TROISIÈME SECTION
DÉCISION
Requête no 2607/14
ZAO TD SETUNSKAYA
contre la Russie
La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant le 10 novembre 2020 en un comité composé de :
Georgios A. Serghides, président,
Georges Ravarani,
María Elósegui, juges,
et de Olga Chernishova, greffière adjointe de section,
Vu la requête susmentionnée introduite le 31 décembre 2013,
Vu les observations soumises par le gouvernement défendeur et celles présentées en réponse par la partie requérante,
Après en avoir délibéré, rend la décision suivante :
EN FAIT
1. La requérante, ZAO TD Setunskaya, est une société par actions de droit russe ayant son siège à Moscou. Elle a été représentée devant la Cour par Me V. Yeremenko et Me V. Berger, avocats exerçant à Moscou et Paris.
2. Le gouvernement russe (« le Gouvernement ») a été représenté par M. M. Galperine, représentant de la Fédération de Russie auprès de la Cour européenne des droits de l’homme.
A. Les circonstances de l’espèce
3. À la date de l’introduction de la présente requête, la société requérante était détenue à 100 % par la société Estimanco Limited ayant son siège à Chypre et appartenant à Mme Batourina, veuve de l’ancien maire de Moscou (en fonction entre 1992 et 2010).
4. Les faits de la cause, tels qu’ils ont été exposés par les parties, peuvent se résumer comme suit.
1. Les projets de mise à disposition des ambassades étrangères de certains terrains situés à Moscou
5. En 1984, 1989 et 1991, le Gouvernement de l’URSS conclut trois accords respectifs avec Cuba, l’Inde et la Chine (« les accords bilatéraux ») prévoyant la mise à disposition des ambassades de ces États trois parcelles de terrain. Ces parcelles, mesurant respectivement 4,6, 5,787 et 6 hectares et se situant à Moscou, rue Starovolynskaïa, obtinrent ultérieurement les numéros cadastraux se terminant par 007 (pour l’Inde), 008 (pour Cuba) et 009 (pour la Chine) (« les parcelles nos 007, 008 et 009 »). Leurs emplacements furent indiqués sur les plans annexés aux accords bilatéraux.
6. Le 22 novembre 1993, le président de Russie adopta un décret (« le décret présidentiel ») proclamant que les terrains affectés à la construction d’ambassades étrangères étaient propriété fédérale. Les parcelles indiquées au paragraphe 5 ci-dessus, prévues pour les ambassades de Cuba, de l’Inde et de la Chine, figuraient dans l’annexe au décret.
7. Le 10 septembre 2001, le comité foncier de Moscou adopta un acte de réservation de la parcelle no 007 pour l’ambassade de l’Inde, annexé d’un plan de la parcelle. En 2013, l’agence fédérale de gestion du patrimoine fédéral (« l’agence fédérale ») conféra à l’ambassade de l’Inde le droit d’usage permanent de la parcelle no 007. En 2014, l’ambassade de l’Inde enregistra son droit d’usage au registre unifié des droits immobiliers (« le registre unifié »). En 2015, l’Inde installa sur la parcelle une plaque commémorative et un stand indiquant que la parcelle était destinée à l’ambassade indienne.
8. En 2013, l’État enregistra son droit de propriété sur les parcelles nos 008 et 009 au registre unifié.
2. La privatisation de terrains agricoles et l’acquisition d’une parcelle par la société requérante
9. À l’époque de l’URSS, lorsque les terrains ne pouvaient pas faire l’objet de propriété privée, il existait dans la région de Moscou (village de Vyroubovo, district d’Odintsovo) un sovkhoz dénommé Matveïevski. À cette époque, et ce, jusqu’en 1990, selon certains documents du dossier, le sovkhoz exploitait des terres agricoles dans le district d’Odintsovo et à Moscou.
10. En avril 1991, le sovkhoz devint l’entreprise agricole (товарищество с ограниченной ответственностью коллективное сельскохозяйственное предприятие) Matveïevskoïé.
11. Le 4 juin 1992, le comité de la réforme foncière délivra à Matveïevskoïé un certificat de propriété stipulant qu’elle était propriétaire de 1 301 hectares de terrains agricoles non précisés, sur le fondement d’une décision du chef de l’administration du district d’Odintsovo qui ne comportait ni date ni numéro.
