Sabuncu et autres c. Turquie (Cour européenne des droits de l’homme)

Note d’information sur la jurisprudence de la Cour 245
Novembre 2020

Sabuncu et autres c. Turquie23199/17

Arrêt 10.11.2020 [Section II]

Article 5
Article 5-1-c
Raisons plausibles de soupçonner

Longue détention de journalistes/éditeurs par assimilation déraisonnable de leur ligne éditoriale relevant de la liberté de la presse à de la propagande en faveur d’organisations terroristes : violation

Article 5-4
Contrôle à bref délai

Délais de sept à seize mois justifiés par l’engorgement exceptionnel de la Cour constitutionnelle après l’instauration de l’état d’urgence : non-violation

Article 10
Article 10-1
Liberté d’expression

Longue détention de journalistes/éditeurs par assimilation déraisonnable de leur ligne éditoriale à de la propagande en faveur d’organisations terroristes : violation

Article 18
Restrictions dans un but non prévu

Longue détention de journalistes/éditeurs par assimilation déraisonnable de leur ligne éditoriale à de la propagande en faveur d’organisations terroristes, ne révélant pas un but inavoué : non-violation

En fait – Les requérants sont des journalistes ou des dirigeants de la fondation actionnaire de l’entreprise éditrice de l’un des principaux quotidiens nationaux, Cumhuriyet (La République).

Quelques semaines après la proclamation de l’état d’urgence en juillet 2016, ils furent arrêtés et détenus pendant des mois, soupçonnés d’avoir « aidé » ou fait de la « propagande » en faveur d’organisations considérées comme terroristes, à raison principalement d’articles publiés dans le journal, dont ils auraient influencé la ligne éditoriale en leur qualité de managers, ainsi que par le biais de partages faits par certains d’entre eux sur les réseaux sociaux.

Le parquet leur reprocha d’avoir essayé, conformément aux méthodes de la « guerre asymétrique », de manipuler l’opinion publique pour rendre le pays ingouvernable.

En droit

Article 15 : La Cour note que la privation de liberté litigieuse reposait sur une législation préexistante et restée applicable après la déclaration de l’état d’urgence.

Article 5 § 1 c : La Cour parvient comme suit à la conclusion qu’il n’existait pas, au moment pertinent, de raisons « plausibles » de soupçonner les requérants de ces infractions graves (passibles de réclusion criminelle). En particulier, les éléments à charge retenus s’analysaient en l’utilisation des libertés conventionnelles et ne comportaient pas non plus d’indice au sujet d’une éventuelle volonté des requérants de contribuer aux objectifs illégaux d’organisations terroristes – à savoir, recourir à la violence et à la terreur à des fins politiques.

a) Quant aux faits retenus : imputabilité et vraisemblance

i. Imputabilité aux requérants des articles incriminés, censés marquer un changement dans la ligne éditoriale du journal – Les requérants ne sont pas les auteurs des nombreux articles évoqués et énumérés dans les ordonnances de détention. Faute de pouvoir invoquer aucun fait concret ou spécifique suggérant que les requérants aient imposé le contenu des articles en question à leurs auteurs quant aux faits exposés ou aux opinions exprimées, dans le but caché d’assister des organisations illégales, ces ordonnances ont imputé ces articles aux requérants en se basant seulement sur des suppositions découlant des postes occupés par eux dans les organismes gérant et finançant le journal.

Sans s’y arrêter davantage, la Cour doute que les publications incriminées puissent être imputables à tous les requérants.

ii. Imputabilité aux requérants d’activités relatives aux organisations illégales en cause – Les autorités n’ont invoqué aucun fait ni renseignement concrets suggérant que les organisations illégales en cause aient formulé des demandes ou des instructions aux responsables et journalistes de Cumhuriyet pour que ce journal fasse des publications spécifiques ou suive une ligne éditoriale précise dans le but de contribuer à la préparation et à l’exécution d’une campagne de violence ou à la légitimation de celle-ci.

iii. Vraisemblance de certains faits autres que ceux relevant de la ligne éditoriale – Concernant les autres faits retenus (les appels téléphoniques à des personnalités qui ont fait par la suite l’objet de poursuites pénales ; etc.), aux yeux de la Cour, la logique suivie pour assimiler ces activités à de l’assistance à une organisation terroriste ne saurait passer pour une appréciation acceptable des faits.

