Invoquant l’article 1 du Protocole no 1, la requérante se plaint de l’annulation, sans indemnisation, de son titre de propriété sur une parcelle de terrain. Invoquant l’article 6 § 1 de la Convention, elle allègue avoir subi une atteinte au principe de la sécurité juridique du fait d’une incohérence entre deux décisions de justice.
TROISIÈME SECTION
AFFAIRE KRIVTSOVA c. RUSSIE
(Requête no 35802/16)
ARRÊT
Art 1 P1 • Privation de propriété • Annulation du titre de propriété sur une parcelle de terrain sans versement d’une somme raisonnablement en rapport avec la valeur du bien • Autorité publique ayant outrepassé ses compétences qu’incombe la responsabilité de l’aliénation de la parcelle litigieuse
STRASBOURG
12 juillet 2022
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Krivtsova c. Russie,
La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une Chambre composée de :
Georges Ravarani, président,
Georgios A. Serghides,
María Elósegui,
Anja Seibert-Fohr,
Peeter Roosma,
Frédéric Krenc,
Mikhail Lobov, juges,
et de Milan Blaško, greffier de section,
Vu :
la requête (no 35802/16) dirigée contre la Fédération de Russie et dont une ressortissante de cet État, Mme Nina Endryuvna Krivtsova (« la requérante »), a saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 9 juin 2016,
la décision de porter à la connaissance du gouvernement russe (« le Gouvernement ») les griefs tirés de l’article 6 § 1 de la Convention – relativement à l’atteinte alléguée au principe de la sécurité juridique – et de l’article 1 du Protocole no 1, et de déclarer irrecevable la requête pour le surplus,
les observations des parties,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 14 juin 2022,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
INTRODUCTION
1. Invoquant l’article 1 du Protocole no 1, la requérante se plaint de l’annulation, sans indemnisation, de son titre de propriété sur une parcelle de terrain. Invoquant l’article 6 § 1 de la Convention, elle allègue avoir subi une atteinte au principe de la sécurité juridique du fait d’une incohérence entre deux décisions de justice.
EN FAIT
2. La requérante est née en 1942 et réside à Volgograd. Elle a été représentée par Mme A. Cartier, avocate exerçant à Paris.
3. Le Gouvernement a été représenté initialement par M. M. Galperin, ancien représentant de la Fédération de Russie auprès de la Cour européenne des droits de l’homme, puis par M. M. Vinogradov, son représentant actuel.
4. En 1994, une société de droit public, agissant dans le cadre juridique fixé par la loi de 1992 sur la privatisation des entreprises étatiques et municipales, privatisa le bâtiment, dont elle était locataire, situé au centre de la ville de Volgograd, qui abritait le « magasin central universel » (Центральный универсальный магазин). Le sous-sol de ce bâtiment, classé monument historique, fut exclu de la privatisation. À une date non précisée, la société céda le bien à des investisseurs privés, dont la requérante.
5. Le 26 août 2005, l’administration de la ville de Volgograd prit l’arrêté no 1482, par lequel elle ordonnait, entre autres, la vente de la parcelle de terrain supportant le bâtiment. Le 4 octobre 2005, représentée par le responsable de son service foncier, elle conclut avec les propriétaires du bâtiment, dont la requérante, un contrat de cession de la parcelle. Ce contrat stipulait notamment que la quote-part de la requérante s’élevait à 93 386/508 287 tantièmes et que la part correspondante du prix d’acquisition, due par cette dernière, s’élevait à 1 244 835 roubles russes.
6. Le 2 novembre 2005, la requérante fit inscrire au Registre national des biens immobiliers (« le Registre national ») son droit de propriété sur la parcelle en question. Devant la Cour, elle affirme qu’elle s’est acquittée des taxes foncières afférentes à ce terrain depuis la date d’acquisition.
7. Par la suite, la requérante et plusieurs membres de sa famille, copropriétaires du bâtiment et de la parcelle, furent parties à un certain nombre de litiges judiciaires. Ainsi, en 2005, la société propriétaire du bâtiment, dont la requérante et son mari étaient actionnaires, dirigea contre le Trésor public et l’autorité chargée de la gestion du patrimoine public une action en annulation du contrat de bail litigieux au motif qu’elle était déjà propriétaire du bâtiment. La requérante participa à la procédure en qualité de tiers. Lors de l’examen de cette demande, la cour de commerce de la région de Volgograd examina le moyen invoqué par l’autorité défenderesse qui consistait à dire que la privatisation du bâtiment en cause, classé monument historique, était interdite.
8. Après avoir analysé les textes pertinents, la cour de commerce parvint aux constats suivants :
– au moment de l’acquisition du bâtiment, le sous-sol avait été exclu du plan de privatisation au motif qu’il était considéré comme un monument historique ;
– dans les faits, le bâtiment et son sous-sol n’étaient plus classés monuments historiques de portée fédérale depuis 1995 (conformément à l’ordonnance no 176 du président fédéral, en date du 20 février 1995) mais le bâtiment était inscrit depuis 1997 sur la liste de monuments historiques et culturels de la région de Volgograd, ce qui signifiait que la privatisation du bien en question n’était pas exclue de plein droit ;
– des documents versés au dossier constitué devant la cour de commerce confirmaient que la société était titulaire d’un droit de propriété sur la totalité du bâtiment, y compris sur son sous-sol.
Toutefois, la cour rejeta la demande pour un autre motif. Elle conclut en effet que le contrat de bail était non pas nul mais inexistant étant donné, d’une part, que son objet n’était pas identifié et, d’autre part, qu’il n’avait pas été enregistré selon les modalités prévues par la loi.
9. En 2006, l’autorité chargée de la gestion du patrimoine public forma contre l’administration de la ville de Volgograd un recours judiciaire en vue de faire annuler pour excès de pouvoir de la part de l’administration en question l’arrêté no 1482 (paragraphe 5 ci-dessus). Elle argua que c’était à elle, et non à l’administration de la ville que revenait le droit de céder pareil bien. La requérante et d’autres copropriétaires participèrent à la procédure en qualité de tiers. Par une décision en date du 11 juillet 2006, la cour régionale de commerce de Volgograd, considérant que l’administration de la ville avait agi dans la limite de ses compétences conformément à la loi en vigueur au moment des faits, rejeta le recours dont elle avait été saisie. Le 28 août 2006, la décision, ayant été confirmée en appel, acquit force de chose jugée.
10. En 2010, l’autorité chargée de la gestion du patrimoine public forma contre le conjoint de la requérante, agissant en qualité de représentant légal de leur fils mineur, un recours judiciaire visant, d’une part, à faire déclarer nul le droit de propriété de ce dernier sur le bâtiment en cause et, d’autre part, à faire reconnaître l’existence d’un droit de propriété de la Fédération de Russie au motif que le bien en question était classé monument historique et que sa privatisation était donc interdite de plein droit. Par un jugement définitif en date du 10 novembre 2010, le présidium de la cour régionale de Volgograd fit droit à ce recours, confirmant l’existence d’un droit de propriété de l’État sur le bien en question.
11. En 2014, la même autorité dirigea contre une certaine E., propriétaire du bâtiment en vertu du testament du conjoint de la requérante, une action en revendication de différentes parties du bâtiment. Le 30 janvier 2014, le tribunal Centralny de Volgograd lui donna gain de cause au motif qu’étant classé monument historique, le bâtiment ne pouvait faire l’objet d’une privatisation. Il se fonda sur l’ordonnance présidentielle no 176 du 20 février 1995 qui, dans son paragraphe 2, renvoyait à la liste des monuments historiques annexée à l’arrêté no 1327 du Comité des Ministres de la République soviétique fédérative socialiste de Russie, en date du 30 août 1960, dans laquelle le bâtiment était mentionné. Il nota ensuite qu’en vertu de l’article 44 de la loi du 9 octobre 1992 sur la culture (основы законодательства о культуре) et de l’arrêté no 447-1 du Conseil suprême de Russie en date du 25 décembre 1990, étaient interdits à la privatisation tous les objets appartenant au patrimoine culturel des peuples de la Fédération de Russie. Il nota qu’au moment de sa privatisation, aucun organe de l’État n’avait eu le pouvoir de céder le bâtiment en cause. Il jugea donc que l’État en avait été dépossédé contre sa volonté. Il considéra en outre que la défenderesse avait reçu le bien en question gratuitement puisqu’elle était membre de la famille de la requérante. Il releva enfin qu’en application du paragraphe 2 de l’article 302 du code civil, le propriétaire dépossédé d’un bien pouvait le revendiquer dans tous les cas, que l’acquéreur eût été de bonne ou de mauvaise foi.
12. En 2014, l’autorité chargée de la gestion du patrimoine public dirigea contre la requérante et d’autres copropriétaires de la parcelle de terrain supportant le bâtiment une action en vue de faire reconnaître la Fédération de Russie titulaire d’un droit de propriété sur ladite parcelle. S’appuyant sur les dispositions précises du code foncier qui disposait qu’un terrain suivait le sort du bâtiment qu’il supportait, elle argua que puisque l’État était désormais titulaire du droit de propriété sur le bâtiment, le droit de propriété sur le terrain devait lui revenir également.
13. Le 28 janvier 2015, le tribunal du district Centralny de Volgograd fit droit à ce recours. Il établit que la parcelle avait été vendue à la requérante par l’administration de la ville de Volgograd en application de l’arrêté no 1482 qui avait été pris par cette dernière le 26 août 2005. Il reproduisit dans son raisonnement les conclusions auxquelles la cour régionale était parvenue le 10 novembre 2010 (paragraphe 10 ci-dessus). Il nota, à cet égard, que le bâtiment était classé monument historique, que sa privatisation était donc interdite par la loi et que, partant, aucun organe de l’État n’était autorisé à l’aliéner.
14. Le tribunal nota ensuite que les défendeurs, devenus propriétaires du bâtiment, avaient acquis la parcelle de terrain supportant celui-ci en se prévalant du droit qui leur était conféré par le code foncier en vertu du principe selon lequel le sort du terrain supportant un bâtiment suivait le sort de ce dernier. Il jugea que cette acquisition était elle aussi contraire à la loi, les terrains supportant des biens du patrimoine culturel étant considérés par la loi (à savoir l’article 5 de la loi fédérale du 25 juin 2002 sur les biens faisant partie du patrimoine culturel des peuples de la Fédération de Russie) comme des terrains à portée historique et culturelle qui, à leur tour, devaient être considérés en vertu de la loi comme faisant partie du patrimoine public.
15. Se référant à l’article 302 du code civil (paragraphe 27 ci-dessous), le tribunal considéra que les conditions prévues par cet article se trouvaient réunies dans le cas d’espèce. Il dit en effet que le propriétaire du terrain (la Fédération de Russie) n’avait pas eu la volonté de céder ce dernier à des acquéreurs privés, et que l’État pouvait donc revendiquer auprès de l’acquéreur de bonne foi (la requérante) le bien dont il avait été dépossédé contre sa volonté. Il ajouta que la quote-part de la requérante dans le bien en cause, qui s’élevait à 93 386 tantièmes, devait revenir au patrimoine public. Sur la question du versement d’une indemnité, il nota qu’en règle générale, la nullité d’un contrat telle que prévue par l’article 167 du code civil (paragraphe 26 ci-dessous) avait pour conséquence le rétablissement des parties dans la situation dans laquelle elles se trouvaient avant de contracter. Il jugea toutefois nécessaire de s’écarter de ce principe en l’espèce. En effet, il expliqua que lorsqu’un bien était cédé par une personne ne jouissant pas d’un droit de cession du bien en question, la nullité du contrat entaché d’un tel vice ne conférait pas à l’acquéreur le droit au remboursement du prix payé. Il dit qu’en pareil cas de figure, la conséquence d’une décision de nullité était la réintégration du bien litigieux dans le patrimoine du propriétaire, en l’occurrence, l’État, et ce, sans indemnité.
16. Répondant à l’argument formulé par un tiers relativement à l’autorité de la chose jugée que revêtait la décision du 11 juillet 2006 (paragraphe 9 ci‑dessus), le tribunal nota que la décision en question était en harmonie avec la sienne. En effet, il estima, d’une part, que dans la décision de 2006, la cour régionale s’était bornée à constater que le demandeur (c’est-à-dire l’autorité chargée de la gestion du patrimoine public) n’avait pas prouvé l’existence de son droit d’aliéner le terrain litigieux. Il estima, d’autre part, que cette lecture de la décision de 2006 ne contredisait nullement l’arrêt du 10 novembre 2010, dont l’autorité s’imposait au tribunal en l’espèce. Il expliqua à cet égard que le présidium de la cour régionale avait par ce dernier arrêt étoffé l’analyse de la décision de 2006 selon laquelle aucun organe, qu’il fût fédéral ou régional, n’était compétent pour aliéner des biens qui, comme le bâtiment en cause, faisaient partie du patrimoine de la Fédération de Russie.
17. Enfin, rappelant le principe légal de l’unité du bâtiment et du terrain le supportant, consacré par les articles 1er (paragraphe 1 alinéa 5) et 35 du code foncier, et 273 du code civil (paragraphes 21-23 ci-dessous), le tribunal considéra que les dispositions légales consacrant ce principe visaient, entre autres, à créer les meilleures conditions pour permettre aux propriétaires de biens immobiliers de jouir de leur droit de propriété.
18. Fort de ce raisonnement, le tribunal ordonna la réintégration sans indemnité, dans la propriété fédérale, de la quote-part de la requérante dans la parcelle de terrain.
19. Le 7 mai 2015, la cour régionale de Volgograd confirma la décision en appel.
20. Les 1er décembre 2015 et 22 janvier 2016, la cour régionale et la Cour suprême de Russie, siégeant en formation de juge unique, refusèrent de se saisir en cassation.
LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
I. Les dispositions pertinentes relatives à la gestion des parcelles de terrain
21. L’article premier du code foncier (loi no 136-FZ du 25 octobre 2001) érige en principe directeur de la gestion des ressources foncières le principe de l’unité des terrains et des structures qu’ils supportent. Il dispose dans l’alinéa 5 de son paragraphe premier qu’un terrain suit le sort de la structure qu’il supporte.
22. En vertu du paragraphe 4 de l’article 35 dudit code, l’aliénation de la quote-part d’un copropriétaire dans un immeuble ou d’une partie d’un immeuble entraîne l’aliénation de la quote-part du terrain correspondante.
23. L’article 273 du code civil dispose que la cession d’un bâtiment suppose la cession de la parcelle de terrain le supportant à moins que le droit n’en dispose autrement.
24. L’article 5 de la loi sur les biens du patrimoine culturel (monuments historiques et culturels) (loi no 73-FZ du 25 juin 2002) dispose que les terrains qui supportent des biens faisant partie du patrimoine culturel et inscrits au registre d’État uni des biens du patrimoine culturel des peuples de la Fédération de Russie sont des terrains à portée historique et culturelle et relèvent d’un régime régulé par la législation foncière et la loi en question.
25. En vertu du paragraphe 1-1 de l’article 99 du code foncier, sont considérés comme des terrains à portée historique et culturelle les terrains supportant des structures classées monuments historiques et culturels faisant partie du patrimoine des peuples de la Fédération de Russie.
II. Les dispositions du code civil régissant les contrats civils
26. L’article 167 § 2 du code civil concerne les conséquences de la nullité d’un contrat. Il dispose en effet qu’en pareil cas, chaque partie doit restituer à son cocontractant tout ce qu’elle a reçu en exécution du contrat.