12. Selon un certificat délivré le 16 novembre 1992 par le comité de la réforme foncière, une parcelle agricole de 26 hectares située à Moscou, à l’Est de la rue Minskaïa, était exploitée depuis 1960 par Matveïevskoïé.
13. En octobre 1993, à l’issue de la procédure de privatisation, l’entreprise Matveïevskoïé devint une société privée par actions. Selon le plan de privatisation, Matveïevskoïé avait 862 hectares de terrains, et selon ses statuts, 1 301 hectares de terrains non précisés faisaient partie de son capital social.
14. Entre décembre 2002 et février 2003, la société Matveïevskoïé créa et devint l’associée unique de cinq sociétés, dont la requérante. Matveïevskoïé apporta au capital social de cette dernière une parcelle agricole de 24,4 hectares, située à Moscou, à l’intersection des rues Starovolynskaïa et Minskaïa et portant le numéro cadastral se terminant par 002 (« parcelle no 002 », « parcelle litigieuse »). Cette parcelle engloba les parcelles nos 007, 008 et 009 destinées aux ambassades étrangères (paragraphe 5 ci-dessus).
15. Le 25 avril 2003, Matveïevskoïé enregistra dans le registre unifié son droit de propriété sur la parcelle no 002. L’enregistrement se fit sur le fondement du certificat daté du 4 juin 1992 (paragraphe 11 ci-dessus), des différentes décisions des autorités relatives à la privatisation, de trois jugements du tribunal de commerce de Moscou sans rapport avec la parcelle en cause, ainsi que d’un plan parcellaire du 6 février 2003 établi par le comité foncier de Moscou. Selon ce plan, la parcelle se situait sur le territoire du parc naturel Vallée de la rivière Sétoun et était affectée à un usage agricole.
16. Selon le certificat de propriété, la parcelle no 002 était à la fois une parcelle urbaine et une parcelle « des entités agricoles » (земли поселений, земли сельскохозяйственных учреждений и предприятий).
17. Le 12 août 2003, la société requérante enregistra son droit de propriété sur la parcelle litigieuse dans le registre unifié en présentant un acte translatif de propriété de sa société-mère.
18. Le 6 novembre et le 18 décembre 2003, l’agence fédérale s’adressa au Parquet général et au ministère des affaires étrangères en exprimant son inquiétude liée à une possible illicéité de l’enregistrement du droit de propriété de la société requérante sur la parcelle litigieuse et à une impossibilité d’enregistrer le droit de propriété de l’État sur les terrains destinés aux ambassades étrangères. Par une lettre non datée, l’agence fédérale et le ministère des affaires étrangères se plaignirent auprès du Premier Ministre en indiquant que le comité foncier de Moscou entravait la délivrance des plans cadastraux des parcelles mises à disposition des ambassades et que l’autorité chargée de l’enregistrement à Moscou bloquait l’enregistrement du droit de propriété fédérale sur ces parcelles.
19. Le 23 octobre 2008, après être devenue une société par actions, la société requérante enregistra une nouvelle fois son droit de propriété sur la parcelle dans le registre unifié en tant que parcelle urbaine affectée à un usage agricole.
3. Le projet de construction sur la parcelle no 002
20. Le 27 avril 2004, le maire de Moscou adopta l’arrêté no 815-RP relatif à l’utilisation ultérieure de la parcelle en cause. L’arrêté fut ainsi libellé en sa partie pertinente :
« Aux fins du règlement des rapports fonciers sur les terres agricoles et de mise desdits rapports en conformité avec le code foncier et le code de la construction :
1. À exclure la parcelle [litigieuse] des terres agricoles, conformément au plan, l’usage de celle-ci aux fins agricoles étant devenu économiquement inapproprié compte tenu de la construction urbaine. Le type d’affectation de la parcelle serait à définir ultérieurement conformément au plan d’urbanisme. (…) »
21. Le 14 décembre 2004, la société Inteko, présidée par Mme Batourina, et la société requérante conclurent un avant-contrat d’investissement prévoyant une construction sur la parcelle no 002. Ultérieurement, elles conclurent un contrat d’investissement relatif à la construction d’un multiplexe sur cette parcelle.
22. Entre 2008 et 2009, le maire, l’administration et le comité d’architecture de Moscou adoptèrent différents actes relatifs à la construction sur la parcelle en cause. À une date non précisée dans le dossier, les autorités moscovites modifièrent le type d’affectation de la parcelle et elle fut ainsi destinée à la construction d’un multiplexe.
