Vegotex International S.A. c. Belgique [GC] (Cour européenne des droits de l’homme)

Note d’information sur la jurisprudence de la Cour
Novembre 2022

Vegotex International S.A. c. Belgique [GC] – 49812/09

Arrêt 3.11.2022 [GC]

Article 6
Procédure administrative
Article 6-1
Procès équitable

Dette fiscale prescrite par l’effet rétroactif d’une nouvelle jurisprudence mais ensuite rétablie, en cours d’instance, par une législation rétroactive mais prévisible restaurant la sécurité juridique : non-violation

En fait – En 1995, l’administration fiscale rectifia une déclaration déposée par la société requérante et majora le montant dû par celle-ci. La société requérante saisit la justice. Pendant la procédure, les faits suivants se produisirent : i) en octobre 2000, suivant la pratique administrative habituelle, l’administration fiscale délivra une injonction de payer dans le but d’interrompre le délai de prescription de la dette fiscale ; ii) par un arrêt du 10 octobre 2002, la Cour de cassation remit cette pratique en cause et adopta une nouvelle jurisprudence avec effet rétroactif, ce qui entraîna la prescription du recouvrement de la créance fiscale (cette jurisprudence fut confirmée par d’autres arrêts en 2003-2004) ; iii) en 2004, le législateur intervint pour inverser cette tendance et rétablir la pratique administrative antérieure par une loi d’application immédiate aux procédures en cours (la loi-programme (« la LP ») du 9 juillet 2004, article 49 in fine). La Cour de cassation appliqua cette législation à la société requérante et, en conséquence, rejeta le pourvoi que celle-ci avait formé. Les juridictions internes confirmèrent finalement la majoration de 50 % de l’impôt pour une partie de celui-ci et, pour l’autre partie, réduisirent la majoration à 10 % de l’impôt dont la société requérante avait été jugée redevable.

Par un arrêt du 10 novembre 2020 (voir Résumé juridique), une chambre de la Cour a conclu, à l’unanimité, à la non-violation de l’article 6 § 1 à raison de l’intervention du législateur dans la procédure, jugeant qu’elle avait été dictée par un impérieux motif d’intérêt général. La chambre a également dit, à l’unanimité, qu’il n’y avait pas eu violation de l’article 6 § 1 (droit à une procédure contradictoire et droit d’accès à un tribunal) à raison de la substitution de motifs opérée d’office par la Cour de cassation, et qu’il y avait eu violation de l’article 6 § 1 en raison de la durée de la procédure.

Le 8 mars 2021, l’affaire a été renvoyée devant la Grande Chambre à la demande du requérant.

En droit – Article 6 § 1 :

a) Applicabilité – La Grande Chambre estime comme la chambre que le volet civil de l’article 6 n’est pas applicable. Concernant le volet pénal de cette disposition, elle dit que la majoration d’impôt infligée ne relevait pas du droit pénal mais de la législation fiscale belge. Cette mesure reposait toutefois sur une disposition générale applicable à l’ensemble des contribuables et poursuivait un but à la fois dissuasif et répressif. De plus, la sanction encourue par la société requérante était considérable : il s’agissait d’une majoration qui pouvait aller jusqu’à 50 % de l’impôt dont elle avait été jugée redevable.

Conclusion : Article 6 § 1 non applicable sous son volet civil et applicable sous son volet pénal.

b) Les conséquences qui découlent de l’applicabilité du volet pénal de l’article 6 à l’examen de la présente affaire :

– La prise en compte de la procédure de recouvrement de l’impôt – La procédure concernait à la fois le recouvrement de l’impôt, qui en tant que tel ne relève pas du volet pénal de l’article 6 § 1, et la majoration d’impôt, qui, elle, relève de cette disposition. Cela étant, en droit belge, la procédure relative à ces deux aspects forme un tout, tant au stade administratif que judiciaire. En l’espèce, si les juridictions internes avaient conclu à la prescription de la dette d’impôt, ce constat aurait nécessairement eu pour conséquence qu’aucune majoration d’impôt n’était due. Ainsi, il est particulièrement difficile de distinguer les éléments de la procédure portant sur l’« accusation en matière pénale » de ceux qui avaient un autre objet. Dans ces conditions, l’examen de la procédure concernant la majoration d’impôt amenait inévitablement la Cour à prendre en considération les éléments de procédure concernant le redressement fiscal.

– L’étendue de l’application de l’article 6 en matière fiscale – Dans cette matière, à la différence des amendes relevant de la matière pénale au sens strict, la somme due à titre de pénalité constitue en quelque sorte le prolongement de la dette fiscale. En l’espèce, la majoration d’impôt constituait, en vertu du droit applicable, un pourcentage de l’impôt éludé. Aussi, conformément à la jurisprudence de la Cour, les majorations d’impôt ne faisant pas partie du noyau dur du droit pénal, les garanties offertes par l’article 6 ne doivent pas nécessairement s’appliquer dans toute leur rigueur.

c) Fond – Dans le cadre de différends civils, la Cour a jugé à maintes reprises que si le pouvoir législatif n’est, en principe, pas empêché de réglementer, par de nouvelles dispositions à portée rétroactive, des droits découlant de lois en vigueur, le principe de la prééminence du droit et la notion de procès équitable consacrés par l’article 6 s’opposent, sauf pour d’impérieux motifs d’intérêt général, à l’ingérence du pouvoir législatif dans l’administration de la justice dans le but d’influer sur le dénouement judiciaire du litige. En effet, l’emploi d’une législation rétroactive qui a pour effet d’influer sur le dénouement judiciaire d’un litige auquel l’État est partie présente des risques inhérents, notamment lorsque cet effet est de rendre le litige ingagnable pour le demandeur. Le principe de la prééminence du droit et la notion de procès équitable commandent dès lors de traiter avec la plus grande circonspection les raisons avancées pour justifier pareilles mesures. La Cour a considéré que ces principes, qui constituent des éléments essentiels des notions de sécurité juridique et de protection de la confiance légitime des justiciables, trouvent à s’appliquer en matière pénale. Elle estime qu’il en va également ainsi s’agissant d’une affaire fiscale, telle que celle ici en cause, dont seule la partie afférente à la majoration d’impôt tombe sous le coup du volet pénal de l’article 6.

La question se pose de savoir si l’intervention du législateur a porté atteinte au caractère équitable de la procédure menée par la société requérante en exerçant, en cours d’instance, une influence sur l’issue du litige qui l’opposait à l’État. La disposition législative litigieuse est entrée en vigueur alors que l’affaire de la société requérante était pendante devant la cour d’appel et elle a réglé la question de l’interruption de la prescription dans les instances fiscales en cours, parmi lesquelles figurait la procédure de la société requérante. Alors qu’en l’espèce la cour d’appel avait considéré que la prescription avait été suspendue, et non interrompue, la Cour de cassation a substitué à ce motif un autre motif, tiré spécifiquement du fait que la prescription avait été interrompue conformément au nouvel article 49 de la LP. L’application par la Cour de cassation de l’article 49 de la LP obligeait la Grande Chambre à poursuivre son raisonnement en partant de la seule hypothèse que, si la jurisprudence inaugurée par la Cour de cassation le 10 octobre 2002 avait été appliquée à la cause de la requérante, la dette fiscale en question aurait dû être considérée comme éteinte par l’effet de la prescription. La Cour devait donc rechercher si, dans les circonstances de l’espèce, l’intervention législative litigieuse reposait sur d’impérieux motifs d’intérêt général.

S’agissant en premier lieu de la préservation des droits du Trésor, la Cour a jugé à plusieurs reprises que le seul intérêt financier de l’État ne permet pas en principe de justifier une intervention rétroactive du législateur. L’impact de la jurisprudence litigieuse de la Cour de cassation n’a pas été d’une ampleur telle qu’elle aurait pu mettre en péril l’équilibre financier de l’État, car elle n’a entraîné la prescription que dans un nombre relativement limité de dossiers.

Ensuite, la lutte contre la grande fraude fiscale représente un motif d’intérêt général pertinent. Si le cas d’espèce ne relevait pas de la grande fraude fiscale, une initiative législative par nature gère des situations de manière générale et abstraite, si bien que les motifs du législateur ne perdent pas leur légitimité par cela seul qu’ils ne se révèlent pas nécessairement pertinents à l’égard de chacun des justiciables potentiellement visés.

La Cour estime également pertinent l’objectif consistant à ne pas générer une discrimination arbitraire entre les contribuables qui ont volontairement renoncé au temps couru de la prescription en s’acquittant de leur dette d’impôt et ceux qui ne l’ont pas fait.

Enfin, l’adoption de l’article 49 de la LP pouvait être nécessaire pour corriger la jurisprudence de la Cour de cassation et ainsi assurer la sécurité juridique. Dans des circonstances exceptionnelles, une intervention rétroactive du législateur peut être justifiée, notamment lorsqu’il s’agit d’interpréter ou de clarifier une disposition législative plus ancienne, de combler un vide juridique ou encore de neutraliser les effets d’une jurisprudence nouvelle.

La Cour a évalué le caractère impérieux des motifs pertinents susmentionnés dans leur ensemble et à la lumière des éléments suivants :

i) Le caractère constant ou non de la jurisprudence désavouée par l’intervention législative litigieuse – Par son arrêt du 10 octobre 2002, la Cour de cassation se prononçait pour la première fois sur la question précise de la validité interruptive du commandement de payer en l’absence de montant incontestablement dû. Cet arrêt pouvait s’analyser comme cadrant avec le rôle d’une juridiction suprême qui consiste à régler les éventuelles contradictions ou incertitudes résultant d’arrêts contenant des interprétations divergentes. Pour autant, l’interprétation donnée par la Cour de cassation ne correspondait pas à la pratique administrative suivie jusqu’alors, qui consistait à adresser « un commandement de payer interruptif de prescription » aux contribuables concernés. Dès lors, elle avait d’importants effets sur les affaires, telles que celle ici en cause, dans lesquelles l’établissement de l’impôt avait été contesté par le contribuable devant les juridictions compétentes. Contrairement à d’autres juridictions suprêmes, la Cour de cassation belge n’a pas le pouvoir de limiter l’effet de ses arrêts dans le temps en statuant seulement pour l’avenir. C’est donc en raison de l’effet rétroactif de l’arrêt litigieux de la Cour de cassation sur toutes les procédures pendantes concernant ces questions que le législateur a estimé devoir intervenir.

ii) La méthode et le moment de l’adoption de la législation en cause – La législation litigieuse a été adoptée relativement rapidement, soit un peu plus d’un an et demi après l’arrêt de la Cour de cassation en question. Par son intervention, le législateur s’est explicitement départi de l’interprétation livrée par la Cour de cassation. Dans un État de droit, le législateur peut modifier la loi pour corriger une interprétation du droit donnée par le pouvoir judiciaire, sous réserve toutefois du respect des règles et des principes de droit qui s’imposent même au législateur, notamment ceux qui ont été rappelés ci-dessus et sont développés ci-dessous.

iii) La prévisibilité de l’intervention législative – La sécurité juridique et, ainsi, la confiance légitime des justiciables ne sauraient passer pour avoir été ébranlées par l’intervention du législateur. Au contraire, il s’agissait pour celui-ci, face à la jurisprudence inattendue de la Cour de cassation, de restaurer la sécurité juridique en rétablissant la pratique administrative suivie jusqu’alors et en vigueur au moment où la société requérante avait saisi les juridictions internes. Ainsi, la société requérante ne pouvait pas s’attendre à – ou espérer – voir sa dette fiscale et la majoration en question prescrites lorsqu’elle a engagé son action en justice en 2000. Elle semble avoir espéré pouvoir bénéficier de manière inattendue de l’effet d’aubaine que représentait pour elle la jurisprudence nouvelle de la Cour de cassation inaugurée par l’arrêt du 10 octobre 2002. Même s’il ne peut pas lui être reproché de s’être prévalue d’une jurisprudence nouvelle qui lui était favorable, l’intervention du législateur ne saurait passer pour avoir mis à néant une attente légitime de la société requérante qui aurait existé lorsque celle-ci a entamé sa procédure.

iv) La portée de la législation en cause et l’effet produit par celle-ci – L’intervention du législateur a permis la continuation de « poursuites » en dépit du fait que, selon la jurisprudence de la Cour de cassation inaugurée par l’arrêt du 10 octobre 2002, la prescription pouvait être considérée comme atteinte. Une telle intervention nécessite sans nul doute des justifications plus fortes que dans le cas d’une prolongation d’un délai de prescription dans une affaire où la prescription n’est pas encore atteinte. Sur ce point, et dans un autre domaine, la Cour a récemment estimé que le rétablissement d’une responsabilité pénale après l’expiration du délai de prescription était incompatible avec les principes fondamentaux de légalité et de prévisibilité consacrés par l’article 7 de la Convention. Toutefois, la présente affaire se distingue de la situation décrite dans l’Avis consultatif concernant l’applicabilité de la prescription aux poursuites, condamnations et sanctions pour des infractions constitutives, en substance, d’actes de torture [GC]. En effet, si la prescription aurait pu être considérée comme atteinte suite à la jurisprudence de la Cour de cassation du 10 octobre 2002, cela n’avait pas déjà été constaté par une décision judiciaire ni, a fortiori, n’avait fait l’objet d’une constatation ayant acquis autorité de la chose jugée. De plus, à la différence de la situation dans l’affaire Antia et Khupenia c. Géorgie, la prescription n’était atteinte ni au moment où la majoration d’impôt a été infligée à la société requérante ni au moment où celle-ci a saisi le tribunal de première instance pour contester cette mesure. Ce n’est qu’au cours de la procédure devant la cour d’appel, et, surtout, par l’effet d’une jurisprudence inattendue de la Cour de cassation, que la société requérante a allégué que la prescription n’avait pas été valablement interrompue et que, par conséquent, elle était atteinte. Enfin, la présente affaire met en jeu l’article 6 et non l’article 7, et, comme les majorations d’impôt relèvent essentiellement du droit fiscal et ne font pas partie du noyau dur du droit pénal, les garanties offertes par l’article 6 ne doivent pas nécessairement s’appliquer dans toute leur rigueur.

Eu égard aux circonstances particulières de la cause, la Cour conclut qu’en visant à lutter contre la grande fraude fiscale, à éviter une discrimination arbitraire entre les contribuables et à neutraliser les effets de l’arrêt de la Cour de cassation du 10 octobre 2002 pour rétablir la sécurité juridique en restaurant la pratique administrative établie et reflétée de surcroît par la jurisprudence majoritaire des juridictions inférieures en la matière, l’intervention prévisible du législateur était justifiée par d’impérieux motifs d’intérêt général.

Conclusion : non-violation (dix voix contre sept).

The Court dit, à l’unanimité, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 6 § 1 à raison de la substitution de motifs opérée par la Cour de cassation. La Cour conclut également, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention du fait de la durée de la procédure (plus de treize ans et six mois).

Article 41 : le constat d’une violation est suffisant pour ce qui concerne le préjudice moral ; pas de somme allouée pour dommage matériel.

(Voir aussi Zielinski et Pradal et Gonzalez et autres c. France [GC], 24846/94 et al., 28 octobre 1999, Résumé juridique ; OGIS-Institut Stanislas, OGEC Saint-Pie X et Blanche de Castille et autres c. France, 42219/98 et 54563/00, 27 mai 2004, Résumé juridique ; Arnolin et autres c. France, 20127/03 et al., 9 janvier 2007, Résumé juridique ; Petko Petkov c. Bulgarie, 2834/06, 19 février 2013, Résumé juridique ; Hôpital local Saint‑Pierre d’Oléron et autres c. France, 18096/12 et al., 8 novembre 2018, Résumé juridique ; Antia et Khupenia c. Georgie, 7523/10, 18 juin 2020 ; Avis consultatif concernant l’applicabilité de la prescription aux poursuites, condamnations et sanctions pour des infractions constitutives, en substance, d’actes de torture [GC], P16-2021-001, Cour de cassation arménienne, 26 avril 2022, Résumé juridique)

Dernière mise à jour le novembre 3, 2022 par loisdumonde

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