AFFAIRE SABUNCU ET AUTRES c. TURQUIE (Cour européenne des droits de l’homme) Requête no 23199/17

DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE SABUNCU ET AUTRES c. TURQUIE
(Requête no 23199/17)
ARRÊT

Art 15 • Dérogation • Limites

Art 5 § 1 c) • Absence de raisons plausibles de soupçonner • Longue détention de journalistes/éditeurs par assimilation déraisonnable de leur ligne éditoriale relevant de la liberté de la presse à de la propagande en faveur d’organisations terroristes • Faits reprochés relevant des activités légitimes d’opposition politique et de l’exercice de libertés garanties par la Convention • Interprétation de la loi pénale aboutissant à qualifier de terroriste ou d’assistant des terroristes toute personne exprimant une opinion opposée à celles promues par les autorités officielles • Référence par le parquet à la notion de « guerre asymétrique » comportant un risque similaire

Art 5 § 4 • « Bref délai » • Délais de sept à seize mois justifiés par l’engorgement exceptionnel de la Cour constitutionnelle après l’instauration de l’état d’urgence

Art 10 • Liberté d’expression • Irrégularité de la détention se répercutant sur la légalité de l’ingérence

Art 18 (+ 5 et 10) • Existence d’un but inavoué non démontrée

STRASBOURG
10 novembre 2020

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Sabuncu et autres c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une Chambre composée de :

Jon Fridrik Kjølbro, président,
Marko Bošnjak,
Egidijus Kūris,
Ivana Jelić,
Arnfinn Bårdsen,
Saadet Yüksel,
Peeter Roosma, juges,
et de Hasan Bakırcı, greffier adjoint de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 29 septembre 2020,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 23199/17) dirigée contre la République de Turquie et dont dix ressortissants de cet État, MM. Mehmet Murat Sabuncu, né en 1969, Akın Atalay, né en 1963, Önder Çelik, né en 1956, Turhan Günay, né en 1946, Mustafa Kemal Güngör, né en 1959, Ahmet Kadri Gürsel, né en 1961, Hakan Karasinir, né en 1963, Hacı Musa Kart, né en 1954, Güray Tekin Öz, né en 1949, et Bülent Utku, né en 1955 (« les requérants »), ont saisi la Cour le 2 mars 2017 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Les requérants ont été représentés par Me F. İlkiz, avocat à Istanbul. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.

3. Le 8 juin 2017, la requête a été communiquée au Gouvernement.

4. Tant les requérants que le Gouvernement ont déposé des observations écrites sur la recevabilité et sur le fond de l’affaire.

5. Le Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe (« le Commissaire aux droits de l’homme ») a exercé son droit de prendre part à la procédure et a présenté des observations écrites (article 36 § 3 de la Convention et article 44 § 2 du règlement de la Cour).

6. Des observations écrites ont également été adressées à la Cour par le Rapporteur spécial sur la promotion et la protection du droit à la liberté d’opinion et d’expression des Nations unies (« le Rapporteur spécial ») ainsi que par les organisations non gouvernementales suivantes, lesquelles ont agi conjointement : ARTICLE 19, l’Association des journalistes européens, le Comité pour la protection des journalistes, le Centre européen pour la liberté de la presse et des médias, la Fédération européenne des journalistes, Human Rights Watch, Index on Censorship, la Fédération internationale des journalistes, l’International Press Institute, l’International Senior Lawyers Project, PEN International, et Reporters Sans Frontières (« les organisations non gouvernementales intervenantes »). Le président de la Section avait autorisé le Rapporteur spécial et les organisations en question à intervenir en vertu de l’article 36 § 2 de la Convention et de l’article 44 § 3 du règlement de la Cour.

7. Le Gouvernement a répondu aux observations des parties intervenantes.

8. Par un courrier du 11 juillet 2019, le Gouvernement a informé la Cour que la Cour constitutionnelle avait rendu son arrêt relatif aux recours individuels des requérants. Ces derniers ont présenté leurs commentaires relativement à cet arrêt.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

9. Les requérants sont des journalistes du quotidien national Cumhuriyet (La République) ou des dirigeants de la fondation Cumhuriyet, actionnaire principale de l’entreprise publiant ce quotidien.

10. Fondé en 1924, Cumhuriyet est l’un des plus anciens journaux de Turquie. Connu pour sa ligne éditoriale critique vis-à-vis du gouvernement actuel et pour son attachement particulier au principe de laïcité, il est considéré comme un journal sérieux de centre gauche.

A. Le placement en détention des requérants

1. Garde à vue

11. Le 31 octobre 2016, les requérants, à l’exception de Akın Atalay, qui se trouvait à l’étranger, furent placés en garde à vue par des fonctionnaires de police d’Istanbul. Ils étaient soupçonnés de commettre des infractions au nom d’organisations considérées comme terroristes par le Gouvernement dont, notamment, les PKK/KCK (Parti des travailleurs du Kurdistan/Union des communautés kurdes) et une organisation désignée par les autorités turques sous l’appellation « FETÖ/PDY » (« Organisation terroriste Fethullahiste / Structure d’État parallèle ») et de faire de la propagande en faveur de ces dernières.

12. Le même jour, sur ordre du parquet d’Istanbul, des officiers de police d’Istanbul menèrent des perquisitions aux domiciles des requérants et saisirent les ordinateurs et autres matériels informatiques appartenant aux intéressés.

13. Toujours le 31 octobre 2016, les requérants placés en garde à vue formèrent une opposition contre leur placement en garde à vue et demandèrent leur libération. Par une décision du 2 novembre 2016, le 4e juge de paix d’Istanbul rejeta l’opposition formée par les intéressés.

14. Ces derniers furent interrogés, dans les locaux de la police, sur les faits qui leur étaient reprochés. Ils nièrent toute appartenance ou assistance à une organisation illégale.

15. Le 4 novembre 2016, les neuf requérants gardés à vue comparurent devant le procureur de la République d’Istanbul (« le procureur de la République »), devant lequel ils furent de nouveau interrogés sur les faits qui leur étaient reprochés. Le procureur de la République leur posa des questions portant essentiellement sur les publications et sur la ligne éditoriale de Cumhuriyet. Il demanda aux requérants s’ils avaient reçu des instructions de la part des dirigeants d’organisations illégales, notamment du FETÖ/PDY, pour qu’ils alignent la ligne éditoriale du journal sur les critiques que des membres allégués de cette organisation avaient dirigées contre le pouvoir politique. Il les interrogea en outre sur les ressources financières du quotidien et sur les recettes publicitaires de celui-ci.

16. Au cours de leurs interrogatoires, les intéressés rejetèrent les allégations concernant une concertation entre eux et une source extérieure pour la publication des articles du journal. Ils nièrent appartenir à une quelconque organisation illégale. Ils soutinrent en revanche que cette enquête pénale qui, à leurs yeux, mettait en cause l’appréciation des faits politiques et la défense des libertés publiques effectuées par les journalistes de Cumhuriyet, était constitutive d’une atteinte à la liberté d’expression et à la liberté de la presse.

17. À la suite des interrogatoires susmentionnés, le procureur de la République demanda au juge compétent de placer les requérants, à l’exception de Akın Atalay, en détention provisoire au motif qu’ils étaient soupçonnés, d’avoir assisté des organisations criminelles sans appartenir à leur structure hiérarchique et d’avoir fait de la propagande en faveur de celles-ci (infractions à l’article 220 §§ 7 et 8 du code pénal (CP)), tout en agissant en complète association sur le plan moral et factuel.

18. Le 11 novembre 2016, le requérant Akın Atalay rentra en Turquie. À son arrivée sur le territoire turc, il fut placé en garde à vue. Le lendemain, le 12 novembre 2016, il fut traduit devant le juge de paix d’Istanbul.

2. Mise en détention provisoire

a) Concernant tous les requérants

19. Dans la nuit du 4 et 5 novembre 2016, les requérants, à l’exception d’Akın Atalay, comparurent devant le 9e juge de paix d’Istanbul, qui les interrogea sur les faits qui leur étaient reprochés et sur les soupçons pesant sur eux. À la fin des audiences, le 5 novembre 2016, le juge de paix, à l’instar du parquet dans ses observations et sur la base des faits allégués par ce dernier, considérant le contenu de plusieurs articles parus dans Cumhuriyet, ordonna la mise en détention provisoire des intéressés.

Le requérant Akın Atalay fut mis en détention provisoire à l’issue de l’audience du 12 novembre 2016, pour les mêmes motifs.

Le juge de paix considéra en effet, pour l’ensemble des requérants, que des articles contenant de la propagande implicite en faveur des organisations armées terroristes FETÖ et PKK avaient été publiés dans le quotidien Cumhuriyet et qu’il existait de forts soupçons selon lesquels les prévenus étaient responsables de ces activités permanentes du quotidien consistant à faire de la publicité et de la propagande pour ces organisations terroristes. Le juge de paix estima à cet égard que les requérants faisaient l’objet d’une enquête pour des faits incluant l’assistance aux organisation illégales (article 220 § 7 du CP) et la propagande en faveur de celles-ci (article 220 § 8 du CP) et pouvant relever du délit de mener des activités au nom des organisations terroristes sans en être membres, infraction à l’article 220 § 6 du CP, et se référa au fait que cette infraction figurait parmi les celles énumérées à l’article 100 § 3 du code de procédure pénale (CPP) – à savoir les infractions dites « cataloguées » –, pour lesquelles, en cas de fortes présomptions, la détention provisoire de la personne soupçonnée était réputée justifiée.

20. Le juge de paix estima par ailleurs que, si les requérants étaient mis en liberté provisoire, ceux-ci risquaient de prendre la fuite. Il rappela à cet égard que, dans les enquêtes précédentes engagées contre des journalistes de Cumhuriyet, les suspects avaient pris la fuite, par des moyens légaux ou illégaux, dès qu’une occasion s’était présentée. Le juge de paix invoqua aussi le risque de détérioration des éléments de preuve en cas de mise en liberté provisoire ainsi que le risque que des mesures alternatives à la détention restent insuffisantes pour assurer la participation des personnes soupçonnées à la procédure pénale.

b) Önder Çelik, Mustafa Kemal Güngör, Hakan Karasinir, Hacı Musa Kart, Güray Tekin Öz, Bülent Utku, Ahmet Kadri Gürsel et Turhan Günay

21. En ce qui concerne ces huit requérants, le juge de paix d’Istanbul considéra, à l’instar du parquet, que leur placement en détention provisoire était justifié par l’existence de forts soupçons quant à la commission des délits qui leur étaient reprochés :

Le juge de paix nota d’emblée que les requérants Güray Tekin Öz, Hakan Karasinir, Hacı Musa Kart et Mustafa Kemal Güngör étaient membres du conseil d’administration de la Fondation Cumhuriyet ; Bülent Utku était membre du conseil d’administration de la Fondation Cumhuriyet ainsi que le signataire autorisé au deuxième degré de l’entreprise d’information Yenigün ; Önder Çelik était membre du conseil d’administration de la Fondation Cumhuriyet ainsi que membre du conseil d’administration de l’entreprise d’information Yenigün, Ahmet Kadri Gürsel était conseiller en édition du quotidien Cumhuriyet, Turhan Günay était membre du conseil d’administration de l’entreprise d’information Yenigün. Il rappela que, d’après les déclarations du requérant Önder Çelik, l’entreprise d’information Yenigün était la société commerciale qui assurait la publication du quotidien Cumhuriyet et que la Fondation Cumhuriyet était une institution à un niveau hiérarchiquement supérieur à l’entreprise Yenigün et au quotidien Cumhuriyet. En d’autres termes, la Fondation Cumhuriyet serait l’institution qui détenait le droit de marque et de publication du quotidien Cumhuriyet et louerait à l’entreprise de publication Yenigun le droit d’utiliser le nom de Cumhuriyet. Le juge de paix estima, à la lumière de ces constats, que les articles et les nouvelles publiés dans le quotidien Cumhuriyet relevaient bien de la responsabilité des membres du conseil d’administration de la Fondation Cumhuriyet et du conseil d’administration de l’entreprise d’information Yenigün, donc de ces requérants.

22. Le juge de paix nota ensuite que, lorsque ces huit suspects étaient devenus membres des conseils d’administration de la fondation Cumhuriyet ou de l’entreprise d’information Yenigün à l’issue des élections tenus en 2013 et début 2014, la ligne éditoriale du quotidien Cumhuriyet avait notablement changé. Le quotidien Cumhuriyet aurait dès lors procédé, contrairement aux objectifs de la fondation, à des manipulations contre l’État : il aurait tenté d’influencer l’opinion publique d’une façon incompatible avec la vision du monde de ses lecteurs habituels, publié de fausses informations provenant de machinations conçues par des mouvements destructeurs et séparatistes ainsi que des déclarations de responsables d’organisations terroristes contenant des appels à la violence, essayé de présenter les organisations terroristes comme légitimes et allégué que l’État était en relation avec des organisations terroristes.

23. Sans reprocher à aucun requérant d’avoir écrit un article précis, le juge de paix, à l’instar du parquet, fit référence à certains articles qui auraient été rédigés par d’autres journalistes sous l’influence des requérants et publiés pendant la période durant laquelle ces derniers occupaient des postes dans l’administration de la fondation Cumhuriyet. Ces articles sont les suivants :

– un article daté du 14 mars 2015, qui contenait une interview de l’un des responsables du PKK et de la propagande en faveur de cette organisation en qualifiant ses militants de « guérilleros » et qui relatait les observations des dirigeants du PKK sur certaines questions d’actualité (notamment sur les conditions posées par le PKK pour déposer les armes) ;

– les articles du 1er avril 2015 intitulés « Déclarations frappantes des activistes une demi-heure avant leur mise à mort (par les policiers) » ou « Cette action (le kidnapping) est une méthode qu’on nous a obligés à utiliser » (les articles contenait exclusivement une interview avec l’un des auteurs de la prise en otage d’un procureur de la République dans son bureau par des militants d’extrême gauche qui voulaient exposer les membres des forces de l’ordre qui avaient auparavant tué un manifestant ; après avoir recueilli les réclamations des militants qui demandaient que l’identité des policiers qui auraient tué le manifestant B. soit annoncée lors d’une émission télévisé en direct et que ces policiers ne bénéficient pas d’impunité mais qu’ils soient jugés, le reporter A.S. le contrariait en demandant si la violence de la part des militants allait résoudre le problème ; peu après, les militants concernés et leur otage, le procureur de la République, sont morts lors de l’opération de sauvetage des forces de sécurité) qui auraient transmis à l’opinion publique le message des terroristes en publiant leur photographie en grand format (photographie prise alors qu’ils braquaient un pistolet sur la tempe du procureur pris en otage) et en utilisant dans le récit les adjectifs « jeune et déterminé » pour décrire l’un des terroristes ; après avoir interviewé l’un des militants et auteurs du kidnapping ;

– un article publié le 2 juin 2015 au sujet de Selahattin Demirtaş, dans lequel il était affirmé que le PKK était attentif aux questions relatives à l’environnement et à l’égalité des sexes ;

– un article publié le 25 juillet 2015 et intitulé « Guerre dans la patrie, guerre dans le monde » qualifiant de « guerre » la lutte des forces de l’ordre contre les organisations terroristes ;

– un article publié le jour même de la tentative de coup d’État du 15 juillet 2016 et intitulé « Il était absent depuis une semaine … on a découvert où se trouvait Erdoğan », qui donnait des détails sur l’endroit où le président passait ses vacances ;

– une interview de l’un des chefs du PKK, M. Karayilan, publiée le 21 décembre 2015 sous le titre « S’ils n’acceptent pas l’autonomie, nous envisagerons la séparation », qui rapportait que celui-ci qualifiait les actes de terrorisme du PKK de « résistance » et la lutte antiterroriste de l’État de « guerre civile que l’État ne pouvait pas gagner » ;

– un article du 18 juillet 2016 intitulé « Le danger dans la rue » mentionnant la présence de certains groupes radicaux parmi les protestataires contre la tentative de coup d’État (et rapportant que, lors des manifestations contre la tentative de coup d’État, certains manifestants avaient endommagé les monuments à la mémoire des victimes des actes de violence perpétrés contre les minorités ou avaient agressé les membres de la minorité alévie) et qui aurait essayé de diviser la société en suscitant de la méfiance envers les manifestants ;

– un article du 19 juillet 2016, intitulé « La chasse aux sorcières a commencé » (relatant les critiques et les propositions du principal parti politique d’opposition, le CHP (Cumhuriyet Halk Partisi – Parti républicain du peuple), qui avait affirmé que la lutte contre les éventuels supporters du coup d’État devrait se dérouler selon les règles de l’État de droit, que tous les partis politiques devraient faire leur autocritique afin de savoir comment une secte religieuse s’était autant infiltrée dans l’appareil étatique et que les leaders politiques devraient s’abstenir de provoquer des hostilités dans la société et critiquant le licenciement d’un grand nombre de fonctionnaires soupçonnés de faire partie du mouvement güleniste) qui aurait rendu sujette à discussion le degré et la légitimité de la lutte contre les putschistes ;

– un article du 19 juillet 2016 intitulé « Personne dans les meetings ne parle de la démocratie », relatant les réclamations antidémocratiques des manifestants, qui aurait dénigré les citoyens exprimant leur réaction à la tentative de coup d’État ;

– un article du 8 juillet 2015 intitulé « Ce que nous faisons est du journalisme ; ce que vous faites est une trahison », relatant la déclaration du procureur Ö. Ş. qui reprochait à l’organisation MİT (services nationaux de renseignement) d’avoir dissimulé des membres du corps judiciaire des informations sur l’attentat de Reyhanli, en des termes suivants « Le MİT avait des informations sur le massacre de Reyhanlı, cependant, elle n’a pas partagé ces informations avec la police ». Le procureur Ö.S avait été par la suite arrêté dans le cadre d’une enquête pénale engagée contre certains magistrats et membre des forces de l’ordre, prétendus militants de l’organisation FETÖ, et concernant l’affaire connue sous le nom des « camions du MIT ».

– un article du 13 février 2015 intitulé « Le secret dans les camions a été dévoilé », affirmant, enregistrements de communications téléphoniques entre les responsables des forces Turkmènes en Syrie à l’appui, que le chargement d’armes et de munitions transporté de Turquie en Syrie par les camions appartenant à MİT n’était pas destiné aux milices turkmènes, mais à l’organisation djihadiste Ansar Al-Islam.

c) Mehmet Murat Sabuncu

24. Dans le cas du requérant Mehmet Murat Sabuncu, le juge de paix d’Istanbul nota qu’il était rédacteur en chef du quotidien Cumhuriyet et considéra, à l’instar du parquet, qu’un placement en détention provisoire était justifié par l’existence de forts soupçons quant à la commission par l’intéressé des délits qui lui étaient reprochés.

25. Le juge de paix se référa notamment à son analyse concernant le changement de la ligne éditoriale du quotidien Cumhuriyet après les élections en 2013 et début 2014 des autres requérants comme membres des conseils d’administration de la fondation Cumhuriyet ou de l’entreprise d’information Yenigün. Il estima que le requérant Mehmet Murat Sabuncu devait être tenu responsable des articles et des titres d’articles publiés dans Cumhuriyet en sa qualité du directeur des publications. (Le directeur des publications était recruté par le conseil d’administration de la fondation du Cumhuriyet). Comme exemples, le juge de paix se référa aux mêmes écrits qu’invoqués pour les autres requérants (paragraphe 23 ci-dessus). Il estima que ces écrits visaient à saper de manière persistante la lutte de l’État contre le PKK et le FETÖ/PDY, allaient au-delà du but de la critique et du reportage, transmettaient de fausses informations provenant de machinations conçues par des mouvements destructeurs et séparatistes ainsi que des déclarations de responsables d’organisations terroristes contenant des appels à la violence, essayé de présenter les organisations terroristes comme légitime, innocentes et victimes d’agissements de la part des autorités et allégué que l’État était en relation avec des organisations terroristes.

d) Akın Atalay

26. Le 12 novembre 2016, le lendemain de son retour sur le territoire turc, le requérant Akın Atalay fut traduit devant le 9e juge de paix d’Istanbul, qui ordonna sa mise en détention provisoire pour les mêmes motifs que ceux retenus dans le cas des autres requérants. Le juge de paix considéra, à l’instar du parquet, que le placement du requérant Akın Atalay en détention provisoire était justifié par l’existence de forts soupçons quant à la commission des délits qui lui étaient reprochés par le parquet. En reprenant ses considérations exposées dans son ordonnance de détention délivrée contre les requérants Önder Çelik, Mustafa Kemal Güngör, Hakan Karasinir, Hacı Musa Kart, Güray Tekin Öz, Bülent Utku, Ahmet Kadri Gürsel, Turhan Günay et Mehmet Murat Sabuncu (paragraphes 21 et 25 ci-dessus), le juge de paix considéra que, à la suite des changements intervenus au sein du conseil d’administration de la fondation Cumhuriyet, notamment la nomination du requérant Akın Atalay par le même conseil d’administration au poste de directeur du conseil exécutif de la Fondation, le journal Cumhuriyet avait pris pour cible les organes de l’État et avait publié de nombreux articles qui pourraient être considérés comme de la propagande en faveur d’organisations terroristes et qui pourraient créer dans l’opinion publique une impression favorable à ces organisations. Le juge de paix estima que, même si aucun article rédigé par le requérant Akın Atalay lui-même n’était visé par cette enquête, il existait une forte suspicion de culpabilité pesant sur les hauts cadres siégeant au conseil d’administration de la fondation, dont l’intéressé, en raison de leur influence sur les publications litigieuses. Le juge de paix se référa à cet égard aux mêmes articles publiés dans Cumhuriyet que ceux qu’il avait mentionnés dans l’ordonnance de détention qu’il avait délivrée contre les requérants Önder Çelik, Mustafa Kemal Güngör, Hakan Karasinir, Hacı Musa Kart, Güray Tekin Öz, Bülent Utku, Ahmet Kadri Gürsel et Turhan Günay (paragraphe 23 ci-dessus).

e) Opposition des requérants

27. Le 14 novembre 2016, tous les requérants formèrent ensemble opposition contre les ordonnances relatives à leur mise en détention provisoire.

28. Par une décision du 18 novembre 2016, le 10e juge de paix d’Istanbul rejeta leur opposition. Il considéra que les prévenus pouvaient être tenus responsables des activités de propagande en faveur d’organisations terroristes car ils auraient aidé ces dernières à atteindre leurs objectifs.

B. La prolongation de la détention provisoire

29. Le 2 décembre 2016, les requérants, à l’exception d’Akın Atalay, formèrent un recours afin d’obtenir leur libération provisoire. Par une décision rendue le même jour, le 7e juge de paix d’Istanbul rejeta ce recours. Le 12 décembre 2016, les intéressés formèrent une opposition contre cette décision, laquelle fut rejetée par le 8e juge de paix d’Istanbul le 16 décembre 2016.

30. Entre-temps, le 12 décembre 2016, le requérant Akın Atalay avait déposé un recours en vue d’obtenir sa mise en liberté provisoire. Le même jour, le 6e juge de paix d’Istanbul rejeta ce recours. Le 19 décembre 2016, l’intéressé forma une opposition contre cette décision. Le 21 décembre 2016, le 7e juge de paix d’Istanbul rejeta cette opposition.

31. Le 30 décembre 2016 et le 30 janvier 2017, le 12ème juge de paix d’Istanbul ordonna, suite à un examen sur dossier (procédure autorisée lorsque l’état d’urgence est en vigueur), le maintien de tous les requérants en détention provisoire. Il estima qu’il se trouvait dans le dossier des éléments de preuve spécifiques montrant l’existence de forts soupçons que les requérants avaient commis les infractions reprochées, que l’ensemble des preuves n’avait pas encore été recueilli et que les infractions reprochées aux requérants figuraient parmi les infractions énumérées à l’article 100 § 3 du CPP (les infractions dites « cataloguées »). Il considéra aussi que, vu la gravité de des infractions reprochées, les requérants risquaient de prendre la fuite s’ils étaient mis en liberté provisoire. Il prit aussi en compte le risque de détérioration des éléments de preuve en notant que les plaignants et les victimes des incidents en cause dans cette affaire n’avaient pas encore été tous identifiés et/ou que leurs dépositions n’avaient pas encore été recueillies.

32. Les 11 janvier 2017 et 1er février 2017, les requérants formèrent des recours contre les ordonnances du 30 décembre 2016 et du 30 janvier 2017 concernant leur maintien en détention provisoire. Ces recours furent rejetés les 17 janvier et 3 février 2017 respectivement par le 13ème juge de paix d’Istanbul. Ce dernier considéra que les ordonnances attaquées étaient conformes à la loi et à la procédure, que leur motivation étaient toujours valides et qu’on n’avait pas versé dans le dossier de nouveaux éléments de preuve susceptibles de faire reconsidérer le maintien des requérants en détention.

33. Suite au dépôt par le parquet de l’acte d’accusation du 3 avril 2017 devant la 27ème cour d’assises d’Istanbul, les requérants demandèrent à cette dernière, le 6 avril 2017, leur mise en liberté provisoire. Le 19 avril 2017, la cour d’assises rejeta cette demande et ordonna le maintien des requérants en détention provisoire. Elle considéra que le dossier contenait des éléments de preuve spécifiques montrant l’existence de forts soupçons que les requérants auraient commis les infractions reprochées et qu’il était même probable que ces soupçons pourraient être renforcés par de nouveaux éléments de preuve à recueillir. La cour d’assises estima qu’il y avait danger de fuite des requérants en cas de mise en liberté, que leur maintien en détention provisoire était conforme aux critères établies par la Cour quant à l’article 5 de la Convention, que la détention était proportionnelle et que l’on n’avait pas versé dans le dossier de nouveaux éléments de preuve susceptibles de faire reconsidérer le maintien en détention provisoire des requérants.

Le 25 avril 2017, les requérants formèrent une opposition contre cette ordonnance et demandèrent leur mise en liberté provisoire. Le 28 avril 2017, la 27ème cour d’assises d’Istanbul rejeta la demande de mise en liberté provisoire au motif que l’ordonnance du 19 avril 2017 ne contenait aucune irrégularité ou non-conformité à la procédure et à la loi. Elle transféra l’opposition à la 1ère cour d’assises d’Istanbul. Cette dernière, par décision du 4 mai 2017, rejeta l’opposition des requérants en considérant qu’il existait dans le dossier des éléments de preuve spécifiques montrant l’existence de forts soupçons de culpabilité des requérants, qu’il y avait danger de fuite et que la durée actuelle de la détention provisoire n’était pas démesurée par rapport à la peine d’emprisonnement risquée par les requérants.

34. Le 25 avril et le 17 mai 2017, les requérants demandèrent à la 27ème cour d’assises d’Istanbul d’ordonner leur mise en liberté provisoire. Par une ordonnance du 18 mai 2017, la cour d’assises, considérant la nature et le contenu des infractions reprochées aux requérants ainsi que l’état des éléments de preuve à charge, ordonna le maintien de leur détention provisoire et rejeta les demandes des 25 avril et 17 mai 2017.

35. A l’issue de la première audience tenue les 24-28 juillet 2017, la 27ème cour d’assises d’Istanbul ordonna, le 28 juillet 2017, la mise en liberté provisoire des requérants Önder Çelik, Turhan Günay, Mustafa Kemal Güngör, Hakan Karasinir, Hacı Musa Kart, Güray Tekin Öz et Bülent Utku après avoir recueilli leur déposition en défense contre les accusations du parquet déposées le 3 avril 2017. Elle considéra que le dossier de l’affaire contenait assez d’informations concernant leur responsabilité en tant que membres des conseils d’administration de la fondation Cumhuriyet et de l’entreprise d’information Yenigün et que ces accusés n’avaient pas de lien avec les autres accusés cités mais déclarés contumax dans ce procès. Elle estima donc que tous les éléments de preuve pertinents pour ces requérants dans l’affaire avaient été recueillis et que, eu égard à la peine encourue par les requérants, le risque de fuite de ces derniers n’était plus pertinent.

36. Toujours le 28 juillet 2017, la 27ème cour d’assises d’Istanbul ordonna le maintien en détention provisoire des requérants Mehmet Murat Sabuncu et Akın Atalay, en considérant que l’infraction d’assistance à une organisation armée qui leur était reprochée dans l’acte d’accusation pourrait prendre plusieurs formes, que les éléments de preuve contenus dans le dossier devaient être évaluées comme un ensemble à la lumière de la déviation des activités de ces requérants des valeurs énoncées dans les statuts de la fondation Cumhuriyet en collaboration avec les accusés en contumace dans ce procès (accusés cités à comparaître mais déclarés contumax, y inclus C.D., l’ex-directeur des publications de Cumhuriyet). Les oppositions des requérants Mehmet Murat Sabuncu et d’Akın Atalay faites contre l’ordonnance du 28 juillet 2017 furent définitivement rejetées le 23 août 2017, par la 28ème cour d’assises d’Istanbul, qui considéra que « l’ordonnance attaquée était conforme à la procédure et à la loi ».

37. À l’issue de la 2ème audience tenue le 11 septembre 2017, de la 3ème audience tenue le 25 septembre 2017, de la 4ème audience tenue le 31 octobre 2017 et de la 5ème audience tenue le 25 décembre 2017, la 27ème cour d’assises d’Istanbul ordonna le maintien en détention provisoire des requérants Mehmet Murat Sabuncu et d’Akın Atalay exactement pour les mêmes motifs qu’elle avait exposés dans son ordonnance du 28 juillet 2017 (voir le paragraphe 36 ci-dessus). Les oppositions des requérants Mehmet Murat Sabuncu et d’Akın Atalay faites contre les ordonnances des 11 septembre, 25 septembre et 31 octobre 2017, furent définitivement rejetées les 12 octobre et le 17 novembre 2017 par la 28ème cour d’assises d’Istanbul, qui se référa « aux éléments de preuve montrant l’existence de forts soupçons de culpabilité, à la nature et au contenu des délits en cause, à l’état actuel des preuves et à l’absence de changement dans l’état des preuves ».

38. Entre temps, à l’issue de la 3ème audience tenue le 25 septembre 2017, la 27ème cour d’assises d’Istanbul ordonna la mise en liberté provisoire du requérant Ahmet Kadri Gürsel, considérant que les éléments de preuve le concernant avaient été recueillis et qu’il n’existait pas de soupçons qu’il exercerait des pressions sur les accusés en contumace ou les témoins qui n’avaient pas été encore entendus.

39. A l’issue de l’audience tenue le 9 mars 2018, la 27ème cour d’assises d’Istanbul ordonna la mise en liberté provisoire du requérant Mehmet Murat Sabuncu. Elle considéra que les preuves concernant les faits reprochés à l’accusé avaient été recueillies, qu’il n’y avait plus de risque que l’accusé pût détériorer d’éléments de preuve, qu’il n’y avait plus de forte suspicion que l’accusé fît pression sur les accusés en contumace ou sur les témoins non encore entendus, que le maintien de la détention provisoire aurait été une mesure disproportionnée pour l’accusé et que le même bénéfice serait obtenu avec un contrôle judiciaire consistant en l’interdiction de quitter le territoire turc.

40. À l’issue de l’audience tenue les 24-25 avril 2018, la 27ème cour d’assises d’Istanbul, après avoir condamné, entre autres, le requérant Akın Atalay pour assistance à des organisations terroristes armées en vertu de l’article 220 § 7 du CP, ordonna sa mise en liberté provisoire (jusqu’à ce que la condamnation devienne définitive), accompagné par une mesure d’interdiction de quitter le territoire turc, en considérant que les raisons du maintien de la détention provisoire mentionnées dans les ordonnances précédentes n’étaient plus valables et que, eu égard à la peine infligée au requérant, le risque de fuite de ce dernier n’était plus pertinent.

C. L’acte d’accusation du 3 avril 2017

1. Concernant tous les accusés

41. Le 3 avril 2017, le parquet d’Istanbul déposa devant la 27ème cour d’assises d’Istanbul un acte d’accusation contre dix-neuf personnes, dont les requérants. Il leur reprocha principalement d’avoir apporté une assistance à des organisations terroristes sans pour autant appartenir à la structure hiérarchique de ces dernières (infraction à l’article 220 § 7 du CP). En ce qui concerne les requérants, il allégua principalement que, au cours des trois années précédant la tentative de coup d’État du 15 juillet 2016, la ligne éditoriale de Cumhuriyet avait changé en raison de leur influence et était allée à l’encontre des principes de publication qui était ceux du journal depuis 90 ans.

42. Le procureur de la République estima que le journal, en publiant des articles qui tranchaient brutalement avec la vision du monde de ses lecteurs, avait communiqué des informations manipulatrices et destructrices à l’encontre de l’État. Il soutint que le quotidien avait publié des déclarations de leaders et de dirigeants d’organisations terroristes, qu’il avait essayé de décrédibiliser la Turquie au plan international, notamment en alléguant que le gouvernement avait des liens avec des organisations terroristes internationales et que les services nationaux de renseignement (MIT) avaient livré des armes à des groupes extrémistes en Syrie. Aux yeux du parquet, à partir de 2013 et sous la direction de C.D., l’ancien rédacteur en chef de Cumhuriyet, le quotidien était devenu le défenseur d’organisations terroristes tel que le FETÖ/PDY, le PKK et le DHKP/C (« Parti révolutionnaire de libération du peuple/Front »). Le procureur de la République affirma que le quotidien Cumhuriyet n’avait pas agi dans les limites de la liberté d’expression car les dirigeants du journal auraient essayé, conformément aux méthodes de la « guerre asymétrique », de manipuler l’opinion publique afin de calomnier le gouvernement et le président de la République. Il soutint que le journal, en manipulant et en déguisant la vérité, avait agi conformément aux buts des organisations terroristes et avait essayé ainsi de créer des turbulences internes pour rendre le pays ingouvernable.

43. Afin de démontrer que la publication des articles et des titres d’articles susmentionnés était la conséquence d’un processus de prise de contrôle de la ligne éditoriale du journal par des équipes proches des organisations illégales précitées, le parquet mentionna les témoignages à charge des requérants qu’il avait recueillis. Ces témoignages, qui provenaient soit d’ex-journalistes de Cumhuriyet qui avaient quitté le journal à la suite du changement de la direction survenu après les faits incriminés dans l’acte d’accusation, soit de journalistes qui travaillaient encore pour ce journal mais occupaient actuellement des postes non managériaux, indiquaient en général que, après le décès du directeur des publications I.S. (de tendance socialiste) en 2010, la direction du journal avait progressivement été changée par la fondation, que les journalistes kémalistes et nationalistes avaient été remplacés par des journalistes ayant une vision conforme à celles du mouvement güleniste et des États-Unis, que les nouveaux dirigeants du journal n’hésitaient pas à publier des articles contenant des points de vue semblables à ceux défendus par des organisations telles que le FETÖ et le PKK, et qu’ils choisissaient eux-mêmes et de façon définitive les titres des articles, en changeant parfois ceux proposés par les rédacteurs de ces articles. La grande majorité de ces témoins reprirent la gestion du quotidien Cumhuriyet après la mise en détention des requérants.