23. En novembre 2010, le nouveau maire de Moscou annula l’arrêté du 27 avril 2004 et les actes relatifs au projet de construction (paragraphes 20 et 22 ci-dessus), afin de mettre ceux-ci en conformité avec la législation fédérale.
4. Le contentieux relatif aux parcelles
a) L’action en reconnaissance du droit de propriété fédérale
24. À une date non précisée dans le dossier, en 2004, l’agence fédérale assigna la société requérante en justice. Elle demandait l’annulation (признать недействительным) du droit de propriété de celle-ci sur un terrain de 16,38 hectares, composé des parcelles nos 007, 008 et 009 incluses dans la parcelle no 002, et la déclaration que l’État fédéral était propriétaire de ce terrain. La demanderesse arguait que ces parcelles étaient destinées aux ambassades étrangères et ne pouvaient pas être privatisées.
25. Le 2 septembre 2004, lorsque l’affaire était pendante devant le tribunal de commerce de Moscou, le ministère des affaires étrangères indiqua à l’agence fédérale que l’action en justice ne présentait pas d’intérêt (нецелесообразно) car l’administration de Moscou examinait une possibilité de mettre à disposition des ambassades d’autres parcelles.
26. Le 29 septembre 2004, le tribunal de commerce de Moscou homologua le désistement de l’action de l’agence fédérale et mit fin à l’instance.
b) L’action en revendication des parcelles
27. Le 9 août 2010, l’agence fédérale forma une action en revendication, au profit de l’État, des parcelles nos 007, 008 et 009. Par un jugement du 16 juillet 2012, le tribunal de commerce de Moscou accueillit cette action.
28. Quant à la prescription extinctive, le tribunal renvoya à l’article 93.4 § 4 du code budgétaire (paragraphe 39 ci-dessous) pour conclure que la prescription ne s’appliquait pas en l’espèce. Sur le fond, il considéra que la privatisation de la parcelle no 002 avait été entachée d’irrégularités étant donné que le chef de l’administration du district d’Odintsovo ne pouvait pas attribuer de terrains en dehors de son district, car la décision de celui-ci manquait de mentions obligatoires – date et numéro -, et du fait que les jugements présentés à l’appui de la demande d’enregistrement ne concernaient pas la parcelle litigieuse. Par ailleurs, il estima que cette privatisation avait été effectuée en violation des accords bilatéraux et du décret présidentiel.
29. Le 11 octobre 2012, la 9ème cour d’appel de commerce confirma le jugement. Le 12 février 2013, la cour fédérale de commerce de la circonscription de Moscou rejeta le pourvoi en cassation de la société requérante et de la société Matveïevskoïé. Le 4 juillet 2013, la Cour supérieure de commerce refusa de transmettre les pourvois en révision des deux sociétés pour examen par son présidium.
c) Le recours en invalidité du décret présidentiel
30. Le 7 septembre 2012, la société requérante forma devant la Cour suprême un recours en invalidité du décret présidentiel en arguant que celui‑ci avait constitué un fondement pour la privation de son droit de propriété, alors qu’il n’avait pas été publié.
31. Par un jugement du 9 novembre 2012, la Cour suprême rejeta le recours aux motifs que le décret avait été adopté conformément aux accords bilatéraux, qu’il n’avait pas de portée générale et que, contenant des informations secrètes, il ne devait pas être publié.
32. Le 22 janvier 2013, la chambre d’appel de la Cour suprême confirma le jugement du 9 novembre 2012. Elle estima que les accords bilatéraux avaient bien constitué la base légale pour la revendication des parcelles au profit de l’État, et non le décret présidentiel, que de plus, ces parcelles étaient déjà propriété fédérale avant l’adoption du décret.
d) L’action en indemnisation du préjudice
33. Le 23 septembre 2013, la société requérante forma une action en indemnisation du préjudice contre l’État. Elle alléguait que les actions et omissions des autorités lui avaient causé un préjudice pécuniaire. La société Matveïevskoïé fut appelée à la procédure comme tierce partie.
34. Par un jugement du 12 juillet 2016, le tribunal de commerce de Moscou rejeta l’action. Il conclut à la nullité de la privatisation et des transactions ultérieures à l’égard des parcelles nos 007, 008 et 009 et à l’absence d’un quelconque droit légitime de la demanderesse sur ces parcelles, qui aurait pu être susceptible d’être violé.
35. Le 26 octobre 2016, la 9ème cour de commerce d’appel confirma le jugement. En rejetant l’argument de l’appelante selon lequel les accords bilatéraux n’avaient pas été publiés et que Matveïevskoïé ignorait leur existence, la 9ème cour renvoya aux documents du dossier démontrant le contraire. Il s’agissait d’un protocole d’une réunion du 29 décembre 1983 relative aux emplacements réservés pour les ambassades étrangères, lors de laquelle il avait été décidé d’attribuer aux ambassades un terrain de 28 hectares exploité par le sovkhoz Matveïevski le long de la rue Starovolynskaïa. Un représentant du sovkhoz était alors présent à cette réunion. La 9ème cour renvoya également à une lettre datée du 19 novembre 1984 du sovkhoz consentant à l’affectation du terrain susmentionné à la construction de bâtiments pour les ambassades.
36. La 9ème cour conclut que l’appelante, bien qu’étant informée de l’existence des accords bilatéraux conclus antérieurement à la privatisation du sovkhoz, avait malgré tout prévu, à ses risques et périls, un projet de construction sur la parcelle litigieuse. Elle ajouta que la mise en œuvre des accords bilatéraux avait été entravée par les agissements de la société requérante et de son prédécesseur qui avaient conservé la possession des parcelles nos 007, 008 et 009.
37. La société requérante se pourvut en cassation. Dans ses conclusions de cassation, la société Matveïevskoïé confirma que sovkhoz savait que la parcelle litigieuse devait être affectée aux ambassades. Le 6 février 2017, la cour de commerce de la circonscription de Moscou rejeta le pourvoi en cassation de la société requérante.
38. Le 29 mai 2017, la cour suprême de Russie refusa de transmettre le pourvoi en cassation de la société requérante à l’examen de sa chambre commerciale.
B. Le droit interne pertinent
39. Selon l’article 196 du code civil, le délai de la prescription extinctive de droit commun est de trois ans. Selon l’article 93.4 § 4 du code budgétaire, dans sa rédaction en vigueur entre 2008 et 2013, la prescription extinctive ne s’appliquait pas aux prétentions de l’État nées du fait de la mise en place ou de l’exécution par l’État de ses garanties. La loi fédérale no 205-FZ du 24 novembre 2008 énonce que l’article précité 93.4 § 4 s’applique rétroactivement.
40. Selon les articles 150 et 151 du code de procédure commerciale, si le tribunal accepte un désistement de l’action, il rend une décision mettant fin à l’instance. Dans ce cas, il n’est plus possible de former d’action concernant les mêmes parties, ayant le même objet et la même cause.
41. Selon l’article 7 du code foncier, en vigueur depuis 2001, il existe en Russie sept catégories de terrains, dont les terrains urbains (земли поселений, населенных пунктов) et les terrains agricoles (земли сельскохозяйственного назначения). Le droit russe ne contient et ne contenait pas de notion de « terrains des entités agricoles », et il ne prévoit pas de possibilité pour un même terrain de relever de différentes catégories.
GRIEF
42. Invoquant l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention, la société requérante se plaint d’avoir été privée, sans aucune indemnisation, de 16,38 hectares de terrain inclus dans sa parcelle no 002.
EN DROIT
43. La société requérante dénonce une violation de son droit au respect de ses biens. Elle invoque l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention qui est ainsi libellé en sa partie pertinente :
« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international (…) »
A. Thèses des parties
1. Le Gouvernement
44. Selon le Gouvernement, la requête est tardive, le délai de six mois courant à compter de l’arrêt d’appel de la 9ème cour de commerce d’appel du 11 octobre 2012 (paragraphe 29 ci-dessus). Se référant à la décision Abramyan et autres c. Russie ((déc.), nos 38951/13 and 59611/13, 12 mai 2015) et à l’arrêt Kocherov et Sergeyeva c. Russie (no 16899/13, 29 mars 2016), il argue que les pourvois en cassation et en révision ne constituent pas de voies de recours effectifs à épuiser en droit russe.