b) Quant à la qualification criminelle des faits

S’agissant des publications reprochées aux requérants, des caractéristiques communes s’en dégagent. Premièrement, ces écrits s’analysaient en des interventions des journalistes de Cumhuriyet dans divers débats publics sur des questions d’intérêt général. Ils contenaient l’évaluation par ces journalistes de l’actualité politique, leurs analyses et leurs critiques des diverses actions du Gouvernement, leurs points de vue sur la conformité à la loi et aux principes de l’État de droit des mesures administratives ou judiciaires prises contre les membres présumés ou sympathisants des organisations illégales.

Deuxièmement, ces articles et messages ne contenaient aucune incitation à la commission d’infractions terroristes, ni apologie du recours à la violence, ni encouragement au soulèvement contre les autorités légitimes.

Troisièmement, les articles et les messages litigieux mentionnés se positionnaient plutôt dans l’opposition aux politiques du gouvernement en place.

L’examen détaillé des faits reprochés aux requérants montre qu’ils ne se distinguaient pas à première vue des activités légitimes d’opposition politique, et relevaient de l’exercice par les requérants de libertés garanties par la loi nationale et par la Convention. Il n’en ressort aucunement qu’ils constituaient un ensemble destiné à un but qui enfreindrait les restrictions légitimes imposées à ces libertés.

Aux yeux de la Cour, lesdits faits jouissaient ainsi d’une présomption de conformité à la loi nationale et à la Convention et n’étaient pas, en règle générale, aptes à constituer des « soupçons plausibles » selon lesquels les requérants auraient commis des infractions pénales.

Les autorités judiciaires ont nourri une confusion entre, d’une part, les critiques dirigées contre le gouvernement dans le cadre des débats publics et, d’autre part, les prétextes que les organisations terroristes avançaient afin de justifier leurs actes de violence, en qualifiant d’actes d’assistance ou de propagande en faveur de ces organisations les critiques susmentionnées, qui relevaient de la liberté de la presse.

Une telle interprétation de la loi pénale était non seulement difficilement conciliable avec la loi nationale (qui reconnaissait les libertés publiques), mais présente aussi un grand risque pour la démocratie pluraliste, en aboutissant à qualifier de terroriste ou d’assistant des terroristes toute personne exprimant une opinion opposée à celles promues par les autorités officielles.

La référence par le parquet à la notion de « guerre asymétrique » (désignant une méthode de contre-propagande en temps de guerre) porte aux yeux de la Cour une logique et un risque similaires.

– oOo –

Ainsi, les soupçons pesant sur les intéressés au moment de leur arrestation et mise en détention n’atteignaient pas le niveau minimum de plausibilité requis. Les éléments de preuve versés au dossier ultérieurement – notamment par l’acte d’accusation – n’apparaissent pas non plus de nature à faire naître des soupçons plausibles. Le fait que les tribunaux aient conclu à leur culpabilité ne change rien à ce constat.

Conclusion : violation (unanimité).

Article 5 § 4 : Les requérants ayant été relâchés durant l’examen de leur recours devant la Cour constitutionnelle, la période à considérer pour apprécier la condition de « bref délai » est celle où ils se trouvaient en détention : sept à seize mois, s’inscrivant entièrement dans la période de l’état d’urgence.

Bien que le cas de seize mois soit limite, les délais pour statuer de la Cour constitutionnelle, qui ne pourraient certainement être qualifiés de « brefs » en temps ordinaire, peuvent être acceptés dans les circonstances spécifiques de la présente affaire pour les mêmes raisons que dans les arrêts Mehmet Hasan Altan, et Şahin Alpay – à la différence de l’affaire Kavala, où le requérant se trouvait toujours en détention provisoire pendant onze mois entre la levée de l’état d’urgence et la publication de l’arrêt de la Cour constitutionnelle.

Conclusion : non-violation (unanimité).

Article 10 : Les requérants ont été poursuivis sur le fondement de faits se résumant à la ligne éditoriale que le quotidien pour lequel ils travaillaient suivait dans ses présentations et appréciations de l’actualité politique.