Les parties pertinentes des principaux témoignages à la charge des requérants peuvent se résumer ainsi :

– A.K. (Coordinateur des actualités du journal Cumhuriyet) : le témoin travaillait au journal Cumhuriyet depuis 1994, toujours en tant que coordinateur des actualités. Il déclara devant le parquet que le conseil d’administration de la Fondation nommait le directeur des publications et que le directeur des publications nommait le rédacteur en chef. Une entité appelée Comité exécutif, qui n’était pas incluse dans l’acte de la Fondation, avait été créée par le nouveau conseil d’administration de la Fondation. (Le requérant) Akın Atalay aurait été nommé président de ce comité. Le directeur des publications serait la seule personne qui pouvait interférer avec l’article d’un auteur à être publié dans le quotidien et déterminerait le titre de l’article. Les journalistes ne seraient pas en principe responsables des titres. Le titre « Démocratie incomplète » aurait été mis par le directeur des publications de l’époque. Il expliqua que la publication des déclarations des dirigeants des organisations terroristes armées du PKK reflétait la préférence du directeur des publications. Personnellement, il aurait préféré qu’il en soit autrement. Il était possible que les articles sur « les camions MİT » et « l’ancien procureur C.K. », publiés sous la signature du précédent directeur de publication, C.D., montraient que le « cemaat » (la communauté guleniste) aurait pu considérer le Cumhuriyet, avec son ancien directeur des publications, C.D., comme le journal le plus approprié pour exprimer leurs opinions après la fermeture ou la perte de crédibilité de leurs propres organes de presse.

– Témoin A.A. (journaliste au quotidien Cumhuriyet) : Le témoin exposa qu’il avait commencé à travailler au journal en 2006 et qu’il était journaliste dans la section des événements sociaux et politiques du journal depuis une dizaine d’années. Il expliqua que même si le texte de l’article était préparé par le journaliste, le titre de l’article pouvait être modifié par les responsables des affaires éditoriales. Dans son article publié dans le journal sous le titre « Démocratie incomplète », il avait souligné que les principales forces politiques étaient présentes au rassemblement pour la démocratie qui s’était tenu à Yenikapı, et que lors de ce rassemblement, il y avait eu un appel à s’allier contre le coup d’État. La section édition aurait mis le titre « Démocratie incomplète » parce que le Parti démocratique du peuple (HDP-pro=Kurde) n’avait pas été invité au rassemblement. Il aurait pensé que le titre pouvait être dérangeant et qu’une responsabilité juridique pouvait en découler, et il l’aurait dit au responsable de la publication. Le témoin aurait également reçu de temps en temps des critiques de la part des lecteurs, par exemple, l’augmentation des nouvelles concernant le parti politique HDP aurait perturbé les lecteurs. Lui aussi, en tant que kémaliste, ne se serait pas senti à l’aise avec les nouvelles publiés dans le journal au sujet du PKK. Le témoin expliqua que la politique de publication était déterminée par le conseil d’administration de la Fondation et le comité de rédaction du quotidien. Notamment, le conseil d’administration de la Fondation aurait l’autorité de fixer le caractère « opposant » de la ligne éditoriale du quotidien.

– Témoin M.İ. (Journaliste au journal Cumhuriyet) : Le témoin déclara travailler comme journaliste au Cumhuriyet depuis 1993. Selon lui, le comité exécutif du conseil d’administration de la Fondation n’interviendrait pas directement auprès des journalistes, mais il le pourrait par l’intermédiaire du directeur de publications. Lorsque I.T. avait commencé à travailler dans le journal, le témoin aurait compris, à partir de ses écrits, qu’il était proche de la « cemaat ». Il aurait préféré ne pas travailler avec I.T., mais cela a été le choix de la direction à l’époque. Les articles sensibles des journalistes seraient publiés dans le quotidien après avoir été évalués au sein de la rédaction. Les articles sur « les camions de MİT » et « l’ancien procureur C.K. » auraient être publiés dans le journal Cumhuriyet, car les propres journaux du FETÖ / PDY de l’époque n’avaient plus assez de réputation.

– Témoin R.Z. (journaliste-rédacteur) : Le témoin déclara qu’après la mort d’İ.S. en 2010, le quotidien Cumhuriyet avait changé de cap sous l’effet des changements apportées à la composition du conseil d’administration de la Fondation. Des journalistes kémalistes et nationalistes auraient été écartés et des écrivains proches des gulenistes et ouverts à l’influence américaine auraient été engagés.

– Témoin M.F. (journaliste-rédacteur) : Le témoin exposa que le point de rupture dans le changement de politique éditoriale du journal avait été la mort d’İ.S.en 2010. La manière dont les informations sur Fethullah Gülen et Kandil étaient récemment publiées serait le résultat de ce changement.

– Témoin İ.Y. (ancien rédacteur en chef et ancien directeur des publications du quotidien Cumhuriyet) : Le témoin expliqua qu’il avait été rédacteur en chef du journal de 1992 à 2000, qu’il avait démissionné en 2000 et qu’il avait été directeur des publications du journal jusqu ; en 2014. Selon lui, les articles publiés après que C.D. était devenu le directeur des publications ne seraient pas conformes aux principes de publication prévus dans le statut de la Fondation. Il exposa que c’était Akın Atalay qui avait recommandé C.D. comme directeur des publications. Il expliqua que c’était la Fondation qui nommait les journalistes, après avoir consulté les rédacteurs en chef.

– Témoin A.C. (ancien membre du conseil de la fondation) : Le témoin déposa qu’un principe du journal avait été violé lorsque les propos du chef de l’organisation terroriste FETÖ, Fethullah Gülen, « Ils appellent ma modeste maison un manoir » et sa photo avaient été publiés en première page sur le logo du Cumhuriyet.

– Témoin T.A. (journaliste-rédacteur) : Le témoin déposa que, quand on comparait les titres utilisés par les journaux associés au FETÖ / PDY avec ceux du journal Cumhuriyet, on pouvait penser qu’ils étaient coordonnés.

– Témoin L.E. (journaliste-rédacteur) : Le témoin affirma que l’interview de H.Ç. (journaliste du Cumhuriyet) publiée par le journal Zaman et intitulée « Je ne peux pas qualifier la communauté Gülen d’organisation terroriste » était l’une des preuves les plus concrètes que le quotidien Cumhuriyet avait été pris par cette organisation. Le fait que les journaux Zaman et Cumhuriyet aient paru avec les titres « Nœud d’Azez » et « Bombe au cœur de l’État » à un jour d’intervalle aurait été entièrement organisé par Fethullah Gülen. Ceux qui n’avaient pas été approuvés par Fethullah Gülen n’auraient pas été invités aux réunions d’Abant. Le nom du « Conseil de paix » aurait été directement déterminé par Fethullah Gülen et fourni au quotidien Cumhuriyet.

2. Accusations individuelles spécifiques

a) Le requérant Mehmet Murat Sabuncu

44. En ce qui concerne le requérant Mehmet Murat Sabuncu, le parquet reprocha à celui-ci d’être entré en communication avec certaines personnes, dont un ancien magistrat ayant depuis été arrêté et 23 autres suspects, parmi lesquels 13 auraient utilisé l’application de messagerie cryptée ByLock, et qui auraient fait par la suite l’objet d’une enquête au motif qu’ils étaient soupçonnés d’appartenir à l’organisation FETÖ/PDY.

45. Le parquet soutint aussi que, durant la période où le requérant dirigeait les publications de Cumhuriyet, à partir du 1er septembre 2016, il était responsable des articles « manipulateurs » publiés dans le quotidien, tant concernant le choix de ceux-ci que le ton exagéré qui y était employé de manière à endoctriner l’opinion publique. Il basa ses accusations sur ce point sur une provocation contenue dans un article publié le 22 octobre 2016 qui indiquait que les membres de parti politique au pouvoir, l’AKP, avaient demandé à ce que le port d’armes par les fonctionnaires ou par les sympathisants du parti fût facilité dans le but de réprimer une éventuelle tentative de coup d’État, avec le risque que ces personnes armées puissent intervenir également lors de manifestations politiques pacifiques.

46. Le parquet mentionna également plusieurs publications faites pendant la période de deux mois où le requérant Mehmet Murat Sabuncu n’était pas le seul responsable des publications, mais faisait équipe avec les rédacteurs en chef de Cumhuriyet :

– l’article rédigé par le journaliste Aydin Engin et publié le 13 juillet 2016, deux jours avant la tentative de coup d’État, et intitulé « La paix dans le monde, mais quoi dans le pays ? » critiquant la politique de tension et d’hostilité prétendument menée par le président Erdoğan au plan national, notamment à l’encontre des citoyens d’origine kurde et des anciens dirigeants du parti au pouvoir et, au plan international, contre les leaders des pays voisins ou des États politiquement alliés et faisant allusion à un comité formé par les putschistes du nom de « Conseil de paix dans le pays », et selon certains repentis, annonçant ainsi la date de la mise en œuvre du coup d’État envisagé ;

– l’article publié le 15 juillet 2016, le jour même de la tentative de coup d’État, et intitulé « Il était absent depuis une semaine … on a découvert où se trouvait Erdoğan », qui aurait donné les détails de l’endroit où se trouvait le président la veille de la tentative de coup d’État ;

– l’article du 18 juillet 2016 intitulé « Le danger dans la rue » mentionnant la présence de certains groupes radicaux parmi les protestataires contre la tentative de coup d’État et qui aurait tenté de créer des divisions entre les personnes manifestant contre la tentative de coup d’État ;

– l’article daté du 19 juillet 2016, intitulé « La chasse aux sorcières a commencé », qui aurait semé le doute sur la légitimité de la lutte contre les membres présumés du FETÖ/PDY et d’autres organisations terroristes infiltrées dans l’appareil étatique ;

– un article également publié le 19 juillet 2016 et intitulé « Personne dans les meetings ne parle de la démocratie » relatant que, dans les manifestations organisées par le parti au pouvoir, l’AKP, les manifestants anti-putschistes avaient lancé plusieurs slogans à contenu religieux ou pro-ottoman, ou procédé à des pratiques de dhikr (zikr, répétition rythmique du nom de Dieu dans l’islam) au lieu de faire des appels à la démocratie), avaient humilié les citoyens qui avaient exprimé leur réaction à la tentative de coup d’État et avaient altéré le sentiment d’unité et de solidarité exprimé lors du meeting de Yenikapi (meeting organisé par le président Erdoğan, auquel les leaders des autres partis politiques avaient participé, à l’exception du parti pro-kurde HDP, qui n’y était pas invité) en utilisant le terme de « Démocratie incomplète » ;

– la publication d’une série d’informations et d’interviews sur la disparition alléguée en garde à vue de Hurşit Külter, responsable de la structure locale du parti pro-kurde DBP (Demokratik Bölgeler Partisi – Parti des régions démocratiques), ce qui aurait permis au PKK de l’utiliser comme sujet de propagande, alors que Hurşit Külter était plus tard réapparu en Syrie.

47. Le parquet reprocha également au requérant Mehmet Murat Sabuncu d’avoir publié des tweets exprimant son soutien aux journalistes licenciés ou poursuivis au pénal pour avoir travaillé pour le journal prokurde Özgür Gündem ou pour le journal pro-güleniste Zaman et contenant des extraits d’une interview de la famille de Gülen qui prétendait que ce dernier avait été injustement calomnié par le pouvoir politique après la tentative de coup d’État et ses tweets contenant des extraits d’une interview de Gülen lui‑même, accordée à la BBC, dans lequel ce dernier avait indiqué qu’il n’était pas contre un processus de dialogue et de négociation avec Öcalan et avec le PKK pour résoudre la question kurde. Le parquet était d’avis que ces tweets avaient servi à dénigrer les opérations des forces de l’ordre dirigées contre le FETÖ/PDY et le PKK.

Les Tweets postés sur le compte Twitter « @muratsabuncum » et pris en compte par la Cour constitutionnelle dans son appréciation de la présente affaire, se lisent ainsi :

– « Nous sommes aux côtés de nos collègues d’Özgür Gündem » (20.06.2016) ;

– « C’est un devoir d’honneur de s’opposer à toutes les pressions exercées contre le journalisme hier et aujourd’hui. Ceux qui étaient à la porte de Radikal hier sont à la porte de Zaman aujourd’hui. Inacceptable. » (14.12.2014) ;

– « Nous refusons … Cumhuriyet ne respectera pas l’interdiction de publication sur les événements du 17 décembre. » (L’interdiction de publication sur les allégations de corruption dirigées par certains procureurs, membres présumés du FETÖ, envers quatre ministres du gouvernement) (26.11.2014) ;

– « Une descente de police dans les locaux du journal d’opposition n’est pas acceptable. » (30.10.2014) ;

– « Pour la première fois, je vois un homme d’État appeler un conseil indépendant (BDDK) à couler une banque. Unique au monde … la nouvelle Turquie » (BDDK : Conseil de réglementation et de surveillance bancaires) (15.10.2014) ;

– « Honte… @evrenselgzt : mise en examen avec demande de 28‑52 ans de prison pour M.B. et pour le rédacteur en chef du journal Taraf, M.Ş.Ç » (22.05.2014)

– « M.A [M.H.A], H.Ş.T … Ils ont perdu leur emploi dans le journal Star suite à l’appel téléphonique du Premier ministre. La démocratie est encore très, très loin ici. » 18.03.2014 ;

– « D’après la déclaration de la famille de Gülen : Ceux qui ne savent pas ce que c’est que de vivre avec très peu (de biens matériels) l’ont calomnié. » (09.03.2014)

– « Un des aspects les plus importants de l’interview de Gülen par la BBC est qu’il n’est pas contre le dialogue-négociation avec Öcalan et Kandil pour la solution de la question kurde. » (27.01.2014).

b) Le requérant Akın Atalay

48. À l’appui de ses accusations à l’encontre du requérant Akın Atalay, le parquet se référa, entre autres, aux publications litigieuses suivantes (les accusations qui ne sont pas reprises par la suite par la Cour constitutionnelle ne sont pas mentionnées dans cette partie) :

– l’article daté du 14 mars 2015, qui contenait une interview de l’un des responsables du PKK et de la propagande en faveur de cette organisation en qualifiant ses militants de « guérilleros » et qui relatait les observations des dirigeants du PKK sur certaines questions d’actualité ;

– les articles du 1er avril 2015 concernant la prise en otage d’un procureur de la République dans son bureau par des militants d’extrême gauche ; ces articles informaient l’opinion publique des messages des terroristes en publiant leur photographie en grand format (photographie prise alors qu’ils braquaient un pistolet sur la tempe du procureur pris en otage) et en utilisant dans le récit l’adjectif « jeune et déterminé » pour désigner l’un des militants ;

– l’article publié le 2 juin 2015 au sujet de Selahattin Demirtaş, dans lequel il était affirmé que le PKK était attentif aux questions relatives à l’environnement et à l’égalité homme-femme ;

– l’article publié le 25 juillet 2015 intitulé « Guerre dans la patrie, guerre dans le monde », qui qualifiait de « guerre » la lutte des forces de l’ordre contre les organisations terroristes ;

– un article publié le 12 juillet 2016, soit trois jours avant la tentative de coup d’État, rédigé par le requérant Ahmet Kadri Gürsel et intitulé « Erdoğan veut être notre père » ; cet article critiquait l’habitude du président de forcer les gens qu’il rencontre à arrêter de fumer et alléguait que cette habitude faisait partie de sa tendance à imposer son totalitarisme sur la société, et proposait que les gens n’éteignent pas leurs cigarettes, qu’ils désobéissent, et cet article aurait transmis un message en vue de causer des désordres en Turquie et aurait prédit la tentative de coup d’État ;

– l’article publié le jour même du 15 juillet 2016, date de la tentative de coup d’État, et intitulé « Il était absent depuis une semaine … on a découvert où se trouvait Erdoğan », qui donnait des détails concernant l’endroit où le président passait ses vacances ;

– l’article publié le 18 juillet 2016, intitulé « Le danger dans la rue », qui mentionnait la présence de certains groupes radicaux parmi les manifestants contre la tentative de coup d’État et qui avait essayé de diviser la société en suscitant de la méfiance envers les manifestants ;

– l’interview de l’un des chefs du PKK, M. Karayılan, publiée le 21 décembre 2015 sous le titre « S’ils n’acceptent pas l’autonomie, nous envisagerons la séparation », dans laquelle étaient relatées les opinions de celui‑ci, qui qualifiait les actes de terrorisme du PKK de « résistance » et la lutte antiterroriste de l’État de « guerre civile » que l’État ne pouvait pas gagner ;

– l’article daté du 19 juillet 2016 intitulé « La chasse aux sorcières a commencé », qui semait le doute quant à la légitimité de la lutte contre les putschistes ;

– l’article intitulé « Personne dans les meetings ne parle de la démocratie », dans lequel des citoyens exprimant leur réaction à la tentative de coup d’État étaient humiliés ;

– l’article concernant les camions du MIT et l’article concernant l’attaque à l’explosif dans la ville de Reyhanlı, qui présentaient la thèse selon laquelle des agents publics avaient pu commettre des infractions pénales et avaient porté assistance à certaines formations terroristes, ce qui aurait eu pour effet de ternir l’image de la Turquie au plan international.

Par ailleurs, les Tweets incriminés du requérant Akın Atalay, postés sur le compte Twitter @av_akinatalay et pris en compte par la Cour constitutionnelle dans son appréciation de la présente affaire dans la mesure où ils portent sur la fermeture des chaines de TV et des journaux prétendument appartenant à l’organisation FETÖ/PDY, se lisent ainsi :

Le 14/12/2014 :

– « Si nous restons silencieux maintenant, nous n’aurons plus ni le droit ni la possibilité de parler. Nous condamnons le raid et la détention contre les groupes d’édition Zaman et Samanyolu »

– « Certaines personnes invoquent le passé des médias de la Cemaat (Confrérie) et disent : « De quel droit voulez-vous de la solidarité maintenant ? » »

– « Ce n’est pas nous qui évaluons si les individus sont dignes de leurs droits et libertés en examinant leur parcours, passé ou présent. »

– « Nous défendons la liberté de la presse, pas celle des personnes. Nous protégeons la liberté elle-même, pas telle personne ou tel groupe. Oui, on nous teste à nouveau. »

– « Ce n’est que lorsque vous prenez soin non seulement de ceux qui pensent comme vous, de ceux qui vous sont proches, mais aussi lorsque vous prenez soin de ceux qui pensent différemment de vous, ou même de ceux qui vous ont fait du mal, que vous avez le droit de dire [je suis un défenseur des libertés et un démocrate] ».

– « Même si nous savions que les victimes d’aujourd’hui ne feraient pas d’autocritique en raison des illégalités qu’elles ont soutenues hier, notre attitude ne changerait pas…. »

– « Quand Hrant a été tué, nous étions « l’Arménien », hier « le partisan d’Ergenekon », aujourd’hui « le partisan de la Cemaat » et demain « le partisan de l’AKP » si nécessaire. En fait, nous ne sommes que des démocrates… »

Le 27/10/2015 :

– « Ils nous demandent ou nous critiquent : « Ces membres de la Cemaat vous ont fait le plus grand mal, l’injustice. Pourquoi les défendez-vous maintenant ? » »

– « Oui, ce journal (Cumhuriyet) a été traité très injustement et a subi un préjudice grave. Les médias proches de la Cemaat, en coopération avec le gouvernement actuel, ont également joué un rôle dans cette illégalité. Nous pensons que ce fait rend plus précieuse et plus significative la défense des droits, de la loi et des libertés ».

– « Ce faisant, nous n’attendons la gratitude de personne. Car aujourd’hui, nous ne déterminons pas notre attitude selon l’identité et le casier (judiciaire) de la victime de l’illégalité. »

– « De plus, les droits de l’homme, la loi, les droits et les libertés ne sont pas seulement pour les innocents, mais pour tout le monde. »

– « Il est temps de se souvenir des mots de Marie Madeleine : Que celui qui soit innocent jette la première pierre. »

Le 28/10/2015 :

– « Prenons note de l’histoire : BugünTV a été fermée par la police à 16h33 aujourd’hui. »

– « Ne soyez pas confus : La police a fermé Kanaltürk et Today TV, non pas sur ordre du procureur ou d’un tribunal, mais sur ordre du curateur. »

– « Les instructions concernant le travail données par la personne désignée pour diriger l’entreprise ne sont pas « exécutées par la police, mais par les employés de l’entreprise. »

– « Étant donné que la police intervient également dans les affaires internes des chefs d’entreprise concernant le droit du travail, elle exécute ses ordres, où va cette méthode ? »

– « @cumhuriyetgzt friends, nous vous avertissons ?, Si vous ne suivez pas nos instructions de management, nous appellerons la police immédiatement ! »

Le 28/10/2015 :

– « Le premier acte des administrateurs nommés pour le groupe İpek Medya a été de mettre fin à la diffusion de deux chaînes de télévision et d’arrêter la distribution de deux journaux. »

– « N’y a-t-il pas de réglementation légale régissant les pouvoirs et les responsabilités des administrateurs nommés conformément à 133 du CPP ? Peuvent-ils gérer de manière arbitraire ? »

– « Le 133 du CPP réglemente la nomination d’un administrateur dans le cadre d’une procédure pénale. »

– « Les pouvoirs et les responsabilités du curateur et la manière dont celui-ci s’acquittera de ses fonctions sont spécifiés dans le Code civil turc.

Si vous énumérez ces articles un par un, vous comprendrez la situation sans avoir besoin d’aucun commentaire. »

– « Article 403 du code civil : Le curateur est nommé pour effectuer certains travaux ou pour gérer le patrimoine d’une personne. Sauf indication contraire, les dispositions de la présente loi sur le tuteur s’appliquent au curateur. Article 458 : La nomination d’un curateur à une personne n’exclut pas sa capacité d’agir. »

– « Article 460 : Si le curateur est chargé de la gestion et de la surveillance d’un patrimoine, il ne peut effectuer que les travaux nécessaires à la gestion et à la protection de ce patrimoine. »

– « La capacité du curateur à effectuer d’autres travaux dépend du pouvoir spécial que lui accordera la personne représentée. »

– « Article 467 : Le curateur est responsable des dommages qu’il cause à la personne qu’il représente par sa conduite défectueuse dans l’exercice de ses fonctions. »

– « @Medetdersim, soit nous n’avons pas su nous expliquer, soit vous insistez à ne pas comprendre; nous ne défendons pas la Cemaat, mais la liberté de la presse, de la loi, de nous-mêmes… »

Le 05/03/2016 :

– « Il est illégal de transférer la gestion du journal Zaman à un curateur. Nous sommes contre, de manière déterminée, implacable, absolue… »

– « Nous avons été politiquement à l’opposé de la Cemaat. Ils ont commis beaucoup d’injustices à l’encontre de nombreux opposants en manipulant la loi conformément à leurs opinions politiques. »

– « Le pouvoir politique prend illégalement le contrôle du journal d’une communauté religieuse et le liquide. On nous demande notre réaction. »

– « Si vous attendez de nous que nous disions « ohh ! ils récoltent ce qu’ils ont semé », « qu’ils se dévorent les uns les autres », vous ne nous connaissez pas. »

– « Nous savons que, afin de protéger nos propres droits, il est nécessaire de protéger les droits et la loi de nos concurrents, et même de nos ennemis. Point final. »

– « Même si nous soupçonnons fortement que s’ils (les gulenistes) regagnent leurs anciennes positions fortes demain, ils agiront de nouveau d’une façon illégitime ; mais cela ne nous excuse pas de rester silencieux aujourd’hui… »

– « Il n’y a pas d’excuse pour ne pas parler d’illégalité. Les antécédents de la victime, son casier, son manque d’autocritique sont secondaires. »

c) Les requérants Önder Çelik, Mustafa Kemal Güngör, Hakan Karasinir, Hacı Musa Kart, Güray Tekin Öz, Bülent Utku, Ahmet Kadri Gürsel et Turhan Günay

49. Selon l’acte d’accusation présenté par le parquet, ces huit requérants, du fait de leur position au sein de Cumhuriyet, devaient être considérés comme pénalement responsables des faits suivants, en plus de ceux mentionnés dans les ordonnances de détention :

– la publication d’une interview de Fethullah Gülen le 23 mai 2015, intitulée « Le gendre a qualifié mon humble maison (fakirhane) de grande propriété (malikhane) », ce qui s’analysait en de la propagande en faveur d’une organisation terroriste ;

– l’utilisation par le quotidien Cumhuriyet, à deux occasions, des mêmes titres que le quotidien Zaman (considéré proche de l’organisation FETÖ), à savoir le titre d’un article du 16 février 2016, « Le nœud d’Azez » (relatant une attaque de missiles prétendument dirigés par les forces russes sur des cibles civiles dans la ville d’Azez en Syrie), et le titre d’un article de février 2016, « Bombe au cœur de l’État » (relatant une attaque à la voiture piégée dans le centre d’Ankara près d’immeubles appartenant au commandement des forces armées) ;

– la participation de certains journalistes travaillant pour le quotidien Cumhuriyet aux « réunions d’Abant » et un témoignage à charge qui indiquait que seules les personnes approuvées par Fethullah Gülen étaient invitées à ces séminaires ;

– la publication de l’article du journaliste Aydin Engin le 13 juillet 2016, deux jours avant la tentative de coup d’État, intitulé « La paix dans le monde, mais quoi dans le pays ? » dans lequel il était fait allusion à un comité formé par les putschistes sous le nom de « Conseil de paix dans le pays » et, selon certains repentis, la date de la mise en œuvre du coup d’État envisagé était annoncée ;

– l’affirmation par un journaliste de Cumhuriyet, H.Ç., dans une interview publiée par le quotidien Zaman qu’il « ne pouvait pas qualifier la communauté güleniste d’organisation terroriste » ;

– la publication de l’article le 12 juillet 2016, soit trois jours avant la tentative de coup d’État, rédigé par le requérant Ahmet Kadri Gürsel et intitulé « Erdoğan veut être notre père », qui aurait passé un message en vue de causer des désordres en Turquie et qui aurait prédit la tentative de coup d’État ;

– le correspondant du site Internet haberdar.com pour les État‑Unis avait été aussi le correspondant de Cumhuriyet aux États-Unis pendant deux ans et aurait publié des articles exposant certains points de vue de l’organisation FETÖ/PDY ;

– les informations fausses et manipulatrices publiées sur les comptes Twitter @fuatavni et @jeansbiri (des comptes de lanceurs d’alerte diffusant des critiques contre le gouvernement et prétendument alimentés par des membres de l’organisation FETÖ) avaient été reprises dans une partie spéciale du quotidien Cumhuriyet, ce qui aurait permis de répandre largement ces informations dans l’opinion publique.

D. Décisions judiciaires quant au fond des accusations portées contre les requérants

50. La cour d’assises d’Istanbul recueillit les mémoires en défense des requérants quant aux accusations du parquet ainsi que les dépositions des témoins à charge, majoritairement des ex-journalistes ou des journalistes de Cumhuriyet qui confirmèrent les déductions du parquet pour ce qui est de l’alignement de la ligne éditoriale du quotidien avec les points de vue exprimés par des membres de l’organisation FETÖ/PDY.

51. Par un arrêt du 25 avril 2018, la cour d’assises d’Istanbul estima que les faits reprochés aux requérants dans l’acte d’accusation étaient établis et déclara ces derniers coupables d’avoir assisté une organisation terroriste sans en être membres, en vertu de l’article 220 § 7 du CP. Elle condamna donc le requérant Mehmet Murat Sabuncu à 7 ans et 6 mois d’emprisonnement, le requérant Akın Atalay à 8 ans, 1 mois et 15 jours d’emprisonnement, le requérant Bülent Utku à 4 ans et 6 mois d’emprisonnement, le requérant Ahmet Kadri Gürsel à 2 ans et 6 mois d’emprisonnement, et les requérants Güray Tekin Öz, Önder Çelik, Hacı Musa Kart, Hakan Karasinir et Mustafa Kemal Güngör à 3 ans et 9 mois d’emprisonnement.

52. La cour d’assises acquitta le requérant Turhan Günay des chefs d’accusation susmentionnés.

53. Par ailleurs, la cour d’assises acquitta les requérants Turhan Günay, Akın Atalay, Bülent Utku, Güray Tekin Öz, Önder Çelik, Hacı Musa Kart, Hakan Karasinir et Mustafa Kemal Güngör du chef d’abus de confiance prévu à l’article 155 § 2 du CP.

54. Les requérants et le parquet interjetèrent appel du jugement du 25 avril 2018.

55. Par un arrêt du 18 février 2019, la cour d’appel d’Istanbul (3e chambre criminelle) rejeta leurs appels après un examen au fond. Elle estima ce qui suit :

« (…) l’arrêt attaqué ne comportait aucune irrégularité quant au fond et à la procédure, il ne manquait rien dans les éléments de preuve recueillis et les autres actes d’instruction effectués par la juridiction de première instance, les actes incriminés avaient été correctement qualifiés en conformité avec les types d’infractions prévues par la loi, les peines avaient été fixées en conformité avec les condamnations et la loi, et, de ce fait, les motifs d’appel formulés par le parquet et par les condamnés n’étaient pas fondés. (…) »

E. Les pourvois devant la Cour de cassation

1. Les observations du procureur général

56. Les parties formèrent un pourvoi en cassation.

57. Le 16 juillet 2019, le procureur général de la République près la Cour de cassation demanda, dans son réquisitoire, que l’arrêt de condamnation des requérants fût cassée. Il invoqua à cet égard une série de moyens de cassation.

58. Il rappela notamment que le crime d’assistance aux organisations criminelles ou aux organisations terroristes armées ne pouvait être commis qu’avec une intention directe. Il précisa sur ce point que le constat d’une infraction pénale ne pouvait se baser seulement sur un but hypothétique poursuivi par les accusés dans leur expression des opinions politiques du seul fait que leur évaluation de la situation était en contradiction avec celle des autorités publiques et de la majorité de l’opinion publique. Le constat de la commission de l’infraction reprochée devait s’appuyer avant tout sur des faits concrets. Les éléments de preuve à l’appui des infractions reprochées devaient permettre l’établissement des faits montrant que les accusés avaient agi dans le but de contribuer à la réalisation des objectifs illégaux des organisations terroristes. Autrement dit, des articles publiés dans les journaux ou des messages partagés sur les réseaux sociaux ne pouvaient constituer l’infraction d’assistance à des organisations terroristes du seul fait qu’ils contenaient des commentaires critiquant les actes des autorités publiques.

59. Quant aux accusations portées contre les trois accusés occupant des postes de direction au sein de Cumhuriyet, dont les requérants Mehmet Murat Sabuncu et Akın Atalay, le procureur général estima que ceux-ci ne pouvaient pas être considérés comme responsables pour les articles incriminés, puisqu’il n’existait aucun preuve ni renseignement montrant qu’ils avaient participé à leur rédaction. Il nota que l’accusation et la défense s’accordaient d’ailleurs sur ce point. Il indiqua que la responsabilité individuelle des auteurs de ces articles, qui étaient bien identifiés et connus, pouvait être engagée, mais que la responsabilité pénale des dirigeants de Cumhuriyet ne pouvait pas l’être.

60. Au sujet des faits reprochés aux requérants quant à leur prétendue assistance à des organisations terroristes, le procureur général formula les considérations suivantes :

– les communications téléphoniques entre les accusés et des personnes qui avaient fait par la suite l’objet d’une enquête pénale pour appartenance au FETÖ ne pouvaient constituer un élément de preuve pour le délit d’assistance à une organisation terroriste armée ;

– l’accusation selon laquelle les changements au conseil d’administration de la fondation Cumhuriyet à la suite de débats et d’élections lors de la période 2013-2016 auraient transformé la ligne éditoriale du quotidien Cumhuriyet afin de fournir de l’assistance aux organisations terroristes n’est basée sur aucun élément factuel ;

– la participation aux « réunions d’Abant » ne pourrait constituer à elle seule un élément de preuve à charge pour le délit d’assistance à une organisation terroriste, car les notes présentées par les accusés lors de ces réunions ne contenaient aucun élément constitutif d’un crime ;

– la participation à un petit-déjeuner organisé par la Fondation des journalistes et des écrivains, organisme contre lequel aucun soupçon ou accusation d’assistance aux organisations terroristes n’existait, et le fait de se faire photographier à cette occasion avec des personnes soupçonnées d’être membres de l’organisation FETÖ, ne pouvaient constituer à eux seuls la preuve de délit d’assistance à une organisation terroriste ;

– les échanges entre les tierces personnes (suspectées d’appartenance à l’organisation FETÖ dans d’autres poursuites pénales) par le biais de la messagerie ByLock sur la question de savoir qui allait être invité aux réunions d’Abant, pourvu qu’elles ne se réfèrent pas à des faits concernant l’assistance à une organisation terroriste, ne pouvaient passer pour des éléments de preuve à charge constitutives du délit d’assistance à une telle organisation ;

– les faits allégués au sujet des actions organisées habituellement par les membres du PKK et les membres du FETÖ ne concernaient nullement les accusés dans la présente affaire ;

– les partages sur les réseaux sociaux ne contenant aucun élément criminel et se résumant à des commentaires ou à des critiques à caractère politique, ceux-ci ne sauraient être considérés comme des éléments de preuve constitutifs du délit d’assistance à des organisations terroristes armées.

61. En conclusion, le procureur général invita la Cour de cassation à casser l’arrêt de condamnation. Il estima que les requérants devaient être acquittés des accusations portées contre eux étant donné que, compte tenu des principes, normes et restrictions prévues par la Constitution, et de la jurisprudence de la Cour et celle de la Cour constitutionnelle, les écrits et les autres articles litigieux ne faisaient que transmettre et communiquer des informations, des critiques ou des commentaires, et n’invitaient l’application d’aucune restriction nécessaire dans une société démocratique pour les besoins de préservation de l’ordre public ou de prévention des crimes.

2. L’arrêt de cassation

62. Par un arrêt du 12 septembre 2019, la Cour de cassation cassa l’arrêt d’appel condamnant les requérants, en suivant les motifs de cassation proposés par le procureur général. Dans son arrêt motivé promulgué le 27 septembre 2019, elle rappela d’emblée que la presse et le journalisme d’investigation, en soumettant les décisions et les actions politiques et les éventuelles négligences du gouvernement à un contrôle strict et en facilitant la participation des citoyens au processus décisionnel, assuraient le bon fonctionnement de la démocratie. Elle mit l’accent sur le fait que la presse constituait l’un des moyens les plus appropriés pour les citoyens d’obtenir un avis sur les opinions et les attitudes des dirigeants politiques.

63. La Cour de cassation rappela que les activités concernant l’exercice d’un droit ou d’une liberté publiques devaient être présumées conformes à la loi, et que la liberté de la presse exercée dans les limites prévues par la loi ne faisait pas exception à ce principe. Elle rappela que la loi sur la presse disposait que la presse était libre et que cette liberté incluait le droit à l’information, à la diffusion, à la critique, à l’interprétation des faits et des opinions et à la création d’œuvres de tout genre.

64. La Cour de cassation se référa aussi à la jurisprudence de la Cour en qualifiant de vital pour le fonctionnement d’une société démocratique le rôle de « chien de garde de l’opinion publique » rempli par la presse.

65. Rappelant ensuite les particularités du délit d’assistance à une organisation terroriste, la Cour de cassation souligna que l’auteur de ce délit devait avoir commis, outre un dol général se résumant à la volonté de mener des actions pénalement sanctionnées, un dol spécial consistant en la poursuite d’un but particulier. En effet, la Cour de cassation exposa que, pour que le délit d’assistance à une organisation terroriste fût établi, il était nécessaire que l’auteur ait intentionnellement assisté une organisation tout en étant conscient que celle-ci poursuivait le but de commettre des infractions pénales. Elle précisa que l’expression « tout en étant conscient » nécessitait aussi une intention directe de la part de l’auteur des faits. Il fallait donc également rechercher, selon elle, si l’auteur avait agi avec l’intention de contribuer à la réalisation du but illégal visé par ladite organisation.

66. La Cour de cassation ajouta que, si l’assistance avait été portée non pas directement à l’organisation illégale elle-même, mais aux personnes qui en étaient membres, on ne pouvait tenir l’auteur des faits responsable de cette infraction pénale que s’il était établi qu’il savait que ces personnes agissaient en tant que membres d’une organisation constituée dans le but de commettre lesdits délits ou crimes.

67. Quant à la question de l’établissement des faits incriminés à partir des preuves à charge ou à décharge, la Cour de cassation se référa au principe général du droit pénal concernant « le bénéfice du doute pour l’accusé » et rappela que, pour toute condamnation, la commission d’une infraction devait être prouvée au-delà de tout doute. Elle ajouta que l’on ne pouvait fonder une condamnation en interprétant à charge des accusés des faits ou des allégations douteux ou pas entièrement éclaircis.

68. La Cour de cassation conclut donc que les instances de jugement avaient qualifié de façon erronée la nature des délits en cause en « assistance à une organisation terroriste ». L’affaire fut renvoyée devant la cour d’assises d’Istanbul.

3. Suite donnée à l’arrêt de cassation

69. Par un arrêt du 21 novembre 2019, la 27e cour d’assises d’Istanbul acquitta le requérant Ahmet Kadri Gürsel, en considérant que ce dernier n’était membre d’aucun conseil d’administration au sein de Cumhuriyet et que ses propres écrits pouvaient être qualifiés de critiques exercées dans le cadre de la liberté d’expression. En ce qui concerne les autres requérants, la Cour d’assises décida de ne pas se conformer à l’arrêt de cassation du 18 septembre 2019 et de maintenir son arrêt de condamnation du 18 février 2019. Elle condamna le requérant Mehmet Murat Sabuncu à 7 ans et 6 mois d’emprisonnement, le requérant Akın Atalay à 8 ans, 1 mois et 15 jours d’emprisonnement, le requérant Bülent Utku à 4 ans et 6 mois d’emprisonnement, le requérant Önder Çelik à 3 ans et 9 mois d’emprisonnement, le requérant Haci Musa Kart à 3 ans et 9 mois d’emprisonnement, le requérant Hakan Karasinir à 3 ans et 9 mois d’emprisonnement, le requérant Mustafa Kemal Güngör à 3 ans et 9 mois d’emprisonnement et le requérant Güray Tekin Öz à 3 ans et 9 mois d’emprisonnement.

L’affaire est toujours pendante devant les chambres criminelles réunies de la Cour de cassation.

F. Les recours individuels devant la Cour constitutionnelle

1. Concernant tous les requérants

70. Le 26 décembre 2016, les requérants saisirent la Cour constitutionnelle d’un recours individuel. Ils dénoncèrent une violation de leur droit à la liberté et à la sûreté, de leur droit à la liberté d’expression et de la liberté de la presse. Ils soutinrent en outre qu’ils avaient été arrêtés et détenus pour des raisons autres que celles prévues par la Constitution turque et la Convention.

71. La Cour constitutionnelle rendit ses arrêts sur les recours des requérants le 11 janvier 2018 (concernant le requérant Turhan Günay) et les 2 et 3 mai 2019 (concernant les autres requérants). Dans les cas des requérants Mehmet Murat Sabuncu, Akın Atalay, Önder Çelik, Mustafa Kemal Güngör, Hakan Karasinir, Hacı Musa Kart, Güray Tekin Öz et Bülent Utku, elle conclut, à la majorité, à la non-violation des dispositions de la Constitution invoquées par les requérants, à savoir l’article 19 de la Constitution (le droit à la liberté et à la sécurité de la personne) ainsi que les articles 26 et 28 de la Constitution (respectivement les libertés d’expression et de la presse).

72. Dans le cas des requérants Turhan Günay et Ahmet Kadri Gürsel, la Cour constitutionnelle conclut, à l’unanimité et à la majorité respectivement, à la violation de ces mêmes dispositions.

2. Pour ce qui est des requérants Önder Çelik, Mustafa Kemal Güngör, Hakan Karasinir, Hacı Musa Kart, Güray Tekin Öz et Bülent Utku

73. Dans son arrêt du 2 mai 2019, la Cour constitutionnelle observa que les ordonnances de détention rendues contre ces six requérants considéraient que, à la suite de la nomination de ces derniers au conseil d’administration de la fondation Cumhuriyet, le quotidien Cumhuriyet avait critiqué les actions menées par divers organes de l’État et avait publié plusieurs articles qui pouvaient être considérés comme de la propagande en faveur d’organisations terroristes en ce qu’ils étaient susceptibles de créer dans l’opinion publique une perception favorable à ces organisations. Elle nota aussi que les autorités ayant ordonné la détention des requérants avaient constaté que les intéressés, compte tenu des postes haut placés qu’ils occupaient et de leur ancienneté, avaient exercé une influence sur la politique éditoriale du journal et devaient être tenus pénalement responsables des articles qui y étaient publiés. Sur ce point, la Cour constitutionnelle formula ses remarques dans les termes suivants :

« Il n’y a aucune hésitation que le conseil d’administration de la Fondation Cumhuriyet désigne le directeur des publications du quotidien, tandis que le directeur des publications sélectionne le rédacteur en chef et d’autres personnes. Dans ce contexte, certains requérants et (le requérant) Akın Atalay ont déclaré que le conseil d’administration peut changer le directeur des publications à tout moment si les performances de ce dernier ne sont pas satisfaisantes. De même, le vice-président du conseil d’administration de la fondation, Akın Atalay, a également déclaré qu’une réunion d’évaluation du journal avait lieu tous les deux mois et, en particulier, en réponse à une question, il a déclaré qu’avant la publication des articles concernant « les camions du MIT », les avocats du journal, y inclus lui-même, s’étaient réunis et avaient évalué les articles, puis les avaient publiés. Certains témoins, dont des journalistes et des anciens rédacteurs du journal, ont déclaré que la politique de publication du journal était déterminée par le conseil d’administration de la fondation Cumhuriyet, qu’Akın Atalay, qui était le vice-président du conseil d’administration de la fondation Cumhuriyet et également le président du comité exécutif, était la plus haute autorité à cet égard, et qu’il avait proposé au conseil d’administration de la Fondation de désigner C.D. comme directeur des publications. Il est constaté que les autorités d’enquête, tenant compte de tous ces faits ainsi que des positions des requérants au sein de la Fondation et de l’entreprise de publications et de leurs positions de longue date dans le quotidien, ont effectivement conclu que les requérants pouvaient être tenus responsables de la publication des nouvelles et des articles publiés dans le journal et de l’orientation de la politique de publication du journal. »

74. La Cour constitutionnelle considéra qu’il n’était ni arbitraire ni infondé que les autorités chargées de l’enquête aient estimé qu’il existait une forte indication de culpabilité des requérants, compte tenu du langage utilisé dans les articles et dans les messages publiés sur les réseaux sociaux contestés, et de l’effet que ces documents avaient eu sur l’opinion publique au moment de leur publication.

75. La Cour constitutionnelle se référa en particulier aux faits reprochés aux requérants dans les ordonnances de mise en détention prises à leur égard (voir le résumé de ces faits au paragraphe 23 ci-dessus) ainsi que dans l’acte d’accusation dirigé contre eux (voir le résumé de ces faits au paragraphe 49 ci‑dessus).

76. La Cour constitutionnelle estima, sur la base de ces accusations, qu’il existait un risque de fuite pour tous les requérants, vu la sévérité de la peine prévue par la loi pour les infractions qui leur étaient imputées. Elle rejeta également, à l’instar des instances judiciaires pénales concernées, l’allégation des requérants selon laquelle ils avaient fait l’objet d’une enquête et d’une détention provisoire du seul fait d’actes relevant de leur liberté d’expression et de la liberté de la presse.

77. Une minorité de six membres de la Cour constitutionnelle (6 sur 15, dont le président) formulèrent des opinions dissidentes distinctes. Ils estimèrent qu’il n’existait pas de soupçons raisonnables ni de forts soupçons pouvant justifier l’arrestation et la détention des requérants. Ils considérèrent que les soupçons avancés par le parquet et retenus par les autorités compétentes pour la mise et le maintien en détention et selon lesquels les requérants avaient influencé, en leur qualité de membres du conseil administratif de la fondation Cumhuriyet, la rédaction des articles cités dans l’arrêt, n’étaient appuyés par aucune preuve spécifique. Ils estimèrent qu’il n’existait pas non plus d’indice montrant que les requérants avaient agi avec l’intention d’assister les organisations criminelles citées dans l’arrêt. Selon les juges dissidents, les poursuites engagées contre les membres du conseil administratif en raison des articles rédigés par d’autres journalistes et publiés sous la responsabilité du directeur des publications du journal étaient contraires au principe de l’individualité de la responsabilité pénale, et aucun indice n’avait été avancé afin de mettre en doute les réponses en défense des requérants contre ces accusations, ces réponses étant en conformité avec le déroulement normal de la vie. Les juges dissidents, tout en notant que les soupçons dirigés contre les requérants étaient basés sur des articles de journaux bénéficiant de la liberté d’expression et de la liberté de la presse, estimèrent que les autorités concernées auraient dû être particulièrement attentives dans l’application des mesures aboutissant à la privation de la liberté. Selon ces juges, le changement de la ligne éditoriale du journal ne pouvait constituer à lui seul l’objet d’une infraction pénale. Les juges dissidents précisèrent que l’on ne pouvait poursuivre au pénal les responsables du journal que si la ligne éditoriale de celui-ci visait systématiquement la promotion de l’utilisation de la violence et des méthodes du terrorisme et la légitimation des organisations terroristes. Ils considérèrent de manière générale que l’on ne pouvait pas accuser de façon catégorique les journalistes en énumérant les titres, les articles et les opinions que le journal avait publiés dans un laps de temps déterminé. Une telle approche globalisée, passant sous silence en quoi chacun de ces articles aurait enfreint le CP, réduirait le domaine de l’activité journalistique et exercerait un effet dissuasif sur la liberté de la presse. Les juges dissidents exposèrent que, même si quelques articles susceptibles de soutenir les activités d’une organisation terroriste paraissaient de temps en temps dans un journal, ces articles ne pourraient engager la responsabilité pénale que de leurs auteurs respectifs, mais ne seraient pas suffisants pour prouver que le journal dans son ensemble avant changé de ligne éditoriale.

78. Les juges dissidents rappelèrent que la Cour constitutionnelle avait annulé les dispositions de la loi antiterroriste prévoyant la responsabilité des propriétaires des journaux en raison des articles qui y étaient publiés, en se basant sur l’individualité de la responsabilité pénale. Ils estimèrent que les autorités de l’enquête pénale n’avaient aucunement démontré dans la présente affaire comment la responsabilité des requérants, qui étaient dans une situation assimilable à celle de propriétaires du journal, aurait pu être engagée.

79. Les juges dissidents rappelèrent aussi la jurisprudence de la Cour constitutionnelle selon laquelle l’exigence de forts soupçons prévus à l’article 19 de la Constitution pour ordonner une privation de liberté demeurait en vigueur même pendant l’état d’urgence.

80. Ils indiquèrent également que la ligne éditoriale d’un journal était protégée par la liberté d’expression et par la liberté de la presse. Ils ajoutèrent que ces libertés, qui permettent au public d’être informé de différentes versions de faits et de lire des opinions critiques au sujet d’événements d’actualité et de questions de gouvernance, procurent une contribution indispensable au fonctionnement d’un régime démocratique et pluraliste. Celles-ci seraient également valables pour les opinions minoritaires exprimées dans la société. Selon les juges dissidents, même si certaines publications ou certaines lignes éditoriales pouvaient présenter des ressemblances avec les prétendus objectifs d’organisations terroristes, ces ressemblances ne pouvaient être considérées à elles seules comme une assistance à une organisation terroriste.

3. Pour ce qui est du requérant Mehmet Murat Sabuncu

81. Dans son arrêt du 2 mai 2019, la Cour constitutionnelle observa que le requérant Mehmet Murat Sabuncu était devenu rédacteur en chef du journal Cumhuriyet le 1er septembre 2016, donc postérieurement à la tentative de coup d’État, qu’il avait été accusé par la suite d’être responsable des articles publiés dans le journal, qu’on lui avait aussi reproché de s’être opposé aux opérations menées par les forces de l’ordre contre les médias contrôlés par l’organisation FETÖ/PDY et d’avoir tenté de donner l’impression, par la publication de messages sur les réseaux sociaux, que les membres de cette organisation étaient des victimes, d’avoir permis au quotidien Cumhuriyet de faire de la propagande en faveur du PKK en diffusant les messages de cette organisation et d’avoir ainsi aidé ces deux organisations terroristes.

La Cour constitutionnelle se prononça sur ces points en des termes suivants :

« 53. Dans l’ordonnance de la mise en détention, il a été constaté que l’entreprise d’information (Yenigün) était la société commerciale qui assurait la publication du quotidien, que la Fondation (Cumhuriyet), qui détenait le droit de marque et de publication du quotidien, était une institution supérieure au journal et à l’entreprise de publication, de sorte qu’il existait un lien organique entre la Fondation, l’entreprise d’information et le quotidien, qu’après l’élection (…) comme membres du conseil d’administration de la Fondation des personnes ayant un rapport avec le FETÖ/PDY, le journal avait changé sa ligne étatiste, laïque et nationaliste et avait ciblé l’État, que beaucoup de titres, de nouvelles et d’articles susceptibles de créer une perception en faveur des organisations de FETÖ/PDY et de PKK avaient été publiés dans le quotidien, que ce dernier avait voilé (manipule) les faits au profit des organisations terroristes, essayant ainsi de rendre le pays ingérable, et il a été conclu que le requérant était aussi responsable de ces publications en sa qualité de directeur de publications et qu’il existait une forte suspicion de culpabilité à son égard. Dans l’ordonnance susmentionnée, les publications du quotidien postérieures à 2013 ont été mentionnées à l’appui de l’accusation. Dans l’acte d’accusation, les changements survenus au conseil d’administration de la Fondation en 2013 et plus tard ainsi que les nouvelles et articles publiés dans le journal dans la même période et faisant l’objet de l’accusation ont été mentionnés.

54. En conséquence, le requérant n’a pas été accusé pour avoir écrit une nouvelle ou un article publiés dans le journal. Il a été conclu que le chef de l’accusation portée contre le requérant se basait sur le fait qu’il était responsable des titres, des informations et des articles publiés dans le journal parce qu’il en était le directeur des publications. Il a été aussi allégué que le requérant s’était opposé aux opérations effectuées par les autorités judiciaires contre les organes de publications FETÖ/PDY et avait tenté, par ses messages publiés sur les réseaux sociaux, de faire passer les membres du FETÖ/PDY comme des victimes, et aussi, avait soutenu, par ses messages publiés sur les réseaux sociaux, la publication de propagande du PKK, aidant ainsi les organisations terroristes susmentionnées.

55. Par ailleurs, l’acte d’accusation alléguait que le requérant avait eu des communications téléphoniques avec des personnes qui faisaient l’objet d’une enquête pour des délits liés au FETÖ/PDY ou qui étaient des utilisateurs de Bylock. Les points susmentionnés n’ont pas fait l’objet d’une accusation distincte, mais ont été invoqués en relation avec l’accusation principale susmentionnée dirigée contre le requérant. »

82. La Cour constitutionnelle se référa aux articles du quotidien invoqués par les autorités judiciaires ordonnant la détention du requérant Mehmet Murat Sabuncu (paragraphe 23 par référence au paragraphe 25 ci‑dessus) et, notamment (en les citant particulièrement), à ceux mentionnés dans l’acte d’accusation du 3 avril 2017 (paragraphes 45-47 ci-dessus). Elle estima dès lors qu’on ne pouvait pas dire qu’il n’existait pas de raisons plausibles de soupçonner l’intéressé d’avoir commis une infraction pénale nécessitant son placement en détention provisoire. Elle estima, sur la base de ces accusations, qu’il existait, à l’époque des faits, un risque de fuite compte tenu de la sévérité de la peine prévue par la loi pour les infractions imputées. Elle rejeta également, à l’instar des instances judiciaires pénales concernées, l’allégation du requérant Mehmet Murat Sabuncu que l’enquête dirigée contre lui et sa détention provisoire avaient pour but de réprimer des actes relevant de la liberté d’expression et de la liberté de la presse.

83. La Cour constitutionnelle conclut, à la majorité, que les mesures de mise et de maintien en détention du requérant Mehmet Murat Sabuncu étaient fondées et dépourvues d’arbitraire.

84. Une minorité des membres de la Cour constitutionnelle (6 juges sur 15, dont le président) formulèrent des opinions dissidentes distinctes dans l’affaire Mehmet Murat Sabuncu. Ils rappelèrent leurs opinions relatives à la liberté d’expression telles qu’exposées dans l’affaire Önder Çelik et autres et selon lesquelles la ligne éditoriale d’un journal se trouvait sous la protection de la liberté d’expression et de la liberté de la presse. Ils indiquèrent que ces libertés, en assurant que le peuple soit informé de différentes versions de faits et d’opinions critiques au sujet d’événements d’actualité et de questions de gouvernance, procuraient une contribution indispensable au fonctionnement d’un régime démocratique et pluraliste et étaient aussi valables pour les opinions minoritaires exprimées dans la société. Même si, selon ces juges, certaines publications ou lignes éditoriales pouvaient présenter des ressemblances avec les prétendus objectifs d’organisations terroristes, ces ressemblances ne pouvaient pas être considérées comme une assistance à des organisations terroristes.

85. Quant à l’existence de soupçons de commission du crime d’assistance à des organisations terroristes, les juges dissidents soulignèrent qu’aucun des articles mentionnés par l’accusation n’avait été rédigé par le requérant Mehmet Murat Sabuncu lui-même. Ils notèrent que l’accusation n’avait même pas tenté de démontrer comment chacun des articles mentionnés aurait enfreint le CP, mais qu’elle s’était contentée d’énumérer ces articles l’un après l’autre pour finalement alléguer que la ligne éditoriale du journal avait changé dans le sens des objectifs déclarés des organisations terroristes mentionnées. Or, selon eux, la liberté d’expression et en particulier la liberté de la presse protégeaient la transmission au public de toutes les opinions dissidentes et le droit du public à être informé.

86. Quelques juges dissidents firent aussi observer que les articles incriminés cités dans les décisions de mise en détention n’avaient pas été publiés durant la période où le requérant Mehmet Murat Sabuncu était directeur des publications, mais qu’ils avaient été publiés avant septembre 2016, date de la nomination de l’intéressé à ce poste. Selon d’autres juges dissidents, les partages de Mehmet Murat Sabuncu sur les réseaux sociaux, critiquant d’une part les procédures judiciaires déclenchées contre les médias accusés d’être proches de l’organisation FETÖ, et faisant état d’autre part de ses inquiétudes quant à la probabilité d’armer les milieux civils proches du gouvernement, étaient protégés par la liberté d’expression.

4. Pour ce qui est du requérant Akın Atalay

87. Quant à la responsabilité du requérant Akın Atalay en raison de nouvelles et articles publiés au quotidien Cumhuriyet et incriminés par le juge de paix et par le parquet intervenus dans la présente affaire, la Cour constitutionnelle fit des constats similaires à ceux exposés pour les autres requérants. Elle se prononça dans les termes suivants :

« … 52. Dans l’ordonnance de la mise en détention, il a été constaté que l’entreprise d’information (Yenigün) était la société commerciale qui assurait la publication du quotidien, et la Fondation (Cumhuriyet), qui détenait le droit de marque et de publication du quotidien, était une institution supérieure au journal et à l’entreprise de publication, de sorte qu’il existait un lien organique entre la Fondation, l’entreprise d’information et le quotidien, qu’après l’élection comme membres du conseil d’administration de la Fondation (…) des personnes ayant un rapport avec le FETÖ/PDY, le journal avait changé sa ligne éditoriale étatiste, laïque et nationaliste et avait pris pour cible l’État, que beaucoup de titres, de nouvelles et d’articles susceptibles de créer une perception en faveur des organisations de FETÖ/PDY et de PKK avaient été publiés dans le quotidien, que ce dernier avait voilé (manipulé) les faits pour servir les fins des organisations terroristes, essayant ainsi de rendre le pays ingérable, et il a été conclu que les membres du conseil d’administration de la Fondation, y inclus le requérant, étaient responsables de ces publications et qu’il existait une forte suspicion de culpabilité à leur égard. Dans la décision susmentionnée, les publications du quotidien postérieures à l’année 2013 ont été mentionnées à l’appui de l’accusation. Dans l’acte d’accusation, les changements survenus au conseil d’administration de la Fondation en 2013 et plus tard ainsi que des nouvelles et des articles publiés dans le journal dans la même période et faisant l’objet de l’accusation ont été mentionnés.

53. En conséquence, le requérant n’a pas été accusé pour avoir écrit une nouvelle ou un article publiés dans le journal. Il a été conclu que le chef de l’accusation portée contre le requérant en raison des informations et des articles publiés dans le quotidien se basait sur le fait qu’il était membre des conseils d’administration de la Fondation et de l’entreprise d’information, qu’il était président du comité exécutif (du conseil d’administration de la Fondation) et qu’il était donc dans une position active dans le journal. Il a été aussi allégué que le requérant s’était opposé aux opérations effectuées par les autorités judiciaires contre les organes de publications du FETÖ/PDY et avait tenté, par ses messages publiés sur les réseaux sociaux, de faire passer les membres du FETÖ/PDY comme des victimes, aidant ainsi cette organisation terroriste.

54. Par ailleurs, l’acte d’accusation alléguait qu’il existait des actes financiers entre d’une part des personnes et des entreprises ayant un rapport avec le FETÖ/PDY et d’autre part le quotidien et l’entreprise de publications, liés à la Fondation dont le requérant était vice-président du conseil d’administration, que le requérant avait eu des communications téléphoniques avec des personnes qui faisaient l’objet d’une enquête pour des délits liés au FETÖ / PDY ou qui étaient des utilisateurs de Bylock. Les points susmentionnés n’ont pas fait l’objet d’une accusation distincte, mais ont été invoqués en relation avec l’accusation principale susmentionnée dirigée contre le requérant. »

88. Ensuite, la Cour constitutionnelle, après avoir rappelé les faits qui avaient été reprochés au requérant Akın Atalay par les autorités dans les ordonnances de mise en détention provisoire de l’intéressé et de maintien de cette mesure (paragraphe 23 par référence du paragraphe 26 ci-dessus) et par le parquet dans son acte d’accusation du 3 avril 2017 (paragraphe 48 ci-dessus), estima que l’on ne pouvait dire qu’il n’existait pas de raisons plausibles de le soupçonner d’avoir assisté ladite organisation terroriste en s’opposant aux opérations menées contre les médias contrôlés par l’organisation FETÖ/PDY et en tentant de mettre en doute la légitimité de ces opérations par le biais de ses messages sur les réseaux sociaux, qui donnaient l’impression que les membres de cette organisation terroriste étaient effectivement des victimes.

89. La Cour constitutionnelle conclut finalement qu’il n’était pas arbitraire ni infondé pour les autorités chargées de l’enquête pénale de considérer qu’il existait une forte indication de culpabilité au sujet du requérant, compte tenu du langage utilisé dans les articles publiés dans Cumhuriyet et dans les messages publiés sur les réseaux sociaux incriminés et des effets de ceux-ci sur l’opinion publique au moment de leur publication.

90. À la lumière de ces considérations quant aux griefs tirés du droit à la liberté et à la sécurité, la Cour constitutionnelle rejeta les autres griefs du requérant Akın Atalay, y compris ceux tirés du droit à la liberté d’expression et de la liberté de la presse.

91. La minorité des membres de la Cour constitutionnelle (6 sur 15) formulèrent des opinions dissidentes distinctes dans l’affaire Akın Atalay. Ils indiquèrent que les constats qu’ils avaient faits dans l’affaire Önder Çelik et autres au sujet des poursuites pénales et des mesures de détention imposées aux dirigeants de la fondation Cumhuriyet pour leur prétendue influence sur la ligne éditoriale du journal Cumhuriyet étaient parfaitement transposables à l’affaire Atalay. Selon les juges dissidents, Akın Atalay était aussi poursuivi au pénal non pas pour des articles qu’il avait rédigés lui-même, mais principalement parce qu’il aurait eu une influence sur la rédaction d’autres articles par d’autres journalistes de Cumhuriyet, du fait de sa position de manager au sein de la fondation Cumhuriyet et de la maison d’édition Yenigün. Les juges dissidents estimèrent qu’il était impossible de conclure à l’existence de soupçons en énumérant simplement les faits reprochés au requérant et qu’il aurait fallu examiner les éléments de preuve un par un en fonction des faits et des documents contenus dans le dossier. Ils considérèrent que ni les autorités chargées des poursuites pénales ni la majorité de la Cour constitutionnelle n’avaient procédé à un tel examen.

92. Les juges dissidents firent également observer que, dans les quelques messages qu’il avait partagés sur les réseaux sociaux, le requérant avait non seulement exprimé que les mesures prises contre les organismes considérés comme proches de l’organisation FETÖ/PDY étaient contraires à la loi, mais qu’il avait aussi mentionné les activités illégales de cette organisation dans le passé et reproché au Gouvernement et même à la Cour constitutionnelle de ne pas avoir empêché ces activités. Les juges dissidents conclurent que les autorités chargées de l’enquête n’avaient nullement motivé leur décision selon laquelle ces partages de messages sur les réseaux sociaux n’étaient pas protégés par la liberté d’expression.

5. Pour ce qui est des requérants Turhan Günay et Ahmet Kadri Gürsel

93. Dans son arrêt du 11 janvier 2018 concernant le requérant Turhan Günay, la Cour constitutionnelle conclut à une violation du droit à la liberté de l’intéressé en estimant qu’il n’existait pas à l’encontre de ce dernier de forts soupçons selon lesquels il avait commis les infractions pénales qui lui étaient reprochées et qui pouvaient justifier sa mise en détention provisoire. Elle nota à cet égard que l’intéressé n’était pas accusé en raison d’un article qu’il avait rédigé lui-même, mais qu’on lui reprochait d’être membre du conseil d’administration de la fondation et ainsi d’être responsable, comme les autres membres de ce conseil, du changement de la ligne éditoriale et des articles manipulateurs et servant la cause d’organisations terroristes publiés dans le journal. Elle releva cependant que l’intéressé ne faisait plus partie de la direction du journal depuis 2013 et que son nom ne figurait pas parmi les membres du conseil d’administration, et que les faits reprochés avaient eu lieu après 2013. Elle considéra dès lors qu’il n’y avait pas lieu d’examiner les griefs tirés d’une méconnaissance de la liberté d’expression, puisqu’aucun fait relatif à une éventuelle influence du requérant sur les publications du journal n’avait été révélé. La Cour constitutionnelle accorda également au requérant des frais et dépens. Comme le requérant n’avait pas formulé de demande d’indemnité en estimant qu’un constat de violation constituerait la réparation des dommages qu’il aurait subis et comme il était déjà mis en libération provisoire, la Cour constitutionnelle décida qu’il n’y avait pas lieu de prendre des mesures supplémentaires dans cette affaire.

94. Dans son arrêt du 2 mai 2019 concernant le requérant Ahmet Kadri Gürsel, la Cour constitutionnelle estima qu’il n’existait pas à l’encontre du requérant de forts soupçons de commission des infractions pénales reprochées. Elle nota à cet égard que, bien que les autorités d’enquête avaient soutenu que le requérant, en sa qualité de conseiller éditorial, était responsable des nouvelles et des articles publiés dans le journal Cumhuriyet, elles n’avaient pas précisé en quoi son rôle – limité uniquement au conseil éditorial – avait eu une incidence sur la politique éditoriale du journal. Elle indiqua que, même si l’on pouvait dire que l’article en cause rédigé par le requérant avait un style dur, critique et acerbe, ses propos n’incitaient pas explicitement à la violence ni à la commission d’actes terroristes. Elle estima en outre que la rencontre du requérant avec des personnes ayant fait l’objet d’une enquête en raison d’une infraction liée à une organisation terroriste ne pouvait en soi être un motif d’accusation. Sur ce point, elle expliqua qu’il aurait dû être prouvé que ces rencontres avaient eu lieu dans le cadre d’une activité organisationnelle. Or en l’espèce, elle constata que les autorités chargées de l’enquête n’avaient pas indiqué à quelles fins le requérant avait rencontré ces personnes. La Cour constitutionnelle conclut finalement à une violation du droit à la liberté et à une violation de la liberté d’expression. La Cour constitutionnelle accorda également au requérant des frais et dépens. Comme le requérant n’avait pas formulé de demande d’indemnité en estimant qu’un constat de violation constituerait la réparation des dommages qu’il aurait subis et comme il était déjà mis en libération provisoire, la Cour constitutionnelle décida qu’il n’y avait pas lieu de prendre des mesures supplémentaires dans cette affaire.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES ET INTERNATIONAUX PERTINENTS

A. Les dispositions pertinentes de la Constitution

95. L’article 19 de la Constitution se lit ainsi en ses parties pertinentes en l’espèce :

« Chacun jouit de la liberté et de la sécurité individuelles.

(…)

Les personnes contre lesquelles existent de sérieuses présomptions de culpabilité ne peuvent être détenues qu’en vertu d’une décision du juge et en vue d’empêcher leur évasion ou la destruction ou l’altération des preuves ou encore dans d’autres cas prévus par la loi qui rendent également leur détention nécessaire. Il ne peut être procédé à aucune arrestation sans décision judiciaire sauf en cas de flagrant délit ou dans les cas où un retard serait préjudiciable ; les conditions en seront indiquées par la loi.

(…)

La personne arrêtée ou placée en détention est traduite devant un juge au plus tard dans les quarante-huit heures ou, en ce qui concerne les délits collectifs, dans les quatre jours, sous réserve de la période nécessaire pour la conduire devant le tribunal le plus proche de son lieu de détention. Nul ne peut être privé de liberté au-delà de ces délais sauf en cas de décision du juge. Ces délais peuvent être prolongés en cas d’état d’urgence, d’état de siège et de guerre.

(…)

Les personnes placées en détention ont le droit de demander à être jugées dans un délai raisonnable et à être mises en liberté pendant le cours de l’enquête ou des poursuites. La mise en liberté peut être subordonnée à une garantie en vue d’assurer la comparution de l’intéressé à l’audience pendant tout le cours du procès ou l’exécution de la condamnation.

Toute personne privée de sa liberté pour une raison quelconque a le droit d’introduire une requête devant une autorité judiciaire compétente afin d’obtenir une décision à bref délai sur sa situation et sa libération immédiate dans le cas où cette privation est illégale.

(…) »

B. Les dispositions pertinentes du code pénal

96. Les parties pertinentes en l’espèce de l’article 220 du code pénal (CP), qui prévoit le délit de constitution d’une organisation en vue de commettre une infraction pénale, se lisent ainsi :

« …

(6) Quiconque commet une infraction au nom d’une organisation [illégale], même sans être membre de cette organisation, sera aussi condamné en tant que membre de ladite organisation. La peine à infliger pour appartenance à l’organisation peut être réduite de moitié. Ce paragraphe ne s’applique qu’aux organisations armées.

(7) Quiconque assiste une organisation [illégale] sciemment et intentionnellement, (bilerek ve isteyerek), même sans appartenir à la structure hiérarchique de l’organisation, sera condamné en tant que membre de l’organisation. Selon la nature de l’aide, la peine à infliger pour appartenance à l’organisation peut être réduite jusqu’à un tiers.

(8) Quiconque fait de la propagande en faveur de l’organisation [créée en vue de commettre des infractions], en légitimant, en faisant l’apologie ou en incitant à utiliser des méthodes comme la force, la violence ou la menace, est passible d’une peine d’emprisonnement allant de un à trois ans. »

97. L’article 314 du CP, qui prévoit le crime d’appartenance à une organisation armée, se lit comme suit :

« 1. Quiconque constitue ou dirige une organisation en vue de commettre les infractions énoncées aux quatrième et cinquième sections du présent chapitre (crimes contre l’État et l’ordre constitutionnel) sera condamné à une peine de dix à quinze ans d’emprisonnement.

2. Tout membre d’une organisation telle que mentionnée au premier alinéa sera condamné à une peine de cinq à dix ans d’emprisonnement.

3. Les dispositions applicables au délit de constitution d’une organisation en vue de commettre une infraction pénale s’appliquent intégralement au présent crime. »

C. Les dispositions pertinentes du code de procédure pénale

98. La détention provisoire est régie par les articles 100 et suivants du code de procédure pénale (CPP). D’après l’article 100 de ce code, une personne peut être placée en détention provisoire lorsqu’il existe des éléments factuels permettant de la soupçonner fortement d’avoir commis une infraction et lorsque son placement en détention est justifié par l’un des motifs énumérés dans cette disposition, à savoir : la fuite ou le risque de fuite du suspect, et le risque que celui-ci dissimule ou altère des preuves ou influence des témoins. Pour certains crimes, notamment les crimes contre la sécurité de l’État et l’ordre constitutionnel, l’existence de forts soupçons pesant sur la personne suffit à justifier le placement en détention provisoire.

99. L’article 101 du CPP dispose que la détention provisoire est ordonnée au stade de l’instruction par un juge de paix à la demande du procureur de la République et au stade du jugement par le tribunal compétent, d’office ou à la demande du procureur. Les décisions concernant le placement et le maintien en détention provisoire peuvent faire l’objet d’une opposition devant un autre juge de paix ou devant un autre tribunal. Les décisions y relatives doivent être motivées en droit et en fait.

100. Selon l’article 108 du CPP, au cours de la phase d’instruction, un juge de paix doit examiner la question relative à la détention provisoire d’une personne à des intervalles réguliers ne pouvant excéder 30 jours. En même temps, le détenu peut également déposer une demande afin d’obtenir sa remise en liberté. Au stade du procès, la détention provisoire est examinée par le tribunal compétent à l’issue de chaque audience et en tout cas dans un délai ne pouvant excéder 30 jours.

101. L’article 141 § 1 a) et d) du CPP est ainsi libellé :

« Peut demander réparation de ses préjudices (…) à l’État, toute personne (…) :

a. qui a été arrêtée, placée ou maintenue en détention dans des conditions et des circonstances non conformes aux lois ;

(…)

d. qui, même régulièrement placée en détention provisoire au cours de l’enquête ou du procès, n’est pas traduite dans un délai raisonnable devant l’autorité de jugement et concernant laquelle une décision sur le fond n’est pas rendue dans ce même délai ;

(…) »

102. L’article 142 § 1 du même code se lit comme suit :

« La demande d’indemnisation peut être présentée dans les trois mois suivant la notification à l’intéressé du caractère définitif de la décision ou du jugement et dans tous les cas de figure dans l’année suivant la date à laquelle la décision ou le jugement sont devenus définitifs. »

103. Selon la jurisprudence de la Cour de cassation, il n’est pas nécessaire d’attendre une décision définitive sur le fond de l’affaire pour se prononcer sur les demandes d’indemnisation introduites en application de l’article 141 du CPP en raison de la durée excessive d’une détention provisoire (décisions du 16 juin 2015 E. 2014/21585 – K. 2015/10868 et E. 2014/6167 – K. 2015/10867).

D. La jurisprudence de la Cour constitutionnelle

104. Dans ses décisions du 4 août 2016 (no 2016/12) relative au licenciement de deux membres de la Cour constitutionnelle et du 20 juin 2017 (Aydın Yavuz et autres (no 2016/22169)) relative à la mise en détention provisoire d’une personne, la Cour constitutionnelle a fourni des informations et une évaluation relatives à la tentative de coup d’État militaire et ses conséquences. Elle y a examiné en détail les faits à l’origine de la déclaration de l’état d’urgence d’un point de vue constitutionnel. À la suite de cet examen, la Cour constitutionnelle a considéré que la tentative de coup d’État militaire du 15 juillet 2016 était une attaque claire et grave contre les principes constitutionnels selon lesquels la souveraineté appartient sans condition et sans réserve à la nation qui l’exerce par l’intermédiaire des organes habilités et que nul individu ou organe ne pouvait exercer une compétence étatique qui ne trouvait pas sa source dans la Constitution de même que les principes de démocratie, de l’État de droit et des droits de l’homme. La Cour constitutionnelle a estimé que la tentative de coup d’État militaire a révélé de manière concrète la sévérité des menaces contre l’ordre constitutionnel démocratique et les droits de l’homme. Après avoir résumé les attaques survenues durant la nuit du 15 au 16 juillet 2016, elle a souligné que, afin de pouvoir évaluer la gravité de la menace causée par un coup d’État militaire, il fallait également prendre en compte les risques qui auraient pu se présenter dans le cas où le coup d’État militaire n’aurait pas pu être évité. La Cour constitutionnelle a considéré que le fait que cette tentative avait eu lieu à une époque où la Turquie subissait de violentes attaques de la part de nombreuses organisations terroristes rendait le pays encore plus vulnérable et augmentait considérablement la gravité de la menace contre la vie et l’existence de la nation. Elle a noté que, dans certains cas, il pouvait être impossible pour un État d’éliminer les menaces contre son ordre constitutionnel démocratique, les droits fondamentaux et la sécurité nationale par le biais des procédures administratives ordinaires. Elle a estimé qu’il pouvait dès lors être nécessaire d’imposer des procédures administratives extraordinaires, telles que le régime d’état d’urgence, jusqu’à ce que ces menaces soient éliminées. Considérant les menaces causées par la tentative de coup d’État militaire du 15 juillet 2016, elle a accepté que le Conseil des ministres, réuni sous la présidence du président de la République, ait le pouvoir de promulguer des décrets-lois sur les sujets qui rendaient la déclaration de l’état d’urgence nécessaire. Dans ce contexte, la Cour constitutionnelle a également insisté sur le fait que l’état d’urgence était un régime légal provisoire, dans lequel toute ingérence dans les droits fondamentaux devait être prévisible et dont le but était le retour au régime ordinaire afin de garantir les droits fondamentaux.

E. Les textes du Conseil de l’Europe

Le 15 février 2017, le Commissaire aux droits de l’homme publia un mémorandum relatif à la liberté d’expression et à la liberté des médias en Turquie, suite à ses visites en 2016. Les parties de ce mémorandum directement liées à la présente affaire se trouvent dans les paragraphes 79‑89 sous la rubrique « Detentions on remand causing a chilling effect ».

En outre, les textes du Conseil de l’Europe et autres instruments internationaux pertinents relatifs à la protection et au rôle des défenseurs des droits de l’homme, y inclus des journalistes, sont décrits dans l’arrêt Aliyev c. Azerbaïdjan (nos 68762/14 et 71200/14, §§ 88-92, 20 septembre 2018) et dans l’arrêt Kavala c. Turquie (no 28749/18, §§ 74-75, 10 décembre 2019).

III. LA NOTIFICATION DE DÉROGATION DE LA TURQUIE

105. Le 21 juillet 2016, le Représentant permanent de la Turquie auprès du Conseil de l’Europe a transmis au Secrétaire Général du Conseil de l’Europe la notification de dérogation suivante :

« [Traduction]

Je communique la notification suivante du Gouvernement de la République de Turquie.

Le 15 juillet 2016, une tentative de coup d’État de grande envergure a été organisée dans la République de Turquie pour renverser le gouvernement démocratiquement élu et l’ordre constitutionnel. Cette tentative ignoble a été déjouée par l’État turc et des personnes agissant dans l’unité et la solidarité. La tentative de coup d’État et ses conséquences ainsi que d’autres actes terroristes ont posé de graves dangers pour la sécurité et l’ordre publics, constituant une menace pour la vie de la nation au sens de l’article 15 de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales.

La République de Turquie prend les mesures nécessaires prévues par la loi, conformément à la législation nationale et à ses obligations internationales. Dans ce contexte, le 20 juillet 2016, le Gouvernement de la République de Turquie a déclaré un état d’urgence pour une durée de trois mois, conformément à la Constitution (article 120) et la Loi no 2935 sur l’état d’urgence (article 3/1 b). (…)

La décision a été publiée au Journal officiel et approuvée par la Grande Assemblée nationale turque le 21 juillet 2016. Ainsi, l’état d’urgence prend effet à compter de cette date. Dans ce processus, les mesures prises peuvent impliquer une dérogation aux obligations découlant de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales, admissible à l’article 15 de la Convention.

Je voudrais donc souligner que cette lettre constitue une information aux fins de l’article 15 de la Convention. Le Gouvernement de la République de Turquie vous gardera, Monsieur le Secrétaire Général, pleinement informé des mesures prises à cet effet. Le Gouvernement vous informera lorsque les mesures auront cessé de s’appliquer.

(…) »

EN DROIT

I. QUESTION PRÉLIMINAIRE SUR LA DÉROGATION DE LA TURQUIE

106. Le Gouvernement indique qu’il convient d’examiner tous les griefs des requérants en ayant à l’esprit la dérogation notifiée le 21 juillet 2016 au Secrétaire Général du Conseil de l’Europe au titre de l’article 15 de la Convention. Il estime à cet égard que, ayant usé de son droit de dérogation à la Convention, la Turquie n’a pas enfreint les dispositions de cette dernière. Dans ce contexte, il argue qu’il existait un danger public menaçant la vie de la nation en raison des risques engendrés par la tentative de coup d’État militaire et que les mesures prises par les autorités nationales en réponse à ce danger étaient strictement exigées par la situation.

107. Les requérants contestent la thèse du Gouvernement. Selon eux, l’application de l’article 15 de la Convention ne pouvait entraîner la suppression de l’ensemble des garanties reconnues par l’article 5. Ils soutiennent qu’il n’existait pas de soupçons raisonnables quant à la commission par eux d’une infraction, qu’ils se sont rendus eux-mêmes dans les locaux de la police pour faire leur déposition, et que le requérant Akın Atalay était même rentré de l’étranger à cette fin.

108. La Cour observe que la détention provisoire des requérants a eu lieu pendant la période de l’état d’urgence. Elle note également que les poursuites pénales engagées contre eux pendant cette période se sont prolongées au-delà de celle-ci.

109. À ce stade, la Cour rappelle que, dans son arrêt rendu dans l’affaire Mehmet Hasan Altan c. Turquie (no 13237/17, § 93, 20 mars 2018), elle a estimé que la tentative de coup d’État militaire avait révélé l’existence d’un « danger public menaçant la vie de la nation » au sens de la Convention. En ce qui concerne le point de savoir si les mesures prises en l’espèce l’ont été dans la stricte mesure que la situation exigeait et en conformité avec les autres obligations découlant du droit international, la Cour considère qu’un examen sur le fond des griefs des requérants – auquel elle se livrera ci‑après – est nécessaire.

II. SUR LES EXCEPTIONS PRÉLIMINAIRES SOULEVÉES PAR LE GOUVERNEMENT

A. Sur l’exception tirée de l’article 35 § 2 b) de la Convention

110. Le Gouvernement soutient que les requérants ont soumis leurs griefs à une autre instance internationale d’enquête ou de règlement au sens de l’article 35 § 2 b) de la Convention, à savoir le Groupe de travail des Nations unies sur la détention arbitraire (« le GTDA »). Il estime que, même si une organisation non gouvernementale est indiquée comme demandeur devant le GTDA, celle-ci ne pouvait pas fournir certains détails sans bénéficier du soutien des requérants. Le Gouvernement indique aussi que les requérants n’avaient pas informé la Cour de ce qu’ils avaient déjà présenté leur cas à une autre instance internationale et avaient ainsi commis un abus du droit de recours devant la Cour. Les parties pertinentes de l’article 35 § 2 b) de la Convention est ainsi libellé :

« (…) 2. La Cour ne retient aucune requête individuelle introduite en application de l’article 34, lorsque :

(…)

b) elle est essentiellement la même qu’une requête précédemment examinée par la Cour ou déjà soumise à une autre instance internationale d’enquête ou de règlement, et si elle ne contient pas de faits nouveaux.

3. La Cour déclare irrecevable toute requête individuelle introduite en application de l’article 34 lorsqu’elle estime :

a) que la requête est (…) abusive (…). »

111. Les requérants contestent la thèse du Gouvernement. Ils soutiennent tout d’abord que le GTDA a été saisi par un tiers, M. Srinivas, au nom de la fondation Right Livelihood Award Foundation, dont le siège se trouve en Suède, et qu’ils n’ont eux-mêmes introduit aucune requête individuelle devant une quelconque instance internationale. Ils indiquent que le seul lien entre le journal Cumhuriyet et la fondation précitée se résume à l’octroi du prix Right Livelihood au journal un an auparavant. Ils ajoutent que les requérants et l’objet du litige dans les présentes requêtes et dans la procédure devant le GTDA sont différents.

112. La Cour rappelle qu’elle a déjà examiné la procédure devant le GTDA et qu’elle a conclu que ce groupe de travail était bien une « instance internationale d’enquête ou de règlement » au sens de l’article 35 § 2 b) de la Convention (Peraldi c. France ((déc.), no 2096/05, 7 avril 2009).

113. En l’occurrence, la Cour observe qu’il n’est pas établi que les requérants ou leurs proches aient introduit un quelconque recours devant les instances des Nations unies (voir, a contrario, Peraldi, décision précitée) ni qu’ils aient activement participé à une quelconque procédure devant celles‑ci. À cet égard, elle rappelle que, selon sa jurisprudence, si les personnes qui se plaignent devant les deux institutions ne sont pas les mêmes (Folgerø et autres c. Norvège (déc.), no 15472/02, 14 février 2006, et Eğitim ve Bilim Emekçileri Sendikası c. Turquie, no 20641/05, §§ 37, CEDH 2012 (extraits)), la requête introduite devant la Cour ne peut passer pour être « essentiellement la même qu’une requête (…) déjà soumise ».

114. La Cour estime aussi que, compte tenu de la nature de l’affaire, qui portait sur la détention des journalistes et dirigeants d’un journal en raison de la ligne éditoriale de celui-ci, il est conforme au déroulement normal de la vie que les organisations non gouvernementales actives dans le domaine de la liberté de presse se sentent concernées par les événements et prennent l’initiative elles-mêmes pour faire cesser l’ingérence qu’elles estiment injustifiée.

115. Quant à la thèse du Gouvernement selon laquelle il y avait eu un abus du droit de recours individuel car les requérants ne l’auraient pas informée de la procédure devant le GTDA, la Cour se réfère en premier lieu à son constat selon lequel la procédure devant le GTDA avait été initiée et continuée sans la participation des requérants. Elle constate en outre que les autorités judiciaires impliquées dans cette affaire n’ont aucunement pris en considération les conclusions du GTDA et qu’elles ne les ont pas non plus incluses dans le débat juridique devant elles. Ces conclusions, bien qu’elles aient constaté l’irrégularité de la détention des requérants, étaient restées « lettre morte » pour les intéressés au plan national. La Cour considère donc que l’on ne peut conclure à un abus de la part des requérants pour ne pas avoir en premier informé la Cour de la procédure devant le GTDA.

B. Sur les exceptions concernant le recours individuel devant la Cour constitutionnelle

116. Le Gouvernement, qui se réfère principalement aux conclusions de la Cour dans ses décisions Uzun ((déc.), no 10755/13, 30 avril 2013), et Mercan c. Turquie ((déc.), no 56511/16, 8 novembre 2016), reproche aux requérants de ne pas avoir épuisé le recours individuel devant la Cour constitutionnelle.

117. Les requérants combattent l’argument du Gouvernement.

118. La Cour rappelle que l’obligation pour un requérant d’épuiser les voies de recours internes s’apprécie en principe à la date d’introduction de la requête devant la Cour (Baumann c. France, no 33592/96, § 47, CEDH 2001‑V (extraits)). Néanmoins, la Cour tolère que le dernier échelon d’un recours soit atteint après le dépôt de la requête mais avant qu’elle ne se prononce sur la recevabilité de celle-ci (Karoussiotis c. Portugal, no 23205/08, § 57, CEDH 2011 (extraits), Stanka Mirković et autres c. Monténégro, nos 33781/15 et 3 autres, § 48, 7 mars 2017, et Azzolina et autres c. Italie, nos 28923/09 et 67599/10, § 105, 26 octobre 2017).

119. La Cour observe que, le 26 décembre 2016, les requérants ont introduit des recours individuels devant la Cour constitutionnelle, laquelle a rendu ses arrêts sur le fond les 11 janvier 2018 et 2 et 3 mai 2019.

120. Par conséquent, la Cour rejette également cette exception soulevée par le Gouvernement quant aux requérants autres que Turhan Günay et Ahmet Kadri Gürsel.

121. Dans le cas de ces derniers, la Cour estime que, la Cour constitutionnelle ayant conclu, respectivement dans ses arrêts du 11 janvier 2018 et du 2 mai 2019, à la violation de l’article 19 de la Constitution (le droit à la liberté et à la sécurité de la personne) ainsi que, uniquement dans le cas de Ahmet Kadri Gürsel, aussi à la violation des articles 26 et 28 de la Constitution (concernant respectivement la liberté d’expression et la liberté de la presse), ces deux requérants, qui n’avaient pas d’ailleurs demandé d’indemnisation pécuniaire, ne peuvent plus se prétendre victimes dans la présente affaire pour les mêmes faits que ceux dont la Cour constitutionnelle a eu à connaître.

La requête doit donc être déclarée irrecevable quant à ces deux requérants (Turhan Günay et Ahmet Kadri Gürsel), sauf leurs griefs tirés du délai de l’examen de leur recours devant la Cour constitutionnelle afin de contester la légalité de leur détention provisoire (article 5 § 4 de la Convention).

C. Sur l’exception tirée du non-épuisement des voies de recours internes du fait du non-exercice du recours en indemnisation

122. S’agissant des griefs des requérants relatifs à leur détention provisoire, le Gouvernement indique que les intéressés avaient à leur disposition le recours en indemnisation prévu par l’article 141 § 1 a) et d) du CPP. Il estime que les requérants pouvaient, et auraient dû, introduire une action en indemnisation sur le fondement de la disposition susmentionnée.

123. Les requérants contestent la thèse du Gouvernement. Ils soutiennent en particulier qu’une action en indemnisation ne présentait aucune perspective raisonnable de succès pouvant remédier à l’irrégularité de leur détention et/ou aboutir à leur remise en liberté.

124. En ce qui concerne la période pendant laquelle les requérants étaient détenus, la Cour rappelle qu’un recours visant la légalité d’une privation de liberté en cours doit, pour être effectif, offrir à son auteur une perspective de cessation de la privation de liberté contestée (Gavril Yossifov c. Bulgarie, no 74012/01, § 40, 6 novembre 2008, et Mustafa Avci c. Turquie, no 39322/12, § 60, 23 mai 2017). Or elle constate que le recours prévu par l’article 141 du CPP n’est pas une voie de droit susceptible de pouvoir mettre fin à la détention provisoire d’un requérant.

125. Pour ce qui est de la période pendant laquelle les requérants avaient été mis en liberté provisoire, la Cour note que ceux-ci avaient déjà présenté leurs griefs tirés de l’article 5 de la Convention dans le cadre de leur recours constitutionnel. La Cour constitutionnelle a examiné le bien-fondé de ces griefs et elle les a rejetés dans ses arrêts des 2 et 3 mai 2019.

126. La Cour considère que, eu égard au rang et à l’autorité de la Cour constitutionnelle dans le système judiciaire turc, et eu égard à la conclusion à laquelle cette haute juridiction est parvenue concernant ces griefs, un recours indemnitaire fondé sur l’article 141 du CPP n’avait, et n’a, du reste, toujours aucune chance de prospérer (voir, en ce sens, Pressos Compania Naviera S.A. et autres c. Belgique, 20 novembre 1995, § 27, série A no 332, et Carson et autres c. Royaume-Uni [GC], no 42184/05, § 58, CEDH 2010). En conséquence, la Cour estime que les requérants ne sont pas tenus d’utiliser ce recours indemnitaire, même après leur libération.

127. Partant, la Cour conclut que l’exception soulevée par le Gouvernement à cet égard doit être rejetée.

III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 §§ 1 ET 3 DE LA CONVENTION

128. Les requérants (à l’exception de Turhan Günay et Ahmet Kadri Gürsel) se plaignent que leur mise et leur maintien en détention provisoire étaient arbitraires. Ils allèguent notamment que les décisions judiciaires concernant leur mise et leur maintien en détention provisoire n’étaient fondées sur aucun élément de preuve concret indiquant l’existence de raisons plausibles de les soupçonner d’avoir commis une infraction pénale. Ils soutiennent que les faits cités comme étant à l’origine des soupçons à leur encontre ne s’apparentaient qu’à des actes relevant de leurs travaux journalistiques et, donc, de leur liberté d’expression.

129. Ils se plaignent à ces égards d’une violation de l’article 5 §§ 1 et 3 de la Convention, ainsi libellé en ses parties pertinentes en l’espèce :

« 1. Toute personne a droit à la liberté et à la sûreté. Nul ne peut être privé de sa liberté, sauf dans les cas suivants et selon les voies légales :

(…)

c) s’il a été arrêté et détenu en vue d’être conduit devant l’autorité judiciaire compétente, lorsqu’il y a des raisons plausibles de soupçonner qu’il a commis une infraction ou qu’il y a des motifs raisonnables de croire à la nécessité de l’empêcher de commettre une infraction ou de s’enfuir après l’accomplissement de celle-ci ;

(…)

3. Toute personne arrêtée ou détenue, dans les conditions prévues au paragraphe 1 c) du présent article (…) a le droit d’être jugée dans un délai raisonnable, ou libérée pendant la procédure. La mise en liberté peut être subordonnée à une garantie assurant la comparution de l’intéressé à l’audience. »

A. Sur la recevabilité

130. Constatant que ces griefs, à l’exception des griefs des requérants Turhan Günay et Ahmet Kadri Gürsel déjà déclarés irrecevables, ne sont pas manifestement mal fondés au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’ils ne se heurtent par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour les déclare recevables.

B. Sur le fond

1. Arguments des parties

a) Les requérants

131. Les requérants soutiennent qu’il n’existait aucun fait ni aucune information susceptible de persuader un observateur objectif qu’ils avaient commis les infractions qui leur étaient reprochées. Ils ajoutent que les faits à l’origine des soupçons à leur encontre s’apparentaient en principe à des actes relevant de travaux journalistiques effectués pour le quotidien Cumhuriyet, pour lequel ils travaillaient. Les autres faits reprochés par le parquet seraient imaginaires : par exemple, tel était le cas pour ce qui est de l’allégation de soutien financier par des entreprises proches de l’organisation FETÖ au quotidien Cumhuriyet par des publicités confiées, puisque ces transactions ne dépassaient même pas près d’un pour cent des dépenses publicitaires de ces entreprises.

132. Les requérants exposent aussi les points pour lesquels ils estiment que leur mise et leur maintien en détention n’avaient pas respecté les dispositions du droit national et étaient donc irréguliers. Premièrement, ils indiquent que, alors qu’ils avaient été arrêtés car ils étaient soupçonnés d’avoir mené des activités au nom d’organisations terroristes sans être membres de celles-ci, les motifs exposés dans les ordonnances de mise en détention mentionnaient de la propagande pour des organisations terroristes (infraction prévue par l’article 220 § 8 du CP) et ne justifiaient aucunement les principaux soupçons qui pesaient sur eux. Deuxièmement, ils estiment que les soupçons formulés à leur égard n’avaient pas été individualisés, ce qui, selon eux, était contraire au CPP. En effet, ils exposent que, même si les ordonnances de mise en détention étaient distinctes et rédigées séparément au nom de chaque requérant, il leur y était globalement reproché à tous d’avoir été responsables de la ligne éditoriale du quotidien du fait de leurs positions de managers. Troisièmement, les requérants arguent que, selon la loi sur la presse, les propriétaires et les rédacteurs en chef d’un journal ne sont responsables des articles constitutifs d’une infraction pénale que si les auteurs de ces derniers ne sont pas identifiés. Ils considèrent donc que leur responsabilité pénale ne devait pas être engagée pour les articles mentionnés dans les ordonnances de détention et dans l’acte d’accusation. Ils ajoutent que le requérant Mehmet Murat Sabuncu avait été le directeur des publications à partir du 1er septembre 2016 et que le requérant Kadri Gürsel avait été le conseiller des publications à partir du 20 septembre 2016, et que les articles incriminés avaient été publiés avant ces dates.

Les requérants contestent aussi les motifs invoqués par les instances judiciaires pour les maintenir en détention provisoire.

b) Le Gouvernement

133. Le Gouvernement, se référant aux principes tirés de la jurisprudence de la Cour en la matière (Fox, Campbell et Hartley c. Royaume‑Uni, 30 août 1990, § 32, série A no 182, et İpek et autres c. Turquie, nos 17019/02 et 30070/02, 3 février 2009), déclare tout d’abord que les requérants ont été arrêtés et placés en détention provisoire lors d’une enquête pénale engagée dans le cadre de la lutte contre des organisations terroristes.

134. Il soutient ensuite que, selon les informations contenues dans le dossier d’enquête, les soupçons selon lesquels le journal dans lequel travaillaient les requérants agissait dans le sens des objectifs des organisations terroristes telles que le FETÖ/PDY, le PKK et le DHKP/C et menait des activités en vue de susciter une guerre civile et de rendre le pays ingouvernable avant et après le 15 juillet 2016 avaient constitué la base de l’enquête menée à l’encontre des requérants.

135. Le Gouvernement tient à souligner que l’organisation FETÖ/PDY est une organisation terroriste atypique d’un genre absolument nouveau. Cette organisation aurait d’abord placé ses membres dans toutes les organisations et institutions publiques, à savoir l’appareil judiciaire, les forces de sécurité et les forces armées, et ce de façon apparemment légale. De plus, elle aurait créé une structure parallèle en mettant en place sa propre organisation dans tous les domaines, dont les médias de masse, les syndicats, le secteur financier, et l’enseignement. D’autre part, le FETÖ/PDY, en plaçant insidieusement ses membres dans les organes de presse qui ne faisaient pas partie de sa propre organisation, aurait essayé de guider les publications de ces organes dans le but de faire passer des messages subliminaux à l’opinion publique et de manipuler ainsi cette dernière pour atteindre ses propres objectifs.

136. Le Gouvernement expose aussi que le but ultime de l’organisation terroriste PKK a été fixé par Abdullah Öcalan et ses amis en 1978, date à laquelle ils l’ont fondée, et que ce but est d’établir un État indépendant du Kurdistan sur la base des principes marxistes et léninistes dans une zone couvrant l’est et le sud-est de la Turquie et une partie de la Syrie, de l’Iran et de l’Irak. Il indique que le KCK est un modèle politique de reconstruction de la société kurde, par le biais de structures administratives et judiciaires, en conformité avec le but ultime du PKK. Selon le Gouvernement, le PKK et ses sous-groupes ont mené des activités terroristes ayant porté atteinte au droit à la vie (plusieurs dizaines de milliers de morts et de blessés, dont des civils et des membres des forces de l’ordre dans la période précédant la tentative de coup d’État), au droit à la liberté et à la sécurité, au droit au respect du domicile et au droit à la propriété dans plusieurs régions de Turquie. En particulier, ces organisations auraient augmenté le nombre de leurs attaques terroristes afin de déclarer la soi-disant autonomie de certains départements du sud-est de la Turquie et de faire pression sur la population de cette région en empêchant la libre circulation en creusant des fossés, en installant des barricades et en posant des bombes aux entrées et sorties des villes, et en utilisant des armes de guerre.

137. Le Gouvernement soutient également que, eu égard aux éléments de preuve recueillis dans le cadre de l’enquête pénale menée en l’espèce, il était objectivement possible de parvenir à la conviction qu’il existait des raisons plausibles de soupçonner les requérants d’avoir commis les infractions qui leur étaient reprochées. Il ajoute que, compte tenu des éléments de preuve obtenus lors de l’enquête, des procédures pénales ont été engagées à l’encontre des requérants, et que celles-ci sont actuellement en cours devant les juridictions nationales.

2. Les tiers intervenants

a) Le Commissaire aux droits de l’homme

138. Le Commissaire aux droits de l’homme souligne que le recours excessif à la mesure de détention est un problème de longue date en Turquie. Il note à cet égard que deux cent dix journalistes ont été mis en détention provisoire durant l’état d’urgence, sans compter ceux qui ont été arrêtés et remis en liberté après avoir été interrogés. Il affirme que le nombre élevé de journalistes détenus s’explique entre autres par la pratique des juges, ceux-ci tendant souvent à ignorer le caractère exceptionnel de la mesure de détention, et il précise à cet égard qu’il s’agit d’une mesure de dernier recours qui ne devrait être appliquée que lorsque toutes les autres options sont jugées insuffisantes. Il ajoute que, dans la majorité des affaires relatives à la détention provisoire des journalistes, les intéressés sont accusés d’infractions liées au terrorisme sans qu’il n’y ait de preuves établissant leur participation à des activités terroristes. À cet égard, le Commissaire aux droits de l’homme déclare être frappé par la faiblesse des accusations et le contenu politique des décisions relatives à la mise et au maintien en détention provisoire des intéressés.

b) Le Rapporteur spécial

139. Le Rapporteur spécial signale que, depuis la déclaration d’état d’urgence, un grand nombre de journalistes ont été mis en détention provisoire sur le fondement d’accusations vagues et sans preuves suffisantes.

140. Selon le Rapporteur spécial, les faits cumulatifs relatifs aux poursuites des journalistes laisseraient penser que, sous prétexte de combattre le terrorisme, les autorités nationales procèdent à des interprétations larges et imprévisibles de la loi pénale et des éléments des dossiers d’enquête et, ainsi, répriment arbitrairement la liberté d’expression par des procédures pénales et des mesures de détention. Par exemple, l’accusation trouve à l’encontre des journalistes incriminés des chefs d’accusation comme avoir eu des communications téléphoniques avec des personnes qui auraient utilisé le système Bylock, sans prendre en compte que les journalistes incriminés n’avaient jamais utilisé eux-mêmes ce système.

c) Les organisations non gouvernementales intervenantes

141. Les organisations non gouvernementales intervenantes indiquent que, depuis la tentative de coup d’État militaire, plus de cent cinquante journalistes ont été mis en détention provisoire. Insistant sur le rôle crucial joué par les médias dans une société démocratique, elles critiquent l’usage des mesures résultant en la privation de liberté des journalistes.

3. L’appréciation de la Cour

a) Principes pertinents

142. La Cour rappelle d’abord que l’article 5 de la Convention garantit un droit de très grande importance dans « une société démocratique » au sens de la Convention, à savoir le droit fondamental à la liberté et à la sûreté (Assanidzé c. Géorgie [GC], no 71503/01, § 169, CEDH 2004-II).

143. Tout individu a droit à la protection de ce droit, c’est-à-dire à ne pas être ou rester privé de liberté (Weeks c. Royaume-Uni, 2 mars 1987, § 40, série A no 114), sauf dans le respect des exigences du paragraphe 1 de l’article 5 de la Convention. La liste des exceptions prévues à l’article 5 § 1 revêt un caractère exhaustif (Labita c. Italie [GC], no 26772/95, § 170, CEDH 2000-IV), et seule une interprétation étroite cadre avec le but et l’objet de cette disposition : assurer que nul ne soit arbitrairement privé de sa liberté (Assanidzé, précité, § 170, Al-Jedda c. Royaume-Uni [GC], no 27021/08, § 99, CEDH 2011, et Buzadji c. République de Moldova [GC], no 23755/07, § 84, CEDH 2016 (extraits)).

144. L’alinéa c) de l’article 5 § 1 de la Convention ne présuppose pas que les autorités d’enquête aient rassemblé des preuves suffisantes pour porter des accusations au moment de l’arrestation ou pendant la garde à vue. L’objet d’un interrogatoire mené pendant une détention au titre de cet alinéa est de compléter l’enquête pénale en confirmant ou en écartant les soupçons concrets ayant fondé l’arrestation (Brogan et autres c. Royaume‑Uni, 29 novembre 1988, § 53, série A no 145‑B). Ainsi, les faits donnant naissance à des soupçons ne doivent pas être du même niveau que ceux qui sont nécessaires pour justifier une condamnation ou même pour porter une accusation, ce qui intervient dans la phase suivante de la procédure de l’enquête pénale (Murray c. Royaume-Uni, 28 octobre 1994, série A no 300‑A, § 55, Metin c. Turquie (déc.), no 77479/11, § 57, 3 mars 2015, et Yüksel et autres c. Turquie, nos 55835/09 et 2 autres, § 52, 31 mai 2016).

145. Ceci dit, la « plausibilité » des soupçons sur lesquels doit se fonder une arrestation constitue un élément essentiel de la protection offerte par l’article 5 § 1 c) de la Convention contre les privations de liberté arbitraires. C’est pourquoi la suspicion de bonne foi n’est pas suffisante à elle seule. En fait, l’exigence de l’existence de « raisons plausibles » possède deux aspects distincts mais qui se chevauchent : un aspect factuel et un aspect de qualification criminelle.

146. En premier lieu, en ce qui concerne l’aspect factuel, la notion de « raisons plausibles » présuppose l’existence de faits ou renseignements propres à persuader un observateur objectif que l’individu en cause peut avoir accompli l’infraction. Ce qui est « plausible » dépend de l’ensemble des circonstances (voir, entre autres, Fox, Campbell et Hartley c. Royaume‑Uni, 30 août 1990, § 32, série A no 182, et Merabishvili c. Géorgie [GC], no 72508/13, § 184, 28 novembre 2017), mais la Cour doit pouvoir déterminer si la substance de la garantie offerte par l’article 5 § 1 c) est demeurée intacte. Elle doit donc se demander, dans son examen de l’aspect factuel, si l’arrestation et la détention se fondaient sur des éléments objectifs suffisants pour justifier des « raisons plausibles » de soupçonner que les faits en cause s’étaient réellement produits et étaient imputables aux personnes suspectées (Fox, Campbell et Hartley, précité, §§ 32-34, et Murray, précité, §§ 50-63). C’est pourquoi il incombe au gouvernement défendeur de fournir à la Cour au moins certains renseignements factuels propres à la convaincre qu’il existait des motifs plausibles de soupçonner la personne arrêtée d’avoir commis l’infraction alléguée.

147. En deuxième lieu, l’autre aspect de l’existence de « raisons plausibles de soupçonner » au sens de l’article 5 § 1 c) de la Convention, celui de qualification criminelle, exige que les faits qui se sont produits puissent raisonnablement relever de l’une des sections du CP traitant du comportement criminel. Ainsi, il ne peut à l’évidence pas y avoir de soupçons raisonnables si les actes ou faits retenus contre un détenu ne constituaient pas un crime au moment où ils se sont produits (Kandjov c. Bulgarie, no 68294/01, § 57, 6 novembre 2008).

148. En outre, il ne doit pas apparaître que les faits reprochés eux-mêmes étaient liés à l’exercice par le requérant de ses droits garantis par la Convention (voir, mutatis mutandis, Merabishvili, précité, § 187). À cet égard, la Cour souligne que, puisque la Convention a pour but de protéger des droits non pas théoriques et illusoires mais concrets et effectifs (voir, parmi beaucoup d’autres, N.D. et N.T. c. Espagne [GC], nos 8675/15 et 8697/15, § 171, 13 février 2020), on ne saurait considérer comme plausibles les soupçons basés sur une démarche consistant à « qualifier de crime » l’exercice des droits et libertés reconnus par la Convention. Dans le cas contraire, en utilisant la notion de « soupçons plausibles » pour priver les intéressés de leur liberté physique, on risque de rendre impossible l’exercice de leurs droits et libertés reconnus par la Convention.

149. Sur ce point, la Cour rappelle que toute privation de liberté doit être conforme au but poursuivi par l’article 5 de la Convention : protéger l’individu contre l’arbitraire. Il existe un principe fondamental selon lequel nulle détention arbitraire ne peut être compatible avec l’article 5 § 1, et la notion d’« arbitraire » que contient l’article 5 § 1 va au-delà du défaut de conformité avec le droit national, de sorte qu’une privation de liberté peut être régulière selon la législation interne tout en étant arbitraire et donc contraire à la Convention (voir, entre autres, A. et autres c. Royaume‑Uni [GC], no 3455/05, §§ 162-164, CEDH 2009 et Creangă c. Roumanie [GC], no 29226/03, § 84, 23 février 2012).

150. La Cour rappelle aussi que c’est au moment où elle a été arrêtée que les soupçons pesant sur une personne doivent être « plausibles » et que, en cas de prolongation de la détention, ces soupçons doivent encore demeurer fondés sur des « raisons plausibles » (voir, parmi beaucoup d’autres, Stögmüller c. Autriche, 10 novembre 1969, p. 40, § 4, série A nº 9, McKay c. Royaume-Uni [GC], nº 543/03, § 44, CEDH 2006-X, et Ilgar Mammadov c. Azerbaïdjan, no 15172/13, § 90, 22 mai 2014). Par ailleurs, l’obligation pour le magistrat d’avancer des motifs pertinents et suffisants à l’appui de la privation de liberté – outre la persistance de raisons plausibles de soupçonner la personne arrêtée d’avoir commis une infraction – s’applique dès la première décision ordonnant le placement en détention provisoire, c’est-à-dire « aussitôt » après l’arrestation (Buzadji, précité, § 102).

b) Application de ces principes au cas d’espèce

151. La Cour rappelle que les requérants étaient soupçonnés d’avoir aidé des organisations considérées comme terroristes ou d’avoir fait de la propagande en faveur de celles-ci principalement en raison d’articles publiés dans le journal dont ils auraient influencé la ligne éditoriale en leur qualité de manager ainsi que par le biais de partages faits par certains d’entre eux sur les réseaux sociaux. Il s’agit d’infractions pénales graves passibles de réclusion criminelle en droit pénal turc.

152. La tâche de la Cour sous l’angle de l’article 5 de la Convention consiste à vérifier s’il existait des éléments objectifs suffisants pour persuader un observateur objectif que les requérants pouvaient avoir commis les infractions qui leur étaient reprochées. Compte tenu de la gravité de ces infractions et de la sévérité de la peine encourue, il est nécessaire d’examiner les faits avec la plus grande attention. À cet égard, il est indispensable que les faits se trouvant à la base des soupçons soient justifiés par des éléments objectifs vérifiables et que ces faits puissent raisonnablement relever de l’une des sections du CP traitant du comportement criminel.

153. La Cour note à cet égard que la contestation entre les parties dans la présente affaire ne concerne pas la lettre des textes et des titres des articles et des messages publiés sur les réseaux sociaux mentionnés dans les actes des autorités judiciaires chargées de la détention provisoire, mais porte plutôt sur l’imputabilité de ces écrits aux requérants et la vraisemblance d’autres actes (aspect factuel) ainsi que sur la qualification criminelle de ces faits (aspect de qualification criminelle).

i. Aspect factuel de l’existence de « raisons plausibles » : imputabilité et vraisemblance

1) Imputabilité aux requérants des articles incriminés qui indiqueraient un changement dans la ligne éditoriale du Cumhuriyet

154. En ce qui concerne l’imputabilité aux requérants du nombre impressionnant d’articles évoqués et énumérés dans les ordonnances de détention, la Cour observe que les requérants ne sont pas les auteurs de ces publications. Elle note que les autorités judiciaires qui ont ordonné la détention provisoire des requérants n’ont pu invoquer aucun fait concret ou spécifique qui aurait pu suggérer que les intéressés avaient imposé le contenu des articles en question à leurs auteurs quant aux faits exposés ou aux opinions exprimées dans le but caché d’assister des organisations illégales. Les reproches des autorités concernées aux requérants se basaient seulement sur des suppositions découlant des postes occupés par ceux-ci dans les organismes gérant et finançant le journal Cumhuriyet.

155. La Cour observe à cet égard que les juges de paix qui ont ordonné la mise en détention provisoire des requérants et la Cour constitutionnelle qui a traité leurs recours individuels se sont prononcés largement sur cette question. Ils ont fait à cet égard trois groupes de constats. Premièrement, ils ont constaté que la Fondation Cumhuriyet était une institution à un niveau hiérarchiquement supérieur à l’entreprise Yenigün et au quotidien Cumhuriyet et que son conseil d’administration était en position d’orienter la ligne éditoriale du quotidien Cumhuriyet. Sur ce point, ils ont pris en considération le fait que le conseil d’administration de la Fondation pouvait nommer ou décharger le directeur des publications de ses fonctions, pouvait décider quels journalistes recruter et quels journalistes licencier. Deuxièmement, les autorités judiciaires concernées et la Cour constitutionnelle ont également noté que la veille des scoops importants, se tenaient au sein du quotidien Cumhuriyet des réunions auxquelles participaient certains membres du conseil d’administration. Troisièmement, ces autorités ont estimé que, suite à la nomination des requérants (sauf Mehmet Murat Sabuncu) au conseil d’administration de la fondation Cumhuriyet, le quotidien Cumhuriyet avait publié plusieurs articles qu’on pouvait considérer comme de la propagande et d’assistance en faveur d’organisations terroristes en ce qu’ils étaient susceptibles de créer dans l’opinion publique une perception favorable à ces organisations.

Les autorités judiciaires nationales ont tenu le requérant Sabuncu responsable des mêmes articles incriminés du seul fait qu’il était le directeur des publications du quotidien, sans s’appuyer principalement sur leurs analyses concernant les relations entre la Fondation, l’entreprise de publications et le quotidien. Pour le juge de paix, le requérant Sabuncu, en sa qualité de directeur des publications, était responsable pour l’ensemble des articles incriminés dans les ordonnances de mise en détention provisoire délivrées contre tous les requérants (paragraphe 23 ci-dessus) alors que, pour la Cour constitutionnelle, il était responsable pour les articles publiés dans les périodes où il participait à la gestion des publications (paragraphe 43-45 ci-dessus). Les tweets des requérants Sabuncu et Akın Atalay ont été pris en considération comme des éléments de preuve additionnels à l’accusation principale basée notamment sur la publication des articles incriminés du quotidien Cumhuriyet.

156. Même si la Cour a de sérieux doutes que les publications incriminées puissent être attribuables à tous les requérants, elle note que l’appréciation des juridictions nationales (y compris celle de la Cour constitutionnelle) allait dans le sens que les requérants étaient bien responsables de ces publications. Dans ces circonstances, la Cour décide d’évaluer si les publications en cause, en supposant même qu’elles étaient attribuables à tous les requérants, et d’autres éléments de preuve portés à leur charge, pouvaient donner lieu à des soupçons raisonnables à l’encontre des requérants.

2) Imputabilité aux requérants des activités relatives aux organisations illégales en cause

157. La Cour note également que les autorités concernées n’ont pu invoquer aucun fait ni renseignement concrets susceptibles de suggérer que les organisations illégales susmentionnées auraient formulé des demandes ou des instructions aux responsables et journalistes de Cumhuriyet pour que ce journal fasse des publications spécifiques ou suive une ligne éditoriale précise dans le but de contribuer à la préparation et à l’exécution d’une campagne de violence ou à la légitimation de celle-ci.

158. Quant aux témoignages cités par le parquet à charge des requérants qui provenaient d’anciens journalistes de Cumhuriyet ayant été écartés des postes à responsabilité, la Cour note qu’ils ne contiennent que des pressentiments très généraux sur des prétendus liens du journal avec les organisations illégales mentionnées, sans combler les lacunes rendant inopérants les soupçons formulés par les autorités judiciaires.

3) Vraisemblance de certains faits autres que les critiques contre le Gouvernement

159. La Cour constate en outre que les faits reprochés aux requérants par les autorités responsables de leur détention, en dehors des articles publiés dans Cumhuriyet et des messages publiés sur les réseaux sociaux, ne peuvent être considérés comme pertinents pour signaler l’existence de soupçons raisonnables de commission de l’infraction d’assistance à une organisation terroriste : les appels téléphoniques des requérants Mehmet Murat Sabuncu et Akın Atalay à des personnalités qui ont fait par la suite l’objet de poursuites pénales, en l’absence totale d’éléments incriminants dans leur contenu, constituent des actes conformes au déroulement normal de la vie professionnelle des journalistes et ne peuvent passer pour des raisons plausibles de soupçonner les requérants d’avoir commis les infractions pénales qui leur étaient reprochées.

160. Quant aux actes financiers liés aux publicités confiées par des entreprises proches de l’organisation FETÖ au quotidien Cumhuriyet (cités à la charge du requérant Akın Atalay), la Cour estime, à la lumière des montants modiques de ces transactions (près d’un pour cent des dépenses publicitaires de ces entreprises), qu’elles ne peuvent témoigner de l’existence d’une relation commerciale privilégiée.

161. La Cour estime également que l’on ne peut raisonnablement déduire d’un article intitulé « La paix dans le monde, mais quoi dans le pays ? », critiquant principalement la façon de faire de la politique du président de la République en ce que ce dernier porterait atteinte à la paix dans le pays du fait de sa stratégie visant à provoquer des tensions entre les différentes couches de la société, que l’auteur avait annoncé la date de la tentative de coup d’État mené par les putschistes, puisque ces derniers avaient été contrôlés par un certain « Conseil pour la paix dans le pays ».

162. La Cour estime en outre que l’on ne peut raisonnablement prétendre qu’un article de Cumhuriyet, quotidien de tirage national, informant le public du lieu de vacances du président, qui était absent des médias depuis près d’une semaine, avait en réalité pour but d’indiquer aux militaires putschistes où il fallait intervenir afin de neutraliser le président.

163. En ce qui concerne la contribution des journalistes à des séminaires portant sur des sujets relevant de l’actualité politique, comme aux « réunions d’Abant », la Cour considère que la tendance politique des organisateurs ne pouvait être raisonnablement prise en compte afin de déterminer quels étaient « les soupçons raisonnables », en l’absence d’éléments du contenu des interventions des journalistes de Cumhuriyet pouvant justifier que leur liberté d’expression fût restreinte.

164. La Cour estime donc que la logique suivie en l’espèce par les autorités responsables de la détention provisoire des requérants pour assimiler ces activités à de l’assistance à une organisation terroriste ne saurait passer pour une appréciation acceptable des faits.

ii. Aspect de qualification criminelle des faits constituant la base des « raisons plausibles »

165. La Cour recherche également si les écrits invoqués à la base des soupçons contre les requérants pouvaient constituer raisonnablement une infraction prévue par le CP au moment où ils se sont produits.

1) Classifications des écrits litigieux selon leur but

166. La Cour observe que les publications invoquées par les autorités judiciaires pour ordonner la mise et le maintien en détention provisoire des requérants, tels que repris par la Cour constitutionnelle dans ses arrêts des 2 et 3 mai 2019, peuvent être divisées en quatre groupes.

167. Le premier groupe incluait les articles s’analysant en des critiques envers les politiques menées par le pouvoir politique et envers le comportement public des sympathisants de ce pouvoir : un article intitulé « Le danger dans la rue » (paragraphes 23, 46 et 48 ci-dessus), un article intitulé « Personne dans les meetings ne parle de la démocratie » (paragraphes 23, 46 et 48 ci-dessus), un article concernant les camions du MIT (paragraphes 23 et 48 ci‑dessus), un article concernant l’attaque à l’explosif dans la ville de Reyhanlı (paragraphes 23 et 48 ci-dessus), un article intitulé « La paix dans le monde, mais quoi dans le pays ? » (paragraphes 46 et 49 ci-dessus), un article intitulé « Démocratie incomplète » (paragraphes 43 et 46 ci-dessus), une interview de Fethullah Gülen publiée le 23 mai 2015 et intitulée « Le gendre a qualifié mon humble maison (fakirhane) de grande propriété (malikhane) » (paragraphe 49 ci‑dessus), ainsi que l’affirmation d’un journaliste de Cumhuriyet dans une interview qu’il « ne pouvait pas qualifier la communauté güleniste d’organisation terroriste » (paragraphe 49 ci‑dessus) et des dépêches de journal relatant des informations publiées sur les comptes Twitter @fuatavni et @jeansbiri (paragraphe 49 ci-dessus).

168. Le deuxième groupe incluait les articles et les messages ou dépêches qui relataient des déclarations émanant de prétendus représentants d’organisations illégales : une interview intitulée « S’ils n’acceptent pas l’autonomie, nous envisagerons la séparation » rapportant les opinions de l’un des chefs du PKK, M. Karayilan (paragraphes 23 et 48 ci-dessus), un article qualifiant les militants du PKK de « guérilleros » et transmettant les observations formulées par les dirigeants du PKK sur certaines questions d’actualité (paragraphes 23 et 48 ci-dessus), un article au sujet de Selahattin Demirtaş dans lequel on affirmait que le PKK était attentif aux questions d’environnement et d’égalité des sexes (paragraphes 23 et 48 ci-dessus), des tweets du requérant Mehmet Murat Sabuncu contenant des extraits d’une interview de la famille de Gülen et d’une interview de Gülen lui-même accordée à la BBC (paragraphe 47 ci-dessus), l’utilisation à deux reprises par le quotidien Cumhuriyet des mêmes titres que le quotidien Zaman (paragraphe 49 ci-dessus) et certains articles du correspondant de Cumhuriyet aux États-Unis exposant certains points de vue de l’organisation FETÖ/PDY sur des questions d’actualité (paragraphe 49 ci-dessus).

169. Le troisième groupe incluait les évaluations et les critiques des journalistes du Cumhuriyet au sujet des mesures prises par les autorités administratives et judiciaires dans la lutte contre les organisations criminelles : un article intitulé « Guerre dans la patrie, guerre dans le monde » (paragraphes 23 et 48 ci-dessus), un article intitulé « La chasse aux sorcières a commencé » (paragraphes 23, 46 et 48 ci-dessus), une série d’informations et d’interviews sur la disparition alléguée en garde à vue de Hurşit Külter, un politicien local d’origine kurde (paragraphe 46 ci‑dessus), les tweets du requérant Mehmet Murat Sabuncu exprimant son soutien aux journalistes licenciés ou poursuivis au pénal (paragraphe 47 ci-dessus), les messages sur les réseaux sociaux du requérant Akın Atalay critiquant les mesures prétendument illégales prises contre certains organes des médias de masse (paragraphe 48 ci-dessus).

170. Le quatrième groupe incluait des informations délicates et sensibles suscitant l’intérêt du public : un article intitulé « Il était absent depuis une semaine … on a découvert où se trouvait Erdoğan » (paragraphes 23, 46 et 48 ci‑dessus) et des articles publiant des photos de la prise d’otage d’un procureur et une interview au téléphone avec les preneurs d’otage (paragraphes 23 et 48 ci-dessus).

2) Caractéristiques communes à ces quatre groupes d’écrits

171. La Cour constate que les quatre groupes d’articles ou de messages susmentionnés se trouvant à la base des soupçons formulés contre les requérants présentent des caractéristiques communes.

172. Premièrement, ces écrits s’analysaient en des interventions des journalistes de Cumhuriyet dans divers débats publics sur des questions d’intérêt général. Ils contenaient l’évaluation par ces journalistes de l’actualité politique, leurs analyses et leurs critiques des diverses actions du Gouvernement, leurs points de vue sur la conformité à la loi et aux principes de l’État de droit des mesures administratives ou judiciaires prises contre les membres présumés ou sympathisants des organisations illégales. En effet, les sujets traités dans ces messages et articles – notamment la responsabilité du mouvement Fethullahiste dans la tentative de coup d’État du 15 juillet 2016, les réactions des milieux proches du Gouvernement à cette tentative, la nécessité et la proportionnalité des mesures prises par le Gouvernement contre les organisations interdites, le caractère adéquat ou non de la politique de sécurité intérieure et extérieure menée par le Gouvernement, dont celle relative aux organisations séparatistes illégales, les points de vue invoqués par les membres présumés des organisations illégales afin de contester le bien-fondé des accusations dirigées contre eux – avaient déjà fait l’objet de grands débats publics en Turquie et dans le monde, débats auxquels participaient les partis politiques, la presse, les organisations non gouvernementales, les formations représentatives de la société civile ainsi que les organisations internationales publiques.

173. Deuxièmement, ces articles et messages ne contenaient aucune incitation à la commission d’infractions terroristes, ni apologie du recours à la violence, ni encouragement au soulèvement contre les autorités légitimes. Même si certains écrits pouvaient relater les points de vue émanant de membres d’organisations interdites, ils restaient dans les limites de la liberté d’expression qui exige que le public ait le droit d’être informé des manières différentes de considérer une situation de conflit ou de tension, y compris le point de vue des organisations illégales (Nedim Şener c. Turquie, no 38270/11, § 115, 8 juillet 2014, Şık c. Turquie, no 53413/11, § 104, 8 juillet 2014, et Gözel et Özer c. Turquie, nos 43453/04 et 31098/05, § 56, 6 juillet 2010). Quant à l’interview réalisé par le journaliste A.S. avec les preneurs d’otage du procureur, la Cour estime qu’on ne peut nier que cette interview, réalisée en plein déroulement d’une action terroriste avec l’un des auteurs, avait une valeur d’actualité ou d’information et que le comportement du journaliste au cours de l’interview, mis en évidence par les questions contrariantes qu’il avait posées, le démarquait clairement de la personne interrogée. Pris dans son ensemble, l’interview, qui se résumait à la diffusion de déclarations émanant d’un tiers, ne pouvait objectivement paraître avoir pour finalité la propagation d’idées des militants d’extrême gauche, mais cherchait au contraire à exposer ces jeunes militants aux attitudes de violence (voir, dans le même sens, Jersild c. Danemark, 23 septembre 1994, § 33-35, série A no 298).

174. Troisièmement, les articles et les messages litigieux mentionnés se positionnaient plutôt dans l’opposition aux politiques du gouvernement en place. On y trouvait des points de vue et des prises de position correspondant à ceux exprimés par les partis politiques d’opposition, et par les groupes ou particuliers dont les choix politiques se différenciaient de ceux du pouvoir politique. Dans les écrits litigieux, les critiques formulées étaient parfois accompagnées de propositions politiques alternatives à celles choisies par le Gouvernement, et de suggestions selon lesquelles un changement de gouvernement ou des choix de celui-ci serait meilleur pour la Turquie.

175. Il s’ensuit que l’examen détaillé des faits reprochés aux requérants, lesquels ne se distinguaient pas à première vue des activités légitimes d’opposition politique, montre que ces faits relevaient de l’exercice par les requérants de leur liberté d’expression et de la liberté de la presse garanties par la loi nationale et par la Convention, et qu’il n’en ressort aucunement qu’ils constituaient un ensemble destiné à un but qui enfreindrait les restrictions légitimes imposées à ces libertés. La Cour estime donc que lesdits faits jouissaient d’une présomption de conformité à la loi nationale et à la Convention et n’étaient pas, en règle générale, aptes à constituer des « soupçons plausibles » selon lesquels les requérants auraient commis des infractions pénales.

3) Notion de « guerre asymétrique » avancée par l’accusation

176. La Cour observe aussi que le parquet a reproché aux requérants d’avoir essayé, conformément aux méthodes de la « guerre asymétrique », de manipuler l’opinion publique et de déguiser la vérité afin de calomnier le gouvernement et le président de la République, d’agir conformément aux buts d’organisations terroristes et de créer ainsi des turbulences internes pour rendre le pays ingouvernable.

177. La Cour note que l’utilisation en temps de paix de la notion de « guerre asymétrique », expression désignant une méthode de contre-propagande en temps de guerre, telle qu’invoquée par le parquet et prise en considération par les autres instances impliquées dans cette affaire, a pour effet général d’associer l’expression des opinions d’opposants politiques qui critiquent le pouvoir politique sans promouvoir l’usage de violence à la campagne de violence menée par certaines organisations criminelles sous prétexte de promouvoir des opinions semblables. Aux yeux de la Cour, cette logique comporte le risque d’aboutir à assimiler tout adversaire ou opposant au pouvoir politique à un membre ou sympathisant d’organisation terroriste.

178. Dans la présente affaire, la Cour constate que les autorités judiciaires concernées ont généré, afin de justifier la détention provisoire des requérants, une confusion entre, d’une part, les critiques dirigées contre le gouvernement dans le cadre des débats publics et, d’autre part, les prétextes que les organisations terroristes avançaient afin de justifier leurs actes de violence. Elles ont qualifié d’actes d’assistance à des organisations terroristes et/ou de propagande en faveur de celles-ci les critiques dirigées légitimement contre les autorités dans le cadre de débats publics conformément à la liberté d’expression et la liberté de la presse.

179. La Cour estime qu’une telle interprétation de la loi pénale était non seulement difficilement conciliable avec la loi nationale qui reconnaissait les libertés publiques, mais présentait aussi un grand risque pour le système de la Convention, aboutissant à la qualification de terroristes ou d’assistants de terroristes toute personne exprimant une opinion opposée à celles promues par le Gouvernement et les autorités officielles. Une telle hypothèse ne saurait convaincre dans une démocratie pluraliste un observateur objectif de l’existence de soupçons raisonnables à l’encontre de journalistes appartenant à l’opposition politique mais ne prônant pas l’usage de la violence.

iii. Conclusion pour l’article 5 § 1 de la Convention

180. À la lumière de ces constats, la Cour considère que, même à supposer que tous les articles du journal cités par les autorités nationales leur étaient attribuables, les requérants ne pouvaient pas être raisonnablement soupçonnés, au moment de leur mise en détention, d’avoir commis les infractions de propagande au nom des organisations terroristes ou d’assistance à celles-ci. Autrement dit, les faits de l’affaire ne permettent pas de conclure à l’existence de soupçons plausibles à l’égard des requérants. Il en résulte que les soupçons pesant sur les intéressés n’ont pas atteint le niveau minimum de plausibilité exigé. Bien qu’imposées sous le contrôle du système judiciaire, les mesures litigieuses reposaient donc sur de simples soupçons.

181. De surcroît, il n’a pas non plus été démontré que les éléments de preuve versés au dossier ultérieurement à l’arrestation des requérants, notamment par l’acte d’accusation et pendant la période durant laquelle les intéressés ont été maintenus en détention, s’analysaient en des faits ou informations de nature à faire naître d’autres soupçons justifiant le maintien en détention. Le fait que les juridictions de première instance et d’appel aient accepté comme éléments de culpabilité les faits invoqués par le parquet pour conclure à la culpabilité des requérants ne change rien à ce constat.

182. En particulier, la Cour note que les interventions dont les requérants ont été tenus pénalement responsables relevaient de débats publics sur des faits et événements déjà connus, qu’elles s’analysaient en l’utilisation des libertés conventionnelles, qu’elles ne contenaient aucun soutien ni promotion de l’usage de la violence dans le domaine politique, qu’elles ne comportaient pas non plus d’indice au sujet d’une éventuelle volonté des requérants de contribuer aux objectifs illégaux d’organisations terroristes, à savoir recourir à la violence et à la terreur à des fins politiques.

183. Quant à l’article 15 de la Convention et à la dérogation de la Turquie, la Cour note que le Conseil des ministres de la Turquie réuni sous la présidence du président de la République et agissant conformément à l’article 121 de la Constitution a adopté pendant l’état d’urgence plusieurs décrets‑lois par lesquels il a apporté d’importantes limitations aux garanties procédurales reconnues en droit interne aux personnes placées en garde à vue ou en détention provisoire. Cependant, dans la présente affaire, c’est en application de l’article 100 du CPP que les requérants ont été placés en détention provisoire pour des chefs d’accusation relatifs à l’infraction relevant de l’article 220 du CP. Il convient notamment d’observer que l’article 100 du CPP, qui exige la présence d’éléments factuels démontrant l’existence de forts soupçons quant à la commission de l’infraction, n’a pas subi de modification pendant la période d’état d’urgence. En effet, les mesures dénoncées dans la présente affaire ont été prises sur le fondement de la législation qui était applicable avant et après la déclaration de l’état d’urgence. Par conséquent, les mesures dénoncées en l’espèce ne sauraient être considérées comme ayant respecté les conditions requises par l’article 15 de la Convention, puisque, finalement, aucune mesure dérogatoire ne pourrait s’appliquer à la situation. Conclure autrement réduirait à néant les conditions minimales de l’article 5 § 1 c) de la Convention.

184. Partant, la Cour conclut qu’il y a eu en l’espèce violation de l’article 5 § 1 de la Convention à raison de l’absence de raisons plausibles de soupçonner les requérants (à l’exception de Turhan Günay et Ahmet Kadri Gürsel) d’avoir commis une infraction pénale.

185. Compte tenu de cette conclusion, la Cour considère qu’il n’y a pas lieu d’examiner séparément la question de savoir si les raisons données par les juridictions internes pour justifier le maintien en détention des requérants étaient fondées sur des motifs pertinents et suffisants comme l’exige l’article 5 §§ 1 c) et 3 de la Convention (voir, dans le même sens, Şahin Alpay c. Turquie, no 16538/17, § 122, 20 mars 2018.

IV. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 § 4 DE LA CONVENTION

186. Les requérants (y inclus Turhan Günay et Ahmet Kadri Gürsel) dénoncent une violation de l’article 5 § 4 de la Convention en ce que la Cour constitutionnelle n’aurait pas respecté l’exigence de « bref délai » dans le cadre des recours qu’ils avaient introduits devant elle et par lesquels ils avaient cherché à contester la légalité de leur détention provisoire.

L’article 5 § 4 de la Convention est ainsi libellé :

« Toute personne privée de sa liberté par arrestation ou détention a le droit d’introduire un recours devant un tribunal, afin qu’il statue à bref délai sur la légalité de sa détention et ordonne sa libération si la détention est illégale. »

187. Le Gouvernement conteste cette thèse.

A. Les arguments des parties

1. Le Gouvernement

188. Le Gouvernement soutient en premier lieu que, lorsque les requérants ont été mis en liberté provisoire, ils ont perdu leur qualité de victime au sens de l’article 5 § 4 de la Convention. Il estime que leur requête introduite devant la Cour doit donc être rejetée, sur ce point, pour incompatibilité ratione personae.

189. Ensuite, se fondant sur les statistiques relatives à la charge de travail de la Cour constitutionnelle, le Gouvernement indique que, en 2012, 1 342 requêtes ont été introduites devant celle-ci, qu’en 2013, ce nombre s’est élevé à 9 897, et qu’en 2014 et en 2015, il y a eu 20 578 et 20 376 saisines de la haute juridiction respectivement. Il ajoute que, depuis la tentative de coup d’État militaire, il y a eu une augmentation drastique du nombre de recours formés devant la Cour constitutionnelle, précisant que 103 496 requêtes ont été introduites devant cette dernière entre le 15 juillet 2016 et le 9 octobre 2017. Eu égard à la charge de travail exceptionnelle de la Cour constitutionnelle et à la notification de dérogation du 21 juillet 2016, le Gouvernement considère qu’il n’est pas possible de conclure que la haute juridiction n’a pas respecté l’exigence de « bref délai ».

2. Les requérants

190. Les requérants réitèrent leur assertion selon laquelle la Cour constitutionnelle ne s’est pas prononcée « à bref délai » au sens de l’article 5 § 4 de la Convention. Ils allèguent que la haute juridiction, en prenant un retard considérable dans le contrôle de la légalité des mesures de détention provisoire basées sur des soupçons qu’ils qualifient de clairement improbables, perd son efficacité contre ces types de violation du droit à la liberté.

B. Les tiers intervenants

1. Le Commissaire aux droits de l’homme

191. Le Commissaire aux droits de l’homme relève que, s’agissant de l’article 5 de la Convention, la Cour constitutionnelle a établi une jurisprudence en conformité avec les principes dégagés par la Cour dans sa propre jurisprudence. Tout en reconnaissant l’importance de la charge de travail de la Cour constitutionnelle depuis la tentative de coup d’État militaire, il souligne qu’il est impératif que celle-ci rende ses décisions rapidement pour le bon fonctionnement du système judiciaire.

2. Le Rapporteur spécial

192. Le Rapporteur spécial note aussi que, depuis la déclaration de l’état d’urgence, la Cour constitutionnelle se trouve face à une charge de travail sans pareille.

C. L’appréciation de la Cour

1. Sur la recevabilité

193. La Cour rappelle sa jurisprudence selon laquelle l’article 5 § 4 de la Convention s’applique aux procédures devant les juridictions constitutionnelles nationales (voir, notamment, Ilnseher c. Allemagne [GC], nos 10211/12 et 27505/14, § 254, 4 décembre 2018 ; voir aussi Smatana c. République tchèque, no 18642/04, §§ 119-124, 27 septembre 2007, et Žúbor c. Slovaquie, no 7711/06, §§ 71-77, 6 décembre 2011). Aussi, eu égard à la compétence de la Cour constitutionnelle turque, la Cour a déjà conclu que cette disposition s’appliquait également aux procédures devant cette juridiction (Koçintar c. Turquie (déc.), no 77429/12, §§ 30‑46, 1er juillet 2014).

194. La Cour rappelle aussi que le but premier de l’article 5 § 4 de la Convention est d’assurer à des personnes privées de leur liberté un contrôle judiciaire à bref délai de la légalité de la détention pouvant conduire, le cas échéant, à leur libération. Elle considère donc que l’exigence de célérité de l’examen de la légalité de la détention est pertinente tant que cette détention continue. Après la mise en liberté des personnes détenues, même si la garantie de bref délai n’est plus pertinente au regard du but de l’article 5 § 4, la garantie concernant l’efficacité du réexamen continue à s’appliquer, car un ancien détenu est susceptible d’avoir un intérêt légitime à ce que la légalité de sa détention soit déterminée même après sa libération (Žúbor, précité, § 83).

195. En l’espèce, la Cour observe que les requérants ont introduit leurs recours individuels devant la Cour constitutionnelle le 26 décembre 2016 et qu’ils ont été mis en liberté provisoire les 9 mars 2018 (pour le requérant Mehmet Murat Sabuncu), 25 avril 2018 (pour le requérant Akın Atalay) et 28 juillet 2017 (pour les autres requérants). Leur mise en liberté provisoire a mis fin à la violation alléguée de l’article 5 § 4 de la Convention résultant du fait que la Cour constitutionnelle n’aurait pas examiné à bref délai le recours des intéressés concernant l’illégalité de leur détention (Žúbor, précité, § 85 et les références y citées). La Cour est donc invitée à examiner dans la présente affaire les griefs des requérants tirés du non-respect de l’exigence de bref délai au sens de l’article 5 § 4 de la Convention dans la procédure constitutionnelle intervenant entre les dates du dépôt des recours constitutionnels des requérants et celles de leur mise en liberté provisoire. Par conséquent, elle rejette la thèse du Gouvernement selon laquelle ces griefs seraient incompatibles ratione personae avec les dispositions de la Convention.

196. Constatant en outre que ces griefs ne sont pas manifestement mal fondés au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’ils ne se heurtent par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour les déclare recevables.

2. Sur le fond

197. La Cour rappelle les principes découlant de sa jurisprudence en matière de l’exigence de « bref délai » au sens de l’article 5 § 4 de la Convention, lesquels sont résumés notamment dans les arrêts Mehmet Hasan Altan (précité, §§ 161-63), Şahin Alpay (précité, §§ 133‑35) et dans la décision Akgün c. Turquie ((déc.), no 19699/18, §§ 35-44, 2 avril 2019). Dans ces arrêts et décision, elle avait noté que, dans le système juridique turc, les personnes mises en détention provisoire avaient la possibilité de demander leur remise en liberté à tout moment de la procédure et que, en cas de rejet de leur demande, elles pouvaient former une opposition. Elle avait relevé en outre que la question du maintien en détention des détenus était examinée d’office à intervalles réguliers qui ne pouvaient excéder trente jours. Par conséquent, elle avait estimé qu’elle pouvait tolérer que le contrôle devant la Cour constitutionnelle prenne plus de temps. Cependant, dans l’affaire Mehmet Hasan Altan précitée, la période à prendre en considération devant la Cour constitutionnelle avait duré quatorze mois et trois jours, dans l’affaire Şahin Alpay précitée, seize mois et trois jours, et dans l’affaire Akgün précitée, douze mois et seize jours. La Cour, tenant compte de la complexité des requêtes et de la charge de travail de la Cour constitutionnelle après la déclaration de l’état d’urgence, avait estimé qu’il s’agissait d’une situation exceptionnelle. Par conséquent, bien que les délais de douze mois et seize jours, quatorze mois et trois jours et de seize mois et trois jours passés devant la Cour constitutionnelle ne puissent pas être considérés comme « brefs » dans une situation ordinaire, dans les circonstances spécifique de ces affaires, la Cour avait jugé qu’il n’y avait pas eu violation de l’article 5 § 4 de la Convention.

198. En l’espèce, la Cour note que les périodes à prendre en considération ont duré seize mois pour le requérant Akın Atalay, quatorze mois et onze jours pour le requérant Mehmet Murat Sabuncu, huit mois et vingt-neuf jours pour le requérant Ahmet Kadri Gürsel et sept mois et deux jours pour les autres requérants, et qu’elles se trouvaient toutes dans la période d’état d’urgence, lequel n’a été levé que le 18 juillet 2018. Elle estime que le fait que la Cour constitutionnelle n’a rendu son arrêt rejetant les recours des requérants que le 2 mai 2019, soit environ deux ans et quatre mois plus tard, n’entre pas en ligne de compte pour le calcul de délai à prendre en considération sous l’angle de l’article 5 § 4 de la Convention, puisque tous les requérants avaient déjà été libérés avant cette date.

199. La Cour considère donc que ses conclusions dans les affaires Akgün, Mehmet Hasan Altan et Şahin Alpay précitées valent aussi dans le cadre de la présente requête, bien que le cas du requérant Akın Atalay semble être un cas limite par rapport aux cas examinés dans les affaires précitées. Elle souligne à cet égard que les recours introduits par les requérants devant la Cour constitutionnelle étaient complexes puisqu’il s’agissait de l’une des premières affaires soulevant des questions compliquées concernant la mise en détention provisoire des journalistes en raison de la ligne éditoriale de leur journal, et parce que les requérants ont amplement plaidé leur affaire devant la Cour constitutionnelle, soutenant non seulement que leurs détentions ne se basaient sur aucun motif valable mais également que les accusations dirigées contre eux étaient inconstitutionnelles. De plus, la Cour estime qu’il est également nécessaire de tenir compte de la charge de travail exceptionnelle de la Cour constitutionnelle pendant l’état d’urgence en vigueur du juillet 2016 au juillet 2018 ainsi que des mesures prises par les autorités nationales afin de s’attaquer au problème de l’engorgement du rôle de cette haute juridiction (Mehmet Hasan Altan, précité, § 165, et Şahin Alpay, précité, § 137 et Akgün (déc) précité, § 41). La Cour tient à souligner sur ce point la distinction entre la présente affaire et Kavala c. Turquie dans laquelle le requérant se trouvait toujours en détention provisoire pendant onze mois qui se sont écoulés entre le 18 juillet 2018, date de la levée de l’état d’urgence, et le 28 juin 2019, date de la publication de l’arrêt de la Cour constitutionnelle (Kavala c. Turquie, no 28749/18, § 195, 10 décembre 2019).

200. À la lumière de ce qui précède, bien que les délais mis par la Cour constitutionnelle en l’espèce ne puissent pas être considérés comme « brefs » dans une situation ordinaire, la Cour considère, dans les circonstances spécifiques de l’affaire, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 5 § 4 de la Convention.

V. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION

201. Les requérants (à l’exception de Turhan Günay et Ahmet Kadri Gürsel) se plaignent principalement d’une atteinte à leur liberté d’expression en raison de leur mise et de leur maintien en détention provisoire. Ils dénoncent en particulier le fait que la ligne éditoriale d’un journal critiquant certaines politiques gouvernementales puisse être considérée comme une preuve à l’appui d’accusations d’assistance à des organisations terroristes ou de propagande en faveur de celles-ci. Ils invoquent à cet égard l’article 10 de la Convention, qui se lit comme suit :

« 1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n’empêche pas les États de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d’autorisations.

2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »

202. Le Gouvernement combat la thèse des requérants.

A. Les arguments des parties

1. Le Gouvernement

203. Le Gouvernement soutient que les requérants n’ont pas la qualité de victime dans la mesure où aucune condamnation définitive n’a été prononcée contre eux par les juridictions pénales. Il argue que, pour le même motif, le grief tiré de l’article 10 de la Convention doit être déclaré irrecevable pour non-épuisement des voies de recours internes.

204. Quant à la légalité de l’ingérence, le Gouvernement considère que l’infraction pénale en question était clairement prévue par les articles du CP réprimant l’appartenance à une organisation criminelle présumée ou l’aide et l’assistance à une telle organisation.

205. Pour le Gouvernement, les ingérences litigieuses visaient plusieurs buts au sens du paragraphe 2 de l’article 10 de la Convention : la protection de la sécurité nationale et la sûreté publique, la défense de l’ordre et la prévention du crime.

206. Quant à la nécessité de l’ingérence dans une société démocratique, le Gouvernement estime que les requérants ont été détenus et jugés non pas pour avoir mené des activités journalistiques, mais pour répondre de l’accusation d’avoir délibérément porté assistance à des organisations criminelles présumées, principalement le PKK et le FETÖ/PDY. Il indique que les intéressés étaient soupçonnés d’avoir assisté les organisations terroristes du FETÖ et du PKK en essayant de saper le soutien manifesté par l’opinion publique envers les procédures administratives et pénales engagées contre les membres présumés de ces organisations et de faire pression sur les membres des forces de l’ordre et sur les magistrats pour que ces poursuites n’aboutissent pas à la mise en œuvre d’un processus de lustration à l’encontre des malfaiteurs ou à la condamnation de ceux-ci.

2. Les requérants

207. Les requérants indiquent qu’ils ont été détenus pendant longtemps. Ils soutiennent que leur placement en détention pour assistance à des organisations criminelles terroristes sur le fondement du travail des journalistes de Cumhuriyet en conformité avec la ligne éditoriale de ce dernier constitue à lui seul une atteinte à leur liberté d’expression. Ils ajoutent que cette privation de liberté les a empêchés d’exercer leur profession de journaliste et qu’elle a eu sur eux, tout comme sur les autres journalistes, un effet d’autocensure dans leur pratique professionnelle, en particulier quant à l’expression de leurs opinions dans le cadre de débats publics sur le comportement des autorités politiques ou judiciaires, notamment quant aux poursuites engagées contre les personnes suspectées de faire partie d’organisations présumées criminelles.

208. Les requérants soutiennent aussi que les dispositions du CP en vertu desquelles ils sont accusés ne sont pas claires et prévisibles dans la mesure où il règne à leurs yeux une confusion entre la responsabilité pénale individuelle de l’auteur d’un article de journal et la responsabilité du propriétaire ou du rédacteur en chef du journal. Ils exposent que, depuis un arrêt de la Cour constitutionnelle rendu le 18 juin 2006 en la matière et rejetant la responsabilité du propriétaire ou du rédacteur en chef du journal en cas d’identification de l’auteur de l’article, cette distinction devrait être claire. Or ils disent avoir été poursuivis pour les articles dont les auteurs étaient bel et bien connus, sur la base d’une responsabilité pénale qui ne serait pas prévue par le CP.

209. Les requérants soutiennent en outre que les autorités judiciaires ne leur reprochent pas d’avoir agi de quelque manière que ce fût en faveur des actions violentes qui auraient été planifiées et mises en œuvre par les organisations illégales en question. Ils estiment par ailleurs qu’il n’est pas nécessaire, dans une société démocratique, de protéger les autorités judiciaires contre les critiques de bonne foi et d’emprisonner les journalistes qui émettent ces critiques dans le cadre de leur suivi et de leur commentaire des mesures prises contre les personnes suspectées d’être membres de ces organisations.

210. Les requérants déplorent aussi que le gouvernement ait choisi la voie de la répression pénale, en violation, selon eux, de la liberté d’expression, au lieu de répondre aux critiques politiques par le biais des grands moyens de communication dont il disposait pour informer l’opinion publique.

B. Les tiers intervenants

1. Le Commissaire aux droits de l’homme

211. S’appuyant principalement sur ses constatations faites lors de ses visites en Turquie en avril et en septembre 2016, le Commissaire aux droits de l’homme déclare tout d’abord qu’il a souligné à maintes reprises les violations massives de la liberté d’expression et de la liberté des médias en Turquie. À cet égard, il est d’avis qu’en Turquie les procureurs de la République et les juges compétents interprètent la législation relative à la lutte contre le terrorisme d’une manière très large. Selon lui, de nombreux journalistes, qui expriment leurs désaccords ou critiques à l’égard des milieux gouvernementaux, ont été mis en détention provisoire en raison de leurs seules activités journalistiques, et ce en l’absence de tout élément de preuve concret. Ainsi, le Commissaire aux droits de l’homme réfute l’allégation du Gouvernement selon laquelle les procédures pénales engagées contre les journalistes ne concernent pas ces activités, estimant qu’elle manque de crédibilité, après avoir constaté que les éléments de preuve concrets contenus dans les dossiers des enquêtes menées contre les intéressés consistent souvent en les activités journalistiques de ceux-ci. Il considère que ni la tentative de coup d’État ni les dangers représentés par les organisations terroristes ne peuvent justifier des mesures portant gravement atteinte à la liberté des médias, telles que celles dénoncées par lui.

212. Le Commissaire aux droits de l’homme fait observer que les organisations illégales FETÖ/PDY et PKK, auxquelles les requérants sont accusés d’avoir porté aide et assistance, sont complètement à l’opposé l’une de l’autre dans l’éventail des tendances politiques.

2. Le Rapporteur spécial

213. Le Rapporteur spécial estime que, en Turquie, la législation antiterroriste est utilisée depuis longtemps contre les journalistes qui expriment des opinions critiques envers les politiques du gouvernement. Cela dit, il souligne que, depuis la déclaration de l’état d’urgence, le droit à la liberté d’expression est encore plus affaibli. Il indique à cet égard que deux cent trente et un journalistes ont été arrêtés depuis le 15 juillet 2016 et que plus de cent cinquante journalistes demeurent toujours en prison, et que les éléments de preuve présentés à leur encontre sont très vagues ou non existants.

214. Le Rapporteur spécial déclare qu’une ingérence est contraire à l’article 10 de la Convention, sauf si elle est « prévue par la loi ». Il ajoute qu’il n’est pas suffisant qu’une mesure ait une base en droit interne et qu’il faut aussi avoir égard à la qualité de la loi. Ainsi, à ses yeux, les personnes concernées doivent notamment pouvoir prévoir les conséquences de la loi pour elles et le droit interne doit offrir une certaine protection contre des atteintes arbitraires à la liberté d’expression.

3. Les organisations non gouvernementales intervenantes

215. Les organisations non gouvernementales intervenantes soutiennent que les restrictions à la liberté des médias sont beaucoup plus prononcées et répandues depuis la tentative de coup d’État militaire. Soulignant le rôle important joué par les médias dans une société démocratique, elles indiquent que les journalistes font souvent l’objet de mesures de détention pour avoir traité des sujets d’intérêt général. Elles dénoncent à cet égard un recours arbitraire aux mesures de détention contre les journalistes, qui aurait aussi pour but d’exercer un effet d’autocensure sur ces derniers.

C. L’appréciation de la Cour

1. Sur la recevabilité

216. La Cour estime que les exceptions présentées par le Gouvernement au paragraphe 186 ci-dessus et contestées par les requérants soulèvent des questions étroitement liées à l’examen de l’existence d’une ingérence dans les droits et libertés des requérants protégés par l’article 10 de la Convention. Elle décide donc de les joindre au fond.

217. Constatant par ailleurs que ces griefs, à l’exception de ceux présentés sous cette disposition par les requérants Turhan Günay et Ahmet Kadri Gürsel et déjà déclarés irrecevables, ne sont pas manifestement mal fondés au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’ils ne se heurtent à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour les déclare recevables.

2. Sur le fond

a) Principes fondamentaux

218. La Cour rappelle que la liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique. Sous réserve du paragraphe 2 de l’article 10 de la Convention, la liberté d’expression vaut non seulement pour les « informations » ou les « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent l’État ou une fraction quelconque de la population : ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’est pas de « société démocratique » (Prager et Oberschlick c. Autriche, 26 avril 1995, § 38, série A no 313, Castells c. Espagne, 23 avril 1992, § 42, série A no 236, Handyside c. Royaume‑Uni, 7 décembre 1976, § 49, série A no 24, et Jersild c. Danemark, précité, § 37).

219. En particulier, la liberté de la presse fournit aux citoyens l’un des meilleurs moyens de connaître et de juger les idées et attitudes de leurs dirigeants. Elle donne en particulier aux hommes politiques l’occasion de refléter et de commenter les soucis de l’opinion publique. Elle permet à chacun de participer au libre jeu du débat politique qui se trouve au cœur même de la notion de société démocratique (Lingens c. Autriche, 8 juillet 1986, § 42, série A no 103, et Castells, précité, § 43).

220. Si la presse ne doit pas franchir certaines limites, tenant notamment à la défense de l’ordre et à la protection de la réputation d’autrui, il lui incombe néanmoins de communiquer, dans le respect de ses devoirs et de ses responsabilités, des informations et des idées sur toutes les questions d’intérêt général, y compris celles qui se rapportent à l’administration de la justice (De Haes et Gijsels c. Belgique, 24 février 1997, § 37, Recueil des arrêts et décisions 1997-I, Sunday Times c. Royaume-Uni (no 1), 26 avril 1979, § 65, série A no 30, et Observer et Guardian c. Royaume‑Uni, 26 novembre 1991, § 59, série A no 216). Outre la substance des idées et informations exprimées, l’article 10 de la Convention protège leur mode de diffusion (Oberschlick c. Autriche (no 1), 23 mai 1991, § 57, série A no 204). À la fonction de la presse qui consiste à diffuser des informations et des idées sur de telles questions s’ajoute le droit, pour le public, d’en recevoir. S’il en allait autrement, la presse ne pourrait jouer son rôle indispensable de « chien de garde » (Thorgeir Thorgeirson c. Islande, 25 juin 1992, § 63, série A no 239, et Bladet Tromsø et Stensaas c. Norvège [GC], no 21980/93, § 62, CEDH 1999-III). La liberté journalistique comprend aussi le recours possible à une certaine dose d’exagération, voire de provocation (Prager et Oberschlick, précité, § 38, Thoma c. Luxembourg, no 38432/97, §§ 45‑46, CEDH 2001-III, et Perna c. Italie [GC], no 48898/99, § 39, CEDH 2003-V).

221. De plus, l’article 10 de la Convention ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d’expression dans le domaine du discours politique ou de questions d’intérêt général (Sürek et Özdemir c. Turquie [GC], nos 23927/94 et 24277/94, § 60, 8 juillet 1999, et Wingrove c. Royaume‑Uni, 25 novembre 1996, § 58, Recueil 1996-V). En outre, les limites de la critique admissible sont plus larges à l’égard du gouvernement que d’un simple particulier, ou même d’un homme politique. Dans un système démocratique, ses actions ou omissions doivent se trouver placées sous le contrôle attentif non seulement des pouvoirs législatif et judiciaire, mais aussi de la presse et de l’opinion publique. En outre, la position dominante qu’il occupe lui commande de faire preuve de retenue dans l’usage de la voie pénale, surtout s’il a d’autres moyens de répondre aux attaques et critiques injustifiées de ses adversaires ou des médias (Castells, précité, § 46).

222. Le libre jeu du débat politique, qui se trouve au cœur même de la notion de société démocratique, inclut également la libre expression par des organisations interdites de leurs opinions, pourvu que celles-ci ne contiennent pas d’incitation publique à la commission d’infractions terroristes ou d’apologie du recours à la violence : le public a le droit d’être informé des manières différentes de considérer une situation de conflit ou de tension ; à cet égard, les autorités doivent, quelles que soient leurs réticences, laisser s’exprimer le point de vue de toutes les parties. Pour évaluer si la publication d’écrits émanant d’organisations interdites comporte un risque d’incitation au recours à la violence, il faut principalement prendre en considération la teneur de l’écrit en question et le contexte dans lequel il est publié, au sens de la jurisprudence de la Cour (voir, dans le même sens, Gözel et Özer, précité, § 56).

À cet égard, il ressort de la jurisprudence de la Cour que, lorsque des opinions n’incitent pas à la violence – autrement dit lorsqu’elles ne préconisent pas le recours à des procédés violents ou à une vengeance sanglante, qu’elles ne justifient pas la commission d’actes terroristes en vue de la réalisation des objectifs de leurs partisans, et qu’elles ne peuvent être interprétées comme susceptibles d’inciter à la violence par la haine profonde et irrationnelle qu’elles manifesteraient envers des personnes identifiées –, les États contractants ne peuvent restreindre le droit du public à en être informé, même en se prévalant des buts énoncés au paragraphe 2 de l’article 10, à savoir la protection de l’intégrité territoriale, de la sécurité nationale, de la défense de l’ordre ou de la prévention du crime (Sürek c. Turquie (no 4) [GC], no 24762/94, § 60, 8 juillet 1999, Gözel et Özer, précité, § 56, Nedim Şener, précité, § 116, et Şık, précité, § 105).

b) Existence d’une ingérence

223. La Cour rappelle avoir déjà estimé que certaines circonstances ayant un effet dissuasif sur la liberté d’expression procurent aux intéressés – non frappés d’une condamnation définitive – la qualité de victime d’une ingérence dans l’exercice de leur droit à ladite liberté (voir, entre autres références, Dilipak c. Turquie, no 29680/05, §§ 44-47, 15 septembre 2015). Il en allait de même pour la mise en détention imposée aux journalistes d’investigation pendant près d’un an dans le cadre d’une procédure pénale engagée pour des crimes sévèrement réprimés (Nedim Şener, précité, §§ 94‑96, Şık c. Turquie, no 53413/11, §§ 83-85, 8 juillet 2014).

224. La Cour observe en l’espèce que des poursuites pénales ont été engagées contre les requérants pour des faits qualifiés d’assistance à des organisations terroristes, et ce sur le fondement de faits se résumant à la ligne éditoriale que le quotidien pour lequel ils travaillaient suivait dans ses présentations et appréciations de l’actualité politique. Cette qualification des faits figurait aussi dans l’acte d’accusation déposé lors de la détention provisoire des requérants et dans lequel le parquet reprochait à ces derniers d’avoir apporté aide et assistance à une organisation terroriste, crime sévèrement réprimé par le CP.

225. Par ailleurs, la Cour note que les requérants ont été maintenus en détention provisoire pendant des périodes allant de huit à dix-sept mois dans le cadre de cette procédure pénale. Elle observe que les instances judiciaires qui se sont prononcées en faveur de la mise et du maintien en détention des requérants ont considéré qu’il existait des indices sérieux et plausibles allant dans le sens de leur culpabilité pour des actes relevant du terrorisme.

226. La Cour estime que la détention provisoire qui a été imposée aux requérants dans le cadre de la procédure pénale engagée contre eux pour des crimes sévèrement réprimés et directement liée à leur travail journalistique consiste en une contrainte réelle et effective, et qu’elle constitue donc une « ingérence » dans l’exercice par les requérants de leur droit à la liberté d’expression garanti par l’article 10 de la Convention (Nedim Şener, précité, § 96, et Şık, précité, § 85). Ce constat amène la Cour à rejeter l’exception du Gouvernement quant à l’absence de qualité de victime des requérants autres que Turhan Günay et Ahmet Kadri Gürsel.

227. Pour les mêmes motifs, la Cour rejette aussi l’exception de non-épuisement des voies de recours internes soulevée par le Gouvernement quant à aux griefs tirés de l’article 10 de la Convention (voir, mutatis mutandis, Yılmaz et Kılıç c. Turquie, no 68514/01, § 37-44, 17 juillet 2008).

c) Sur le caractère justifié de l’ingérence

228. Pareille ingérence emporte violation de l’article 10 de la Convention, sauf si elle remplit les exigences du paragraphe 2 de cette disposition. Il reste donc à déterminer si l’ingérence était « prévue par la loi », inspirée par un ou des buts légitimes au regard de ce paragraphe et « nécessaire dans une société démocratique » pour les atteindre.

229. La Cour rappelle que les mots « prévue par la loi », au sens de l’article 10 § 2 de la Convention, impliquent d’abord que l’ingérence ait une base en droit interne, mais qu’ils ont trait aussi à la qualité de la loi en cause : ils exigent l’accessibilité de celle-ci à la personne concernée, qui de surcroît doit pouvoir en prévoir les conséquences pour elle, et sa compatibilité avec la prééminence du droit. Une loi qui confère un pouvoir d’appréciation ne se heurte pas en soi à cette exigence, à condition que l’étendue et les modalités d’exercice d’un tel pouvoir se trouvent définies avec une netteté suffisante, eu égard au but légitime en jeu, pour fournir à l’individu une protection adéquate contre l’arbitraire (voir, parmi beaucoup d’autres, Müller et autres c. Suisse, 24 mai 1988, § 29, série A no 133, Ezelin c. France, 26 avril 1991, § 45, série A no 202, et Margareta et Roger Andersson c. Suède, 25 février 1992, § 75, série A no 226-A).

230. Dans la présente affaire, l’arrestation et la détention des requérants ont constitué une ingérence dans leurs droits au titre de l’article 10 de la Convention (paragraphe 225 ci-dessus). La Cour a déjà conclu que la détention des requérants n’était pas fondée sur des raisons plausibles de les soupçonner d’avoir commis une infraction au sens de l’article 5 § 1 c) de la Convention et qu’il y avait donc eu violation de leur droit à la liberté et à la sûreté prévu à l’article 5 § 1 (paragraphe 184 ci-dessus). Elle note aussi que d’après l’article 100 du code de procédure pénale turc, une personne ne peut être placée en détention provisoire que lorsqu’il existe des éléments factuels permettant de la soupçonner fortement d’avoir commis une infraction et estime, à cet égard, que l’absence de raisons plausibles aurait dû impliquer, a fortiori, l’absence de forts soupçons, lorsque les autorités nationales étaient invitées à évaluer la régularité de la détention. La Cour rappelle sur ces points que les alinéas a) à f) de l’article 5 § 1 contiennent une liste exhaustive des motifs pour lesquels une personne peut être privée de sa liberté ; pareille mesure n’est pas régulière si elle ne relève pas de l’un de ces motifs (Khlaifia et autres c. Italie [GC], no 16483/12, § 88, 15 décembre 2016).

La Cour rappelle d’ailleurs que les exigences de légalité prévues aux articles 5 et 10 de la Convention visent toutes les deux à protéger l’individu contre l’arbitraire (voir ci-dessus les paragraphes 143, 145 et 149 pour l’article 5 et le paragraphe 228 pour l’article 10). Il en ressort qu’une mesure de détention qui n’est pas régulière, pourvu qu’elle constitue une ingérence dans l’une des libertés garanties par la Convention, ne saurait être considérée en principe comme une restriction prévue par la loi nationale à cette liberté.

Il en résulte que l’ingérence dans les droits et libertés des requérants au titre de l’article 10 § 1 de la Convention ne peut être justifiée au titre de l’article 10 § 2 puisqu’elle n’était pas prévue par la loi (voir Steel et autres c. Royaume‑Uni, 23 septembre 1998, §§ 94 et 110, Recueil 1998‑VII et, mutatis mutandis, Huseynli et autres c. Azerbaïdjan, nos 67360/11 et 2 autres, §§ 98-101, 11 février 2016). La Cour n’est donc pas appelée à examiner si l’ingérence en cause avait un but légitime et était nécessaire dans une société démocratique.

231. Dès lors, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.

VI. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 18 DE LA CONVENTION

232. Les requérants (à l’exception de Turhan Günay et Ahmet Kadri Gürsel) voient enfin dans leur détention une sanction pour les critiques qu’ils avaient formulées à l’encontre du gouvernement. Selon eux, leur mise et leur maintien en détention avaient pour but de les harceler judiciairement en raison de leurs activités journalistiques. Ils invoquent à cet égard l’article 18 de la Convention combiné avec ses articles 5 et 10.

L’article 18 de la Convention se lit comme suit :

« Les restrictions qui, aux termes de la présente Convention, sont apportées auxdits droits et libertés ne peuvent être appliquées que dans le but pour lequel elles ont été prévues. »

A. Sur la recevabilité

233. Le Gouvernement considère que l’article 18 de la Convention n’a pas un rôle indépendant et qu’il faut l’appliquer conjointement à d’autres dispositions de la Convention. Il soutient que les griefs formulés sous l’article 18 de la Convention doivent être déclarés irrecevables pour les mêmes motifs que ceux avancés concernant les autres griefs des requérants.

234. Les requérants contestent cette thèse.

235. La Cour observe qu’elle a conclu, pour ce qui est des requérants autres que Turhan Günay et Ahmet Kadri Gürsel, à une violation de l’article 5 § 1 de la Convention en raison de la mise et le maintien en détention des requérants en l’absence de raisons plausibles de les soupçonner d’avoir commis les infractions qui leur étaient reprochées et aussi, sur la base des mêmes faits, à une violation de l’article 10 pour ingérence injustifiée dans la liberté d’expression des intéressés. Considérant que le grief tiré de l’article 18 de la Convention est intimement lié aux griefs tirés de ces dispositions, qu’il n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

B. Sur le fond

1. Arguments des parties

a) Les requérants

236. Selon les requérants, plusieurs éléments du dossier montrent que le but caché de leur mise en détention provisoire pour des crimes graves était en fait de les sanctionner et de les harceler pour les évaluations critiques que le journal Cumhuriyet publiait sur les agissements du gouvernement et de ses sympathisants. Les requérants exposent que l’utilisation de la mesure de mise en détention provisoire contre les journalistes qui critiquent les politiques du Gouvernement est très répandue en Turquie. Ils indiquent que la mauvaise situation de la liberté de la presse dans le pays a été constatée dans des rapports et des déclarations d’observateurs internationaux, dont les États membres et les différents organes du Conseil de l’Europe et de l’Union européenne. Ils ajoutent que le Commissaire aux droits de l’homme avait lui aussi critiqué leur mise en détention dans son mémorandum du 15 février 2017.

237. Les requérants soutiennent en particulier que l’un des buts cachés de leur détention provisoire était de punir le quotidien Cumhuriyet pour avoir mis en évidence des faits que le Gouvernement aurait essayé de dissimuler. Ils indiquent que les faits mentionnés dans les ordonnances de détention comme étant la base des soupçons avaient immédiatement entraîné une vive réaction des membres du gouvernement. Ils déclarent par exemple que, lorsque Cumhuriyet avait mis en lumière l’affaire concernant les camions appartenant aux services de renseignements qui auraient transporté des armes aux groupes armés islamistes en Syrie, le président de la République avait accusé le quotidien d’avoir fait de l’espionnage et déclaré : « Celui qui a rédigé cet article va le payer cher, je ne le laisserai pas passer comme ça. ». Ils ajoutent que l’ancien directeur des publications de Cumhuriyet, C.D., et le chef du bureau d’Ankara du journal, E.G., avaient été arrêtés pour espionnage, mais libérés suite à l’arrêt de la Cour constitutionnelle déclarant ces détentions illégales faute de forts soupçons de culpabilité. À la suite de cet arrêt, le président de la République aurait déclaré : « Je ne ferai que garder le silence sur l’arrêt de la Cour constitutionnelle, mais je ne suis pas obligé de l’accepter. Je n’obéis pas à cet arrêt, je ne le respecte pas ».

238. Les requérants soutiennent aussi que l’une des raisons cachées de leur mise en détention était que les autorités judiciaires regrettaient la mise en liberté provisoire de l’ancien directeur des publications, C.D., parti à l’étranger pendant qu’il était en liberté provisoire. Suite à une tentative d’attentat, C.D. avait quitté le pays en invoquant un danger pour sa vie et en indiquant qu’il resterait à l’étranger jusqu’à la fin de l’état d’urgence. Dans les ordonnances concernant la détention provisoire des requérants, les juges auraient indiqué qu’« il ressortait du contenu des dossiers d’enquête précédents que les suspects prenaient la fuite, dès que l’occasion se présentait, par des moyens légaux ou illégaux. »

239. La partie requérante indique que trois des requérants, Bülent Utku, Mustafa Kemal Güngör et Akın Atalay, étaient des avocats du journal Cumhuriyet, chargés de défendre ce dernier dans les procédures pénales et civiles déclenchées en raison des publications du quotidien. Les requérants soutiennent que leur détention provisoire avait pour but caché de rendre difficile la défense du journal dans les procédures judiciaires.

240. Les requérants indiquent aussi que le procureur de la République responsable de l’enquête engagée à leur encontre, du début de l’enquête jusqu’au dépôt de l’acte d’accusation (signé par un autre procureur), était lui-même accusé et en train d’être jugé pour appartenance à une organisation illégale (en l’occurrence, le FETÖ) que les requérants étaient accusés d’assister. Ils estiment que ce procureur, craignant d’être lui-même condamné pour appartenance à cette organisation illégale, n’avait aucune chance de mener l’information judiciaire d’une manière objective et équitable.

b) Le Gouvernement

241. Le Gouvernement conteste la thèse des requérants. Il indique que le système de protection des droits et libertés fondamentaux garanti par la Convention repose sur une présomption de bonne foi des autorités des Hautes Parties contractantes. Il déclare qu’il incombe aux requérants de démontrer de manière convaincante que le véritable but des autorités n’était pas celui qu’elles proclamaient. Il considère à cet égard qu’un simple soupçon ne suffit pas pour démontrer la violation de cette disposition.

242. Le Gouvernement argue que l’enquête pénale en question est menée par des autorités judiciaires indépendantes. Il allègue que les requérants ont été placés en détention provisoire sur la base des éléments de preuve recueillis et versés au dossier. Il estime que, contrairement à la thèse des requérants, ces éléments ne sont nullement liés au fait que le journal pour lequel ils travaillaient suivait une ligne éditoriale en opposition aux politiques du gouvernement. Le Gouvernement soutient que, conformément au principe de l’État de droit, aucun parti politique ni organe étatique, y compris le gouvernement, ne peut intervenir ou donner des instructions au sujet du déclenchement des enquêtes ou de la mise en détention provisoire, qui sont décidés seulement par des autorités judiciaires.

243. Le Gouvernement plaide que les requérants n’ont présenté aucun élément de preuve permettant de démontrer que les détentions provisoires litigieuses avaient une intention cachée. Il indique également que les procédures engagées contre les requérants sont toujours pendantes et que les allégations à cet égard seront vérifiées à l’issue de ces procédures pénales.

2. Les tiers intervenants

a) La Commissaire aux droits de l’homme

244. Le Commissaire aux droits de l’homme soutient qu’il est difficile de relier le recours à la détention préventive contre des journalistes en Turquie avec l’un des objectifs légitimes prescrits par la Convention à cette fin. Sur ce point, il estime que certaines dispositions pénales relatives à la sécurité de l’État et au terrorisme sont susceptibles d’une application arbitraire : leur formulation serait vague, donnerait souvent lieu à l’interprétation trop large des concepts de propagande terroriste et de soutien à une organisation terroriste, incluant dans ces concepts les déclarations et les écrits qui n’incitent manifestement pas à la violence. Au lendemain de la tentative de coup d’État, de nombreux journalistes auraient été confrontés à des accusations non fondées liées au terrorisme en vertu de ces dispositions, dans le cadre de l’exercice légitime de leur droit à la liberté d’expression. La détention et la poursuite des journalistes par des accusations aussi graves auraient un effet paralysant sur les activités journalistiques pleinement légitimes et contribueraient à promouvoir l’autocensure parmi ceux qui souhaitent participer au débat public. Selon le Commissaire aux droits de l’homme, de nombreux cas d’actes judiciaires visant non seulement des journalistes mais aussi des défenseurs des droits de l’homme, des universitaires et des membres du parlement exerçant leur droit à la liberté d’expression indiqueraient que les lois et procédures pénales sont actuellement utilisées par le pouvoir judiciaire pour faire taire les voix dissidentes.

b) Les organisations non gouvernementales intervenantes

245. Les organisations non gouvernementales intervenantes soutiennent qu’il y a violation de l’article 18 de la Convention dès lors qu’un requérant prouve que le but réel des autorités n’était pas le même que celui qui est proclamé par ces dernières. Elles rappellent que la restriction de la liberté d’expression et de la critique politique n’est pas l’un des objectifs légitimes de la détention préventive énumérés à l’article 5 de la Convention.

246. Selon ces organisations, lorsque les restrictions apportées à la liberté d’expression des requérants font partie d’une large campagne visant à réduire au silence et punir toutes les personnes menant des activités relevant du journalisme critique, et ce par le biais de lois pénales problématiques et de plus en plus restrictives à l’égard des droits et libertés fondamentaux, la Cour devrait conclure à la violation de l’article 18 de la Convention. Les organisations intervenantes estiment que l’analyse des commentaires des hauts fonctionnaires de l’État et des médias pro-gouvernementaux peut aider à identifier la motivation réelle de l’État à poursuivre au pénal les journalistes incriminés.

247. Les organisations non gouvernementales intervenantes soutiennent également que, à la suite de la tentative de coup d’État militaire du 15 juillet 2016, le Gouvernement s’est servi abusivement de préoccupations légitimes pour accroître la répression déjà importante qu’il exerçait dans le domaine des droits de l’homme, notamment en plaçant les voix dissidentes en détention provisoire.

3. L’appréciation de la Cour

248. La Cour renvoie aux principes généraux concernant l’interprétation et l’application de l’article 18 de la Convention tels qu’ils se trouvent énoncés notamment dans ses arrêts Merabishvili (précité, §§ 287-317), et Navalnyy c. Russie ([GC], nos 29580/12 et 4 autres, §§ 164‑165, 15 novembre 2018).

249. La Cour observe d’emblée que les requérants se plaignent principalement d’avoir été spécifiquement ciblés en raison de la ligne éditoriale de leur journal considérée comme opposée au Gouvernement. Elle note que les intéressés soutiennent aussi que leur mise et leur maintien en détention provisoire poursuivaient une intention cachée, à savoir réduire au silence les critiques contre le Gouvernement et ses sympathisants publiées dans leur journal.

250. La Cour relève que les mesures en question, ainsi que celles prises dans le cadre des procédures pénales engagées contre d’autres journalistes d’opposition en Turquie, ont fait l’objet de vives critiques de la part des tiers intervenants. Toutefois, le processus politique et le processus juridictionnel étant fondamentalement différents, elle doit fonder sa décision sur des éléments de preuves, selon les critères établis dans son arrêt Merabishvili (précité, §§ 310-317), et sur sa propre appréciation des faits spécifiques à l’affaire (Khodorkovskiy c. Russie, no 5829/04, § 259, 31 mai 2011, Ilgar Mammadov, précité, § 140, et Rasul Jafarov c. Azerbaïdjan, no 69981/14, § 155, 17 mars 2016).

251. En l’espèce, la Cour a conclu ci-dessus que les accusations portées contre les requérants n’étaient pas fondées sur des raisons plausibles de les soupçonner, au sens de l’article 5 § 1 c) de la Convention. Elle a considéré en particulier que les mesures prises contre les requérants n’étaient pas justifiées par des soupçons raisonnables fondés sur une évaluation objective des actes qui lui étaient reprochés, mais qu’elles étaient essentiellement fondées sur des écrits ne pouvant raisonnablement être considérés comme des actes pénalement répréhensibles en droit interne, mais liés à l’exercice de droits conventionnels, notamment de la liberté d’expression.

252. Néanmoins, même si le Gouvernement n’est pas parvenu à étayer sa thèse selon laquelle les mesures prises contre les requérants étaient justifiées par des soupçons raisonnables, ce qui a amené la Cour à conclure à la violation de l’article 5 § 1 et de l’article 10 de la Convention, cela ne suffit pas en soi pour qu’elle conclue également à la violation de l’article 18 (Navalnyy, précité, § 166). En effet, comme la Cour l’a indiqué dans l’affaire Merabishvili (précité, § 291), le simple fait qu’une restriction apportée à une liberté ou à un droit protégé par la Convention ne remplit pas toutes les conditions de la clause qui la permet ne soulève pas nécessairement une question sous l’angle de l’article 18. L’examen séparé d’un grief tiré de cette disposition ne se justifie que si l’allégation selon laquelle une restriction a été imposée dans un but non conventionnel se révèle être un aspect fondamental de l’affaire. Il lui faut encore rechercher si, en l’absence de but légitime, un but inavoué ou non conventionnel (c’est-à-dire un but non prévu par la Convention au sens de l’article 18) peut être décelé (Navalnyy, précité, § 166).

253. La Cour observe en l’espèce que le but apparent des mesures prises contre les requérants était d’enquêter sur la campagne ayant abouti à la tentative de coup d’État en 2016 ainsi que sur les campagnes de violence menées par des membres de mouvements séparatistes ou gauchistes et d’établir si les requérants avaient réellement commis les infractions qui leur étaient reprochées. Compte tenu des troubles graves et des nombreuses pertes humaines que ces événements ont occasionnées, elle estime qu’il est sûrement légitime d’instruire ces incidents. En outre, elle rappelle qu’il ne faut pas perdre de vue que la tentative de coup d’État a entraîné la proclamation de l’état d’urgence dans tout le pays.

254. La Cour observe que la chronologie des faits reprochés aux requérants et le moment du déclenchement de l’enquête à leur encontre ne révèlent aucune anormalité (voir, a contrario, Kavala, précité, §§ 225‑228). Les faits reprochés aux requérants lors de l’enquête engagée fin 2016 avaient eu lieu, pour la plupart, avant et après la tentative de coup d’État du 15 juillet 2016. Ces faits, qui s’étaient majoritairement déroulés pendant les années 2015 et 2016, auraient fait partie de la préparation du coup d’État ou de la contestation des mesures prises à l’encontre des responsables présumés de la tentative de coup d’État. Les écrits relatant les points de vue de membres d’organisations séparatistes ou gauchistes ont été publiés en 2015 et ne font pas exception à ce constat. On ne peut donc pas constater qu’un délai excessif s’est écoulé entre les faits incriminés et le déclenchement de l’enquête pénale dans le cadre de laquelle les requérants ont été mis en détention provisoire.

255. La Cour pourrait accepter que les déclarations faites publiquement par des membres du gouvernement ou le président au sujet des poursuites pénales dirigées contre les requérants peuvent démontrer, dans certaines circonstances, qu’une décision de justice viserait un but non conventionnel (Kavala, précité, § 229, Merabishvili, précité, § 324, et Tchankotadze c. Géorgie, no 15256/05, § 114, 21 juin 2016). Cependant, la Cour note en l’espèce que les déclarations susmentionnées du président de la République portaient sur une affaire précise, celle concernant la destination des camions appartenant aux services de renseignements et transportant des armes, et qu’elles n’étaient pas dirigées directement contre les requérants eux-mêmes, mais contre le journal Cumhuriyet, alors sous la direction de C.D., ex‑directeur des publications, dans son ensemble. De plus, il convient de noter que la Cour constitutionnelle a statué en faveur de C.D. et d’un autre responsable de Cumhuriyet à cette époque, en qualifiant d’inconstitutionnels les soupçons dirigés contre eux. Il est vrai que la déclaration du président de la République selon laquelle il ne respecterait pas la décision de la Cour constitutionnelle, qu’il ne serait pas lié par celle-ci et qu’il ne lui obéirait pas est clairement en contradiction avec les éléments fondamentaux d’un État de droit. Mais une telle expression de mécontentement ne constitue pas en soi une preuve que la détention des requérants a été dictée par des raisons ultimes incompatibles avec la Convention.

256. Quant à la participation d’un membre du parquet, lui-même accusé d’être membre de l’organisation FETÖ, à l’information judiciaire dirigée contre les requérants, dont la rédaction de l’acte d’accusation, la Cour estime que ce fait ne constitue pas à lui seul un élément de preuve déterminant en faveur d’une violation de l’article 18 de la Convention, du fait que la mise et le maintien en détention provisoire des requérants ont fait l’objet d’ordonnances rendues par un juge de paix ou par un ou plusieurs membres de la cour d’assises, et non d’une décision du parquet. Elle constate de plus que, lorsque cette situation a été révélée, ce membre du parquet a été révoqué de l’enquête avant le dépôt de l’acte d’accusation.

Cela dit, la Cour accepte que la détention basée sur une accusation aussi grave a exercé un effet dissuasif sur la volonté des requérants de s’exprimer dans le domaine public et était susceptible de créer un climat d’autocensure pour eux comme pour tous les journalistes relatant et commentant le fonctionnement du Gouvernement et diverses questions d’actualité politique. Cependant, ce dernier constat ne suffit pas en soi pour conclure qu’il y a eu manquement à l’article 18.

La Cour observe en outre que la Cour constitutionnelle a procédé à un examen détaillé des griefs des requérants tirés des articles 5 et 10 de la Convention et a rendu ses arrêts relatifs à l’affaire après des discussions approfondies, comme atteste un nombre important d’opinions dissidentes.

Il en ressort que les éléments invoqués par les requérants en faveur d’une violation de l’article 18 de la Convention, pris isolément ou combinés entre eux, ne constituent pas un ensemble assez homogène qui serait suffisant pour conclure que leur détention menait un but non conventionnel se révélant être un aspect fondamental de l’affaire.

À la lumière de ce qui précède, la Cour considère qu’il n’a pas été établi au-delà de tout doute raisonnable que les détentions provisoires des requérants ont été imposées dans un but non prévu par la Convention au sens de l’article 18. Partant, elle conclut qu’il n’y a pas eu, en l’espèce, violation de l’article 18 de la Convention.

VII. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

257. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

258. Les requérants réclament 20 000 euros (EUR) chacun pour chaque mois passé en détention provisoire au titre du préjudice moral qu’ils estiment avoir subi.

259. Le Gouvernement considère que les montants réclamés par les requérants sont excessifs compte tenu de la jurisprudence de la Cour en la matière et que ces demandes doivent être rejetées.

260. S’agissant du préjudice moral subi, la Cour considère que les violations de la Convention ont causé aux requérants un dommage certain et considérable. En conséquence, statuant en équité, la Cour décide qu’il y a lieu d’octroyer aux requérants 16 000 EUR chacun au titre du préjudice moral.

B. Frais et dépens

261. Les requérants ne sollicitent pas le remboursement de frais et dépens qui auraient été engagés devant les organes de la Convention et/ou les juridictions internes. Dans ces circonstances, la Cour estime qu’aucune somme ne doit leur être versée à ce titre.

