AFFAIRE SANCHEZ-SANCHEZ c. ROYAUME-UNI (Cour européenne des droits de l’homme) 22854/20

Le requérant alléguait que son extradition vers les États-Unis d’Amérique (« les États-Unis ») serait contraire à l’article 3 de la Convention parce que, s’il venait à être reconnu coupable des chefs d’accusation retenus contre lui, il encourrait une peine de réclusion à perpétuité sans possibilité de libération conditionnelle.


GRANDE CHAMBRE
AFFAIRE SANCHEZ-SANCHEZ c. ROYAUME-UNI
(Requête no 22854/20)
ARRÊT

Art 3 • Absence de preuve d’un risque réel que le requérant soit condamné à la réclusion à perpétuité sans possibilité de libération conditionnelle s’il est extradé et reconnu coupable aux États-Unis • Absence d’obligation pour les États contractants sur le terrain de la Convention à raison des défaillances qui apparaîtraient dans le système d’un État tiers si l’on appliquait l’intégralité des normes tirées de l’arrêt Vinter et autres, qui comprennent à la fois une obligation matérielle et des garanties procédurales • Jurisprudence de la Cour Trabelsi c. Belgique écartée • Approche modulée pour les affaires d’extradition consistant en une analyse en deux étapes • 1) Vérifier si le requérant a produit des éléments prouvant qu’il y a des raisons sérieuses de penser que sa condamnation l’exposerait à un risque réel de se voir infliger une peine d’emprisonnement à perpétuité sans possibilité de libération conditionnelle • 2) Rechercher si, dès le prononcé de la peine, il existe un mécanisme de réexamen permettant aux autorités nationales de considérer les progrès accomplis par le détenu sur le chemin de l’amendement ou tout autre motif de libération fondé sur son comportement ou sur d’autres circonstances personnelles pertinentes • Présence de garanties procédurales pour les « détenus condamnés à perpétuité » dans l’État requérant n’étant pas une condition préalable indispensable au respect de l’art 3 par l’État contractant requis • Requérant n’encourant pas une peine obligatoire d’emprisonnement à perpétuité

STRASBOURG
3 novembre 2022

Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Sanchez-Sanchez c. Royaume-Uni,

La Cour européenne des droits de l’homme, siégeant en une Grande Chambre composée de :
Robert Spano, président,
Jon Fridrik Kjølbro,
Síofra O’Leary,
Georges Ravarani,
Marko Bošnjak,
Krzysztof Wojtyczek,
Yonko Grozev,
Alena Poláčková,
Tim Eicke,
Arnfinn Bårdsen,
Erik Wennerström,
Raffaele Sabato,
Saadet Yüksel,
Anja Seibert-Fohr,
Peeter Roosma,
Ana Maria Guerra Martins,
Ioannis Ktistakis, juges,
et de Johan Callewaert, greffier adjoint de la Grande Chambre,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 24 février et21 septembre 2022,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 22854/20) dirigée contre le Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord et dont un ressortissant mexicain, M. Ismael Sanchez-Sanchez (« le requérant »), a saisi la Cour le 11 juin 2020 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Le requérant a été représenté par Me R. Sahota (Berkeley Square Solicitors), avocat à Londres. Le gouvernement du Royaume-Uni (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, M. JamesGaughan, du ministère des Affaires étrangères, du Commonwealth et du Développement.

3. Le requérant alléguait que son extradition vers les États-Unis d’Amérique (« les États-Unis ») serait contraire à l’article 3 de la Convention parce que, s’il venait à être reconnu coupable des chefs d’accusation retenus contre lui, il encourrait une peine de réclusion à perpétuité sans possibilité de libération conditionnelle.

4. Le 12 juin 2020, la requête a été communiquée au Gouvernement.

5. Une audience s’est déroulée en public au Palais des droits de l’homme, à Strasbourg, le 23 février 2022.

Ont comparu :
– pour le Gouvernement
M. F.Janeczko, agent ,
Mes D. Perry QC,
V. Ailes, conseils ;
– pour le requérant
Mes D. Josse QC,
B. Keith, conseils ,
R.Sahota, conseiller .

La Cour a entendu en leurs déclarations Mes Perry QC, JosseQC et Keith.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

6. Né en 1968, le requérant est actuellement détenu à la prison de Wandsworth.

7. Le 19 avril 2018, il fut arrêté au Royaume-Uni à la demande des États‑Unis. Selon les informations communiquées par le ministère de la Justice des États-Unis, il était soupçonné d’avoir codirigé une organisation de trafiquants de stupéfiants basée au Mexique, au sein de laquelle il aurait été chargé de superviser et gérer les activités de complices implantés aux États‑Unis en vue de distribuer des stupéfiants à Atlanta (Géorgie).

8. La demande d’extradition retenait les quatre chefs d’accusation suivants :

1. Conspiration (conspiracy) à des fins de possession de marijuana, d’héroïne et de fentanyl, avec intention de distribuer (punissable d’une peine maximale de prison à vie, avec une peine minimale obligatoire de vingt ans d’emprisonnement) ;

2. Complicité de possession de marijuana, avec intention de distribuer (punissable d’une peine maximale de prison à vie, avec une peine minimale obligatoire de dix ans d’emprisonnement) ;

3. Complicité de possession d’héroïne et de fentanyl, avec intention de distribuer (punissable d’une peine maximale de prison à vie, avec une peine minimale obligatoire de vingt ans d’emprisonnement) ;

4. Conspiration à des fins d’importation aux États-Unis de marijuana, d’héroïne et de fentanyl (punissable d’une peine maximale de prison à vie, avec une peine minimale obligatoire de dix ans d’emprisonnement).

9. Ces chefs d’accusation avaient pour origine l’expédition, vers un entrepôt d’Atlanta (Géorgie), de 2 613 kg de marijuana, qui avaient été saisis en janvier 2017, et la saisie de 14 kg d’héroïne coupée avec du fentanyl et d’environ 430 g de fentanyl dans un appartement situé à Sandy Springs (Géorgie) dont les conspirateurs se seraient servi pour stocker des stupéfiants et de l’argent. Le premier chef de l’acte d’accusation indiquait qu’un co‑conspirateur était décédé des suites d’une consommation de fentanyl. À la connaissance du ministère de la Justice des États-Unis, le casier judiciaire du requérant était vierge.

10. L’audience d’extradition se déroula devant une juge de district le 24 janvier 2019 (Government of the United States of America v. Ismael Sanchez-Sanchez). Le requérant argua que son extradition emporterait violation de ses droits découlant de l’article 3 de la Convention à raison des conditions de détention provisoire et de toute détention qui serait consécutive à une condamnation et parce que, selon lui, il existait un risque réel qu’il fût condamné à une peine de réclusion à perpétuité sans possibilité de libération conditionnelle.

11. La juge de district estima que le requérant n’avait pas établi l’existence d’un risque réel de violation de l’article 3 à raison des conditions de détention provisoire ou de toute détention consécutive à une condamnation.

12. Le requérant avait fait reposer sur l’arrêt Trabelsi c. Belgique (no 140/10, CEDH 2014 – paragraphe 90 ci-dessous) le moyen qu’il tirait d’un risque de peine de prison à perpétuité sans possibilité de libération conditionnelle. Cependant, la juge de district s’estima liée par le jugement interne R (Harkins) v.Secretary of State for the Home Department[2014] EWHC 3609 (Admin) (paragraphes 35-47 ci-dessous), qui avait analysé en détail toute la jurisprudence de principe, y compris l’arrêt Trabelsi. Elle releva dans le jugement R (Harkins) que l’imposition de la peine de perpétuité à un adulte auteur d’une infraction n’était pas à elle seule contraire à l’article 3 de la Convention, pourvu que cette peine ne fût pas nettement disproportionnée, la question étant de savoir si la peine était « incompressible » ; qu’une peine de perpétuité incompressible pouvait soulever une question sous l’angle de l’article 3 de la Convention mais que les exigences de cette disposition se trouvaient satisfaites si le droit national offrait la possibilité de réexaminer cette peine dans le but de la commuer, de la suspendre, d’y mettre fin ou encore de libérer le détenu sous conditions ; et que c’était à l’État de définir les modalités de fonctionnement d’un tel réexamen, pourvu que le détenu en eût suffisamment clairement connaissance dès le début. Elle nota en outre que, selon le jugement R (Harkins), une question n’était susceptible de se poser sur le terrain de l’article 3 que s’il pouvait être démontré que le maintien en détention ne pouvait plus être justifié par un quelconque motif légitime d’ordre pénologique (tel que le châtiment, la dissuasion, la protection du public ou la réinsertion) ou que la peine était incompressible de facto et de jure. Elle ajouta que, d’après l’interprétation donnée dans ce même jugement au sens de l’arrêt Vinter et autres c. Royaume-Uni ([GC], nos 66069/09 et 2 autres, CEDH 2013 (extraits)), si au départ une peine de réclusion à perpétuité obligatoire était manifestement disproportionnée ou incompressible, le détenu n’était pas obligé d’avoir purgé un nombre indéterminé d’années de sa peine avant de pouvoir soutenir que celle-ci était non conforme à l’article 3.

13. Sur le risque que le requérant se vît infliger une peine de perpétuité sans possibilité de libération conditionnelle, les parties devant la juge de district convinrent que, pour la fixation de toute peine, il fallait partir des lignes directrices fédérales des États-Unis en matière de peines. Il ressortait du dossier que les juges étaient censés déterminer si la durée de la peine devait se situer dans l’échelle des peines ou en deçà de celle-ci en tenant compte de différents facteurs et que ces lignes directrices n’avaient qu’un caractère facultatif. La juge de district releva que, selon les éléments du dossier, en 2017, 48 % des 66 873 peines prononcées par les tribunaux américains étaient d’une durée inférieure à celles recommandées selon les échelles tirées de ces mêmes lignes directrices et la perpétuité n’avait été prononcée que dans 0,3 % des cas. Elle constata que les condamnations à perpétuité étaient rares dans les affaires de trafic de stupéfiants, de telles peines ayant été prononcées dans moins d’un tiers des affaires de ce type en 2013, et que, au mois de janvier 2015, seulement 1,1 % des auteurs d’infractions fédérales recensés par le Bureau fédéral des prisons purgeaient des peines d’emprisonnement à perpétuité de facto. Elle se référa à la déposition du substitut du procureur fédéral, qui avait déclaré qu’il était peu probable que le requérant fût condamné à une peine de perpétuité pour quelque chef que ce soit, et encore moins probable qu’il se vît infliger des peines consécutives. Elle estima que l’intéressé serait donc vraisemblablement condamné à une peine prévoyant sa libération avant sa mort. Elle ajouta qu’un certain nombre de voies lui seraient ouvertes pour demander la clémence ou une réduction de peine, par exemple la voie de la reconnaissance de culpabilité, et que, quand bien même le requérant serait condamné à la perpétuité sans possibilité de libération conditionnelle, le droit des États-Unis offrait des possibilités de demande de réduction de peine, notamment un droit de recours prévu par la loi, la grâce et la libération pour motifs d’humanité.

14. L’expert mandaté par le requérant, un avocat américain expérimenté, convint que le requérant se verrait vraisemblablement infliger des peines confondues plutôt que consécutives. Cependant, il souligna que selon un rapport publié en février 2015 par la Commission fédérale sur les peines (US Sentencing Commission), intitulé « Les peines de perpétuité dans le système fédéral », l’infliction d’une peine de perpétuité supposait en général qu’une personne fût décédée suite à l’infraction en cause. Selon lui, puisqu’il était allégué que l’un des co-conspirateurs du requérant avait succombé à une surdose de fentanyl, il était plus probable que l’accusation requerrait la perpétuité.

15. Au vu du dossier, la juge de district estima que, si le requérant venait à être reconnu coupable, la peine qui lui serait infligée relèverait du niveau 43 dans les lignes directrices fédérales en matière de peines, qui prévoient une échelle des peines de perpétuité. Elle déclara que, s’il n’était certes pas possible de déterminer quelle peine serait imposée au requérant s’il était jugé coupable, celui-ci encourait des peines confondues, et non consécutives, en cas de condamnation pour plusieurs infractions. Elle constata que le processus de fixation de la peine conférait un pouvoir discrétionnaire au juge chargé de cette tâche et que les lignes directrices en matière de peines n’étaient pas le seul élément pertinent. Elle ajouta que le requérant aurait aussi le droit de présenter ses arguments devant le juge. Elle considéra néanmoins que, compte tenu des infractions alléguées, notamment du fait que l’un des co-conspirateurs du requérant avait succombé à une surdose de fentanyl, il existait une possibilité réelle que ce dernier fût condamné à la réclusion à perpétuité. Elle jugea que cette peine ne serait pas nettement disproportionnée eu égard aux agissements allégués et au processus de fixation des peines aux États-Unis. Elle ne prit pas en compte la possibilité d’une réduction de peine au moyen d’une reconnaissance de culpabilité ou par la fourniture d’une assistance ou d’informations aux autorités des États-Unis.

16. La juge de district estima qu’une peine de réclusion à perpétuité ne serait pas incompressible et que le requérant pourrait solliciter une grâce présidentielle ou une libération pour motifs d’humanité. Elle releva que le système avait été analysé dans l’arrêt Shaw v. USA [2014] EWHC 4654 (Admin) et qu’il était suffisamment clair. Elle en conclut que le requérant n’avait pas démontré que la peine qui lui serait vraisemblablement infligée s’il venait à être déclaré coupable l’exposerait à un risque réel de violation de ses droits découlant de la Convention.

17. Le 25 février 2019, la juge de district transmit le dossier au ministre afin que celui-ci décide d’ordonner ou non l’extradition.

18. Le 23 avril 2019, le ministre ordonna l’extradition du requérant.

19. Le requérant forma un recours que la High Court examina le 20 février 2020 (Sanchez v. Government of the United States of America [2020] EWHC 508). Sur l’argument tiré par lui de l’arrêt Trabelsi, la High Court s’estima liée par l’arrêt R (Wellington) v. Secretary of State for the HomeDepartment[2009] 1 AC 335 (paragraphes 26-34 ci-dessous), dans lequel la Chambre des lords avait conclu que l’extradition d’une personne vers les États-Unis, où celle-ci était passible, si elle venait à être condamnée, d’une peine de réclusion à perpétuité sans possibilité de libération conditionnelle, ne serait pas contraire à l’article 3 de la Convention. Elle releva que, dans l’arrêt Wellington (paragraphes 26-34 ci-dessous), la majorité des membres de la Chambre des lords avait jugé que, en matière d’extradition, l’article 3 s’appliquait sous une forme modifiée qui tenait compte de l’opportunité de procéder à l’extradition et qu’elle avait conclu que la peine de réclusion à perpétuité sans possibilité de libération conditionnelle n’était pas nettement disproportionnée au point que l’article 3 serait violé dans le contexte d’une extradition.

20. En tout état de cause, la High Court déclara qu’elle appliquerait les jugements R (Harkins) (paragraphes 35-47 ci-dessous)etHafeez v. United States of America[2020] EWHC 155 (Admin) (paragraphes 48-56 ci‑dessous). Elle ne s’estima pas tenue de suivre l’arrêt Trabelsi qui, à la lumière du raisonnement exposé dans les arrêts R (Harkins) et Hafeez, constituait selon elle un revirement inexpliqué par rapport à l’approche que la Cour avait suivie dans l’arrêt Harkins et Edwardsc. Royaume-Uni (nos 9146/07 et 32650/07, 17 janvier 2012 – paragraphe 35 ci-dessous). Comme elle l’avait dit dans les jugements R (Harkins) et Hafeez, elle considérait qu’à la suite de l’arrêt Trabelsi il n’y avait pas eu de jurisprudence « claire et cohérente » dégagée par la Cour sur l’application de l’article 3 aux peines de réclusion à perpétuité sans possibilité de libération conditionnelle dans le contexte d’une extradition.

21. La High Court se dit également convaincue qu’une condamnation à perpétuité ne serait pas incompressible. Dans son jugement Hafeez (paragraphes 48-56 ci-dessous), elle avait évoqué deux moyens permettant à un détenu de demander une réduction de peine dans le cadre du système en place aux États-Unis : la libération pour des motifs d’humanité, en vertu du titre 18 du code des États-Unis, et la grâce.

22. La High Court rejeta aussi le second moyen du requérant, tiré des conditions de détention provisoire et de toute détention consécutive à une condamnation.

23. Ainsi, le requérant fut débouté et la Cour d’appel rejeta la demande formée par ce dernier tendant à faire constater l’existence d’un point de droit d’intérêt général.

II. LE CADRE ET LA PRATIQUE JURIDIQUES PERTINENTS

A. Le Royaume-Uni

1. La législation pertinente

24. L’article 87(1) de la loi de 2003 relative à l’extradition (« la loi de 2003 ») impose au juge compétent, lorsqu’il est saisi d’une demande d’extradition, de statuer sur la compatibilité de l’extradition de la personne visée avec les droits garantis par la Convention, au sens de la loi de 1998 relative aux droits de l’homme (« la loi de 1998 »). Si le juge conclut à l’incompatibilité, l’article 87(2) de la loi de 2003 lui prescrit d’ordonner l’élargissement de l’intéressé. S’il conclut à la compatibilité, l’article 87(3) de la loi de 2003 lui impose de renvoyer le dossier au ministre afin que celui‑ci décide ou non d’ordonner cette extradition. Selon l’article 103 de la loi de 2003, c’est devant la High Court que ce type de décision est attaquable.

25. L’article 6(1) de la loi de 1998 dispose qu’il est illégal, pour une autorité publique, d’agir de manière incompatible avec un droit garanti par la Convention. L’article 6(3)(a) de la même loi précise que, par autorité publique, il faut notamment entendre tout organe juridictionnel ou quasi‑juridictionnel. En outre, selon l’article 7(1)(b) de la loi de 1998, quiconque affirme qu’une autorité publique a agi (ou entend agir) d’une manière incompatible avec la Convention peut invoquer les dispositions de celle-ci dans toute procédure en justice.

2. La jurisprudence pertinente

a) R (Wellington) v. Secretary of State for the Home Department [2008] UKHL 72

26. Les États-Unis avaient demandé aux autorités britanniques d’extrader Ralston Wellington afin qu’il pût être jugé dans le Missouri pour deux chefs de meurtre au premier degré. M. Wellington avait formé un recours contre son extradition, soutenant que celle-ci serait contraire à l’article 3 de la Convention en ce qu’il courait, indiquait-il, un risque réel d’être soumis à un traitement inhumain et dégradant, à savoir une condamnation à une peine de réclusion à perpétuité sans possibilité de libération conditionnelle.

27. Le Lord Justice Laws, qui prononça le jugement de la High Court ([2007] EWHC 1109 (Admin)), constata qu’il existait « de puissants arguments de philosophie pénale » permettant de considérer que le risque d’une réclusion à perpétuité sans possibilité de libération conditionnelle était en lui-même contraire à l’article 3 de la Convention car « la valeur supposée inaliénable de la vie du détenu se résume à sa survie, à rien de plus qu’à sa capacité à respirer et à voir défiler les journées dans des conditions, à n’en pas douter, décentes ». Cependant, et « non sans hésitations », il considéra que, au vu de la jurisprudence de principe, y compris celle de la Cour européenne, une peine de réclusion à perpétuité incompressible ne soulèverait pas toujours une question au regard de l’article 3.

28. M. Wellington forma contre ce jugement un recours devant la Chambre des lords, laquelle le rejeta le 10 décembre 2008. S’appuyant sur l’arrêt Soering c. Royaume-Uni (7 juillet 1989, § 89, série A no 161), une majorité de pairs (Lord Hoffmann, la baronne Hale et Lord Carswell) jugea que, en matière d’extradition, une distinction devait être opérée entre la torture et les formes moins graves de mauvais traitements. Ces juges relevèrent que, lorsqu’il existait un risque réel de torture, l’interdiction de l’extradition était absolue et ne laissait aucune place à une mise en balance. Ils estimèrent toutefois que, lorsqu’il s’agissait de traitements inhumains et dégradants et non de torture, l’article 3 n’était applicable aux affaires d’extradition que sous une forme relativisée.

29. Voici ce qui, selon Lord Hoffmann, ressortait clairement du paragraphe 89 de l’arrêt Soering :

« (…) l’opportunité de procéder à l’extradition est un facteur à retenir pour décider si la peine susceptible d’être infligée dans l’État requérant atteint le « niveau minimum de gravité » qui la rendrait inhumaine et dégradante. Des châtiments qui sont tenus pour inhumains et dégradants dans le contexte interne ne seront pas forcément considérés de la sorte si l’on tient compte de l’extradition en tant que facteur (…) »

30. Lord Hoffmann poursuivit ainsi :

« Une conception relativiste de la portée de l’article 3 me paraît indispensable à la pérennité de l’institution de l’extradition. Par exemple, dans son arrêt Napier v Scottish Ministers (2005) SC 229, la Court of Session a jugé qu’en Écosse, la pratique dite des « tinettes » (slopping out), qui impose aux détenus de se servir d’un pot de chambre dans leur cellule et de le vider au matin, pouvait emporter violation de l’article 3. Savoir si, même dans un contexte interne, une telle pratique atteindrait le niveau de gravité nécessaire est une question sur laquelle je tiens à réserver mon avis. Si toutefois elle devait être prise en compte dans le cadre d’une extradition, elle empêcherait quiconque d’être extradé vers nombre de pays plus pauvres que l’Écosse, où les personnes qui ne sont pas en prison doivent souvent se passer de toilettes à chasse d’eau. »

31. Une minorité de pairs (Lord Scott et Lord Brown) marqua son désaccord avec ces conclusions. Ces juges estimèrent que le contexte de l’extradition était indifférent lorsqu’il s’agissait de déterminer si une peine de perpétuité réelle s’analyse en un traitement inhumain ou dégradant. Ils relevèrent que si une personne exposée à la torture ne pouvait être expulsée, il en allait de même lorsqu’elle était exposée à un risque de traitements ou de peines qu’il conviendrait de qualifier d’inhumains ou de dégradants. Ils ajoutèrent que, dans l’hypothèse où une condamnation à la réclusion à perpétuité obligatoire serait contraire à l’article 3 dans un procès interne, le risque qu’une telle peine fût infligée ferait échec à l’extradition vers un autre pays.

32. Cependant, malgré ces divergences de vue, aucun des lords judiciaires ne jugea que la peine qui risquait d’être infligée à M. Wellington serait incompressible : ils estimèrent que, compte tenu des pouvoirs du gouverneur du Missouri en matière de commutation, cette peine serait tout aussi compressible que celle qui était en cause dans l’affaire Kafkaris c. Chypre ([GC], no 21906/04, CEDH 2008). Ils ajoutèrent tous les cinq que, dans cette dernière affaire, la Cour avait simplement dit que l’imposition d’une peine de réclusion à perpétuité incompressible pouvait soulever une question au regard de l’article 3. Ils conclurent qu’une peine de perpétuité réelle ne pouvait en elle-même s’analyser en un traitement inhumain et dégradant contraire à l’article 3 que si elle était nettement ou manifestement disproportionnée. Lord Brown déclara ceci en particulier :

« Après avoir mûrement réfléchi à cette question, je conclus en définitive que la majorité de la Grande Chambre [dans l’arrêt Kafkaris] considérerait que même une peine de perpétuité incompressible – au sens qu’en donne selon moi la majorité, ainsi que je l’ai expliqué, c’est-à-dire une peine de réclusion à perpétuité obligatoire à purger en totalité sans qu’il n’y ait jamais de véritable prise en compte de la situation personnelle de l’accusé – ne serait pas contraire à l’article 3, sauf à partir du moment où le maintien en détention ne pourrait plus se justifier par aucun motif : ni l’impératif de châtiment, ni celui de dissuasion ni celui de protection du public. C’est pour cette raison que la majorité a seulement dit que l’article 3 pouvait s’appliquer. »

33. Lord Brown ajouta que ce critère n’avait pas été satisfait dans le cas de M. Wellington, notamment parce que les faits de meurtre dont il était accusé, s’ils avaient été commis au Royaume-Uni, auraient pu justifier la perpétuité réelle.

34. Enfin, Lord Hoffmann, Lord Scott, la baronne Hale et Lord Brown émirent des doutes au sujet des opinions exprimées par le Lord Justice Laws en matière de philosophie pénale. En particulier, Lord Scott repoussa la thèse selon laquelle une peine d’emprisonnement à perpétuité incompressible est inhumaine et dégradante en ce qu’elle priverait un détenu de toute possibilité d’amendement : selon lui, une fois qu’il était admis que la perpétuité réelle pouvait être une juste peine, c’était en la purgeant que le détenu s’amendait.

b) R(Harkins) v SSHD [2014] EWHC 3609 (Admin)

35. Accusé d’avoir tué un homme lors d’une tentative de vol à main armée, M. Harkins risquait d’être extradé vers la Floride. Il y était passible d’une peine obligatoire de réclusion à perpétuité sans possibilité de libération conditionnelle. En janvier 2012, la chambre de la Cour constituée en l’affaire Harkins et Edwards c. Royaume-Uni (nos 9146/07 et 32650/07, arrêt du 17 janvier 2012) jugea que l’extradition du requérant n’emporterait pas violation de ses droits découlant de l’article 3 ; que la peine en cause ne serait pas « nettement disproportionnée » et que M. Harkins n’avait pas démontré que cette peine, s’il venait à être extradé, l’exposerait à un risque réel de traitement atteignant le niveau de gravité de l’article 3. Elle estima à cet égard qu’il n’avait pas établi que, s’il était reconnu coupable, son incarcération ne poursuivrait aucun but d’ordre pénologique, de sorte qu’aucune question relative à l’article 3 ne se poserait à ce moment-là. Elle ajouta que, si un jour il pouvait être démontré que son incarcération ne poursuit plus aucun but légitime d’ordre pénologique, il était « encore moins certain » que le gouverneur de Floride et le Bureau des grâces (Board of ExecutiveClemency) refuseraient de faire usage de leurs pouvoirs pour commuer sa peine.

36. Par la suite, M. Harkins entreprit de nouvelles démarches auprès de la ministre, que celle-ci repoussa le 29 janvier 2013. Le 20 juin 2013, il sollicita le contrôle juridictionnel de la décision de la ministre. À la suite de l’arrêt rendu le 9 juillet 2013 par la Grande Chambre en l’affaire Vinter et autres (précité), il modifia les moyens exposés dans sa demande de contrôle juridictionnel en soutenant que cet arrêt avait fondamentalement changé les règles sur le terrain de l’article 3 au point que son extradition, au cas où il encourrait une peine perpétuelle obligatoire sans possibilité de libération conditionnelle, serait contraire à cette disposition. Il s’appuya sur l’avis d’un expert pour établir qu’il n’y avait quasiment aucune perspective d’élargissement lorsqu’un tribunal de l’État de Floride prononce la perpétuité sans possibilité de libération conditionnelle et que, en tout état de cause, il n’y existait aucun mécanisme spécial de réexamen conforme aux critères énoncés dans l’arrêt Vinteret autres.

37. La High Court tint audience les 9 et 10 juillet 2014 et réserva son jugement. Le 8 septembre 2014, elle fut avisée de l’arrêt rendu par la Cour en l’affaire Trabelsi (précité). Après examen des observations écrites sur la pertinence de ce dernier arrêt, elle tint une autre audience le 29 octobre 2014.

38. Le 7 novembre 2014, la High Court refusa d’autoriser la réouverture de la procédure quant au moyen fondé sur l’article 3. Elle releva que deux questions principales se posaient, à savoir la base sur laquelle la procédure pouvait être rouverte et la mesure dans laquelle les arrêts rendus par la Cour dans les affaires Vinter et autres et Trabelsi (précités) avaient modifié le droit de la Convention au point que l’extradition du requérant emporterait violation de l’article 3.

39. Sur la première question, la High Court jugea que, si l’état du droit venait à être modifié au point de porter gravement atteinte aux droits fondamentaux du justiciable, il pourrait y avoir lieu, en cas de circonstances suffisamment exceptionnelles, de rouvrir une procédure déjà close.

40. Sur la seconde question, la High Court estima nécessaire d’examiner notamment i) le point de savoir si l’arrêt Vinter et autres avait modifié le droit relatif à l’article 3 en matière de peines obligatoires de réclusion à perpétuité sans possibilité de libération conditionnelle dans le contexte interne, et ii) l’état du droit relatif à l’article 3 en matière d’extradition.

41. Premièrement, la High Court jugea que, dans l’arrêt Vinter et autres, la Grande Chambre n’avait en rien modifié le droit de la Convention relatif à l’article 3 dans le contexte interne. Elle exposa en particulier que la perpétuité pouvait toujours être infligée aux adultes auteurs d’infractions très graves et que, pourvu que la peine ne fût pas en elle-même « nettement disproportionnée », la question qui se posait était de savoir si elle était « incompressible ». S’agissant des peines « incompressibles », la High Court constata que la Grande Chambre avait rappelé ce qui avait été dit dans l’arrêt Kafkaris : une peine de perpétuité « incompressible » « peut » seulement soulever une question sous l’angle de l’article 3 et, lorsqu’il faut rechercher si une peine de perpétuité est « incompressible » ou non, les exigences de l’article 3 sont satisfaites si le droit national offre la possibilité de réexaminer cette peine dans le but de la commuer, de la suspendre, d’y mettre fin ou encore de libérer le détenu sous conditions. Elle reconnut que, dans l’arrêt Vinter et autres, la Grande Chambre avait apparemment exposé de façon plus stricte l’état du droit en disant ceci : « l’article 3 doit être interprété comme exigeant [que les peines perpétuelles] soient compressibles » (paragraphe 119) et, lorsque le droit national ne prévoit pas la possibilité d’un réexamen, « une peine de perpétuité réelle méconnaît les exigences découlant de l’article 3 » (paragraphe 121). Elle releva que la Grande Chambre avait cependant ajouté qu’elle n’avait pas pour tâche de dicter la forme (administrative ou judiciaire) que devait prendre un tel réexamen. Elle nota enfin que si la Grande Chambre avait fait état d’une « nette tendance », se dégageant du droit international, en faveur d’un mécanisme spécial garantissant un réexamen dans un délai de vingt-cinq ans au plus, elle n’avait pas pour autant érigé un tel réexamen en obligation.

42. En outre, la High Court conclut du paragraphe 122 de l’arrêt Vinter et autres que si une peine était nettement disproportionnée ou n’était associée à aucun mécanisme de réexamen, le détenu pouvait la contester sur le terrain de l’article 3 dès son incarcération. Elle estima que l’arrêt Harkins et Edwards ne contredisait pas cette conclusion dès lors que celle-ci ne faisait que préciser le moment à partir duquel la violation elle-même se produirait, c’est-à-dire une fois que le maintien en détention ne pourrait plus se justifier par un quelconque motif légitime d’ordre pénologique.

43. Enfin, la High Court ne jugea pas « révolutionnaires » les exigences voulant qu’il existât un « réexamen » ou un « mécanisme » et que le détenu sût dès le début de l’exécution de sa peine ce qu’il devait faire pour que son élargissement fût envisagé, et sous quelles conditions, notamment à quel moment un réexamen pouvait être sollicité. Elle y vit un élément inhérent à la notion d’incompressibilité et la conséquence implicite de l’arrêt rendu par la Grande Chambre dans l’affaire Kafkaris. La High Court ajouta qu’il ne s’agissait de rien de plus qu’une interprétation a contrario du passage de l’arrêt Harkins et Edwards selon lequel une question ne se poserait sur le terrain de l’article 3 que s’il pouvait être démontré que l’incarcération ne se justifiait plus par aucun motif d’ordre pénologique et que si la peine était incompressible de facto et de jure, car selon elle, logiquement, l’impératif était que le détenu sût qu’il lui fallait convaincre l’autorité compétente chargée du réexamen que son maintien en détention ne pouvait plus se justifier par aucun motif de ce type. La High Court dit par ailleurs que c’était à chaque État de fixer les modalités exactes de cette démarche ainsi que les conditions précises à remplir, pourvu que celles-ci fussent d’emblée suffisamment claires.

44. Deuxièmement, sur la question de l’extradition, la High Court releva que l’arrêt Harkins et Edwards, à tout le moins avant l’arrêt Trabelsi, était la jurisprudence de principe. Elle estima que, dans l’arrêt Harkins and Edwards, la Cour avait opéré un revirement par rapport à l’arrêt Soering en ce qu’elle y aurait dit que le motif de l’éloignement ne pouvait être pesé à l’aune du risque de mauvais traitement, pour ce qui était de savoir si cette mesure était susceptible d’être contraire à l’article 3. Elle nota que la Cour avait également précisé que, en matière d’extradition, aucune distinction ne pouvait être aisément établie entre la torture et les autres formes de mauvais traitements, rejetant ainsi le raisonnement suivi par la Chambre des lords dans l’affaire Wellington. Elle constata que la Cour avait toutefois fait preuve de « relativisme » en ce que celle-ci aurait dit qu’un traitement susceptible d’être contraire à l’article 3 dans le contexte interne n’atteindrait peut-être pas le degré minimal de gravité pour être contraire à l’article 3 dans le contexte d’une extradition. Elle en conclut que les critères des peines « nettement disproportionnées » et « incompressibles » tirés du contexte interne étaient toujours ceux retenus, sous deux importantes réserves : les exigences de la Convention ne pourraient être imposées à des États non contractants et, compte tenu des divergences d’approche légitimes constatées entre les différents États dans la fixation des peines, aucun critère absolu ne permettait de déterminer si une peine était contraire ou non à l’article 3.

45. La High Court examina ensuite l’arrêt Trabelsi (précité). Elle releva que, dans cet arrêt, la Cour avait confirmé qu’une peine de perpétuité incompressible « pouvait » seulement soulever une question au regard de l’article 3. Elle constata en outre que la Cour avait rappelé la conclusion de l’arrêt Kafkaris (précité), selon laquelle une « possibilité de réexamen » suffisait au respect de cette disposition. Selon elle, la Cour n’avait donc dégagé aucun principe nouveau concernant l’article 3 et l’extradition.

46. La High Court nota que dans l’arrêt Trabelsi, la Cour, faisant application des principes pertinents, avait jugé insuffisamment précises les assurances que les autorités des États-Unis avaient données sur les possibilités de remise de peine. Elle estima que cette conclusion était contraire à tout ce qu’avait dit la Cour auparavant au sujet de l’extradition et de l’article 3, et qu’elle n’était guère conciliable avec la conclusion que la Grande Chambre avait tirée dans l’arrêt Vinter et autres, selon laquelle la Cour n’a pas à dicter telle ou telle forme de réexamen.

47. La High Court en conclut que l’arrêt Trabelsi n’avait pas étoffé les principes exposés dans l’arrêt Vinteret autres, sauf en ce qu’il était censé les transposer et les appliquer dans le domaine de l’extradition. Elle refusa de voir dans l’arrêt Vinteret autres un développement des principes établis dans l’arrêt Kafkaris, contrairement à ce qu’avait apparemment relevé la Cour.

c) Hafeez v United States[2020] 1 WLR

48. M. Hafeez risquait d’être extradé vers les États-Unis d’Amérique. Il soutenait qu’il existait un risque réel qu’il fût condamné à la réclusion à perpétuité sans possibilité de libération conditionnelle et qu’en conséquence son extradition emporterait violation de ses droits découlant de l’article 3 de la Convention.

49. Sur l’éventualité d’une condamnation à la réclusion à perpétuité sans possibilité de libération conditionnelle, M. Hafeez s’appuyait sur l’arrêt Trabelsi (précité), mais le juge rejeta son moyen de violation de l’article 3 fondé sur cet arrêt car il estima que l’intéressé, s’il venait à être condamné à perpétuité, pourrait déposer une demande de libération pour motifs d’humanité en cas de « circonstances extraordinaires et impérieuses » justifiant une réduction de sa peine. À cet égard, le juge déclara ceci :

« Après avoir examiné les observations détaillées qui ont été présentées, je suis convaincu que lorsqu’une peine de perpétuité est prononcée, les dispositions de l’article 3 sont satisfaites dans un contexte interne si :

i) la peine est compressible de jure et de facto (Kafkaris c. Chypre, no 21906/04),

ii) le droit national pertinent « offre la possibilité de revoir la peine perpétuelle dans le but de la commuer, de la suspendre, d’y mettre fin ou encore de libérer le détenu sous conditions » (arrêt Vinterprécité), et

iii) il existe une chance d’élargissement et une possibilité de réexamen dès l’imposition de la peine (arrêt Murray précité). »

50. Le 11 janvier 2019, convaincu que toutes les exigences procédurales étaient satisfaites et qu’aucun des obstacles juridiques à l’extradition ne s’appliquait, le juge de district renvoya le dossier au ministre afin que celui‑ci décidât d’ordonner ou non la mesure.

51. M. Hafeez forma un recours, que la High Court examina en décembre 2019 et sur lequel elle rendit son jugement le 31 janvier 2020. Sur le moyen tiré par lui de l’arrêt Trabelsi, elle refusa d’examiner si les éléments du dossier permettaient d’établir l’existence d’un risque réel que M. Hafeez, s’il venait à être condamné, se vît infliger une peine de perpétuité. Elle observa que cette issue n’était « en aucun cas certaine » et souligna que le gouvernement des États-Unis avait fourni des éléments émanant de la Commission sur les peines qui indiquaient que, dans le système fédéral, les condamnations à la perpétuité étaient rares.

52. La High Court admit que, dans l’hypothèse où M. Hafeez serait bel et bien condamné à perpétuité, aucune libération anticipée n’était prévue. Elle releva qu’il ne disposerait donc que de deux moyens pour obtenir une réduction ou une commutation de sa peine : une demande de libération pour motifs d’humanité ou une demande de grâce. Concernant ce premier moyen, elle déclara que M. Hafeez aurait à démontrer l’existence de « raisons extraordinaires et impérieuses » justifiant une réduction de sa peine. Elle releva que la Commission sur les peines avait distingué quatre cas de figure susceptibles d’être qualifiés d’« extraordinaires et impérieux » : une maladie en phase terminale ; un détenu âgé de plus de soixante-cinq ans et dont la santé se serait gravement détériorée par l’effet du vieillissement ; et un changement de situation familiale faisant du détenu la seule personne apte à prendre soin d’un enfant ou du conjoint. Elle nota que le quatrième et dernier cas de figure n’était pas défini, si ce n’est qu’il était expressément indiqué que l’amendement du détenu n’était pas en lui-même une « raison extraordinaire et impérieuse ». Elle précisa que l’amendement pouvait toutefois être un élément pertinent même s’il ne permettait pas à lui seul de réduire la peine.

53. La High Court nota que la grâce, en revanche, était qualifiée de « recours extraordinaire » et que les informations disponibles indiquaient que le contrôle juridictionnel de cette décision rendue par le pouvoir exécutif était « très rare » et « tout sauf habituel ».

54. La High Court examina ensuite la jurisprudence de la Cour en matière de peines de réclusion à perpétuité sans possibilité de libération conditionnelle. Elle nota que dans l’affaire R(Harkins) v. Secretary of State for the Home Department(No. 2) [2015] 1 WLR 2975, la Divisional Court avait refusé de suivre l’arrêt Trabelsi (précité) parce qu’elle avait estimé que, dans cette dernière affaire, la Cour avait méconnu le principe de base énoncé dans les arrêts Kafkaris et Vinter et autres, à savoir que le choix que fait l’État d’un régime de justice pénale, y compris le réexamen de la peine et les modalités de libération, échappe en principe au contrôle exercé par la Cour, pourvu que le système retenu ne méconnaisse pas les principes de la Convention. Elle ajouta que, dans l’arrêt R(Harkins), la Divisional Court avait précisé que, s’il convenait effectivement d’examiner en détail le régime de réexamen aux États-Unis, l’arrêt Trabelsi, sur ce point, était « dépourvu de toute motivation ». Partageant cette analyse, la High Court en conclut que l’arrêt Trabelsi n’était d’aucune aide, ce pour la raison suivante :

« cet arrêt entend exprimer une opinion définitive sur la compatibilité de la réclusion à perpétuité sans possibilité de libération conditionnelle aux États-Unis ; or il ne livre à cette fin aucun raisonnement digne de ce nom. Dans la mesure où il s’écarte de la jurisprudence constante de la CEDH sur l’application de l’article 3 en matière d’éloignements vers un État non contractant, nous préférons retenir le raisonnement exposé dans l’arrêt Harkins [et Edwards]c. Royaume-Uni. »

55. La High Court rejeta en outre l’argument tiré par M. Hafeez de ce que tout mécanisme de réexamen devait selon lui permettre la libération sur la seule base des efforts consentis par le détenu sur la voie de l’amendement.

56. À la lumière de cette analyse, la High Court estima que la possibilité que M. Hafeez fût condamné à la réclusion à perpétuité n’entraînait aucun risque de violation de l’article 3 de la Convention dès lors que tout détenu condamné à perpétuité disposerait de deux moyens pour demander une réduction de cette peine : la libération pour motifs d’humanité et la grâce. Le recours de M. Hafeez fut donc rejeté.

B. Les États-Unis d’Amérique

1. Les principes en matière de fixation des peines

57. La section 3553a) du titre 18 du code des États-Unis énonce les principes essentiels en matière de fixation des peines en droit fédéral :

« (a) Facteurs à retenir dans l’imposition d’une peine. — Le tribunal prononce une peine suffisante, mais pas plus lourde que ce qui est nécessaire, de manière à se conformer aux objectifs énoncés au paragraphe 2) du présent alinéa. Il fixe la peine à imposer dans le cas d’espèce en prenant en considération—

(1) la nature et les circonstances de l’infraction ainsi que les antécédents et les caractéristiques de l’accusé ;

(2) la nécessité pour la peine prononcée—

(A) de répondre à la gravité de l’infraction, de promouvoir le respect du droit et de réprimer de façon juste l’infraction ;

(B) de décourager adéquatement les comportements criminels ;

(C) de protéger la population d’autres infractions que l’accusé pourrait commettre ; et

(D) d’offrir au détenu, de la manière la plus efficace possible, la formation générale ou professionnelle, les soins médicaux ou les autres mesures carcérales dont il a besoin ;

(3) les types de peines existantes ;

(4) les types et échelles de peines prévus, à savoir—

(A) la catégorie dont relève l’infraction commise, d’après la catégorie dont relève l’accusé, comme il est indiqué dans les lignes directrices—

(i) qui ont été émises par la Commission sur les peines en vertu de la section 994(a)(1) du titre 28 du code des États-Unis, en tenant compte de toute modification apportée à ces lignes directrices par une loi du Congrès (quand bien même la Commission sur les peines n’aurait pas encore incorporé ces modifications dans celles adoptées en vertu de la section 994(p) du titre 28) ; et

(ii) qui, sauf dans les cas prévus dansla section 3742(g), étaient en vigueur à la date du prononcé de la peine ; ou

(B) lorsqu’il y a violation d’une liberté conditionnelle ou d’une liberté surveillée, les lignes directrices ou déclarations de principe applicables émises par la Commission sur les peines en vertu de la section 994(a)(3) du titre 28 du code des États-Unis, en tenant compte de toute modification qu’une loi du Congrès y aurait apportée (quand bien même la Commission sur les peines n’aurait pas encore incorporé ces modifications dans celles adoptées en vertu de la section 994(p) du titre 28) ;

(5) toute déclaration de principe pertinente—

(A) qui a été émise par la Commission sur les peines en vertu de la section 994(a)(2) du titre 28 du code des États-Unis, en tenant compte de toute modification qu’une loi du Congrès y aurait apportée (quand bien même la Commission sur les peines n’aurait pas encore incorporé ces modifications dans celles adoptées en vertu de la section 994(p) du titre 28) ; et

(B) qui, sauf dans les cas prévus dans la section 3742(g), est en vigueur à la date du prononcé de la peine.

(6) la nécessité d’éviter les disparités de peine injustifiées entre accusés ayant des antécédents similaires et ayant été reconnus coupables d’agissements similaires ; et

(7) la nécessité de dédommager toute victime de l’infraction. »

2. La grâce

58. La commutation de peine qui peut être prononcée par l’effet d’une grâce trouve son fondement à l’article 2 (II) de la Constitution des États-Unis, qui habilite le président à « accorder le sursis et la grâce pour les infractions contre les États-Unis, sauf en cas de destitution (impeachment) ». Les directives publiées par le ministère de la Justice des États-Unis se lisent comme suit :

« La commutation de peine est un recours extraordinaire. Parmi les motifs qui permettent de l’envisager figurent traditionnellement la disparité entre les peines ou la sévérité excessive d’une peine, les maladies graves ou la vieillesse, et les services méritoires que le demandeur a rendus à l’État, par exemple en offrant, dans le cadre d’une enquête ou de poursuites, une collaboration qui n’a pas été suffisamment récompensée par une autre mesure officielle. Une combinaison de ces éléments et/ou d’autres facteurs d’équité (par exemple une volonté avérée d’amendement pendant la détention ou une situation de grande urgence non prévue par le tribunal à la date de la fixation de la peine) peut également servir de fondement à une recommandation de commutation dans le cadre d’une affaire donnée. »

3. La libération pour motifs d’humanité

59. La section (c)(1)(A) du titre 18 du code des États-Unis permet aux tribunaux de réduire la peine d’emprisonnement d’un détenu s’il existe des « raisons extraordinaires et impérieuses » de le faire. Lorsqu’ils sont saisis de demandes formées en vertu de cette disposition (communément appelées demandes de « libération pour motifs d’humanité »), les tribunaux doivent dire, après une analyse fondée sur les facteurs énumérés dansla section 3553(a), si des « raisons extraordinaires et impérieuses » justifient une telle réduction et si celle-ci « est conforme aux déclarations de principe applicables émises par la Commission sur les peines ».

60. Avant décembre 2018, les tribunaux n’étaient autorisés à examiner les demandes formées en vertu de la section 3582(c)(1)(A) que si elles étaient déposées par le directeur du Bureau des prisons. En décembre 2018, le Congrès a modifié cette partie de la section 3582 de manière à les autoriser à examiner également les demandes déposées par les auteurs d’infractions, dans certaines circonstances. La section 603 de la loi « First Step » de 2018 a modifié la section 3582(c)(1)(A) du titre 18 de façon à autoriser les détenus à déposer des demandes de libération pour motifs d’humanité une fois qu’ils ont « totalement épuisé tous les droits administratifs de contester un refus du Bureau des prisons de déposer une demande [en leur] nom ou à l’expiration d’un délai de trente jours à compter de la réception d’une telle demande par le directeur de [leur] établissement pénitentiaire, le délai le plus bref étant celui retenu ».

61. Selon une déclaration de principe publiée par la Commission sur les peines, des raisons extraordinaires et impérieuses existent dans l’une quelconque des circonstances énoncées ci-dessous :

i) Le détenu est atteint d’une maladie en phase terminale (c’est-à-dire une maladie grave à un stade avancé, dans une situation de fin de vie).

ii) Le détenu est atteint d’un trouble physique ou médical grave ou d’une déficience fonctionnelle ou cognitive grave, ou connaît, par l’effet du processus de vieillissement, une détérioration de son état physique ou mental qui ne lui offre aucune perspective de rétablissement, au point que sa capacité à prendre soin de lui-même en milieu carcéral est considérablement atténuée.

iii) Le détenu a) est âgé d’au moins soixante-cinq ans, b) connaît une grave détérioration de son état physique ou mental par l’effet du processus de vieillissement, et c) a purgé au moins dix ans ou 75 % de la durée de sa peine d’emprisonnement, la durée la plus courte étant celle retenue.

iv) Le décès ou l’incapacité de la personne qui s’occupe de l’enfant ou des enfants mineur(s) du détenu.

v) L’incapacité du conjoint ou du partenaire enregistré du détenu si celui‑ci est le seul à pouvoir subvenir aux besoins du conjoint ou du partenaire enregistré.

vi) Il existe dans le chef du détenu une raison extraordinaire et impérieuse autre que celles énumérées ci-dessus ou qui se combine avec celles‑ci.

62. Selon la section 994(t)du titre 28 du code des États-Unis, l’amendement du détenu n’est pas, en lui-même, une raison extraordinaire et impérieuse aux fins de cette déclaration de principe.

4. Données statistiques sur l’imposition de peines de perpétuité dans le système fédéral des États-Unis

a) Le rapport de la Commission fédérale sur les peines intitulé « Les peines de perpétuité dans le système fédéral » (février 2015)

63. Voici les parties pertinentes de ce rapport de la Commission fédérale sur les peines :

« Les peines d’emprisonnement à perpétuité sont rares dans le système fédéral de justice pénale. La quasi-totalité des personnes reconnues coupables d’infractions fédérales finissent par sortir de prison et par réintégrer la société ou, lorsqu’il s’agit d’étrangers en situation irrégulière, par être renvoyées dans leur pays d’origine. Néanmoins, au cours de l’année fiscale 2013, les juges fédéraux ont infligé une peine d’emprisonnement à vie sans possibilité de libération conditionnelle à 153 auteurs d’infractions. D’autre part, 168 autres auteurs d’infractions ont été condamnés à une peine d’une durée si longue qu’elle était concrètement assimilable à une peine de perpétuité. Si, pris ensemble, ces auteurs d’infractions ne représentent que 0,4 % de l’ensemble des personnes qui ont été condamnées au cours de cette année, ce type de peine les distingue du reste de la population carcérale.

(…)

La Commission fédérale sur les peines édicte des lignes directrices en matière de peines qui proposent, à titre de recommandation, des « échelles de peines » que les juges doivent prendre en considération lorsqu’ils prononcent une peine dans les cas d’infractions fédérales graves. Les lignes directrices tiennent compte aussi bien du comportement de l’auteur de l’infraction pendant la perpétration de celle-ci que des caractéristiques personnelles de l’intéressé, de manière à recommander des durées de peine ou de sursis, ou une combinaison de mesures privatives de liberté et de sursis.

(…)

Les lignes directrices en matière de stupéfiants prévoient expressément une peine d’emprisonnement à vie pour les infractions de trafic de stupéfiants, mais seulement si la consommation de ceux-ci a entraîné la mort ou des blessures graves, et si l’accusé a déjà été reconnu coupable auparavant d’une infraction de ce type. Dans d’autres cas de trafic de stupéfiants, par exemple ceux où sont en cause de très grandes quantités de stupéfiants et où l’auteur de l’infraction a de lourds antécédents criminels, l’échelle des peines peut comprendre l’emprisonnement à vie, mais seulement comme sanction maximale.

(…)

Des peines d’emprisonnement à perpétuité ont été prononcées dans divers types d’affaires au cours de l’année fiscale 2013, mais surtout dans les affaires de trafic de stupéfiants, d’armes à feu, de meurtre, d’extorsion et de racket. Dans quasiment tous ces cas, les actes criminels en cause ont entraîné la mort d’une ou de plusieurs personnes.

Infractions pour lesquelles une peine de prison à perpétuité a été prononcée

Le trafic de stupéfiants est le type d’infraction le plus courant pour lequel une peine d’emprisonnement à perpétuité a été prononcée au cours de l’année fiscale 2013 (64 cas, soit 41,8 % de toutes les peines de perpétuité infligées au cours de cette année). Les peines d’emprisonnement à perpétuité sont néanmoins rares dans les affaires de trafic de stupéfiants : elles ont été prononcées dans moins d’un tiers de 1 % de l’ensemble des affaires de trafic de stupéfiants au cours de cette année.

(…)

Comme il a été indiqué ci-dessus, les lignes directrices en matière de peines prévoient une peine d’emprisonnement à vie pour les infractions de trafic de stupéfiants si la consommation de ceux-ci a entraîné la mort ou des blessures graves, et si l’accusé a déjà été reconnu coupable au moins une fois auparavant d’une infraction de trafic de stupéfiants. Toutefois, une peine d’emprisonnement à perpétuité peut également être prononcée dans d’autres affaires de trafic impliquant de grandes quantités de stupéfiants, ou lorsque le tribunal applique d’autres dispositions prévoyant un alourdissement de peine en matière de trafic de stupéfiants. La cocaïne sous forme de crack est la drogue la plus souvent en cause dans les affaires de ce type où une peine d’emprisonnement à perpétuité est prononcée. Il s’agit de la principale drogue dans 34,4 % de tous les cas de trafic de stupéfiants entraînant la réclusion à perpétuité, tandis que la méthamphétamine représente 29,7 % et la cocaïne en poudre 21,9 % de ces cas. »

b) La lettre du ministère de la Justice des États-Unis datée du 23 novembre 2020

64. Dans cette lettre, qui a été fournie au gouvernement du Royaume-Uni pour les besoins de la présente procédure, le procureur fédéral (United States Attorney) a livré les informations suivantes :

· S’il est acquitté ou si, avant le prononcé du verdict, il conclut avec le procureur un accord sur le nombre d’années qu’il passera en prison, le requérant n’encourra pas une peine de perpétuité.

· S’il est reconnu coupable, sa peine sera fixée par la cour de district fédérale et sera susceptible d’appel devant la cour d’appel pour le onzième circuit.

· La cour de district a déjà infligé des peines à quatre des co‑conspirateurs du requérant, dont aucune n’est une peine de perpétuité : les peines en question vont de sept à vingt ans d’emprisonnement. Les deux personnes qui se sont vu imposer les peines les plus lourdes (V-P et H-H) avaient été inculpées des mêmes chefs d’importation de stupéfiants et de conspiration que ceux qui ont été retenus contre le requérant ; par ailleurs, elles ont été reconnues coupables de chefs supplémentaires qui ne pèsent pas sur le requérant, notamment celui de blanchiment d’argent. Avant de plaider coupable, elles encouraient chacune une peine recommandée de réclusion à perpétuité.

· Préalablement au verdict, le requérant aurait plusieurs possibilités consistant à demander la clémence ou une réduction de peine. Il pourrait en particulier passer un accord avec l’accusation, par exemple en plaidant coupable.

· Si le requérant plaide coupable ou s’il est reconnu coupable lors du procès, le juge disposera d’une grande latitude pour fixer la peine appropriée à l’issue d’un processus d’établissement des faits dans le cadre duquel le requérant aura eu la possibilité de présenter des moyens de preuve. Un agent de probation employé par les tribunaux fédéraux mènera une instruction indépendante et établira un rapport renfermant des éléments d’information sur les infractions commises par le requérant, sur ses antécédents criminels et sur son profil, ainsi qu’un calcul de la peine qui serait recommandée selon l’échelle prévue par les lignes directrices fédérales en matière de peines ; le requérant et ses avocats seront associés à ce processus et auront le droit de contester les éléments d’information et les conclusions contenus dans le rapport. Une fois le rapport dressé, le requérant pourra présenter au juge des moyens de preuve sur toute circonstance atténuante susceptible de justifier une peine inférieure à celle recommandée selon l’échelle prévue par les lignes directrices en matière de peines.

· De plus, le juge chargé de fixer la peine (celui qui a condamné les co‑conspirateurs du requérant) serait tenu de prendre en compte les facteurs énumérés dans la section 3553(a) du titre 18 du code des États-Unis (paragraphe 57 ci-dessus), notamment la nécessité d’éviter les disparités injustifiées entre les peines infligées à des accusés présentant des antécédents similaires et ayant été reconnus coupables d’agissements similaires.

· Selon les sources interactives de la Commission fédérale sur les peines, environ 44 % des 6 365 peines prononcées en 2019 par la cour d’appel pour le onzième circuit (la juridiction dont le ressort englobe le district sur le territoire duquel le requérant a été inculpé) étaient inférieures à celles recommandées selon l’échelle prévue par les lignes directrices fédérales en matière de peines. En 2019, dans le district du nord de la Géorgie, où le requérant a été inculpé, environ 65 % des 507 peines prononcées étaient inférieures à celles recommandées selon l’échelle établie par lesdites lignes directrices.

· Selon un rapport publié en 2015 par la Commission fédérale sur les peines, les peines de perpétuité sont rarement prononcées dans le système fédéral, puisqu’elles ne représentent que 0,4 % de l’ensemble des auteurs d’infractions condamnés en 2013. Dans ce même rapport, la Commission fédérale sur les peines a constaté que seulement 1,1 % des auteurs d’infractions fédérales qui avaient été condamnés et qui étaient sous l’autorité du Bureau fédéral des prisons purgeaient de facto des peines de perpétuité (ce qui incluait les peines d’emprisonnement particulières extrêmement longues, qui concrètement sont assimilables à des peines de perpétuité).

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION : LE RISQUE D’UNE PEINE DE PERPÉTUITÉ SANS POSSIBILITÉ DE LIBÉRATION CONDITIONNELLE

65. Le requérant allègue que son extradition vers les États-Unis serait contraire à l’article 3 de la Convention parce qu’il y encourrait une peine de perpétuité réelle sans possibilité de libération conditionnelle.

66. L’article 3 de la Convention est ainsi libellé :

« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »

67. Le Gouvernement repousse cette thèse.

A. Sur la recevabilité

68. La Cour considère que ce grief n’est pas manifestement mal fondé, au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention, et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il doit donc être déclaré recevable.

B. Sur le fond

1. Thèses des parties

a) Le requérant

69. Le requérant invite la Cour à suivre l’approche qu’elle a adoptée dans l’arrêt Trabelsi c. Belgique, (no 140/10, CEDH 2014 (extraits)). Il voit dans cet arrêt une continuation logique et claire des principes établis par la Cour dans l’arrêt Vinter et autres c. Royaume-Uni ([GC], nos 66069/09 et 2 autres, CEDH 2013 (extraits)) et non, comme l’a dit la juge de la High Court, un « revirement inexpliqué » par rapport à la jurisprudenceHarkins et Edwards c. Royaume-Uni (nos 9146/07 et 32650/07, 17 janvier 2012). Il explique que, dans ce dernier arrêt, la Cour a conclu que, au moment du prononcé de la peine en question, il n’y avait pas eu de violation de l’article 3, mais il ajoute qu’ensuite, l’arrêt Vinter et autres, qui a selon lui bien précisé que le type de réexamen devait être connu dès le prononcé de la peine, est revenu sur cette approche. Selon lui, dans toutes les affaires ultérieures, y compris dans l’affaire Trabelsi, la Cour a suivi l’arrêt Vinter et autres.

70. Le requérant n’y voit aucune application extraterritoriale de la Convention. Il dit que l’obligation qui naît dans le contexte d’une extradition reste du ressort de l’État contractant et qu’aucune obligation ne pèse sur l’État non contractant. Il observe à cet égard que la signature d’un traité d’extradition n’écarte pas la nécessité de prévenir une violation de l’article 3 de la Convention.

71. Le requérant estime que, au vu des faits de l’espèce, il est exposé à un risque réel de se voir infliger une peine de perpétuité aux États-Unis. Il dit que la juge de district a en effet conclu qu’il serait « vraisemblablement » condamné à une peine d’emprisonnement à perpétuité et que la juge de la High Court ne l’a pas contredite sur ce point. Il expose que, d’après les lignes directrices fédérales en matière de peines, il relève du niveau 43, qui définit selon lui une échelle pour les peines d’emprisonnement à perpétuité. Il fait observer que, si l’expert qu’il avait mandaté a certes reconnu que les condamnations à perpétuité étaient rares dans le système fédéral, le rapport produit en février 2015 par la Commission fédérale sur les peines, intitulé « Les peines de perpétuité dans le système fédéral », qu’il tient pour l’analyse disponible la plus récente sur les peines prononcées au niveau fédéral, indiquait que c’était dans les affaires de trafic de stupéfiants que des peines de perpétuité avaient le plus souvent été imposées (plus de 40 % des condamnations à perpétuité au niveau fédéral). Il ajoute que les juges sont en général beaucoup plus susceptibles de suivre les lignes directrices en matière de peines lorsqu’ils infligent une peine de perpétuité que lorsqu’ils prononcent d’autres peines. Il affirme qu’une étude a conclu que dans 81 % des cas où une peine d’emprisonnement à perpétuité avait été imposée, les lignes directrices avaient prévu une peine de ce type. En ce qui concerne les personnes condamnées pour une infraction fédérale, les juges ont selon lui suivi les lignes directrices dans 54 % des cas.

72. Le requérant reconnaît que deux de ses coaccusés (V-P et H-H) ont été déclarés coupables sans avoir été condamnés à la réclusion à vie. Il estime qu’il ne faut pas en conclure pour autant que lui-même ne serait pas condamné à perpétuité. Il fait observer que V-P et H-H ont plaidé coupable pour un chef d’accusation qui relevait du niveau 43 selon les lignes directrices fédérales en matière de peines. Il admet que les infractions qu’ils ont commises et celles qui lui sont reprochées correspondaient à des niveaux de base similaires, mais il précise que le chef d’accusation pour lequel ils ont plaidé coupable ne renfermait aucune allégation selon laquelle leurs méfaits auraient entraîné la mort de qui que ce fût. Il explique que V-P a été condamné pour avoir contribué à la gestion d’un entrepôt aux États-Unis qui servait au transport de stupéfiants. Il relève que le chef le plus grave retenu contre celui-ci était un chef de blanchiment d’argent. Il constate que H-H a lui aussi été inculpé de blanchiment d’argent et que rien dans l’acte d’accusation n’indiquait qu’il fût mêlé à un trafic de stupéfiants. Le requérant dit que lui, en revanche, est accusé de trafic de stupéfiants et soupçonné d’être l’un des codirigeants d’une organisation criminelle.

73. Enfin, le requérant soutient que le système fédéral américain ne satisfait pas aux critères énoncés dans l’arrêt Vinter et autres et que la Cour a déjà traité cette question dans l’arrêt Trabelsi (précité, §§ 79-83 et 136‑139).

b) Le Gouvernement

74. Le Gouvernement invite la Cour à continuer de suivre la jurisprudence dans laquelle elle avait conclu que l’extradition vers les États-Unis serait conforme à l’article 3 de la Convention nonobstant la possibilité que les tribunaux imposent une peine discrétionnaire d’emprisonnement à perpétuité, et à continuer d’appliquer le principe selon lequel un traitement susceptible d’être contraire à l’article 3 à raison d’une action ou d’une omission d’un État contractant pourrait ne pas atteindre le niveau minimum de gravité requis pour qu’il y ait violation de l’article 3 dans une affaire d’expulsion ou d’extradition. Il argue que, en d’autres termes, la Cour doit statuer sur l’affaire en se référant aux principes énoncés dans l’affaireHarkins et Edwards plutôt qu’à ceux tirés de l’affaire Vinter et autres, lesquels selon lui concernaient un contexte interne et ne devraient pas s’appliquer dans les affaires d’extradition. Il expose que, étant donné que dans les affaires de ce type la Cour aurait à se pencher sur la conformité de la législation américaine à l’article 3 de la Convention, toute autre conclusion qu’elle en tirerait la conduirait à s’écarter de son principe établi de longue date selon lequel la Convention ne prétendrait pas exiger des États contractants qu’ils imposent ses normes à d’autres États. À son avis, il ne serait pas souhaitable que la Cour ait à apprécier le système judiciaire d’États qui ne sont pas signataires de la Convention et qui ne sont pas parties à la procédure menée devant elle.

75. Le Gouvernement allègue en outre que si l’extradition vers les États‑Unis devait emporter violation de l’article 3 dès lors que l’intéressé y est passible de la réclusion à perpétuité sans possibilité de libération conditionnelle, la Cour accorderait une immunité effective aux criminels transnationaux dangereux et saperait les efforts internationaux en matière de lutte contre le trafic de stupéfiants et d’autres activités criminelles particulièrement graves, ce qui offrirait un refuge aux personnes accusées des infractions les plus graves. Il ajoute que l’entraide s’en verrait entravée ou retardée, ce qui viderait de leur substance même les accords d’extradition passés entre États amis partageant le même respect de la démocratie, de la justice et des voies légales. Il en résulterait en outre selon lui un système de recours asymétriques : dans le contexte interne, un constat d’incompatibilité avec l’article 3 d’une peine de perpétuité n’entraînerait pas de libération immédiate, tandis que dans le contexte d’une extradition, aucune procédure pénale ne pourrait alors plus être conduite.

76. Le Gouvernement avance que, contrairement à ce qu’affirmerait le requérant, la juge de district n’a pas dit que ce dernier serait « vraisemblablement » condamné à la réclusion à perpétuité. Il explique que la juge a pris acte des informations fournies par le ministère de la Justice des États-Unis, à savoir qu’il était peu probable que le requérant soit condamné à une peine d’emprisonnement à perpétuité pour quelque chef que ce soit ; qu’il était encore moins probable qu’il se voie imposer des peines consécutives, et qu’il serait donc vraisemblablement condamné à une peine prévoyant sa libération avant sa mort. Ilargue que ce n’est pas parce que d’après les lignes directrices fédérales la peine applicable atteindrait le niveau 43 qu’une peine de ce niveau serait imposée. Il estime que le juge qui fixe la peine conserve un pouvoir d’appréciation dont il fait usage en pratique. Il rappelle que la juge de district a fait observer que, en 2017, 48 % des 66 783 peines prononcées par les tribunaux américains étaient inférieures à celle recommandée selon l’échelle prévue dans les lignes directrices fédérales en matière de peines, et que des peines de perpétuité n’avaient été prononcées que dans 0,3 % des cas. Il expose que les condamnations à perpétuité dans les affaires de trafic de stupéfiants sont rares et que dans le district du nord de la Géorgie, où le requérant a été inculpé, environ 65 % des peines qui ont été prononcées étaient inférieures à celle recommandée selon l’échelle établie par ces mêmes lignes directrices. Il ajoute que deux des coaccusés du requérant (V-P et H‑H), qui risquaient eux aussi l’emprisonnement à perpétuité selon les lignes directrices, ont été condamnés à dix-sept et vingt ans d’emprisonnement respectivement, alors même que d’autres chefs qui n’ont pas été retenus contre le requérant leur étaient reprochés, y compris celui de conspiration en vue de blanchir de l’argent. Le Gouvernement affirme que la peine qui serait infligée au requérant s’il plaidait coupable ou s’il était reconnu coupable à l’issue d’un procès serait prononcée par le même juge, lequel serait selon lui tenu « d’éviter les disparités de peine injustifiées entre des accusés aux antécédents similaires ayant été reconnus coupables d’agissements similaires » (voir les principes en matière de fixation des peines exposés au paragraphe 57 ci-dessus).

77. Le Gouvernement soutient par ailleurs que, même considérée à l’aune des normes les plus strictes applicables en matière de peines et de libération dans les États contractants, une peine d’emprisonnement à vie dans l’ordre juridique fédéral américain ne serait pas une peine de perpétuité « incompressible » au sens de la jurisprudence tirée de la Convention. Il affirme qu’en effet, depuis le prononcé de l’arrêt Trabelsi, l’état du droit en matière de libération dans le système fédéral a changé en faveur des détenus avec l’adoption de la loi « First Step », qui aurait renforcé le mécanisme de libération pour motifs d’humanité en soumettant ces mesures au contrôle du juge.

2. Appréciation de la Cour

a) Principes généraux en ce qui concerne les peines d’emprisonnement à vie sans possibilité de libération conditionnelle dans le contexte interne

78. L’article 3 de la Convention, qui prohibe en termes absolus la torture et les peines ou traitements inhumains ou dégradants, consacre l’une des valeurs fondamentales des sociétés démocratiques. Il ne prévoit pas de restrictions, et d’après l’article 15 il ne souffre nulle dérogation, même en cas de danger public menaçant la vie de la nation (Irlande c. Royaume-Uni, 18 janvier 1978, § 163, série A no 25, Chahal c. Royaume-Uni, 15 novembre 1996, § 79, Recueil des arrêts et décisions 1996‑V, Selmouni c. France [GC], no 25803/94, § 95, CEDH 1999-V, Al-Adsani c. Royaume‑Uni [GC], no 35763/97, § 59, CEDH 2001-XI, et Chamaïev et autres c. Géorgie et Russie, no 36378/02, § 335, CEDH 2005‑III).

79. Dans l’affaire Kafkaris c. Chypre ([GC], no 21906/04, CEDH 2008), une peine obligatoire de réclusion à perpétuité avait été infligée au requérant, qui avait été jugé coupable à Chypre de trois chefs d’assassinat. La Cour a reconnu que le prononcé d’une peine d’emprisonnement perpétuel à l’encontre d’un délinquant adulte n’était pas en soi prohibé par l’article 3 ou toute autre disposition de la Convention et ne se heurtait pas à celle‑ci (Kafkaris, précité, § 97, et les affaires qui y sont citées). Elle a néanmoins estimé qu’infliger à un adulte une peine perpétuelle incompressible pouvait soulever une question sous l’angle de l’article 3 de la Convention (Kafkaris, précité, § 97, et les affaires qui y sont citées). Pour la Cour, la principale question à trancher était de savoir si l’on pouvait dire qu’un détenu condamné à perpétuité avait des chances d’être libéré. Aux fins de l’article 3, il suffisait qu’une peine perpétuelle fût de jure et de facto compressible (Kafkaris, précité, § 98). La Cour en a conclu que la possibilité d’une libération anticipée, même lorsqu’une telle décision relevait du pouvoir discrétionnaire du chef de l’État, suffisait à établir l’existence d’une telle possibilité (Kafkaris, précité, § 103). Plus tard, dans l’arrêt Iorgov c. Bulgarie (no 2) (no 36295/02, §§ 51-60, 2 septembre 2010), elle a confirmé que l’espoir d’une mesure de clémence accordée par le chef d’État sous la forme soit d’une grâce soit d’une commutation de peine suffisait à caractériser une possibilité de libération.

80. Dans l’affaire Vinter et autres c. Royaume-Uni ([GC], nos 66069/09 et 2 autres, CEDH 2013 (extraits)), la Grande Chambre est revenue sur cette question. Les requérants dans cette affaire, qui étaient eux aussi des détenus à vie, avaient été condamnés à des « peines de perpétuité réelle » après avoir été reconnus coupables au Royaume-Uni de meurtres et ils contestaient la compatibilité de ces peines avec l’article 3 de la Convention. La Cour a dit qu’une peine d’emprisonnement est contraire à l’article 3 de la Convention si elle est « nettement disproportionnée » (Vinter et autres, précité, § 102), ou si – comme elle l’avait conclu dans l’arrêt Kafkaris – il s’agit d’une peine de perpétuité incompressible (Vinter et autres, précité, § 107).

81. Sur ce dernier point, la Cour, compte tenu des objectifs de prévention et de réinsertion de la peine, a mis l’accent non plus sur la « compressibilité » en tant que telle (Kafkaris, précité, § 98) mais sur l’existence d’un mécanisme de réexamen axé sur l’amendement du détenu (Vinter et autres, précité, §§ 109 et suiv.) Sur la question de savoir comment déterminer si, dans une affaire donnée, une peine perpétuelle peut passer pour compressible, elle a posé les principes suivants (Vinter et autres, précité, §§ 119-122) :

« 119. Pour les raisons avancées ci-dessus, la Cour considère qu’en ce qui concerne les peines perpétuelles l’article 3 doit être interprété comme exigeant qu’elles soient compressibles, c’est-à-dire soumises à un réexamen permettant aux autorités nationales de rechercher si, au cours de l’exécution de sa peine, le détenu a tellement évolué et progressé sur le chemin de l’amendement qu’aucun motif légitime d’ordre pénologique ne permet plus de justifier son maintien en détention.

120. La Cour tient toutefois à souligner que, compte tenu de la marge d’appréciation qu’il faut accorder aux États contractants en matière de justice criminelle et de détermination des peines (…), elle n’a pas pour tâche de dicter la forme (administrative ou judiciaire) que doit prendre un tel réexamen. Pour la même raison, elle n’a pas à dire à quel moment ce réexamen doit intervenir. Cela étant, elle constate aussi qu’il se dégage des éléments de droit comparé et de droit international produits devant elle une nette tendance en faveur de l’instauration d’un mécanisme spécial garantissant un premier réexamen dans un délai de vingt-cinq ans au plus après l’imposition de la peine perpétuelle, puis des réexamens périodiques par la suite (…).

121. Il s’ensuit que, là où le droit national ne prévoit pas la possibilité d’un tel réexamen, une peine de perpétuité réelle méconnaît les exigences découlant de l’article 3 de la Convention.

122. Même si le réexamen requis est un événement qui par définition ne peut avoir lieu que postérieurement au prononcé de la peine, un détenu condamné à la perpétuité réelle ne doit pas être obligé d’attendre d’avoir passé un nombre indéterminé d’années en prison avant de pouvoir se plaindre d’un défaut de conformité des conditions légales attachées à sa peine avec les exigences de l’article 3 en la matière. Cela serait contraire non seulement au principe de la sécurité juridique mais aussi aux principes généraux relatifs à la qualité de victime, au sens de ce terme tiré de l’article 34 de la Convention. De plus, dans le cas où la peine est incompressible en vertu du droit national à la date de son prononcé, il serait inconséquent d’attendre du détenu qu’il œuvre à sa propre réinsertion alors qu’il ne sait pas si, à une date future inconnue, un mécanisme permettant d’envisager son élargissement eu égard à ses efforts de réinsertion sera ou non instauré. Un détenu condamné à la perpétuité réelle a le droit de savoir, dès le début de sa peine, ce qu’il doit faire pour que sa libération soit envisagée et ce que sont les conditions applicables. Il a le droit, notamment, de connaître le moment où le réexamen de sa peine aura lieu ou pourra être sollicité. Dès lors, dans le cas où le droit national ne prévoit aucun mécanisme ni aucune possibilité de réexamen des peines de perpétuité réelle, l’incompatibilité avec l’article 3 en résultant prend naissance dès la date d’imposition de la peine perpétuelle et non à un stade ultérieur de la détention. »

82. Dans l’arrêt Murray c. Pays-Bas ([GC], no 10511/10, § 100, 26 avril 2016), la Cour a étoffé les garanties qui s’imposent dans le contexte interne afin d’assurer l’effectivité du mécanisme de réexamen. En particulier, elle a noté que le droit du détenu à un réexamen implique une appréciation concrète des informations pertinentes et doit être entouré de garanties procédurales adéquates. Elle a ajouté que, dans la mesure nécessaire pour que le détenu sache ce qu’il doit faire pour que sa libération puisse être envisagée et à quelles conditions, une motivation des décisions peut être requise, et qu’il faut donc que l’intéressé ait accès à un contrôle juridictionnel pour faire remédier à tout défaut à cet égard. Enfin, elle a dit que, pour apprécier si une peine perpétuelle est compressible de facto, il peut être utile de prendre en compte les données statistiques sur le mécanisme de recours antérieures au réexamen en question.

b) Principes généraux en ce qui concerne les peines d’emprisonnement à vie sans possibilité de libération conditionnelle dans le contexte de l’extradition

83. Dans les affaires d’extradition, les États contractants voient peser sur eux une obligation de coopérer en matière pénale internationale. Toutefois, cette obligation est assujettie à l’obligation faite aux mêmes États de respecter le caractère absolu de l’interdiction posée par l’article 3 de la Convention (Khasanov et Rakhmanov c. Russie [GC], nos 28492/15 et 49975/15, § 94, 29 avril 2022).

84. La Cour a dit à maintes reprises que, la prohibition de la torture et des peines et traitements inhumains ou dégradants étant absolue, l’extradition d’une personne par un État contractant peut soulever un problème au regard de l’article 3 de la Convention, et donc engager la responsabilité de l’État en cause, lorsqu’il y a des motifs sérieux de croire que l’intéressé sera exposé dans l’État requérant à un risque réel d’être soumis à pareils mauvais traitements (Soering c. Royaume-Uni, 7 juillet 1989, § 88, série A no 161 ; voir aussi López Elorza c. Espagne, no 30614/15, § 102, 12 décembre 2017).

85. Pour vérifier l’existence d’un risque de mauvais traitements, la Cour doit examiner les conséquences prévisibles du renvoi du requérant dans le pays de destination (F.G. c. Suède [GC], no 43611/11, § 120, 23 mars 2016, et Saadi c. Italie [GC], no 37201/06, § 130, CEDH 2008). À cette fin, elle ne peut éviter d’apprécier la situation dans ce pays à l’aune des exigences de l’article 3. Il ne s’agit pas pour autant de faire de la Convention un instrument régissant les actes d’un État tiers ni de prétendre exiger des États contractants qu’ils imposent des normes à pareil État (Soering, précité, § 86, et López Elorza, précité, § 104). Dans la mesure où une responsabilité se trouve ou peut se trouver engagée sur le terrain de la Convention, c’est celle de l’État contractant qui extrade, à raison d’un acte qui a pour résultat direct d’exposer une personne à des mauvais traitements prohibés (Soering, précité, § 91, Saadi, précité, § 126, et LópezElorza, précité, § 104).

86. La perspective que l’intéressé constitue une menace grave pour la collectivité s’il n’est pas expulsé ne diminue en rien le risque qu’il subisse des mauvais traitements s’il est refoulé, et elle ne peut donc peser dans la balance, compte tenu du caractère absolu de l’article 3 (Saadi, précité, §§ 137‑139).

87. En ce qui concerne la charge de la preuve, c’est en principe au requérant qu’il appartient de produire des éléments susceptibles de démontrer qu’il existe des raisons sérieuses de penser que, si la mesure incriminée était mise à exécution, il serait exposé à un risque réel de se voir infliger des traitements contraires à l’article 3. Lorsque de tels éléments sont produits, il incombe au gouvernement de dissiper les doutes éventuels à leur sujet (voir, par exemple, F.G. c. Suède, précité, § 120, et Saadi, précité, § 129).

88. Si le requérant se trouve encore dans l’État contractant, la date à retenir pour l’appréciation doit être celle de l’examen de l’affaire par la Cour. Une évaluation complète et ex nunc est requise lorsqu’il faut prendre en compte des informations apparuesaprès l’adoption par les autorités internes de la décision définitive (F.G. c. Suède, précité, § 115).

89. Concernant les situations où le risque supposé exister dans l’État requérant est l’imposition éventuelle d’une peine d’emprisonnement à perpétuité sans possibilité de libération conditionnelle, la Cour, avant l’arrêt Vinter et autres (précité), avait dit qu’une question ne se poserait sur le terrain de l’article 3 que s’il pouvait être démontré soit que le requérant courait un risque réel de se voir infliger une peine nettement disproportionnée dans l’État requérant, soit que, si à un moment donné son maintien en détention ne pouvait plus se justifier par un quelconque motif légitime d’ordre pénologique, la peine perpétuelle serait incompressible de facto et de jure (Harkins et Edwards, précité, §§ 134 et 137‑138). En conséquence, c’est au requérant, au moment de l’extradition litigieuse, d’établir l’existence d’un risque qu’il ait à purger une peine perpétuelle dépourvue de toute justification d’ordre pénologique, étant entendu que le moment où son maintien en détention ne poursuivrait plus aucun but pourrait ne jamais survenir (ibidem, § 140).

90. Dans l’arrêt Vinter et autres (précité), la Cour a jugé, dans le contexte des peines de perpétuité réelle infligées au niveau interne, que le motif d’ordre pénologique justifiant une telle peine devait être réexaminé une fois écoulé un certain laps de temps (paragraphes 80-81 ci-dessus). Par la suite, dans l’arrêt Trabelsi (précité, § 137), elle a appliqué au contexte de l’extradition les critères tirés de l’arrêt Vinter et autres, pour en conclure que l’extradition du requérant emporterait violation de l’article 3 de la Convention au motif qu’aucune des procédures prévues dans l’État requérant ne s’apparentait à un mécanisme de réexamen obligeant les autorités nationales à rechercher, sur la base de critères objectifs et préétablis dont le détenu aurait eu connaissance avec certitude au moment de l’imposition de la peine perpétuelle si, au cours de l’exécution de sa peine, ce dernier a tellement évolué et progressé qu’aucun motif légitime d’ordre pénologique ne justifierait son maintien en détention.

91. Or, Vinter et autres n’était pas une affaire d’extradition. Cette distinction est importante.

92. Dans un contexte interne, la situation juridique d’un requérant, qui a déjà été jugé coupable et condamné, est connue. De plus, le système interne de réexamen de la peine est lui aussi connu, tant des autorités internes que de la Cour. Dans le contexte d’une extradition, en revanche, lorsque – comme en l’espèce – le requérant n’a pas encore été condamné, une appréciation complexe des risques s’impose, c’est-à-dire un pronostic a priori qui se caractérisera inévitablement par un degré d’incertitude très différent de celui qui entoure le contexte interne. Il faut donc – par principe, mais aussi pour des raisons pratiques – faire preuve de prudence lorsque l’on applique, dans le contexte de l’extradition, l’intégralité des principes tirés de l’arrêt Vinter et autres, qui ont été définis pour s’appliquer dans le contexte interne.

93. À cet égard, la Cour tient tout d’abord à observer que les principes énoncés dans l’arrêt Vinter et autres englobent non seulement l’obligation matérielle qui impose aux États contractants de veiller à ce qu’aucune peine perpétuelle ne devienne avec le temps une peine incompatible avec l’article 3, mais aussi les garanties procédurales en la matière (voir, entre autres, Murray, précité, §§ 99-104), qui ne sont pas des fins en soi mais dont l’observation par les États contractants a pour finalité de prévenir les violations de l’interdiction qui frappe les peines inhumaines ou dégradantes. En ce qui concerne l’obligation matérielle, la Cour rappelle qu’exposer un individu à un risque réel d’être soumis à des peines ou traitements inhumains et dégradants irait à l’encontre de l’esprit et de la finalité de l’article 3. En revanche, les garanties procédurales semblent se prêter davantage à un contexte purement interne, de sorte que la question de leur existence ne se pose pas relativement à l’extradition d’un individu demandée par un État tiers, car sinon la responsabilité qui pèserait sur les États contractants dans ce contexte serait interprétée de façon trop extensive. Il s’ensuit que ces derniers ne peuvent pas être tenus pour responsables, sur le terrain de la Convention, des défaillances du système d’un État tiers qui apparaîtraient si l’on appliquait l’intégralité des règles découlant de l’arrêt Vinter et autres. La Cour reconnaît en outre qu’imposer à un État contractant d’analyser le droit et la pratique pertinents d’un État tiers aux fins d’apprécier dans quelle mesure ce dernier respecterait ces garanties procédurales peut se révéler excessivement difficile pour les autorités nationales statuant sur les demandes d’extradition.

94. De plus, la Cour rappelle que, dans le contexte interne, en cas de constat de violation de l’article 3 de la Convention, le requérant resterait en détention jusqu’à ce que soit appliqué ou créé un mécanisme de réexamen conforme à la Convention pouvant permettre sa libération anticipée, sans pour autant y conduire forcément. Ainsi, les motifs légitimes d’ordre pénologique justifiant la détention ne seraient pas remis en cause. En revanche, dans le contexte de l’extradition, le constat d’une violation de l’article 3 aurait pour conséquence qu’une personne faisant l’objet d’accusations graves ne passera jamais en jugement, sauf si elle peut être poursuivie dans l’État requis ou si l’État requérant est à même de fournir les assurances nécessaires pour faciliter l’extradition. Permettre à une telle personne de s’échapper ainsi en toute impunité est une issue qui ne serait guère conciliable avec l’intérêt général de la société à ce que justice soit rendue en matière pénale (López Elorza, précité, § 111), ni avec l’intérêt des États contractants à respecter leurs obligations conventionnelles internationales (Khasanov et Rakhmanov, précité, § 94), qui visent à empêcher la création de refuges pour les personnes accusées des infractions pénales les plus graves.

95. Par conséquent, si les principes exposés dans l’arrêt Vinter et autres doivent s’appliquer dans le contexte interne, une approche modulée s’impose dans le contexte de l’extradition. Premièrement, une question préliminaire se pose, en l’occurrence celle de savoir si le requérant a produit des éléments susceptibles de démontrer qu’il existe des raisons sérieuses de penser que sa condamnation l’exposerait à un risque réel d’imposition d’une peine de réclusion à perpétuité sans possibilité de libération conditionnelle. Sur ce point, c’est au requérant qu’il appartient de démontrer qu’une telle peine serait prononcée (López Elorza, précité, § 107, et Findikoglu c. Allemagne (déc.), no 20672/15, § 37, 7 juin 2016). L’existence d’un tel risque sera d’autant plus facile à établir si le requérant encourt une peine obligatoire de réclusion à perpétuité.

96. S’il est établi à l’issue de cette première étape de l’analyse que le requérantest exposé à un risque réel de peine d’emprisonnement à perpétuité (paragraphe 95 ci-dessus), alors la seconde étape de cette analyse, compte tenu des principes tirés de l’arrêt Vinter et autres, sera axée sur la garantie matérielle, qui est l’essence de cette jurisprudence et qui est facilement transposable du contexte interne à celui de l’extradition : avant d’autoriser l’extradition, les autorités concernées de l’État requis doivent avoir vérifié qu’il existe au sein de l’État requérant un mécanisme de réexamen de la peine permettant aux autorités nationales compétentes de rechercher si, au cours de l’exécution de celle-ci, le détenu a tellement évolué et progressé sur le chemin de l’amendement qu’aucun motif légitime d’ordre pénologique ne permet plus de justifier son maintien en détention (Vinter et autres, précité, § 119). Quant aux garanties procédurales accordées aux « détenus condamnés à perpétuité » (Vinter et autres, précité, §§ 120-122), comme il est indiqué ci‑dessus, la présence de celles-ci dans l’ordre juridique de l’État requérant n’est pas une condition préalable indispensable au respect de l’article 3 par l’État contractant requis.

97. Il s’ensuit que, dans une affaire d’extradition, la question n’est pas de savoir si, au moment de l’extradition du détenu, les peines de réclusion à perpétuité prononcées dans l’État requérant sont compatibles avec l’article 3 de la Convention, à l’aune de toutes les règles applicables aux détenus condamnés à perpétuité dans les États contractants. Au lieu de cela, l’approche modulée à retenir consiste en une analyse en deux étapes : il faut dans un premier temps établir si le requérant a produit des éléments susceptibles de démontrer qu’il existe des raisons sérieuses de penser que son extradition et sa condamnation l’exposeraient à un risque réel de se voir infliger la réclusion à perpétuité sans possibilité de libération conditionnelle (paragraphe 87 ci‑dessus). Dans un second temps, il faut vérifier si, dès le prononcé de la peine, il existe un mécanisme de réexamen permettant aux autorités nationales d’examiner les progrès accomplis par le détenu sur le chemin de l’amendement ou n’importe quel autre motif d’élargissement fondé sur son comportement ou sur d’autres éléments pertinents tirés de sa situation personnelle.

98. Dans l’arrêt Trabelsi, la Cour n’a pas abordé, à titre préliminaire, la question de savoir s’il existait un risque réel que le requérant fût condamné à la perpétuité sans possibilité de libération conditionnelle. Elle a recherché si, au moment de l’extradition, les critères tirés de l’arrêt Vinter et autres étaient satisfaits dans leur intégralité. Pour ces raisons, la Cour considère que l’approche adoptée dans l’arrêt Trabelsi doit être écartée.

99. La Cour tient à souligner que l’interdiction des mauvais traitements posée par l’article 3 demeure absolue. À cet égard, elle estime qu’aucune distinction ne peut être opérée entre le niveau minimal de gravité requis pour tomber sous le coup de l’article 3 dans le contexte interne et le niveau minimal requis dans le contexte extraterritorial (voir, en comparaison, Harkins et Edwards, précité, §§ 124-131). En outre, rien dans les paragraphes précédents ne remet en cause le principe désormais bien établi selon lequel l’extradition d’un individu par un État contractant soulève des problèmes au regard de l’article 3 de la Convention lorsqu’il y a des raisons sérieuses de penser que l’intéressé sera exposé dans l’État requérant à un risque réel d’être soumis à un traitement contraire à l’article 3 (Soering, précité, § 88 ; voir aussi López Elorza, précité, § 102).

c) Application des principes susmentionnés aux faits de la présente espèce

100. Le requérant n’avance pas que, s’il était jugé coupable des chefs d’inculpation retenus contre lui, une condamnation à la réclusion à perpétuité serait une peine « nettement disproportionnée ». En fait, il allègue simplement qu’une telle peine serait incompressible de facto et de jure et qu’en conséquence elle emporterait violation de l’article 3 de la Convention. Dès lors, à la lumière de ce qui précède, il incombe à la Cour de déterminer en l’espèce si le requérant a produit des éléments susceptibles de démontrer qu’il existe des raisons sérieuses de penser que son extradition l’exposerait à un risque réel d’être soumis à un traitement contraire à l’article 3 (López Elorza, précité, § 107, et les références qui y sont citées). Puisqu’il n’a pas encore été reconnu coupable et que les infractions qui lui sont reprochées ne sont pas passibles d’une peine obligatoire de réclusion à perpétuité, le requérant doit tout d’abord démontrer qu’au cas où il serait condamné, il y aurait un risque réel qu’une peine d’emprisonnement à perpétuité sans possibilité de libération conditionnelle lui soit infligée sans que soient dûment prises en compte toutes les circonstances atténuantes et aggravantes pertinentes (López Elorza, précité, § 107, et Findikoglu, décisionprécitée, § 37). S’il parvient à le démontrer, il faudra alors s’assurer de l’existence d’un mécanisme de réexamen de la peine qui permettrait aux autorités de l’État requérant d’examiner les progrès accomplis par lui sur le chemin de l’amendement ou n’importe quel autre motif d’élargissement fondé sur son comportement ou sur d’autres éléments pertinents tirés de sa situation personnelle.

101. La Cour répondra à la première question en prenant pour point de départ l’analyse opérée par le juge interne. Alors que la Cour livre sa propre appréciation ex nunc puisque l’extradition n’a pas encore eu lieu (F.G. c. Suède, précité, § 115), les juridictions nationales ont pu procéder à une analyse détaillée des éléments de preuve dans le cadre d’une procédure à laquelle les États-Unis étaient partie (paragraphes 10-23 ci-dessus). La juge de district, au vu des pièces produites par le Gouvernement, a relevé que les condamnations à perpétuité étaient rares dans les affaires de trafic de stupéfiants, et a exposé que de telles peines n’avaient été prononcées que dans 0,3 % de toutes les affaires en 2013, et dans moins d’un tiers des affaires de trafic de stupéfiants au cours de cette même année. Elle s’est référée à la déposition du substitut du procureur fédéral, qui avait déclaré qu’il était peu probable que le requérant fût condamné à une peine de perpétuité pour quelque chef que ce soit, et encore moins probable qu’il se vît infliger des peines consécutives. Elle a estimé que l’intéressé serait donc vraisemblablement condamné à une peine prévoyant sa libération avant sa mort (paragraphe 13 ci-dessus). En revanche, l’expert mandaté par le requérant, s’appuyant apparemment sur le rapport émis en février 2015 par la Commission fédérale sur les peines, intitulé « Les peines de perpétuité dans le système fédéral », avait déclaré que l’infliction d’une peine de perpétuité supposait en général qu’une personne fût décédée suite à l’infraction en cause (paragraphe 14 ci-dessus).

102. Au vu du dossier, la juge de district a conclu que, si le requérant venait à être reconnu coupable, la peine qui lui serait infligée relèverait du niveau 43 dans les lignes directrices fédérales en matière de peines, qui prévoient une échelle des peines de perpétuité. Elle a admis qu’il existait une « possibilité réelle » que l’intéressé soit condamné à perpétuité, l’un de ses co-conspirateurs ayant succombé à une surdose de fentanyl (paragraphe 15 ci-dessus). Cependant, si elle a relevé que le requérant encourrait vraisemblablement des peines confondues plutôt que consécutives, elle a estimé qu’il n’était pas possible de déterminer quelle peine lui serait imposée.

103. Pour les besoins de l’appréciation d’un « risque réel », qui est la première des deux étapes de l’analyse opérée par la Cour, les conclusions de la juge de district ne sont pas déterminantes, même si celle-ci n’a manifestement pas dit, contrairement à ce qu’affirme le requérant, que celui‑ci serait « vraisemblablement » condamné à la réclusion à perpétuité (paragraphe 71 ci-dessus). Quoi qu’il en soit, il faut examiner les éléments qui ont été produits devant la Cour à ce sujet.

104. À cet égard, la Cour relève que le rapport émis en février 2015 par la Commission fédérale sur les peines, intitulé « Les peines de perpétuité dans le système fédéral » (paragraphe 63 ci-dessus), indique que des peines de réclusion à perpétuité ont été prononcées dans moins d’un tiers de 1 % de l’ensemble des affaires de trafic de stupéfiants en 2013. Par ailleurs, dans sa lettre du 23 novembre 2020 (paragraphe 64 ci-dessus), le ministère de la Justice des États-Unis se réfère aux sources interactives de la Commission fédérale sur les peines, selon lesquelles, en 2019, dans le district du nord de la Géorgie, où le requérant a été inculpé, environ 65 % des 507 peines prononcées étaient inférieures à celles recommandées selon l’échelle établie par les lignes directrices fédérales en matière de peines.

105. Selon le rapport de février 2015, les lignes directrices en matière de stupéfiants prévoient expressément une peine d’emprisonnement à vie pour les infractions de trafic de stupéfiants si la consommation de ceux-ci a entraîné la mort ou des blessures graves, et si l’accusé a déjà été reconnu coupable auparavant d’une infraction de ce type. Si l’un des co-conspirateurs du requérant a certes succombé à une surdose de fentanyl, les éléments de preuve dont dispose la Cour indiquent que l’intéressé n’a fait l’objet d’aucune condamnation antérieure (paragraphe 9 ci-dessus).

106. Une peine d’emprisonnement à perpétuité peut également être prononcée dans d’autres affaires de trafic impliquant de grandes quantités de stupéfiants, ou lorsque le tribunal applique d’autres dispositions prévoyant un alourdissement de peine en matière de trafic de stupéfiants (paragraphe 63 ci‑dessus). Les chefs d’accusation retenus contre le requérant sont incontestablement graves (paragraphe 8 ci-dessus), et le ministère de la Justice des États-Unis a indiqué que l’intéressé était soupçonné d’avoir codirigé une opération de trafic de stupéfiants basée au Mexique et supervisé les activités de distributeurs implantés aux États-Unis (paragraphe 7 ci‑dessus). Cependant, ce même ministère a fourni des renseignements sur quatre des co-conspirateurs du requérant, selon lesquels ils se sont vu infliger des peines allant de sept à vingt ans d’emprisonnement. Les deux personnes qui ont été condamnées aux peines les plus lourdes (V-P et H-H) avaient été inculpées des mêmes chefs d’importation de stupéfiants et de conspiration que ceux qui ont été retenus contre le requérant ; par ailleurs, elles ont été reconnues coupables de chefs supplémentaires qui ne pèsent pas sur le requérant, notamment celui de blanchiment d’argent. V-P et H-H encouraient chacun une peine recommandée de réclusion à perpétuité. Selon le ministère de la Justice des États-Unis, la peine qui serait infligée au requérant s’il plaidait coupable ou s’il était reconnu coupable lors du procès serait prononcée par le juge qui a condamné ses quatre co-conspirateurs. Ce juge serait tenu de prendre en considération les facteurs énumérés dans la section 3553(a) du titre 18 du code des États-Unis (paragraphe 57 ci‑dessus), notamment la nécessité d’éviter les disparités de peine injustifiées entre accusés ayant des antécédents similaires et ayant été reconnus coupables d’agissements similaires.

107. Dans l’affaire López Elorza, la Cour a estimé pertinent le fait que les co-conspirateurs du requérant avaient été condamnés à des peines d’une durée inférieure à celle prévue par les lignes directrices fédérales en matière de peines, d’autant que la peine qui serait infligée à l’intéressé serait prononcée par le juge qui avait déjà condamné les co-conspirateurs, lequel serait tenu de prendre en compte la nécessité d’éviter les disparités injustifiées (López Elorza, précité, §§ 115-116 ; voir également Findikoglu, décision précitée, § 38). Or, en l’espèce, le requérant estime que sa situation n’est pas comparable à celle de ses co-conspirateurs (voir, en comparaison, López Elorza, précité, § 116). Selon lui (paragraphe 72 ci-dessus), si les infractions commises par V-P et H-H et celles qui lui sont reprochées correspondent à des niveaux de base similaires, le chef d’accusation pour lequel ces derniers ont plaidé coupable ne renfermait aucune allégation selon laquelle leurs méfaits avaient entraîné la mort de qui que ce fût. De plus, contrairement au requérant, ni l’un ni l’autre n’aurait été soupçonné d’être l’un des codirigeants d’une organisation criminelle.

108. La Cour peut admettre que les co-conspirateurs du requérant ne se trouvaient peut-être pas dans une situation tout à fait comparable à celle de ce dernier, même si les infractions dont ils étaient accusés correspondaient à des niveaux de base similaires à celles qui lui sont reprochées. Les co‑conspirateurs ne semblent pas avoir été soupçonnés d’être à la tête d’une quelconque organisation criminelle et, ce qui est peut-être plus important encore, ils pouvaient prétendre à une réduction de peine parce qu’ils avaient plaidé coupable. Cela dit, dans la procédure conduite devant la Grande Chambre, le requérant n’a pas apporté la preuve que des accusés présentant des antécédents similaires aux siens auraient été reconnus coupables d’agissements similaires et condamnés à la réclusion à perpétuité sans possibilité de libération conditionnelle. En outre, si la Cour ne peut pas baser son appréciation sur la peine qui serait probablement infligée au requérant s’il plaidait coupable, elle reconnaît néanmoins que de nombreux facteurs interviennent dans le choix de la peine à imposer et qu’avant l’extradition, il est impossible d’envisager tous les retournements de situation ou tous les cas de figure qui pourraient survenir (LópezElorza, précité, § 118). Comme la Cour l’a relevé dans la décision Findikoglu, des facteurs antérieurs au procès, tels que l’acceptation d’une coopération avec le gouvernement des États-Unis (Findikoglu, décision précitée, § 39) pourraient avoir une incidence sur la durée de la peine d’emprisonnement imposée au requérant. De plus, si ce dernier venait à plaider coupable ou à être reconnu coupable lors du procès, le juge disposerait d’une grande latitude pour fixer la peine appropriée à l’issue d’un processus d’établissement des faits dans le cadre duquel l’intéressé aura eu la possibilité de présenter des moyens de preuve sur toute circonstance atténuante susceptible de justifier une peine inférieure à celle recommandée selon l’échelle prévue par les lignes directrices en matière de peines. Le juge chargé de fixer la peine serait tenu de prendre en compte les peines infligées aux co‑conspirateurs, quand bien même leur situation ne serait pas identique à celle du requérant. Enfin, ce dernier aurait le droit de faire appel de toute peine qui lui serait infligée (paragraphe 64 ci-dessus).

109. Compte tenu de l’ensemble des facteurs susmentionnés, on ne saurait dire que le requérant a produit des éléments susceptibles de démontrer que son extradition vers les États-Unis l’exposerait à un risque réel de traitement atteignant le niveau de gravité de l’article 3. Dès lors, il n’est pas nécessaire pour la Cour d’en venir en l’espèce à la seconde étape de l’analyse (paragraphe 97 ci-dessus).

110. Les considérations qui précèdent suffisent à la Cour pour conclure qu’il n’y aurait pas violation de l’article 3 de la Convention si le requérant était extradé.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION : LES CONDITIONS DE DÉTENTION ET LA PANDÉMIE DE COVID-19

111. Au départ, le requérant avait allégué que son extradition vers les États-Unis serait également contraire à l’article 3 de la Convention à raison des conditions de détention provisoire et de détention consécutive à la condamnation aux États-Unis, et du risque lié à la pandémie de Covid‑19 auquel il serait exposé en détention. Cependant, dans ses observations soumises à la chambre, il a dit qu’il ne souhaitait plus maintenir ces griefs, lesquels peuvent donc être rayés du rôle en vertu de l’article 37 § 1 a) de la Convention.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare recevable le grief tiré, sur le terrain de l’article 3 de la Convention, d’un risque de se voir infliger une peine de perpétuité sans possibilité de libération conditionnelle ;

2. Dit que l’extradition du requérant vers les États-Unis n’emporterait pas violation de l’article 3 de la Convention ; et

3. Décide de rayer du rôle les griefs tirés, sur le terrain de l’article 3 de la Convention, des conditions de détention et du risque auquel le requérant serait exposé en détention du fait de la pandémie de Covid‑19.

Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des droits de l’homme, à Strasbourg, le 3 novembre 2022, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Johan Callewaert                  Robert Spano
Adjoint à la greffière                 Président

Dernière mise à jour le novembre 3, 2022 par loisdumonde

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