45. Sur le fond, le Gouvernement renvoie aux conclusions du jugement du 16 juillet 2012 (paragraphe 28 ci-dessus) pour soutenir que la privatisation de la parcelle litigieuse a été illicite et contraire aux engagements internationaux de l’URSS et de la Russie, et que la société requérante et son prédécesseur ne pouvaient ignorer les projets de mise à disposition des ambassades des parcelles, donc l’intéressée ne pouvait pas raisonnablement espérer garder son droit de propriété sur celles-ci.
46. Le Gouvernement argue que les tentatives d’enregistrement du droit de propriété de l’État sur les parcelles réservées aux ambassades ont échoué face à l’obstruction des autorités moscovites (paragraphe 18 ci-dessus). Et il estime que le désistement de l’action en reconnaissance de la propriété fédérale en 2004 n’empêchait pas l’agence fédérale de former, en 2010, une action en revendication, faute de triple identité des parties de la cause et de l’objet des deux actions.
47. Dans ces observations en réplique, le Gouvernement indique que la construction des immeubles de l’ambassade indienne est en cours, mais que la parcelle no 008, prévue pour l’ambassade de Cuba, s’est retrouvée en 2016 dans une zone de construction de métro et que les autorités moscovites ont proposé à ce pays une autre parcelle.
2. La société requérante
48. La société requérante argue que tous les terrains agricoles du sovkhoz, situés à Moscou et dans le district d’Odintsovo, ont légalement fait partie du capital social de la société Matveïevskoïé. Elle estime aussi que l’action en revendication était prescrite et se heurtait à la décision mettant fin à l’instance rendue en 2004.
49. La société requérante allègue avoir ignoré l’existence des accords bilatéraux et du décret jusqu’en 2010, et fait valoir que les parcelles revendiquées n’ont jamais été occupées par les ambassades et que, ultérieurement, l’une des parcelles s’est retrouvée dans une zone de construction d’une station de métro. Elle en déduit que l’État russe n’a jamais poursuivi le but d’affecter ces parcelles aux ambassades, et que donc la revendication de celles-ci n’avait pas de but légitime.
50. Elle soutient que l’autorité chargée de l’enregistrement a plusieurs fois enregistré le droit de propriété sur la parcelle litigieuse sans déceler de problèmes ; que les autorités moscovites ont modifié le type d’affectation de la parcelle et ont adopté plusieurs actes relatifs à la construction sur celle‑ci ; et que l’État n’a rien fait pendant des décennies pour mettre en œuvre les accords bilatéraux. Elle conclut que l’ingérence lui a imposé une charge excessive et que son préjudice pécuniaire, exprimé par l’impossibilité de construire un multiplexe sur la parcelle litigieuse, a été le résultat des actions contradictoires et mal coordonnées, ainsi que des omissions des autorités internes.
B. Appréciation de la Cour
1. Sur le respect du délai de six mois
51. La Cour rappelle qu’elle a qualifié la procédure commerciale de contrôle en révision de voie de recours effective au sens de l’article 35 de la Convention (Kovaleva et autres c. Russie (déc.), no 6025/09, 25 juin 2009, et OOO LINK OIL SPB c. Russie (déc.), no 42600/05, 25 juin 2009).
52. Dans la présente affaire, l’action en revendication a été régie par les dispositions relatives à la procédure commerciale, partant, les affaires citées par le Gouvernement, concernant les règles de la procédure civile, ne sont pas pertinentes, et la dernière décision interne définitive a été la décision du 4 juillet 2013 de la Cour supérieure de commerce rejetant le pourvoi en révision de la société requérante. Il s’ensuit que la requête, introduite le 13 décembre 2013, n’est pas tardive, au sens de l’article 35 § 1 de la Convention.
2. Sur l’existence d’un « bien » et sur la nature de l’ingérence
53. La Cour constate que les autorités ont inscrit le droit de propriété de la société requérante sur la parcelle litigieuse et qu’elles ont ainsi formellement reconnu la qualité de propriétaire de l’intéressée. Celle‑ci était donc titulaire d’un « bien » au sens de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention (Bidzhiyeva c. Russie, no 30106/10, § 60-61, 5 décembre 2017, avec les références qui y sont citées). Elle considère que la revendication au profit de l’État de trois parcelles comprises dans la parcelle litigieuse s’analyse en une « privation de propriété », au sens de la deuxième phrase du premier paragraphe de l’article précité.
54. La Cour rappelle sa jurisprudence constante selon laquelle, pour être conforme à l’article 1 du Protocole no 1, toute mesure doit être mise en œuvre « dans les conditions prévues par la loi », poursuivre un but légitime et être proportionnée à ce but, c’est-à-dire ménager un juste équilibre entre l’intérêt général et le droit de l’individu au respect de ses biens.
3. Sur la légalité de l’ingérence
55. En appui de son allégation en substance de l’illégalité de l’ingérence, la société requérante soulève plusieurs moyens : la licéité prétendue de la privatisation de la parcelle litigieuse ; l’absence de publication du décret présidentiel ; la prescription extinctive ; l’existence d’un jugement d’homologation de désistement de l’action rendue en 2004. Selon elle, en présence de ces facteurs, l’action en revendication des parcelles n’aurait pas pu légalement aboutir.
56. La Cour rappelle qu’elle ne peut remettre en cause l’interprétation du droit interne par les juridictions nationales que lorsque celle-ci est arbitraire ou manifestement déraisonnable (Maltsev et autres c. Russie, nos 77335/14 et 2 autres, § 30, 17 décembre 2019, avec les références qui y sont citées).
57. En l’espèce, les tribunaux ont établi que la privatisation de la parcelle no 002 a été entachée d’irrégularités et nulle (paragraphes 28 et 34 ci-dessus, comparer avec Bidzhiyeva, précité, § 66) et que c’étaient bien les accords bilatéraux qui ont justifié la revendication des parcelles et non le décret présidentiel non publié ; ils ont aussi considéré que la prescription extinctive de droit commun ne s’appliquait pas à l’action en revendication. Ces conclusions ont été motivées, elles n’ont été ni arbitraires ni manifestement déraisonnables, et la Cour n’a aucune raison de les remettre en cause.
58. S’agissant du désistement de l’action, la Cour constate que l’action engagée en 2004 n’avait pas le même objet que celle engagée en 2010. Partant, cette dernière action ne se heurtait pas à la décision mettant fin à l’instance, au sens des articles 150 et 151 du code de procédure commerciale (paragraphe 40 ci-dessus). Cela étant dit, la Cour examinera dans la partie relative à la proportionnalité de l’ingérence l’attitude que les autorités internes ont eue pendant des années quant aux parcelles en cause, qualifiée d’incohérente par la société requérante (paragraphe 63 ci-dessous).
59. Elle considère donc que l’ingérence a été opérée « dans les conditions prévues par la loi » au sens de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.
4. Sur le but légitime de l’ingérence
60. La Cour rappelle que, grâce à une connaissance directe de leur société et de ses besoins, les autorités nationales se trouvent en principe mieux placées que le juge international pour déterminer ce qui est « d’utilité publique » (Vistiņš et Perepjolkins c. Lettonie [GC], no 71243/01, § 106, 25 octobre 2012).
61. En l’espèce, le but de l’ingérence a été d’honorer les engagements internationaux de l’URSS et de la Russie, ce qui est incontestablement un but légitime. Quant aux faits s’étant produits après l’introduction de la présente requête, de l’avis de la Cour, ils ne sont pas pertinents et n’affectent en rien la validité du but d’utilité publique justifiant l’ingérence. Elle note par ailleurs que le moyen tiré d’une absence de but légitime ou d’une contradiction entre le but déclaré et celui réalisé n’a pas été formulé par la société requérante devant les tribunaux internes.
5. Sur la proportionnalité de l’ingérence
62. La Cour rappelle que la proportionnalité de l’ingérence implique l’existence d’un juste équilibre entre les exigences de l’intérêt général de la collectivité et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux des individus. Cet équilibre est rompu si la personne concernée a eu à supporter « une charge spéciale et exorbitante ». Dans son analyse de la proportionnalité des mesures concernant l’annulation des titres de propriété, la Cour examine si les autorités ont agi en temps utile et de façon correcte et cohérente, si le requérant a fait preuve de faute ou de prudence (G.I.E.M. S.R.L. et autres c. Italie [GC], nos 1828/06 et 2 autres, § 301, 28 juin 2018), et quelles ont été les conséquences de l’ingérence pour le requérant.