C. Intérêts moratoires

262. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR,

1. Déclare, à l’unanimité, recevables les griefs tirés par les requérants Turhan Günay et Ahmet Kadri Gürsel du délai de l’examen de leur recours devant la Cour constitutionnelle afin de contester la légalité de leur détention provisoire (article 5 § 4 de la Convention) et déclare irrecevable le restant de leurs griefs ;

2. Déclare, à l’unanimité, la requête recevable quant au restant des requérants, en joignant au fond les exceptions du Gouvernement et en les rejetant ;

3. Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 5 § 1 de la Convention ;

4. Dit, à l’unanimité, qu’il n’y a pas lieu d’examiner le grief formulé sur le terrain de l’article 5 § 3 de la Convention ;

5. Dit, à l’unanimité, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 5 § 4 de la Convention ;

6. Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention ;

7. Dit, par six voix contre une, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 18 de la Convention ;

8. Dit, à l’unanimité,

a) que l’État défendeur doit verser aux requérants, dans un délai de trois mois à compter de la date à laquelle l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 16 000 EUR (seize mille euros) chacun, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral,

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

9. Rejette, par six voix contre une, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 10 novembre 2020, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Hasan Bakırcı                        Jon Fridrik Kjølbro
Greffier adjoint                       Président

____________

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé des opinions séparées suivantes :

– opinion en partie concordante de la juge S. Yüksel ;

– opinion en partie dissidente du juge E. Kūris.

J.F.K.
H.B.

OPINION EN PARTIE CONCORDANTE DE LA JUGE YÜKSEL

(Traduction)

1. En l’espèce, j’ai voté avec la majorité en faveur d’un constat de violation des articles 5 § 1 et 10 de la Convention. Pourtant, si je souscris à l’avis de la majorité quant à la conclusion à laquelle elle est parvenue, je souhaite, pour les raisons indiquées ci-dessous, me dissocier respectueusement de certaines parties de son raisonnement et de son approche.

2. Concernant les griefs que les requérants formulent sous l’angle de l’article 5 § 1 de la Convention, j’estime que la question principale qui se pose est celle de savoir si les actes incriminés peuvent être imputés aux requérants, qui sont journalistes pour un quotidien national ou dirigeants de la fondation liée. En conséquence, dans le raisonnement ayant conduit au constat de violation de cette disposition, il aurait suffi, à mon avis, de circonscrire l’examen à la question de l’imputabilité aux requérants des actes en question, à l’aune des critères relatifs à la plausibilité des soupçons aux fins de l’article 5 § 1 c) de la Convention. Je ne suis donc pas sûre de la pertinence de l’approche qui consiste à examiner l’interview et plusieurs des articles et messages incriminés à la lumière des critères posés par l’article 10 de la Convention. En particulier, j’ai de sérieuses réserves quant à la nécessité du raisonnement développé au paragraphe 173 de l’arrêt. Par ailleurs, je marque respectueusement mon désaccord avec la teneur et la conclusion de ce paragraphe. À ce stade, je préférerais en outre me contenter de signaler que les écrits pertinents examinés dans ce paragraphe font l’objet d’une autre affaire pendante devant la Cour.

3. En ce qui concerne l’article 10 de la Convention, l’analyse de la question de savoir si une ingérence était « prévue par la loi » au sens de l’article 10 commande, à mon avis, un examen distinct et ne doit pas donner lieu dans les affaires où la Cour conclut à la violation de l’article 5 § 1 à un constat de violation plus ou moins automatique fondé uniquement sur le constat de violation de l’article 5. Dans ce contexte, renvoyant à l’opinion concordante que j’avais jointe à l’arrêt rendu par la Cour dans l’affaire Ragıp Zarakolu c. Turquie (no 15064/12, 15 septembre 2020), j’estime que l’ingérence observée dans le cas d’espèce était prévue par la loi, et qu’elle satisfaisait aux exigences de légalité. L’ingérence constatée en l’espèce devait, en dépit du constat de violation de l’article 5, être examinée à l’aune du critère de nécessité (voir, sur ce point, Mehmet Hasan Altan c. Turquie, no 13237/17, § 202-214, 20 mars 2018, Steel et autres c. Royaume‑Uni, 23 septembre 1998, § 110, Recueil des arrêts et décisions 1998‑VII, et Kandzhov c. Bulgarie, no 68294/01, § 73, 6 novembre 2008). À cet égard, je souscris au constat de violation de l’article 10 parce que la détention des requérants ne peut s’analyser en une ingérence proportionnée et « nécessaire dans une société démocratique » au sens de l’article 10 de la Convention.

 

OPINION EN PARTIE DISSIDENTE DU

JUGE KŪRIS

(Traduction)

I

1. J’ai voté contre le point 7 du dispositif et, par conséquent, contre le point 9.

2. Il y a manifestement eu violation de l’article 18 de la Convention. Le placement en garde à vue des requérants, leur maintien en détention provisoire et les accusations pénales portées contre eux avaient des motivations politiques que les autorités ont camouflées maladroitement sous un habillage juridique, et leur condamnation (même si elle a été cassée) portait elle aussi la marque d’une ingérence du pouvoir politique. Les principes de la prééminence du droit ont été bafoués. Tout ceci est la conséquence d’une politique mise en place par les autorités. Car comment peut-on analyser autrement de telles mesures, prises contre les journalistes, éditeurs ou dirigeants d’un journal critique des autorités au motif que, selon les autorités, la ligne éditoriale du journal en question avait changé (à supposer même que ce fût vrai) et que des articles qui – selon elles, toujours – « tranchaient brutalement avec la vision du monde de ses lecteurs » y avaient été publiés (paragraphe 42 de l’arrêt) ? La plupart des gens qualifieraient pareilles pratiques de persécution politique des médias. Les autorités, elles, ont affirmé que les faits trahissaient une implication (ne serait-ce qu’indirecte) dans le coup d’État avorté de 2016.

3. Le juge est maître de l’examen des affaires dont il est saisi. Il peut, s’il le souhaite, examiner chacun des faits de la cause séparément (ce qui en soi est une méthode valable) et considérer que tout ou partie des faits en question montrent certes que les autorités ont agi en violation du droit applicable, mais que pareil constat ne suffit pas pour conclure à l’existence d’un but inavoué illégitime, autrement dit d’une « intention cachée », deux euphémismes qui désignent généralement des motivations politiques. Il peut même arriver que le juge, en dépit d’un constat de violation de plusieurs dispositions légales à l’égard non pas d’une mais de plusieurs personnes et d’une corrélation entre les différentes affaires, considère malgré tout que les faits ne prouvent pas l’existence d’un but inavoué, et ce alors même qu’un observateur objectif (voire tout le monde à part lui) serait persuadé du contraire au vu des nombreux éléments de preuve disponibles et trouverait donc une telle conclusion erronée. Lorsque les conclusions d’un tribunal s’écartent d’une manière aussi marquée de ce qui est considéré comme étant de notoriété publique – situation qui, la plupart du temps, traduit une déconnexion des juges avec la réalité –, il n’y a pas grand-chose à faire pour dissiper chez la partie lésée et dans le reste de la société le sentiment que justice n’a pas été faite, d’autant plus lorsque le tribunal en question est l’instance la plus haute, celle qui a le dernier mot. Ce sentiment est d’autant plus fort lorsqu’une telle issue en faveur des autorités se répète d’affaire en affaire, c’est-à-dire lorsque le juge n’aperçoit pas l’existence d’un but inavoué dans toute une série d’affaires alors que la juxtaposition des faits permettrait de conclure que les violations en question s’inscrivent dans un système dont toutes les composantes sont liées précisément par ce but, si évident pour tant de monde.

4. « Il n’y a pas grand-chose à faire », dis-je. Il me faut immédiatement nuancer mon propos : on pourrait faire quelque chose. Ce « quelque chose » relève des juridictions concernées. Ce qu’on peut faire, c’est procéder à une analyse et une mise en balance des plus rigoureuses et explicites de tous les faits et arguments qui militent en faveur d’un constat d’existence d’une « intention cachée » ou au contraire s’y opposent (la rigueur de l’exercice revêtant tout autant d’importance que son caractère explicite). Cela permettrait de prouver que le juge a examiné sous tous les angles, sans rien omettre, chacun des éléments que les parties et les tiers intervenants lui ont communiqués à l’appui de leurs allégations selon lesquelles les violations constatées poursuivaient effectivement un but caché, ainsi que les éléments considérés comme étant de notoriété publique. C’est seulement ainsi qu’un observateur extérieur portant un regard critique sur l’affaire pourra être enclin à considérer que le juge a certes commis une erreur (car qui donc est à l’abri d’une erreur ?), mais qu’il a agi de bonne foi et que cette erreur ne résulte pas d’une indulgence à l’égard du régime politique en place, ni, ce qui serait pire, d’une « intention cachée » du juge lui-même ‑ quand bien même n’en n’aurait-il pas. Et si cet exercice d’analyse et de mise en balance contraint le juge à ajouter quelques paragraphes ou quelques pages à son arrêt, ce n’est pas bien grave. Ce ne serait pas bien cher payé par rapport au bénéfice que représenterait le fait d’avoir apporté la preuve que, même si l’issue de l’affaire mécontente beaucoup de monde, le juge a cherché à rendre justice.

5. En l’espèce, la chambre a conclu qu’il y avait eu violation des articles 5 § 1 et 10 à l’égard de plusieurs requérants. L’existence d’une corrélation entre ces violations est incontestable. Pourtant, la chambre a considéré qu’il n’y avait pas eu violation de l’article 18. Elle a jugé qu’il n’avait pas été démontré que pris isolément ou combinés entre eux, les faits à l’origine des violations constatées avaient procédé de la volonté délibérée – en d’autres termes, politique – des autorités de persécuter les opposants au régime. Cette conclusion s’explique par la manière dont la chambre a examiné les arguments qui lui ont été présentés.

II

6 La méthodologie qui sous-tend ce constat de non-violation de l’article 18 en l’espèce a été profondément ancrée dans la jurisprudence de la Cour pendant de nombreuses années. Elle repose sur la présomption générale que les autorités publiques des États membres agissent de bonne foi, présomption sur laquelle repose toute la structure de la Convention (Khodorkovskiy c. Russie, no 5829/04, § 255, 31 mai 2011). Un constat de violation de l’article 18 reviendrait à dire que cette bonne foi présumée a cédé la place à une « intention cachée », et la loi à la force. Pendant des décennies, la Cour a réclamé pour pouvoir parvenir à un constat de violation de l’article 18 une « preuve irréfutable et directe » (Khodorkovskiy, précité, § 260, et OAO Neftyanaya Kompaniya Yukos c. Russie, no 14902/04, § 663, 20 septembre 2011), ne pouvant être présentée que par le requérant. Dans le paragraphe 255 de l’arrêt Khodorkovskiy (précité, voir aussi le paragraphe 256 de cet arrêt), elle a dit que quiconque alléguait que ses droits et libertés avaient été restreints pour une raison inappropriée devait démontrer « de façon convaincante » (un simple soupçon ne suffisait pas) que le véritable objectif des autorités n’était pas celui qui était affiché. Elle a cependant ajouté la mention « ou qui pouvait être raisonnablement déduit du contexte » entre parenthèses, admettant ainsi que certains éléments circonstanciels de nature à corroborer les allégations de but inavoué formulées par l’intéressé pouvaient « raisonnablement » être jugés recevables. Mais il s’agissait là d’une porte à peine entrouverte, d’une possibilité purement hypothétique, comme le montre la tendance de la Cour à éviter toute analyse contextuelle dans les affaires relevant de l’article 18. Ainsi, la Cour s’est abstenue de procéder à une analyse de cette nature, que ce soit dans l’arrêt Khodorkovskiy ou dans les affaires qui ont suivi, jusqu’à ce qu’elle prenne le contrepied de cette pratique dans deux affaires contre l’Azerbaïdjan (paragraphes 15-17 ci-dessous). En matière de critère de preuve, la Cour considérait en fait que dans les affaires relatives à l’article 18, les preuves circonstancielles ne devaient en fait pas être prises en compte, quelle que soit la force avec laquelle elles corroboraient les allégations d’existence d’une « intention cachée ». C’est ainsi qu’est apparue la notion de « critère de preuve très rigoureux » (voir Tchankotadze c. Géorgie, no 15206/05, § 113, 21 juin 2016, et les références qui y sont citées).

7. Dans certains cas, les requérants ont communiqué à la Cour une quantité phénoménale de preuves circonstancielles à l’appui de leurs allégations selon lesquelles les violations dont ils avaient été victimes poursuivaient effectivement un but inavoué, soutenant que les preuves en question rendaient leurs griefs défendables et que la charge de la preuve devait donc incomber au Gouvernement. Ils ne sont toutefois pas parvenus à convaincre la Cour, qui a fermement maintenu une position qui consistait à dire que même quand les « apparences » semblaient militer en faveur d’un constat d’existence de motifs illégitimes, c’était malgré tout aux requérants qu’incombait toujours la charge de la preuve (voir, par exemple, Khodorkovskiy et Lebedev c. Russie, nos 11082/06 et 13772/05, §§ 899‑903, 25 July 2013). Dans certaines affaires, la Cour a même admis que les griefs soulevés par les requérants avaient un lien avec des questions d’ordre politique – elle a par exemple conclu dans certains cas que les violations constatées avaient profité à certains acteurs politiques –, mais elle a malgré tout considéré que ces « apparences », aussi fournies ou solides fussent-elles (dans l’affaire Khodorkovskiy, elles étaient largement documentées par des « déclarations et résolutions de différentes institutions politiques, personnalités publiques, ONG [organisations non gouvernementales], etc. », et par « les conclusions de plusieurs juridictions européennes », §§ 259 et 260), ne suffisaient pas à conclure que derrière ces violations se cachait une ombre politique, « le processus politique et le processus juridictionnel étant fondamentalement différents » (ibidem, §§ 258-259). Par commodité, appelons ce précepte « formule Khodorkovskiy ». Quelles que fussent les « apparences », la Cour était convaincue que le juge devait fonder sa décision sur des « preuves au sens juridique » (ibidem), ce que les « apparences » n’étaient pas. Elle considérait que les preuves qui lui étaient présentées par les requérants constituaient des « preuves au sens juridique » uniquement lorsqu’il s’agissait de « preuves irréfutables et directes ». Son « critère de preuve très rigoureux » imposait donc aux requérants de présenter des preuves concrètes, physiques, documentées de préférence, de l’existence d’une « intention cachée ». Telle chose n’était possible que lorsque deux conditions étaient réunies : les autorités elles-mêmes avaient reconnu ou révélé d’une autre manière qu’elles savaient (ou auraient dû savoir) que leurs actions étaient guidées par un but non prévu par la Convention, et la preuve de cet aveu était d’une manière ou d’une autre tombée entre les mains des requérants. Normalement, un coupable s’efforce de ne laisser à la portée de ses victimes aucune trace de ses actes, encore moins la preuve de ses intentions illicites. On compte sur les doigts de la main les rares cas dans lesquels les États ne sont pas parvenus à dissimuler le caractère inapproprié et illicite de leurs intentions (Goussinski c. Russie (no 70276/01, CEDH 2004‑IV), Cebotari c. Moldova (no 35615/06, 13 novembre 2007), Lutsenko c. Ukraine (no 6492/12, 3 juillet 2012), et Tymoshenko c. Ukraine (no 49872/11, 30 avril 2013)). Et même lorsque l’on pouvait déceler des signes que des buts inavoués avaient motivé les persécutions subies, ceux-ci furent neutralisés – en d’autres termes, la Cour n’a pas conclu à la violation de l’article 18 – par le constat selon lequel, pris ensemble, les buts visés par les mesures prises contre les requérants étaient « fondamentalement solides » et justifiaient donc, par exemple, les graves accusations pénales dirigées contre eux (voir, par exemple, Khodorkovskiy et Lebedev, précité, § 908).

8 Ainsi que l’ont noté plusieurs juges dans les opinions séparées qu’ils ont jointes aux arrêts de la Cour (ainsi que certains universitaires), la condition selon laquelle, pour pouvoir être considérées comme des « preuves au sens juridique », les preuves présentées par les requérants – et par personne d’autre – devaient être « irréfutables et directes » représentait un obstacle insurmontable pour la plupart des intéressés (dont certains se trouvaient en détention lorsqu’ils avait saisi la Cour, voire même lorsque leur requête était en cours d’examen). Il n’est pas étonnant que pendant longtemps, chacun d’eux (à quelques rares exceptions près) ait vu la Cour rejeter ses griefs fondés sur l’article 18, même quand le monde entier savait que les persécutions qu’ils subissaient ou avaient subies avaient des causes politiques. L’approche par trop restrictive que la Cour avait adoptée à l’égard de la notion de « preuve au sens juridique » et les constats de non-violation de l’article 18 qui en ont découlé ne pouvaient qu’alimenter le sentiment d’impunité grandissant des régimes concernés et la crainte croissante que la Convention battait en retraite face aux « gros bonnets » du monde politique qui persécutaient leurs opposants en usant de toute la puissance de l’appareil étatique. Et naturellement, l’image de la Cour ne pouvait pas en sortir intacte.

9. En outre, la Cour a pris pour habitude de carrément refuser de ne serait-ce qu’examiner les griefs fondés sur l’article 18, se contentant d’un simulacre de raisonnement qui consistait à dire que l’examen du grief en question n’était selon elle « pas nécessaire », formule pour le moins obscure (voir, par exemple, Navalnyy et Yashin, no 76204/11, 4 décembre 2014, ou Frumkin c. Russie, no 74568/12, 5 janvier 2016). Parfois, cette volonté de rester vague a pris des formes inexplicables, comme dans l’affaire Mudayevy c. Russie (no 33105/05, 8 avril 2010), où, après avoir conclu à la violation des articles 2, 3, 5 et 13 et avoir dit qu’elle avait « déjà constaté (…) que les proches des requérants avaient été privés de leur liberté sans bénéficier des garanties prévues par l’article 5, et qu’ils n’avaient pas été « détenu[s] en vue d’être conduit[s] devant l’autorité judiciaire compétente » parce qu’il y avait « des raisons plausibles de soupçonner qu’il[s] a[vaient] commis une infraction », comme le veut l’article 5 § 1 c) », la Cour a considéré que « cette question ayant déjà été traitée par la Cour, il [était] inutile d’examiner les faits à nouveau sous l’angle de l’article 18 combiné avec l’article 5 » (§ 128). Dans l’affaire Kasparov et autres c. Russie (no 2) (no 51988/07, 13 décembre 2016), bien qu’elle ait constaté que « les arrestations et retenues administratives dont le requérant avait fait l’objet avaient emporté violation [des articles 5 § 1, 6 § 1 et 11] car elles avaient eu pour effet de l’empêcher et de le dissuader, lui et d’autres, de participer à des rassemblements de protestation et de s’investir activement dans l’opposition politique », la Cour a malgré tout considéré qu’au vu de cela (cela ?!), « il n’y a[vait] pas lieu » d’examiner les griefs fondés sur l’article 18 (§ 55, italiques ajoutés). De même, dans l’arrêt Nemtsov c. Russie (no 1774/11, 31 juillet 2014), elle a établi que « l’arrestation et la détention du requérant, puis sa condamnation pour une infraction administrative étaient arbitraires et non prévues par la loi » et qu’elles « avaient eu pour effet de l’empêcher et de le dissuader, lui et d’autres, de participer à des rassemblements de protestation et de s’investir activement dans l’opposition politique » (ce qui s’analysait en une violation des articles 3, 5 § 1, 6 § 1, 11 et 13), mais elle a considéré que le grief que M. Nemtsov tirait de l’article 18 « ne soul[evait] aucune question distincte et qu’il n’y a[vait] pas lieu d’examiner s’il y a[vait] eu violation de cette disposition » (§§ 129 et 130, italiques ajoutés). La Cour a suivi un raisonnement similaire dans l’affaire interétatique Géorgie c. Russie (I) ([GC], no 13255/07, CEDH 2014 (extraits)), où elle avait conclu à la violation des articles 3, 5 § 1, 5 § 4, 13 et 38 de la Convention et de l’article 4 du Protocole no 4. Elle a dit qu’il y avait eu « à l’automne 2006 la mise en place en Fédération de Russie d’une politique coordonnée d’arrestation, de détention et d’expulsion de ressortissants géorgiens qui a[vait] constitué une pratique administrative au sens de la jurisprudence de la Convention » (point 2 du dispositif, italiques ajoutés), tout en estimant qu’il n’était pas « nécessaire d’examiner les mêmes questions sous l’angle de l’article 18 » étant donné qu’elle avait « déjà constaté l’existence [de cette] pratique administrative en violation [des dispositions de la Convention] » (§ 224). Il apparaît donc que lorsque les violations déjà constatées montraient directement et avec insistance que la seule conclusion possible était qu’elles étaient motivées par une « intention cachée », la Cour n’est pas allée plus loin alors que la seule chose qu’il lui restait à faire (et pour laquelle elle avait été saisie) était de conclure à la violation de l’article 18.

10. Comme si cela ne suffisait pas, la Cour a davantage limité la portée de l’applicabilité de l’article 18 lorsqu’elle a conclu que cet article ne trouvait pas à s’appliquer en combinaison avec les articles 6 et 7. L’une des chambres a en effet jugé de façon totalement inattendue que ces articles ne renfermaient aucune restriction (voir Navalnyy et Ofitserov c. Russie, no 46632/13 et 28671/14, 23 février 2016, puis Navalnyye c. Russie, no 101/15, 17 octobre 2017, et comparer avec l’affaire Ilgar Mammadov c. Azerbaïdjan (no 2) (no 919/15, 16 novembre 2007), examinée en parallèle, qui soulevait des questions similaires et dans laquelle la chambre saisie de l’affaire a, elle, refusé d’adopter cette position et a laissé la question « ouverte »). Cette nouvelle restriction apportée à l’applicabilité de l’article 18 entrait directement en conflit avec la jurisprudence établie depuis des dizaines d’années par la Cour, notamment dans l’arrêt fondateur Golder c. Royaume-Uni (no 4451/70, 21 février 1975, série A no 18), dans lequel la Cour a considéré que l’article 6 renfermait des restrictions implicites, ou encore dans les arrêts Kasparov et autres c. Russie (no 2) et Khodorkovskiy et Lebedev (tous deux précités), dans lesquels la Cour n’a pas hésité à juger recevables les griefs que les requérants formulaient sur le terrain de l’article 18 combiné avec l’article 6 ou l’article 7 (bien qu’elle ait par la suite refusé de les examiner ou de conclure à une violation).

11. En conséquence de cette « retenue judiciaire » si pratique, de célèbres défenseurs de la démocratie et des droits de l’homme (dont certains étaient en prison) ont fini par figurer parmi les requérants pour lesquels la Cour a jugé que le caractère politique des griefs qu’ils soulevaient ne méritait pas un examen ou n’était pas établi (quelles que fussent les dérives inquiétantes qui, de notoriété publique, se produisaient dans les États concernés). Si la conclusion selon laquelle leur situation n’avait aucune motivation politique pour origine ne s’était pas trouvée dans un arrêt mais, par exemple, dans un article ou une analyse, elle aurait certainement posé problème à tout lecteur allergique à la propagande politique ou aux fake news.

12. Mais regardons de plus près, d’un point de vue structurel, cette « formule Khodorkovskiy ». Qu’entend-on par « les processus politique et juridictionnel sont fondamentalement différents » ?

S’il s’agit d’un énoncé normatif, nul ne peut raisonnablement y trouver à redire. Ces deux processus devraient en effet être différents par nature. Il ne faut donc pas les confondre – il y va de la sauvegarde de la liberté, de la prééminence du droit et des droits de l’homme.

Si, au contraire, il s’agit d’un énoncé descriptif, alors il convient, si l’on veut y avoir recours pour rejeter des arguments en faveur de l’existence d’une « intention cachée », de faire preuve de la plus grande précaution car cette formule peut être très éloignée de la réalité. Il arrive dans la vraie vie – bien loin du « droit de bibliothèque » – que les processus politique et juridictionnel coïncident, aillent de pair et forment une unité. La possibilité même qu’on puisse conclure à une violation de l’article 18 signifie que le processus judiciaire peut être – et, dans un nombre grandissant d’États, malheureusement, est – subordonné et soumis au pouvoir politique pour en devenir le laquais. Si cela n’était pas le cas, des termes tels que « dictature », « autocratie » ou encore « persécution politique » ne relèveraient pas du vocabulaire des sciences politiques mais du seul domaine de la dystopie. L’idée même de l’existence d’une « intention cachée » repose sur la possibilité peu réjouissante que le processus judiciaire soit le prolongement, voire fasse partie intégrante, de son pendant politique. Lorsqu’elle se trouve saisie d’un grief consistant à dire qu’il existait une « intention cachée » derrière les violations commises, la Cour a pour tâche et pour mission de procéder à un examen des plus minutieux et de juger si ce risque ne s’est pas concrétisé. D’ailleurs, si l’on prend au sérieux la notion de « régime véritablement démocratique », c’est-à-dire l’impératif qui est inscrit dans le préambule de la Convention et qui en sous-tend l’ensemble, cette mission devient même la raison d’être de la Cour.

La « formule Khodorkovskiy » et ses dérivés – comme les notions de « preuve au sens juridique », de « preuve irréfutable et directe » ou encore de « critère de preuve très rigoureux » – doivent donc être maniés avec la plus grande prudence. Cette formule fait incontestablement naître la nécessité d’examiner les griefs fondés sur l’article 18 puisque l’appréciation judiciaire du processus juridictionnel appelle une comparaison entre ce qui est et ce qui doit être (le processus juridictionnel doit être libre de toute ingérence politique, mais l’est-il ?). Elle ne saurait toutefois être utilisée pour justifier le rejet de tels griefs, parce que ce qui doit être n’est pas (nécessairement) ce qui est. Pourtant, la « formule Khodorkovskiy » (et ses dérivés) remplissait ces deux fonctions.

13 L’étendue de l’applicabilité de l’article 18, déjà limitée à son origine, s’est progressivement réduite dans une mesure telle que cet article en est venu à être surnommé la « Cendrillon de la Convention »[1], en référence, bien sûr, au début du conte et non à sa fin heureuse. La réponse à l’éternelle question « qui bono ? » semble évidente : à la partie au bénéfice de laquelle le principe in dubio pro reo a été appliqué. Or il s’agit, en règle générale, de la partie la plus forte, celle qui n’est pas vulnérable. Mais d’autres questions restaient sans réponse : « pourquoi ? », « comment est-ce arrivé ? » et « pendant combien de temps ? ».

III

14 À un moment donné, il est devenu trop évident qu’il était impossible de poursuivre ainsi. La Cour devait abandonner le « critère de preuve très rigoureux » qui, dans son acception la plus stricte, était si défavorable aux requérants. Elle devait faire quelque chose à ce sujet.

15. Et elle l’a fait. Le changement, qui s’était fait par trop attendre, a été amorcé avec les affaires Ilgar Mammadov c. Azerbaïdjan (no 15172/13, 22 mai 2014) et Rasul Jafarov c. Azerbaïdjan (no 69981/14, 17 mars 2016). Dans ces deux affaires qui ont bouleversé la jurisprudence établie, la Cour a adopté une approche bien plus réaliste concernant les preuves nécessaires aux fins de la validation des griefs fondés sur l’article 18. Elle a en effet établi que les « preuves irréfutables et directes » présentées par les requérants n’étaient pas les seuls éléments susceptibles de pouvoir constituer des « preuves au sens juridique ».

16. Dans l’arrêt Ilgar Mammadov (précité), la Cour a renvoyé à sa jurisprudence concernant la notion de « critère de preuve très rigoureux » (§ 138), ainsi qu’à la « formule Khodorkovskiy » (§ 140), mais elle a immédiatement poursuivi en disant qu’elle « pren[ait] note des différentes opinions concernant l’affaire du requérant qui donn[aient] à penser qu’il a[vait] fait l’objet de poursuites à caractère politique » et relevait « qu’au vu des circonstances de l’espèce, l’arrestation et la détention du requérant présent[aient] des éléments distinctifs qui lui permett[aient] d’analyser la situation indépendamment des différentes opinions exprimées sur cette affaire » (ibidem). Elle a ajouté que sa conclusion qui consistait à dire que « les accusations portées contre le requérant n’étaient pas fondées sur des « raisons plausibles de [le] soupçonner », au sens de l’article 5 § 1 c) de la Convention » « ne suffi[sait] pas à elle seule à faire supposer qu’il y a[vait] eu violation de l’article 18 », et qu’il « rest[ait] à déterminer s’il exist[ait] des preuves attestant que les actions des autorités étaient effectivement motivées par des raisons illégitimes » (§ 141). Elle s’est ensuite attachée à analyser s’il pouvait être établi que ces preuves découlaient « de la combinaison des faits pertinents spécifiques à l’affaire », en particulier « toutes les circonstances qu’elle a[vait] prises en considération dans le cadre de l’appréciation du grief tiré de l’article 5 § 1 c) » et elle a « établi avec un degré de certitude suffisant » que c’était le cas. Elle a considéré que les circonstances en question indiquaient que « les mesures litigieuses avaient pour but réel de faire taire le requérant ou de le punir pour avoir critiqué le gouvernement et tenté de diffuser ce qu’il croyait être des informations vraies que le gouvernement s’efforçait de dissimuler » et que la liberté du requérant avait donc été « restreinte dans des buts autres que celui qui, conformément à l’article 5 § 1 c) de la Convention, aurait consisté à le conduire devant l’autorité judiciaire compétente sur la base de raisons plausibles de le soupçonner d’avoir commis une infraction ». Elle a donc considéré qu’il y avait matière à conclure à une violation de l’article 18 combiné avec l’article 5 (§§ 141-44). Elle a ainsi préservé d’un point de vue formel le concept de « preuve au sens juridique » mais en y instillant une notion nouvelle, élargie, de sorte qu’il ne se limitait plus aux « preuves irréfutables et directes » auxquelles son interprétation antérieure, bien trop restrictive, l’avait cantonnée. Elle a démontré qu’elle était capable de tirer des conclusions logiques d’un ensemble de faits pertinents – des preuves contextuelles, ou circonstancielles –, et qu’elle était prête à le faire.

17. Dans l’arrêt Rasul Jafarov (précité), elle est allée un cran plus loin. Comme dans l’affaire Ilgar Mammadov (arrêt précité), elle a fait référence au « critère de preuve très rigoureux » (§ 154) et à la « formule Khodorkovskiy » (§ 155), mais elle a ensuite déclaré que « l’arrestation du requérant et les poursuites dont il a[vait] fait l’objet, [avaient], comme pour d’autres défenseurs des droits de l’homme et opposants au gouvernement, fait l’objet de vives critiques de la part de la communauté internationale » et (reprenant mot pour mot l’arrêt Ilgar Mammadov) « qu’au vu des circonstances de l’espèce, l’arrestation et la détention du requérant présent[aient] des éléments distinctifs qui lui permett[aient] d’analyser la situation indépendamment des différentes opinions exprimées sur cette affaire » (§ 155). Elle s’est ensuite livrée à sa propre analyse des preuves circonstancielles qui lui avaient été présentées. Ayant considéré que sa conclusion selon laquelle (reprenant à nouveau mot pour mot l’arrêt Ilgar Mammadov) « les accusations portées contre le requérant n’étaient pas fondées sur des « raisons plausibles de [le] soupçonner », au sens de l’article 5 § 1 c) de la Convention » ne suffisait pas « à elle seule à faire supposer qu’il y a[vait] eu violation de l’article 18 », elle a ajouté que « selon les circonstances de l’espèce, il n’[était] pas toujours possible d’établir l’existence de motifs illégitimes en se fondant sur un élément de preuve particulièrement incriminant manifestement révélateur d’un motif réel (…) ou d’un incident isolé » mais que dans cette affaire, il pouvait être « établi avec un degré de certitude suffisant que la preuve de l’existence de motifs illégitimes découl[ait] de la combinaison des faits pertinents spécifiques à l’affaire » et que « la situation du requérant ne [pouvait] être examinée isolément ». Les éléments soumis à l’examen de la Cour englobaient notamment « le contexte général découlant d’une réglementation de plus en plus dure et restrictive des activités des ONG et de leur financement[, lequel ne pouvait] simplement être ignoré », « le grand nombre de déclarations de hauts responsables et d’articles publiés dans des médias pro-gouvernement dans lesquels des ONG locales et leurs dirigeants, dont le requérant, étaient systématiquement accusés de représenter une « cinquième colonne » à la solde des intérêts étrangers, des traîtres à la nation, des agents étrangers, etc. », et le fait que « plusieurs défenseurs des droits de l’homme connus ayant œuvré avec des organisations internationales à la sauvegarde des droits de l’homme (…) aient eux aussi été arrêtés et inculpés d’infractions graves emportant de lourdes peines privatives de liberté ». La Cour les a analysés en tenant compte des éléments communiqués par les tiers intervenants, parmi lesquels (comme en l’espèce) figurait le Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe. Celui-ci avait déclaré que le cas soumis à l’examen de la Cour était « l’illustration des graves problèmes systémiques qui exist[aient] en Azerbaïdjan concernant les droits de l’homme et qui, en dépit des nombreux efforts déployés par le Commissaire et d’autres parties prenantes internationales, n’a[vaient] toujours pas été abordés ». La Cour a considéré que les faits contextuels « corrobor[aient] l’argument avancé par le requérant et les tiers intervenants qui consist[ait] à dire que son arrestation et sa détention s’inscrivaient dans une campagne de plus grande ampleur qui visait à « réprimer les défenseurs des droits de l’homme en Azerbaïdjan » », et que « [p]rises dans leur ensemble, les circonstances décrites ci-dessus révél[aient] que le but réel des mesures litigieuses était de réduire le requérant au silence et de le sanctionner pour ses actions dans le domaine des droits de l’homme. » Sur ce fondement, elle a conclu qu’il y avait eu violation de l’article 18 combiné avec l’article 5 (§§ 156-63). Elle a ainsi démontré non seulement qu’elle était capable de tirer des conclusions logiques de preuves circonstancielles et qu’elle était prête à le faire, mais aussi qu’elle pouvait juger recevables des preuves communiquées par les requérants, certes, mais aussi par d’autres personnes, en particulier les tiers intervenants.

18. En résumé, la Cour, avec ces deux affaires, a opéré un changement radical dans sa façon d’interpréter la notion de « preuve au sens juridique », s’écartant ainsi sur trois points importants du raisonnement qu’elle avait suivi dans l’arrêt Khodorkovskiy. Premièrement, elle a admis que des preuves contextuelles (circonstancielles), et pas uniquement des preuves « directes », pouvaient être recevables. Deuxièmement, elle a considéré qu’elle pouvait elle-même procéder à une analyse indépendante des preuves contextuelles qui lui avaient été communiquées. Enfin, elle a admis que les preuves de l’existence d’un but inavoué pouvaient lui être communiquées non seulement par les requérants, mais aussi par d’autres personnes – tiers intervenants (qui, dans les affaires de cette nature, sont souvent des organisations non gouvernementales mais aussi des représentants du Conseil de l’Europe ou des Nations unies), observateurs internationaux, médias, etc.

19. Cette nouvelle approche en matière de critère de la preuve dans les affaires relatives à l’article 18 a été validée et renforcée par l’arrêt de principe Merabishvili c. Géorgie ([GC], no 72508/13, 28 novembre 2017), dans lequel la Grande Chambre a procédé à un réexamen et à une rationalisation de la jurisprudence de la Cour relative à l’article 18. L’arrêt Merabishvili promettait un traitement plus équitable des griefs soulevés par les victimes de persécutions politiques et, en quelque sorte, rachetait la longue indécision de la Cour en la matière, bien qu’ex post facto et partiellement uniquement puisque la Grande Chambre y précisait que la Cour pouvait conclure à la non-violation de l’article 18 si le but inavoué, bien qu’avéré, se révélait ne pas être un « aspect fondamental » de l’affaire (§ 291 ; les défaut et incohérences que l’on pourrait reprocher à cet arrêt – dont ceux relevés par les juges qui y ont joint des opinions séparées – ne sauraient en ternir l’importance d’un point de vue général et, en tout état de cause, ne sont pas le sujet de la présente opinion).

20. Mais ce n’est pas tout. La Grande Chambre a clairement montré dans l’arrêt Merabishvili que dans plusieurs arrêts antérieurs où elle avait refusé d’accorder du crédit aux allégations de violation de l’article 18 formulées par les requérants, la Cour avait appliqué un critère (établi, semblait-il à l’époque) qui était vicié. Elle a renvoyé en particulier à trois arrêts, qui tous concernaient des affaires russes : Khodorkovskiy, OAO Neftyanaya Kompaniya Yukos et Khodorkovskiy et Lebedev (tous précités ; d’autres affaires, pas russes uniquement, pourraient toutefois enrichir cette liste). Elle a ainsi désavoué ces arrêts, ou plus exactement les parties de ces arrêts qui portaient sur l’article 18 – dans la mesure où une juridiction peut se permettre de renier publiquement sa propre jurisprudence – (Merabishvili, précité, §§ 275, 276, 279 et 309), faisant preuve de volonté et d’équité.

Plus précisément, la Grande Chambre s’est écartée du concept de « critère de preuve très rigoureux » qui avait été consacré dans les trois arrêts précités pour expliquer que lorsqu’elle cherche à établir l’existence d’un but non conventionnel (et si celui-ci revêtait un caractère prédominant), la Cour « doit s’en tenir à son approche habituelle de la question de la preuve » (ibidem, §§ 309 et 310, italiques ajoutés) et qu’elle « n’a donc aucune raison de se limiter aux preuves directes ou d’appliquer un critère spécial de preuve lorsqu’elle examine des griefs tirés de l’article 18 de la Convention » (ibidem, § 316). Elle a souligné qu’il convenait de dûment tenir compte des « éléments circonstanciels », et qu’on entendait par cette expression « des informations sur les faits principaux, des faits contextuels ou une succession d’événements qui permettent de tirer des conclusions à propos des faits principaux. » Elle a ajouté que « [l]es rapports et déclarations d’observateurs internationaux, d’organisations non gouvernementales ou de médias, ainsi que les décisions d’autres juridictions nationales ou internationales, sont fréquemment pris en considération, notamment pour faire la lumière sur les faits, ou pour corroborer les constats effectués par la Cour » (ibidem, § 317, italiques ajoutés). Elle n’a pas voulu dire par là que la Cour pouvait désormais fonder ses décisions sur des preuves qui n’étaient pas des « preuves au sens juridique ». Pas du tout. Elle a simplement aligné l’interprétation jusque-là trop restrictive et déformée qu’elle avait faite de la notion de « sens juridique » sur celle qui découlait du bon sens.

Car le « sens juridique » ne doit pas être uniquement « juridique ». Il doit avant tout avoir du « sens ».

L’arrêt Merabishvili a replacé le bon sens au cœur du raisonnement de la Cour dans les affaires relevant de l’article 18 et il a annoncé un rapprochement entre la jurisprudence de la Cour relative à l’article 18 et ce qui était de notoriété publique. Il a aussi permis d’aligner le critère de preuve de la Cour sur celui des autres « juridictions européennes », quand l’arrêt Khodorkovskiy l’avait de manière irresponsable et hautaine jugé inférieur, ou peut-être pas assez « juridique » (paragraphes 21 et 22 ci‑dessous). Cette nouvelle approche fut rapidement reprise et confirmée dans un autre arrêt de Grande Chambre (Navalnyy c. Russie, no 29580/12 et 4 autres, 15 novembre 2018) et dans plusieurs arrêts de chambre contre l’Azerbaïdjan.

IV

21. Le présent arrêt s’écarte de l’arrêt Merabishvili (précité), tout en en conservant l’apparence dans une certaine mesure. Certes, il en reprend certains paragraphes (voir le paragraphe 250 de l’arrêt, où il est fait référence aux paragraphes 310 à 317 de l’arrêt Merabishvili), mais il s’agit d’un jeu d’optique. Dans le paragraphe 250 du présent arrêt, la Cour rappelle qu’elle doit « fonder sa décision sur des éléments de preuve [« evidence in the legal sense » en anglais], selon les critères établis dans son arrêt Merabishvili (…) et sur sa propre appréciation des faits spécifiques à l’affaire ». Cependant, sur la question de « sa propre appréciation des faits spécifiques à l’affaire », elle renvoie à trois arrêts antérieurs (tous précités) à l’affaire Merabishvili : aux arrêts Ilgar Mammadov et Rasul Jafarov, dans lesquels elle avait effectivement procédé à « sa propre appréciation des faits spécifiques à l’affaire » et avait conclu à la violation de l’article 18, mais aussi à l’arrêt Khodorkovskiy, où elle n’avait justement pas procédé à « sa propre appréciation » et où elle avait considéré que « les faits spécifiques à l’affaire » constituaient non pas des « preuves au sens juridique » mais, au mieux, des « apparences » (ce qui l’a conduite à conclure à la non-violation de l’article 18). Les paragraphes des arrêts Ilgar Mammadov et Rasul Jafarov cités dans le présent arrêt renvoient à l’arrêt Khodorkovskiy mais s’en distinguent et s’en écartent. L’arrêt Merabishvili, quant à lui, confirmait cette distinction et rejetait explicitement la thèse ancrée dans la « formule Khodorkovskiy » qui voulait qu’une « preuve au sens juridique » fût « irréfutable et directe ».

Les références aux arrêts Khodorkovskiy et Merabishvili sont donc trompeuses en l’espèce. Contrairement à ce que le présent arrêt laisse supposer, l’arrêt Khodorkovskiy concède explicitement qu’un élément circonstanciel propre à prouver l’existence d’une « intention cachée » puisse « raisonnablement » être jugé recevable mais dans les faits, il ferme la possibilité que pareilles preuves puissent être jugées recevables ou être soumises à examen, en particulier (et d’autant plus) lorsqu’elles ne proviennent pas du requérant (paragraphes 6 et 7 ci-dessus). Si l’on tient compte non pas des mots uniquement mais aussi des actes, on se rend compte qu’en fait, l’arrêt Khodorkovskiy n’offrait pas la possibilité de juger pareils éléments recevables et de les examiner, pas le moins du monde. En effet, la Cour n’a jamais fait usage de la possibilité que lui offrait la mention « ou qui pouvait être raisonnablement déduit du contexte » (paragraphe 6 ci‑dessus), pas même dans les cas où en faire usage était le seul moyen de parvenir à une conclusion logique, et cette possibilité est donc restée purement théorique et hypothétique – jusqu’à ce que l’arrêt Ilgar Mammadov change la donne. Dans l’arrêt Khodorkovskiy, la Cour a refusé de procéder à « sa propre appréciation des faits spécifiques à l’affaire ». Elle s’est bornée à « prendre note » du fait que « pris ensemble, les facteurs mentionnés (…) [avaient] conduit beaucoup de personnes à croire que les poursuites dont le requérant a[vait] fait l’objet s’expliquaient par la volonté de le faire disparaître de la scène politique et, dans le même temps, de lui confisquer sa richesse » (§ 259). Parmi les facteurs en question, elle citait « le fait que les opposants politiques ou concurrents en affaires puissent directement ou indirectement profiter de son placement en détention » (§ 258). Elle a admis que « la situation du requérant [pourrait] soulever certains soupçons quant à l’intention réelle des autorités et que les juridictions internes [désignées ailleurs dans l’arrêt par « plusieurs juridictions européennes »] pourraient juger de tels soupçons suffisants pour refuser toute extradition ou coopération judiciaire, pour justifier des injonctions contre le gouvernement russe, l’octroi d’indemnités, etc. » (§ 260, italiques ajoutés). Elle a même considéré que « toutes les juridictions disposaient des mêmes preuves et arguments ». Pourtant, elle a déclaré que « le critère de preuve qu’elle-même appliqu[ait] dans les affaires relatives à l’article 18 [était] très élevé et [pouvait] différer de celui que les juridictions internes appliqu[aient] ». Elle a consacré (pour la première fois dans sa jurisprudence) la « formule Khodorkovskiy », posant comme principe l’existence d’une « différence fondamentale » entre les « processus politique et juridictionnel » (comme si les autres juridictions examinaient les faits d’un point de vue politique plutôt que d’un point de vue juridique), et elle a ajouté qu’il était « souvent beaucoup plus facile pour une personnalité politique que pour un juge de prendre position, étant donné que le juge ne doit fonder sa décision que sur des preuves au sens juridique (§§ 259 et 260). Elle s’est ainsi dérobée, rejetant toutes les allégations selon lesquelles les autorités poursuivaient un but inavoué.

En d’autres termes, la Cour a mis en opposition dans l’arrêt Khodorkovskiy l’examen des « preuves au sens juridique », qu’elle définissait à cette époque comme des « preuves irréfutables et directes », et sa « propre appréciation » des faits spécifiques à l’affaire combinés entre eux, et elle a rejeté la possibilité même de pouvoir procéder à « sa propre appréciation » en déclarant qu’il n’y avait « aucune preuve irréfutable et directe » dans « l’affaire portée devant elle ». Elle a également opposé avec force son approche par trop restrictive de la notion de « preuve au sens juridique » à celle adoptée par d’autres « juridictions européennes » (§§ 259 et 260). Dans les affaires relatives à l’article 18, elle s’est placée en opposition non seulement par rapport à la manière dont les autres juridictions (les « juridictions européennes ») interprétaient les normes juridiques, mais aussi par rapport à ce qui était de notoriété publique.

L’arrêt Merabishvili annonçait la suppression de cette opposition. Le présent arrêt montre qu’elle n’a finalement pas été abandonnée.

22. Dans l’arrêt Merabishvili (précité), la Grande Chambre ne parle de « preuves au sens juridique » qu’une seule fois (§ 275), lorsqu’il est fait mention de l’arrêt Khodorkovskiy (précité) – pas ailleurs –, puis elle rejette (§§ 309‑317) l’approche qui avait été retenue et développée au paragraphe 259 de l’arrêt Khodorkovskiy. Lorsque, dans le paragraphe 250 du présent arrêt, elle évoque le paragraphe 259 de l’arrêt Khodorkovskiy en même temps que les paragraphes 309 à 317 de l’arrêt Merabishvili sans même faire allusion au fait que le second a dénoncé et donc disqualifié le premier, la majorité fait preuve de si peu de discernement et de si peu de sens critique que j’estime qu’il est nécessaire de le signaler.

Par souci d’objectivité, il convient de noter que ce n’est pas la première fois que la Cour manque de discernement lorsqu’elle cite la jurisprudence (voir, à titre de comparaison, l’affaire mentionnée au paragraphe 38 ci‑dessous). Le plus important néanmoins est qu’en l’espèce (contrairement à cette autre affaire), cette absence de discernement s’est traduite par une issue qui peine à convaincre concernant les griefs fondés sur l’article 18.

Quoi qu’il en soit, derrière un attachement de pure forme à l’arrêt Merabishvili, le présent arrêt restore en fait la doctrine que cet arrêt dénonçait et effaçait, l’érigeant implicitement en fondement méthodologique de l’examen des griefs formulés par les requérants sous l’angle de l’article 18.

23. Dans le même ordre d’idées, le présent arrêt rejette également le raisonnement que la Cour avait suivi dans les arrêts Ilgar Mammadov et Rasul Jafarov (précités) tout en y faisant référence. Les mentions de ces arrêts ne sont pas moins trompeuses que les références aux arrêts Khodorkovskiy et Merabishvili (précités) évoquées ci-dessus. Par exemple, la Cour cite au paragraphe 250 du présent arrêt les paragraphes 140 de l’arrêt Ilgar Mammadov et 155 de l’arrêt Rasul Jafarov, qui mentionnent la « forme Khodorkovskiy », mais elle n’en cite pas les paragraphes 141 à 144 ou 156 à 163 respectivement, dans lesquels la Cour expliquait premièrement qu’elle pouvait admettre non seulement les preuves directes mais aussi les preuves circonstancielles (ce qu’elle a fait), deuxièmement qu’elle pouvait procéder à sa propre analyse des preuves circonstancielles en question (ce qu’elle a aussi fait), et troisièmement que la preuve d’un but inavoué pouvait être apportée non seulement par le requérant mais aussi par d’autres personnes (ce qu’elle a également fait dans ces deux affaires).

24. On aurait pu espérer qu’après l’arrêt Merabishvili (et l’arrêt Navalnyy, arrêts tous deux précités), le critère de la preuve « irréfutable et directe » ne ferait pas son retour. Mais cet espoir était prématuré. Le critère en question a bel et bien fait son retour – dans le présent arrêt. Même si l’expression « preuve irréfutable et directe » n’y est pas reprise mot pour mot dans le raisonnement de la chambre, la notion de « critère de preuve très rigoureux », dans son acception antérieure, la plus restrictive, y est sous-entendue grâce à (ou plutôt à cause de) la référence à la « formule Khodorkovskiy » qui y est faite.

En plaçant l’arrêt Khodorkovskiy sur un pied d’égalité avec l’arrêt Merabishvili, dans lequel la Grande Chambre dénonçait et rejetait l’approche qui avait été adoptée dans l’arrêt Khodorkovskiy (et avec les arrêts Ilgar Mammadov et Rasul Jafarov, précités, et l’arrêt Navalnyy), la chambre les a fusionnés pour en retirer une base doctrinale applicable aux affaires relevant de l’article 18. Si cette base vient à être utilisée comme une arme dans de futures affaires relatives à l’article 18 (et rien ne permet de garantir que cela n’arrivera pas), alors on pourra dire que le présent arrêt a contribué à affaiblir l’arrêt Merabishvili au point de le rendre moribond.

25. Le fait de placer la référence inversée à l’arrêt Khodorkovskiy (paragraphes 21‑23 ci-dessus) sur le même plan que la référence aux arrêts Ilgar Mammadov, Rasul Jafarov et, surtout, Merabishvili (tous précités), sans les opposer ou, à tous le moins les juxtaposer, révèle un autre problème qui ne concerne pas uniquement la jurisprudence relative à l’article 18 mais qui est bien plus général : rien, peut-être, ne peut permettre d’éviter que des citations (aussi précises et exactes soient-elles) tirées de la jurisprudence de la Cour soient utilisées dans des affaires ultérieures de manière contraire à leur intention, à leur sens ou à leur importance dans le contexte ou le raisonnement en question, de sorte qu’elles annulent (pas toujours intentionnellement) les progrès du droit de la Convention, instrument vivant, au détriment des victimes de persécutions politiques et dans l’intérêt des régimes qui les persécutent.

V

26. L’approche suivie en l’espèce aux fins de l’examen des griefs fondés sur l’article 18, qui revient à une approche antérieure et (donc) contraire à celle que la Grande Chambre a développée dans l’arrêt Merabishvili, n’est pas seulement trop restrictive ou trop formaliste. Elle n’admet pas la possibilité qu’un système, une action coordonnée ou une politique puissent exister. Là où un observateur objectif verrait un système, dans lequel (et parce que) les faits, pris ensemble, se renforcent et permettent d’établir que les violations commises s’inscrivent dans une politique relevant d’une « intention cachée », cette méthodologie, elle, ne reconnaît – comme c’est le cas en l’espèce – qu’une série de coïncidences, peu importe que les faits en question soient nombreux et concertés. Les conclusions fondées sur cette méthodologie obsolète et douteuse (le mot est faible) peuvent être à l’opposé de ce que tout le monde sait.

C’est le cas ici en ce qui concerne les membres de l’équipe du journal Cumhuriyet.

27 Dans le cas d’espèce, la conclusion à laquelle la majorité parvient en ce qui concerne les griefs formulés par les requérants sur le terrain de l’article 18 n’est ni convaincante ni fiable compte tenu des nombreux travaux internationaux de référence dénonçant les mesures de répression qui furent prises contre la société civile au lendemain du coup d’État avorté de 2016 en Turquie. Or nombre de ces travaux ont été présentés à la Cour par les tiers intervenants, et notamment par le Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe, le Rapporteur spécial sur la promotion et la protection du droit à la liberté d’opinion et d’expression des Nations unies et plusieurs ONG. Tous attestent d’une érosion de l’indépendance du pouvoir judiciaire en Turquie et, plus encore, d’une répression systématique des médias par les autorités turques. Tous dénoncent sans équivoque une politique mise en place par l’État, et non des erreurs accidentelles.

28. Pourtant, en dépit de leur pertinence incontestable, la Cour se borne à mentionner les observations des tiers intervenants de manière formelle (paragraphes 244‑247 de l’arrêt ; voir aussi les référence qui y sont faites dans le paragraphe 105). Elle procède ensuite à une appréciation des plus générales, « relevant » que « les mesures en question [prises contre les requérants], ainsi que celles prises dans le cadre des procédures pénales engagées contre d’autres journalistes en Turquie, ont fait l’objet de vives critiques de la part des tiers intervenants » (paragraphe 250 de l’arrêt), avant d’écarter ces élément sans visiblement en tenir compte, tout en rappelant – par une référence fâcheuse à l’arrêt Khodorkovskiy – que « le processus politique et le processus juridictionnel étant fondamentalement différents, elle doit fonder sa décision sur des éléments de preuves [« evidence in the legal sense » en anglais » (ibidem), comme si ces observations n’étaient pas fondées sur des considérations juridiques (ni sur l’excellente connaissance de la situation par les tiers intervenants).

L’exercice « d’appréciation » des arguments présentés par les tiers intervenants se résume à une phrase.

Si la Cour se montre sceptique à l’égard des opinions de tiers intervenants, même lorsqu’elles émanent du Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe ou de Rapporteurs spéciaux des Nations unies, et ne leur accorde aucun crédit, elle ne devrait pas s’étonner que ses lecteurs se montrent sceptiques à l’égard de ses propres conclusions et ne leur accordent aucun crédit. Qui bono ?

29. Même si les observations des tiers intervenants n’ont pas été dûment prises en compte (la Cour s’est bornée à « relever » leur existence, ce qui n’est pas la même chose), on ne peut pas dire que dans le présent jugement (ou plus précisément dans sa partie relative aux griefs fondés sur l’article 18), la Cour n’accorde aucune place à l’analyse de la question de savoir si les circonstances factuelles confirment l’existence d’un but inavoué non-conventionnel. Elle y consacre en effet près de trois pages.

Mais examinons de plus près ce qu’elle y analyse – et comment.

30. La chambre rappelle la conclusion à laquelle elle était parvenue et qui consistait à dire que les mesures prises contre les requérants n’étaient pas justifiées par des « soupçons raisonnables » mais elle ajoute que « cela ne suffit pas en soi pour qu’elle conclue également à la violation de l’article 18 » (§ 252) – ainsi qu’elle l’avait conclu dans les arrêts Ilgar Mammadov et Rasul Jafarov (précités ; comparer avec l’arrêt Merabishvili, précité, § 291). Jusqu’ici, rien à dire.

Elle poursuit en disant qu’il était légitime d’instruire les faits incriminés puisqu’ils étaient susceptibles d’avoir un lien avec le coup d’État, et elle ajoute qu’on « ne peut (…) pas constater qu’un délai excessif s’est écoulé entre les faits incriminés et le déclenchement de l’enquête pénale dans le cadre de laquelle les requérants ont été mis en détention provisoire » (paragraphes 253 et 254 de l’arrêt). Là encore, pas d’objection.

31. Le raisonnement prend alors un tour curieux. La chambre s’efforce de justifier des faits qu’il est difficile – impossible, à mon avis – de justifier.

Elle parvient en effet à justifier les déclarations du président de la République – qu’elle qualifie (à raison) pour l’une d’elles de « clairement en contradiction avec les éléments fondamentaux d’un État de droit » – en affirmant « qu’elles n’étaient pas dirigées directement contre les requérants eux-mêmes, mais contre le journal Cumhuriyet, alors sous la direction de C.D. (…), dans son ensemble » (paragraphe 255 de l’arrêt). Que veut-elle dire par là ? Que le journal « dans son ensemble » était une entité autonome, et que ses journalistes, ses éditeurs et ses dirigeants, en étaient distincts ? Qui pourrait croire à cela ?

La chambre ajoute qu’une « telle expression de mécontentement [à l’égard de l’arrêt de la Cour constitutionnelle] ne constitue pas en soi une preuve que la détention des requérants a été dictée par des raisons ultimes incompatibles avec la Convention » (ibidem). La question qui se pose ici est la suivante : qu’est-ce qui a bien pu permettre d’atténuer cette manifestation évidente d’une pression politique sur le pouvoir judiciaire pour en faire une innocente « expression de mécontentement », comme si elle avait été prononcée, disons, par un professeur de droit lors d’un cours de droit constitutionnel ? La déclaration publique du président de la République était tout sauf innocente, et les événements qui ont suivi ont montré qu’il s’agissait d’une déclaration d’intention des plus concrètes – après tout, « you don’t need a weatherman to know which way the wind blows » (pas besoin d’un météorologue pour savoir dans quelle direction le vent souffle)[2].

La chambre accepte même que « les déclarations faites publiquement par des membres du gouvernement ou le président au sujet des poursuites pénales dirigées contre les requérants peuvent démontrer, dans certaines circonstances, qu’une décision de justice viserait un but non conventionnel » (ibidem, italiques ajoutés). Il est donc légitime de se poser la question de savoir ce que pourraient être ces « certaines » circonstances. Ou plutôt : quelles autres circonstances ont, si l’on peut dire, permis de « décontaminer » les déclarations en question ? La chambre n’offre aucune explication sur ce point.

La Cour accorde de l’importance au constat de la Cour constitutionnelle selon lequel les soupçons dirigés contre deux personnes étaient inconstitutionnels (ibidem). Pourtant, ce constat est dénué de pertinence étant donné que cette juridiction, la plus haute du pays, ne s’est pas prononcée sur la question de savoir s’il y avait une « intention cachée » derrière cette persécution. Là encore, la chambre n’évoque même pas ce point dans son raisonnement.

Et ainsi de suite.

La chambre accepte même non seulement que la détention des requérants a exercé un effet dissuasif sur les requérants eux-mêmes mais aussi qu’elle était « susceptible de créer un climat d’autocensure pour (…) tous les journalistes relatant et commentant le fonctionnement du Gouvernement et diverses questions d’actualité politique » (paragraphe 256 de l’arrêt, italiques ajoutés). Et alors ? « All in all, it’s just another brick in the wall » (au final, ce n’est qu’une brique de plus dans le mur)[3].

La chambre considère que « les éléments invoqués par les requérants en faveur d’une violation de l’article 18 de la Convention, pris isolément ou combinés entre eux, ne constituent pas un ensemble assez homogène qui serait suffisant pour conclure que leur détention menait un but non conventionnel se révélant être un aspect fondamental de l’affaire » et « qu’il n’a pas été établi au-delà de tout doute raisonnable que les détentions provisoires des requérants ont été imposées dans un but non prévu par la Convention au sens de l’article 18 » (ibidem, italiques ajoutés). Et de conclure : « il n’y a pas eu, en l’espèce, violation de l’article 18 de la Convention » (ibidem). Dans l’arrêt Kasparov et autres (précité), la Cour a estimé qu’il n’y avait pas lieu d’examiner les griefs formulés par les requérants sous l’angle de l’article 18 puisqu’elle avait déjà conclu à la violation de plusieurs dispositions de la Convention (paragraphe 9 ci‑dessus). Le constat formulé dans la présente affaire est très semblable, même si la chambre y a remplacé la formule « il n’y a pas lieu d’examiner » par une phrase qui, en substance, pourrait être reformulée ainsi : « peu importe les faits, et peu importe le nombre d’éléments suspects, tout cela n’a rien à voir avec un but caché illégitime » – ce qui revient au même quand il est question d’exonérer les autorités de leur responsabilité, de les flatter et de nourrir leur sentiment d’impunité.

32. En résumé, une justification est donnée pour chacun des faits pris isolément (et encore, les faits pertinents ne sont pas tous soumis à un tel examen ; voir, par exemple, le paragraphe 34 ci-dessous). Bien que le terme « apparences » (terme discrédité, selon moi), qui a joué un rôle si important dans l’arrêt Khodorkovskiy and Lebedev (précité), ne figure pas dans le raisonnement de la chambre en l’espèce, tous les faits qui sont analysés dans le présent arrêt sont traités comme s’il s’agissait de rien de plus que des « apparences » fortuites.

33. Même si l’on part du principe (peu réaliste dans les faits) que chacun des constats évoqués ci-dessus ne suffit pas à lui seul à conclure à l’existence d’une « intention cachée » et, partant, à une violation de l’article 18, la conclusion selon laquelle combinés entre eux, ils ne suffisent pas non plus est tirée par les cheveux. Dans la partie de l’arrêt qui traite des griefs fondés sur l’article 18, aucun raisonnement ne vient étayer cette conclusion. Rien.

Pour les tiers intervenants, qui connaissent bien non seulement les faits de l’espèce mais aussi le contexte dans lequel ils s’inscrivent, c’est la conclusion opposée qui était évidente. Comme je l’ai indiqué, leurs observations ont été présentées mais pas dûment prises en compte.

34. L’hypothèse envisagée dans le paragraphe précédent est des plus bancales. Il y a en effet de sérieux motifs propres à justifier que l’on considère que certains des faits incriminés sont en eux-mêmes suffisants pour conclure qu’il y a eu violation de l’article 18.

Pour ne prendre qu’un exemple, comment est-il possible de conclure à l’absence d’une « intention cachée », quand le président de la République se permet de déclarer publiquement : « Celui qui a rédigé cet article va le payer cher, je ne le laisserai pas passer comme ça » (paragraphe 237 de l’arrêt)[4] ? Effectivement, les faits lui ont donné raison. La menace (car de quoi s’agit-il, sinon d’une menace ?) s’est concrétisée. Pourtant, la Cour ne tient pas compte de cette déclaration dans le cadre de l’exercice d’appréciation auquel elle se livre concernant les griefs fondés sur l’article 18, et elle ne l’examine même pas isolément. Elle se borne dans cette partie de son raisonnement à évoquer des « déclarations » du président avant de limiter son examen à une seule d’entre elles, dans laquelle le président, d’après elle, se contente d’exprimer son « mécontentement » à l’égard de la décision de la Cour constitutionnelle (paragraphe 30 ci-dessus).

Mais qu’en est-il de la menace directe – « Celui qui a rédigé cet article va le payer cher » – émanant de la personnalité la plus puissante de la scène politique nationale ? S’agit-il aussi de l’expression d’un simple « mécontentement » ? Ou (comparer avec le paragraphe 31 ci-dessus) d’une déclaration qui, elle aussi, visait « le journal Cumhuriyet dans son ensemble » mais pas les requérants, et qui n’était apte à « démontrer (…) qu’une décision de justice viserait un but non conventionnel » que « dans certaines circonstances » ?

35. Et quid des autres faits contextuels, que la Cour n’a examinés ni isolément ni combinés entre eux ? Dans l’arrêt Rasul Jafarov (précité), par exemple, la Cour a considéré que « le contexte général découlant d’une réglementation de plus en plus dure et restrictive des activités des ONG et de leur financement [ne pouvait] simplement être ignoré » (§ 159) : cette réglementation a été l’un des éléments factuels qui l’ont conduite à conclure à la violation de l’article 18. Ce n’est pas la première fois que la Cour est appelée à se pencher sur une affaire traitant de la loi dont il est question en l’espèce – cette loi est évoquée dans de nombreuses affaires (dans lesquelles la Cour a conclu à des violations de différents articles la Convention). La Cour ne pouvait-elle pas considérer cette loi – pas l’instrument lui-même mais son interprétation et son application pratique aux représentants des médias – comme « dure et restrictive » ? Il ne s’agit que d’une question.

36. Point plus important encore, cette affaire n’est pas un cas isolé. Elle s’inscrit dans une série d’affaires (dont certaines sont pendantes et d’autres ont déjà été jugées) qui portent sur le même sujet : les mesures prises en Turquie au lendemain du coup d’État pour réduire au silence la société civile en général et les médias en particulier. Un nombre incalculable d’observateurs (objectifs, me semble-t-il) de toutes origines ont signalé ces dérives et les ont dénoncées. On en a parlé – et on en parle encore – presque chaque jour dans les médias[5].

Les tiers intervenants ont regroupé dans un même document les observations qu’ils ont présentées à la Cour en l’espèce et celles qu’ils ont présentées dans d’autres affaires, et ils avaient une bonne raison de le faire : à leurs yeux, ces différentes affaires (dont le cas d’espèce) sont liées les unes aux autres et montrent l’existence d’une ligne de conduite adoptée par les autorités turques vis-à-vis de leurs opposants. Ils considèrent donc que ces affaires ont pour point commun l’existence d’une action coordonnée, d’un système et d’une politique sous-tendant les mesures prises par les autorités contre les requérants concernés.

Le choix de considérer le cas d’espèce comme une affaire s’inscrivant dans un contexte plus général découle d’une approche réaliste et objective des faits en cause, qui sont de notoriété publique, et que le bon sens vient confirmer. La Cour ne devrait-elle pas aussi, dans le cadre de son examen – « au sens juridique » bien entendu – des faits qui lui sont présentés, accorder du crédit aux faits qui sont de notoriété publique et qui sont, notamment, dénoncés par les tiers intervenants dans leurs observations ? En d’autres termes, les faits qui sont de notoriété publique et le bon sens, qui tous deux montrent que les autorités suivaient une politique établie, ne doivent-ils pas éclairer la notion de « sens juridique » ?

Lorsqu’une politique est à l’origine des violations constatées, il n’est pas permis de conclure à l’absence d’un but inavoué. De plus, l’existence d’un tel but inavoué représente à première vue un aspect fondamental de l’affaire (Merabishvili, précité, § 291). Seules des considérations très fortes peuvent conduire à une conclusion différente. Si la Cour ne tient pas compte de certains arguments en faveur d’un constat d’existence d’une « intention cachée » dans son analyse et dans son exercice de mise en balance des faits et arguments des parties, alors son examen ne peut être considéré comme étant suffisamment approfondi et explicite, et le constat de non-violation de l’article 18 en devient moins plausible (paragraphe 4 ci-dessus).

37. J’aurais eu plus de mal à m’opposer à un constat de non-violation de l’article 18 si la chambre avait considéré que les violations constatées en l’espèce poursuivaient un but inavoué illégitime mais que celui-ci n’était pas prédominant, en d’autres termes, si elle avait considéré que cet élément ne représentait pas un aspect fondamental de l’affaire.

En l’espèce, toutefois, la Cour a conclu que les autorités n’avaient poursuivi aucun but inavoué, ce qui est manifestement en contradiction avec les faits qui sont de notoriété publique (tant à la Cour qu’ailleurs), concernant l’évolution de la situation en Turquie au lendemain du coup d’État avorté de 2016, et avec ce que les tiers intervenants ont décrit de manière très claire dans leurs observations.

Le moment où la chambre se rapproche le plus d’un constat d’existence d’un but inavoué est celui où elle explique que l’« expression de mécontentement [à l’égard de la décision de la Cour constitutionnelle] ne constitue pas en soi une preuve que la détention des requérants a été dictée par des raisons ultimes incompatibles avec la Convention » (paragraphe 255 de l’arrêt, cité au paragraphe 31 ci-dessus, italiques ajoutés ; voir aussi le paragraphe 252 de l’arrêt), mais cette conclusion en demi-teinte est dans le même temps neutralisée par le constat selon lequel ces raisons n’étaient pas « ultimes », c’est-à-dire qu’elles ne constituent pas un aspect fondamental de l’affaire. La chambre ne précise pas cependant la base factuelle, juridique ou (méthodo) logique sur laquelle elle fonde sa conclusion qui consiste à dire qu’il ne s’agissait pas de raisons « ultimes », en particulier au regard d’autres (et nombreux) faits litigieux.

Les arrêts de la Cour sont des instruments écrits. Un écrit peut tout endurer : rien, pas même des vérités judiciaires publiées à son égard, ne peut l’altérer. Mais la vérité judiciaire doit ressembler à la vérité.

VI

38. La manière dont, avant et (ce qui est fort regrettable) après l’affaire Merabishvili (arrêt précité), la Cour a traité des griefs relatifs à l’article 18 est pour le moins préoccupante[6]. Depuis que cet arrêt a été adopté, la Cour a pris à plusieurs reprises une position de principe concernant les affaires relevant de l’article 18. On peut notamment mentionner l’arrêt Kavala c. Turquie (no 28749/18, 10 décembre 2019), dans lequel elle a d’ailleurs renvoyé (§ 217) à la « formule Khodorkovskiy » ainsi qu’aux paragraphes des arrêts Ilgar Mammadov et Rasul Jafarov que j’ai mentionnés au paragraphe 23 de la présente opinion (arrêts précités ; je précise toutefois que l’arrêt Kavala contient également des citations très pertinentes des deux arrêts en question). Dans l’arrêt Kavala, cependant, le traitement par la Cour des preuves circonstancielles, dont celles présentées par les tiers intervenants, diffère largement du cas d’espèce et (en dépit d’une référence succincte à ces éléments dans la partie pertinente de l’arrêt) a conduit à une conclusion différente.

39. Les perspectives d’avancées substantielles concernant le traitement des griefs fondés sur l’article 18 demeurent lointaines.

Le présent arrêt vient de les éloigner davantage.

______________

[1]. Voir, parmi les articles récemment publiés, C. Heri, « Loyalty, Subsidiarity and Article 18 ECHR: How the ECtHR Deals with Mala Fide Limitations of Rights » (in European Convention of Human Rights Law Review 1 (2020)).
[2]. Bob Dylan, « Subterranean Homesick Blues », Bringing It All Back Home, 1965, Columbia Records.
[3]. Pink Floyd, « Another Brick in the Wall – Part 2 », The Wall, 1979, Harvest.
[4]. À propos du non-respect par le président des décisions judiciaires, dont la déclaration en question (et d’autres déclarations du même acabit) est le reflet, une farouche opposante au président s’exprime ainsi : « [le président] (…) a réclamé que soient respectées les décisions de la Cour de justice quand ses adversaires ont été jetés en prison. » Elle conclut ensuite : « (…) le respect est à sens unique (…) : on le reçoit sans le donner ». E. Temelkuran, « Comment conduire un pays à sa perte : Du populisme à la dictature » (Christel Gaillard-Paris, 2020), p. 46-47.
[5]. Il est assez ironique de constater qu’à l’époque où la chambre délibérait sur la présente affaire, le Conseil de l’Europe publiait un ouvrage sur la persécution politique des journalistes, dans lequel la situation en Turquie était largement évoquée : « La mission d’informer : les journalistes en danger prennent la parole » (M. Clark, W. Horsley, Strasbourg, Conseil de l’Europe, 2020). Or, la Cour est une émanation du Conseil de l’Europe, n’est-ce pas ?
[6]. Sur ce point, je renvoie à un article que j’ai récemment publié, intitulé « Wrestling with the ‘Hidden Agenda’: Toward a Coherent Methodology for Article 18 Cases » (in K. Lemmens, S. Parmentier, L. Reyntjens (eds.). Human Rights with a Human Touch: Liber amicorum Paul Lemmens. Cambridge, Anvers, Chicago: Intersentia, 2019.

Dernière mise à jour le décembre 3, 2020 par loisdumonde

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