Compte tenu par ailleurs de sa durée (huit à dix-sept mois), la détention des requérants dans le cadre de la procédure pénale engagée contre eux pour des crimes sévèrement réprimés et directement liée à leur travail journalistique a constitué une contrainte réelle et effective, portant atteinte à leur liberté d’expression.

Or, une mesure de détention qui n’est pas régulière, lorsqu’elle constitue une ingérence dans l’une des libertés garanties par la Convention, ne saurait être considérée en principe comme une restriction prévue par la loi nationale à cette liberté.

Conclusion : violation (unanimité).

Article 18 : Les requérants se plaignent principalement d’avoir été spécifiquement ciblés en raison de la ligne éditoriale de leur journal. Selon eux, leur détention poursuivait une intention cachée : réduire au silence les critiques du pouvoir.

Toutefois, la Cour n’estime pas démontré qu’il s’agisse d’un aspect fondamental de l’affaire, pour les raisons suivantes.

Le but apparent des mesures prises contre les requérants était d’enquêter sur la campagne ayant abouti à la tentative de coup d’État en 2016 ainsi que sur les campagnes de violence menées par des membres de mouvements séparatistes ou gauchistes et d’établir si les requérants avaient réellement commis les infractions qui leur étaient reprochées. Instruire ces incidents graves et tragiques était assurément légitime ; par ailleurs l’état d’urgence avait été proclamé.

La chronologie des évènements ne révèle aucun délai excessif entre les faits reprochés aux requérants (situés en 2015-2016) et le moment du déclenchement de l’enquête (fin 2016) dans le cadre de laquelle ils firent mis en détention.

Quant aux déclarations du président de la République pointées par les requérants, elles portaient sur une affaire précise et n’étaient pas dirigées directement contre les requérants eux-mêmes, mais contre le journal son ensemble (alors sous la direction de C.D., ex‑directeur des publications).

De plus, la Cour constitutionnelle a statué en faveur de C.D. et d’un autre responsable du journal à cette époque, en qualifiant d’inconstitutionnels les soupçons dirigés contre eux. Il est vrai que la déclaration du président de la République selon laquelle il ne respecterait pas la décision de la Cour constitutionnelle, qu’il ne serait pas lié par celle-ci et qu’il ne lui obéirait pas est clairement en contradiction avec les éléments fondamentaux d’un État de droit. Mais une telle expression de mécontentement ne constitue pas en soi une preuve quant au but de la détention des requérants.

Quant à la participation à l’information judiciaire (y compris la rédaction de l’acte d’accusation) d’un membre du parquet lui-même accusé d’appartenir à l’une des organisations en cause, la Cour n’y voit pas non plus un élément de preuve déterminant en soi. D’une part, la détention provisoire des requérants reposait sur des ordonnances rendues par des juges, et non sur une décision du parquet. D’autre part, lorsque cette situation a été révélée, ce membre du parquet a été révoqué de l’enquête, et ce avant le dépôt de l’acte d’accusation.

Enfin, la Cour constitutionnelle a procédé à un examen détaillé des griefs des requérants, comme en atteste aussi le nombre important d’opinions dissidentes.

Aux yeux de la Cour, les éléments invoqués par les requérants, même pris en combinaison, ne forment pas un ensemble suffisamment homogène pour considérer comme établi au-delà de tout doute raisonnable que leur détention poursuivait un but non conventionnel.

Conclusion : non-violation (unanimité).

Article 41 : 16 000 EUR à chacun des requérants, pour préjudice moral.

(Voir également, Mehmet Hasan Altan c. Turquie, 13237/17, 20 mars 2018, Şahin Alpay c. Turquie, 16538/17, 20 mars 2018, Kavala c. Turquie, 28749/18, 10 décembre 2019, Note d’information 235, Selahattin Demirtaş c. Turquie (n° 2), 14305/17, 20 novembre 2018, affaire renvoyée devant la Grande Chambre, Note d’information 227 et le Guide de jurisprudence sur l’Article 18)

Dernière mise à jour le décembre 3, 2020 par loisdumonde

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *