Sanchez-Sanchez c. Royaume-Uni [GC] (Cour européenne des droits de l’homme)

Note d’information sur la jurisprudence de la Cour
Novembre 2022

Sanchez-Sanchez c. Royaume-Uni [GC] – 22854/20

Arrêt 3.11.2022 [GC]

Article 3
Traitement dégradant
Traitement inhumain
Extradition

Absence de preuve d’un risque réel que le requérant soit condamné à la réclusion à perpétuité sans possibilité de libération conditionnelle s’il est extradé et reconnu coupable aux États-Unis : non-violation

En fait – Le requérant est un ressortissant mexicain actuellement détenu au Royaume-Uni. Il est censé être extradé vers les États-Unis, où il est recherché au niveau fédéral pour des chefs de distribution et de trafic de stupéfiants. S’il était reconnu coupable des infractions dont il était accusé, il encourrait une peine de niveau 43 selon les lignes directrices fédérales en matière de peines (Sentencing Guidelines), qui prévoient une échelle des peines.

Le requérant attaqua devant la High Court la décision ordonnant son extradition, en vain. Dans sa décision, la High Court s’estima tenue par un arrêt antérieur de la Chambre des Lords selon lequel l’extradition vers les États-Unis d’une personne qui y encourrait, si elle était reconnue coupable, une peine d’emprisonnement à perpétuité sans possibilité de libération conditionnelle, ne violerait pas l’article 3. Elle dit que, à la suite de l’arrêt rendu dans l’affaire Trabelsi c. Belgique, il n’y avait pas eu de jurisprudence « claire et cohérente » de la Cour européenne sur l’application de l’article 3 aux peines de réclusion à perpétuité sans possibilité de libération conditionnelle dans le contexte d’une extradition. Elle se déclara également convaincue que la peine d’emprisonnement à perpétuité n’était pas incompressible, précisant qu’il existait dans le cadre du système fédéral américain deux moyens d’obtenir une réduction de peine : la libération pour motif d’humanité et la grâce.

Le 19 octobre 2021, une chambre de la Cour s’est dessaisie en faveur de la Grande Chambre.

En droit – Article 3:

a) Principes généraux sur les peines d’emprisonnement à perpétuité sans possibilité de libération conditionnelle dans le contexte de l’extradition – Dans l’affaire Vinter et autres c. Royaume-Uni [GC], la Cour avait jugé, en ce qui concerne les peines de perpétuité réelle, que la justification pénologique d’une peine de ce type devait être réexaminée au bout d’un certain délai. Ultérieurement, dans l’affaire Trabelsi c. Belgique, elle a appliqué les critères de l’arrêt Vinter et autres au contexte de l’extradition pour en conclure que l’extradition du requérant violerait l’article 3 au motif qu’aucune des procédures prévues ne s’apparentait à un mécanisme de réexamen obligeant les autorités nationales à rechercher, sur la base de critères objectifs et préétablis dont le détenu aurait eu connaissance avec certitude au moment de l’imposition de la peine perpétuelle si, au cours de l’exécution de sa peine, l’intéressé a tellement évolué et progressé qu’aucun motif légitime d’ordre pénologique ne justifie son maintien en détention.

Or, Vinter et autres n’était pas une affaire d’extradition. Cette distinction est importante.

Dans le contexte interne, la situation juridique d’un requérant, qui a déjà été jugé coupable et condamné, est connue. De plus, le système interne de réexamen de la peine est lui aussi connu, tant des autorités internes que de la Cour. Dans le contexte d’une extradition, en revanche, lorsque – comme en l’espèce – le requérant n’a pas encore été condamné, une appréciation complexe des risques s’impose, c’est-à-dire un pronostic a priori qui se caractérisera inévitablement par un degré d’incertitude très différent de celui qui entoure le contexte interne. Il faut donc – par principe, mais aussi pour des raisons pratiques – faire preuve de prudence lorsque l’on applique, dans le contexte de l’extradition, l’intégralité des principes tirés de l’arrêt Vinter et autres, qui ont été définis pour s’appliquer dans le contexte interne.

À cet égard, la Cour tient tout d’abord à observer que les principes énoncés dans l’arrêt Vinter et autres englobent non seulement l’obligation matérielle qui impose aux États contractants de veiller à ce qu’aucune peine perpétuelle ne devienne avec le temps une peine incompatible avec l’article 3, mais aussi les garanties procédurales en la matière (Murray et autres c. Pays-Bas [GC]), qui ne sont pas des fins en soi mais dont l’observation par les États contractants a pour finalité de prévenir les violations de l’interdiction qui frappe les peines inhumaines ou dégradantes. En ce qui concerne l’obligation matérielle, exposer un individu à un risque réel d’être soumis à des peines ou traitements inhumains et dégradants irait à l’encontre de l’esprit et de la finalité de l’article 3. En revanche, les garanties procédurales semblent se prêter davantage à un contexte purement interne, de sorte que la question de leur existence ne se pose pas relativement à l’extradition d’un individu demandée par un État tiers, car sinon la responsabilité qui pèserait sur les États contractants dans ce contexte serait interprétée de façon trop extensive. Il s’ensuit que ces derniers ne peuvent pas être tenus pour responsables, sur le terrain de la Convention, des défaillances du système d’un État tiers qui apparaîtraient si l’on appliquait l’intégralité des règles découlant de l’arrêt Vinter et autres. Imposer à un État contractant d’analyser le droit et la pratique pertinents d’un État tiers aux fins d’apprécier dans quelle mesure ce dernier respecterait ces garanties procédurales peut se révéler excessivement difficile pour les autorités nationales statuant sur les demandes d’extradition.

De plus, dans le contexte interne, en cas de constat de violation de l’article 3 de la Convention, le requérant resterait en détention jusqu’à ce que soit appliqué ou créé un mécanisme de réexamen conforme à la Convention pouvant permettre sa libération anticipée, sans pour autant y conduire forcément. Ainsi, les motifs légitimes d’ordre pénologique justifiant la détention ne seraient pas remis en cause. En revanche, dans le contexte de l’extradition, le constat d’une violation de l’article 3 aurait pour conséquence qu’une personne faisant l’objet d’accusations graves ne passera jamais en jugement, sauf si elle peut être poursuivie dans l’État requis ou si l’État requérant est à même de fournir les assurances nécessaires pour faciliter l’extradition. Permettre à une telle personne de s’échapper ainsi en toute impunité est une issue qui ne serait guère conciliable avec l’intérêt général de la société à ce que justice soit rendue en matière pénale, ni avec l’intérêt des États contractants à respecter leurs obligations conventionnelles internationales, qui visent à empêcher la création de refuges pour les personnes accusées des infractions pénales les plus graves.

Par conséquent, si les principes exposés dans l’arrêt Vinter et autres doivent s’appliquer dans le contexte interne, une approche modulée s’impose dans le contexte de l’extradition. Cette approche modulée consiste en une analyse en deux étapes : premièrement, il faut déterminer si le requérant a produit des éléments susceptibles de démontrer qu’il existe des raisons sérieuses de penser que sa condamnation l’exposerait à un risque réel d’imposition d’une peine de réclusion à perpétuité sans possibilité de libération conditionnelle. Sur ce point, c’est au requérant qu’il appartient de démontrer qu’une telle peine serait prononcée (López Elorza, précité, § 107, et Findikoglu c. Allemagne (déc.)). L’existence d’un tel risque sera d’autant plus facile à établir si le requérant encourt une peine obligatoire de réclusion à perpétuité.

S’il est établi à l’issue de cette première étape de l’analyse que le requérant est exposé à un risque réel de peine d’emprisonnement à perpétuité, alors la seconde étape de cette analyse, compte tenu des principes tirés de l’arrêt Vinter et autres, sera axée sur la garantie matérielle, qui est l’essence de cette jurisprudence et qui est facilement transposable du contexte interne à celui de l’extradition. Il faut alors, deuxièmement, déterminer si, avant d’autoriser l’extradition, les autorités concernées de l’État requis doivent avaient vérifié qu’il existait au sein de l’État requérant un mécanisme de réexamen de la peine permettant aux autorités nationales compétentes de rechercher si, au cours de l’exécution de celle-ci, le détenu a tellement évolué et progressé sur le chemin de l’amendement qu’aucun motif légitime d’ordre pénologique ne permet plus de justifier son maintien en détention. En somme, il faut rechercher si, dès le prononcé de la peine, il existe un mécanisme de réexamen permettant aux autorités nationales de considérer les progrès accomplis par le détenu sur le chemin de l’amendement ou tout autre motif de libération fondé sur son comportement ou sur d’autres circonstances personnelles pertinentes

Quant aux garanties procédurales accordées aux « détenus condamnés à perpétuité », la présence de celles-ci dans l’ordre juridique de l’État requérant n’est pas une condition préalable indispensable au respect de l’article 3 par l’État contractant requis. Il s’ensuit que, dans une affaire d’extradition, la question n’est pas de savoir si, au moment de l’extradition du détenu, les peines de réclusion à perpétuité prononcées dans l’État requérant sont compatibles avec l’article 3 de la Convention, à l’aune de toutes les règles applicables aux détenus condamnés à perpétuité dans les États contractants.

Dans l’arrêt Trabelsi, la Cour n’a pas abordé, à titre préliminaire, la question de savoir s’il existait un risque réel que le requérant fût condamné à la perpétuité sans possibilité de libération conditionnelle. Elle a en effet recherché si, au moment de l’extradition, les critères tirés de l’arrêt Vinter et autres étaient satisfaits dans leur intégralité. Pour ces raisons, elle considère que la jurisprudence Trabelsi doit être écartée.

La Cour tient à souligner que l’interdiction des mauvais traitements posée par l’article 3 demeure absolue. À cet égard, elle estime qu’aucune distinction ne peut être opérée entre le niveau minimal de gravité requis pour tomber sous le coup de l’article 3 dans le contexte interne et le niveau minimal requis dans le contexte extraterritorial. En outre, rien dans les paragraphes précédents ne remet en cause le principe désormais bien établi selon lequel l’extradition d’un individu par un État contractant soulève des problèmes au regard de l’article 3 de la Convention lorsqu’il y a des raisons sérieuses de penser que l’intéressé sera exposé dans l’État requérant à un risque réel d’être soumis à un traitement contraire à l’article 3.

b) Application des principes susmentionnés aux faits de l’espèce – Le requérant n’a pas encore été reconnu coupable et les infractions qui lui sont reprochées ne sont pas passibles d’une peine obligatoire de réclusion à perpétuité. Aux fins de la première étape de l’analyse appliquée par la Cour, il doit démontrer qu’au cas où il serait condamné, il y aurait un risque réel qu’une peine d’emprisonnement à perpétuité sans possibilité de libération conditionnelle lui soit infligée sans que soient dûment prises en compte toutes les circonstances atténuantes et aggravantes.

La Cour prend pour point de départ l’analyse opérée par le juge interne. Alors que la Cour livre sa propre appréciation ex nunc puisque l’extradition n’a pas encore eu lieu, les juridictions nationales ont pu procéder à une analyse détaillée des éléments de preuve dans le cadre d’une procédure à laquelle les États-Unis étaient partie. La juge de district, au vu du dossier, a conclu que, si le requérant venait à être reconnu coupable, la peine qui lui serait infligée relèverait du niveau 43 selon les lignes directrices fédérales en matière de peines, qui prévoient une échelle des peines de perpétuité. Elle a admis qu’il existait une « possibilité réelle » que l’intéressé soit condamné à perpétuité, l’un de ses co-conspirateurs ayant succombé à une surdose de fentanyl. Cependant, si elle a noté que le requérant encourrait vraisemblablement des peines confondues plutôt que consécutives, elle a estimé qu’il n’était pas possible de déterminer quelle peine lui serait imposée. En somme, les conclusions de la juge de district ne sont pas déterminantes, même si celle-ci n’a manifestement pas dit que le requérant serait « vraisemblablement » condamné à la réclusion à perpétuité. Il faut donc examiner les éléments qui ont été produits devant la Cour à ce sujet

À cet égard, le rapport émis en février 2015 par la Commission fédérale sur les peines, intitulé « Les peines de perpétuité dans le système fédéral », indique que des peines de réclusion à perpétuité ont été prononcées dans moins d’un tiers de 1 % de l’ensemble des affaires de trafic de stupéfiants en 2013. Par ailleurs, selon les sources interactives de la Commission fédérale sur les peines, en 2019, dans le district du nord de la Géorgie, où le requérant a été inculpé, environ 65 % des 507 peines prononcées étaient inférieures à celles recommandées selon l’échelle établie par les lignes directrices fédérales en matière de peines.

Selon le rapport de février 2015, les lignes directrices en matière de stupéfiants prévoient expressément une peine d’emprisonnement à vie pour les infractions de trafic de stupéfiants si la consommation de ceux-ci a entraîné la mort ou des blessures graves, et si l’accusé a déjà été reconnu coupable auparavant d’une infraction de ce type. Si l’un des co-conspirateurs du requérant a certes succombé à une surdose de fentanyl, les éléments de preuve dont dispose la Cour indiquent que l’intéressé n’a fait l’objet d’aucune condamnation antérieure.

Une peine d’emprisonnement à perpétuité peut également être prononcée dans d’autres affaires de trafic impliquant de grandes quantités de stupéfiants, ou lorsque le tribunal applique d’autres dispositions prévoyant un alourdissement de peine en matière de trafic de stupéfiants. Les chefs d’accusation retenus contre le requérant sont incontestablement graves, et le ministère de la Justice des États-Unis a indiqué que l’intéressé était soupçonné d’avoir codirigé une opération de trafic de stupéfiants basée au Mexique et supervisé les activités de distributeurs implantés aux États-Unis. Cependant, ce même ministère a fourni des renseignements sur quatre des co-conspirateurs du requérant, selon lesquels ils se sont vu infliger des peines allant de sept à vingt ans d’emprisonnement. Les deux personnes qui ont été condamnées aux peines les plus lourdes (V-P et H-H), et pour lesquelles la peine recommandée était aussi la prison à vie, avaient été inculpées des mêmes chefs que ceux qui ont été retenus contre le requérant ; par ailleurs, elles ont été reconnues coupables de chefs supplémentaires qui ne pèsent pas sur lui. Selon le ministère de la Justice des États-Unis, la peine qui serait infligée au requérant s’il plaidait coupable ou s’il était reconnu coupable lors du procès serait prononcée par le juge qui a condamné ses quatre co-conspirateurs. Ce juge serait tenu de prendre en considération les principes fondamentaux en matière de fixation des peines, notamment la nécessité d’éviter les disparités de peine injustifiées entre accusés ayant des antécédents similaires et ayant été reconnus coupables d’agissements similaires.

Dans l’arrêt López Elorza, la Cour a estimé pertinent le fait que les co-conspirateurs du requérant dans cette affaire avaient été condamnés à des peines d’une durée inférieure à celle prévue par les lignes directrices fédérales en matière de peines, d’autant que la peine qui serait infligée à ce dernier serait prononcée par le juge qui avait déjà condamné les co-conspirateurs, lequel serait tenu de prendre en compte la nécessité d’éviter les disparités injustifiées.

La Cour peut toutefois admettre que les co-conspirateurs du requérant ne se trouvaient peut-être pas dans une situation tout à fait comparable à celle de ce dernier, même si les infractions dont ils étaient accusés correspondaient à des niveaux de base similaires à celles qui lui sont reprochées. Les co-conspirateurs ne semblent pas avoir été soupçonnés d’être à la tête d’une quelconque organisation criminelle et, ce qui est peut-être plus important encore, ils pouvaient prétendre à une réduction de peine parce qu’ils avaient plaidé coupable. Cela dit, dans la procédure conduite devant la Grande Chambre, le requérant n’a pas apporté la preuve que des accusés présentant des antécédents similaires aux siens auraient été reconnus coupables d’agissements similaires et condamnés à la réclusion à perpétuité sans possibilité de libération conditionnelle. En outre, si la Cour ne peut pas baser son appréciation sur la peine qui serait probablement infligée au requérant s’il plaidait coupable, elle reconnaît néanmoins que de nombreux facteurs interviennent dans le choix de la peine à imposer et qu’avant l’extradition, il est impossible d’envisager tous les retournements de situation ou tous les cas de figure qui pourraient survenir. Comme elle l’a relevé dans la décision Findikoglu, des facteurs antérieurs au procès, tels que l’acceptation d’une coopération avec le gouvernement des États-Unis pourraient avoir une incidence sur la durée de la peine d’emprisonnement imposée au requérant. De plus, si ce dernier venait à plaider coupable ou à être reconnu coupable lors du procès, le juge disposerait d’une grande latitude pour fixer la peine appropriée à l’issue d’un processus d’établissement des faits dans le cadre duquel l’intéressé aura eu la possibilité de présenter des moyens de preuve sur toute circonstance atténuante susceptible de justifier une peine inférieure à celle recommandée selon l’échelle prévue par les lignes directrices en matière de peines. Le juge chargé de fixer la peine serait tenu de prendre en compte les peines infligées aux co conspirateurs, quand bien même leur situation ne serait pas identique à celle du requérant. Enfin, ce dernier aurait le droit de faire appel de toute peine qui lui serait infligée.

Compte tenu de l’ensemble des facteurs susmentionnés, on ne saurait dire que le requérant a produit des éléments susceptibles de démontrer que son extradition vers les États-Unis l’exposerait à un risque réel de traitement atteignant le niveau de gravité de l’article 3. Dès lors, il n’est pas nécessaire pour la Cour d’en venir en l’espèce à la seconde étape de l’analyse.

Conclusion : non-violation en cas d’extradition (unanimité).

(Voir Vinter et autres c. Royaume-Uni [GC], 66069/09 et al., 9 juillet 2013, Résumé juridique ; Trabelsi c. Belgique, 140/10, 4 septembre 2014, Résumé juridique ; Murray c. Pays-Bas [GC], 10511/10, 26 avril 2016, Résumé juridique ; Findikoglu c. Allemagne (déc.), 20672/15, 7 juin 2016, Résumé juridique ; López Elorza c. Espagne, 30614/15, 12 décembre 2017; McCallum c. Italie (déc.), 20863/21, 21 septembre 2022, Résumé juridique)

Dernière mise à jour le novembre 3, 2022 par loisdumonde

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