63. En l’espèce, la Cour observe que l’État n’a pas enregistré en temps utile son droit de propriété sur les parcelles réservées aux ambassades, en permettant par son inaction l’enregistrement, en 2003, du droit de propriété de Matveïevskoïé, puis de la société requérante. Parallèlement à cela, en 2003, le comité foncier de Moscou a délivré un plan de la parcelle litigieuse, et, en toute apparence, lors de l’inscription de celle-ci au cadastre d’État, il n’a pas été décelé de chevauchement entre cette parcelle et les parcelles prévues pour les ambassades. Par ailleurs, entre 2004 et 2010, les autorités fédérales sont restées inactives, alors que les autorités moscovites ont d’abord modifié la catégorie de la parcelle litigieuse, puis, en 2008-2009, ont approuvé le projet de construction d’un multiplexe sur celle-ci. De l’avis de la Cour, les autorités internes n’ont donc agi ni à temps ni de façon correcte et cohérente.
64. Se tournant vers le comportement de la société requérante, la Cour note ce qui suit. Comme il a été établi par la 9ème cour d’appel de commerce et confirmé par Matveïevskoïé, le sovkhoz savait, depuis les années 1983‑1984, que son terrain agricole de 28 hectares, situé rue Starovolynskaïa à Moscou, était destiné à être mis à disposition des ambassades (paragraphes 35 et 37 ci-dessus).
65. S’agissant de l’enregistrement du droit de propriété sur la parcelle litigieuse, la Cour observe, comme les tribunaux internes, que cet enregistrement a été fait, d’une part, sur le fondement de documents sans rapport avec la parcelle et, d’autre part, sur le fondement d’un certificat de propriété délivré en excès de pouvoir (paragraphe 28 ci-dessus ; voir aussi, mutatis mutandis, Bidzhiyeva, précité, § 66). Elle relève également que, selon le plan parcellaire du 6 février 2003 fourni à l’appui de la demande d’enregistrement, la parcelle litigieuse se situait sur le territoire du parc naturel, et selon le certificat de propriété du 24 avril 2003, cette parcelle relevait en même temps de deux catégories dont l’une n’existait pas en droit russe (paragraphe 41 ci-dessus).
66. Il ressort de ce qui précède que, en procédant à la privatisation du terrain tout en sachant que celui-ci devait être mis à disposition des ambassades, puis en enregistrant son droit de propriété sur le fondement de documents sujets à caution, Matveïevskoïé et la société requérante pouvaient raisonnablement s’attendre à ce que leur droit de propriété puisse être remis en cause à un moment ou à un autre. De l’avis de la Cour, ni l’attitude ambiguë et complaisante des autorités moscovites, ni la tolérance des autorités fédérales ne pouvaient créer chez l’intéressée une espérance légitime de jouir paisiblement de la parcelle ou un sentiment d’être en sécurité et à l’abri de poursuites.
67. La Cour estime également que la société requérante ne peut pas être assimilée à un particulier, acquéreur de bonne foi d’un bien après une chaîne de reventes (comparer avec Pchelintseva et autres c. Russie, nos 47724/07 et 4 autres, §§ 97-100, 17 novembre 2016, et, pour un exemple plus récent, Sergunin et autres c. Russie [comité], nos 54322/14 et 2 autres, § 43, 9 octobre 2018). Au contraire, étant une société commerciale et agissant comme un professionnel elle aurait dû se renseigner sur les risques éventuels avant d’entamer un projet de construction sur cette parcelle (paragraphe 36 ci-dessus, voir, mutatis mutandis, Pine Valley Developments Ltd et autres c. Irlande, 29 novembre 1991, § 59 in fine, série A no 222, Klimat Inkom V & Co OOD et autres c. Bulgarie (déc.), no 61324/09, §§ 49‑50, 12 décembre 2017, et, pour un exemple récent, Shadyzhev c. Russie (déc.) [comité], no 9590/17, § 33, 9 juin 2020).
68. Eu égard à ce qui précède, la Cour considère que la mesure contestée n’a pas fait peser sur la société requérante une charge excessive rompant le juste équilibre entre le respect des droits de l’intéressée, tels que protégés par l’article 1 du Protocole no 1, et l’intérêt général de la société.
Il s’ensuit que le grief est manifestement mal fondé et qu’il doit être rejeté, en application de l’article 35 §§ 3 (a) et 4 de la Convention.
Par ces motifs, la Cour, à l’unanimité,
Déclare la requête irrecevable.
Fait en français puis communiqué par écrit le 3 décembre 2020.
Olga Chernishova Georgios A. Serghides
Greffière adjointe Président
Dernière mise à jour le décembre 3, 2020 par loisdumonde
Laisser un commentaire