ont été soumis, elle ne voit aucune raison de parvenir à une conclusion différente en l’espèce.

24. Partant, il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.

APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

25. Les requérants demandent conjointement 2 000 000 euros (EUR) au titre du dommage matériel qu’ils estiment avoir subi et 100 000 EUR chacun pour dommage moral. Ils réclament en outre 50 000 EUR au titre des frais et dépens qu’ils disent avoir engagés.

26. Le Gouvernement conteste ces prétentions qu’il juge excessives.

27. Eu égard aux particularités de l’espèce, la Cour estime que le moyen le plus approprié pour redresser la violation constatée serait une réouverture de la procédure ou une prise en compte du présent arrêt dans le cadre de la procédure actuellement pendante devant le TGI d’Istanbul. À cet égard, elle relève que l’article 375 § 1 du code de procédure civile prévoit de manière explicite qu’un arrêt de la Cour concluant à une violation de la Convention ou de ses Protocoles constitue une cause spécifique de réouverture d’une procédure. Partant, elle rejette la demande relative au dommage matériel.

28. En ce qui concerne le préjudice moral, elle estime raisonnable d’allouer la somme de 5 000 EUR, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme, et l’alloue conjointement aux requérants ArgirosNacakis et EvdoksiaNacakis (Triyandafilu).

29. S’agissant des frais et dépens, la Cour observe que la demande n’est pas accompagnée de pièces justificatives. Partant, elle la rejette.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Décide de rayer la requête du rôle pour autant qu’elle concerne VasilikiNacakis ;

2. Déclare la requête recevable pour autant qu’elle concerne ArgirosNacakis et EvdoksiaNacakis (Triyandafilu) ;

3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no1 à la Convention ;

4. Dit que l’État défendeur doit verser conjointement aux requérants ArgirosNacakis et EvdoksiaNacakis (Triyandafilu), dans un délai de trois mois, la somme de 5 000 EUR (cinq mille euros) au titre du préjudice moral plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement, et qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

5. Rejette le surplus de la demande de satisfaction équitable.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 29 novembre 2022, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Dorothee von Arnim                 Egidijus Kūris
Greffière adjointe                       Président

____________

Appendix

Liste des requérants :

No Prénom NOM Année de naissance Nationalité Lieu de résidence 
1. Argiros NACAKIS 1954 grecque Salonique
2. Evdoksia NACAKIS (TRIYANDAFILU) 1954 grecque Salonique
3. Vasiliki NACAKIS 1927 grecque Salonique

Dernière mise à jour le novembre 29, 2022 par loisdumonde

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