27. L’article 302 § 1 du code civil concerne les cas où une personne a acquis un bien auprès d’une autre personne qui n’avait pas le droit d’en disposer. Il énonce que l’acquéreur est de bonne foi s’il ne savait pas et n’était pas censé savoir que son cocontractant n’avait pas le droit de disposer du bien. Dans cette situation, le propriétaire peut revendiquer auprès de l’acquéreur de bonne foi le bien qu’il a perdu, qu’on lui a volé ou dont il a été autrement dépossédé contre sa volonté (выбыло из владения иным путем помимо воли).
28. En vertu de l’article 302 § 2 du code civil, le propriétaire a le droit de revendiquer son bien dans tous les cas si le bien en question a été acquis gratuitement d’une personne qui n’avait pas le droit d’en disposer.
29. Dans l’arrêt no 6-P qu’elle a rendu le 21 avril 2003 relativement au contrôle de la constitutionnalité de l’article 167 du code civil, la Cour constitutionnelle a comparé les deux dispositions précitées du code civil. Tout en déclarant l’article 167 conforme à la Constitution, elle a remarqué que les finalités de ces dispositions étaient différentes. Elle a précisé que l’article 302 entrait en jeu lorsque le bien litigieux avait été aliéné par une autre personne que le propriétaire, à l’insu ou contre la volonté de celui-ci. Elle a ajouté que pour revendiquer le bien ainsi aliéné, il convenait d’introduire une action en restitution, qui supposait le non-remboursement du prix payé au titre du contrat litigieux. Elle a également précisé que même si, lors du procès, il était établi que l’acquéreur avait agi de bonne foi, le tribunal devait appliquer l’article 302 et ordonner la restitution du bien sans contrepartie, et non l’article 167 qui, lui, prévoyait la restitution réciproque par les cocontractants de l’objet et de la contrepartie reçus en exécution du contrat. Elle a dit que l’action la plus appropriée pour un propriétaire dépossédé était bien l’action en restitution (article 302) et non l’action en nullité du contrat (article 167). Elle a conclu que les dispositions contenues dans les paragraphes 1 et 2 de l’article 167 du code civil, dans la partie relative à la restitution de l’objet et de la contrepartie reçus par les cocontractants, ne s’appliquaient pas à l’acquéreur de bonne foi.
III. Les dispositions relatives à la procédure civile
30. Selon l’article 13 § 2 du code de procédure civile (loi no 138‑FZ du 14 novembre 2002), les décisions de justice revêtues de l’autorité de la chose jugée s’imposent à toutes les autorités de l’État ainsi qu’aux collectivités locales, organisations non gouvernementales, fonctionnaires et citoyens (article 13 § 2 du code de procédure civile). Selon le paragraphe 4 du même article, la décision de justice revêtue de l’autorité de la chose jugée n’est pas opposable aux tiers qui n’ont pas participé à la procédure judiciaire si cette décision de justice porte atteinte à leurs droits et intérêts légitimes.
31. En vertu du troisième alinéa de l’article 220 § 2 du code de procédure civile et du deuxième alinéa de l’article 150 § 1 du code de procédure commerciale – qui sont applicables à tout moment de la procédure judiciaire – , le tribunal met fin à l’instance s’il constate l’existence d’une décision portant sur le même objet et la même cause entre les mêmes parties.
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION
32. La requérante allègue que la décision du 7 mai 2015 contredit la décision de justice rendue le 11 juillet 2006 (et confirmée le 28 août 2006), qui, selon elle revêtait l’autorité de la chose jugée. Elle y voit une atteinte au principe de la sécurité juridique garanti par l’article 6 § 1 de la Convention qui, dans sa partie pertinente, est ainsi libellé :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (…) par un tribunal (…), qui décidera (…) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (…) »
Sur la recevabilité
1. Thèses des parties
33. Le Gouvernement combat la thèse de la requérante. Il soutient que les deux décisions en cause ne sont pas identiques et qu’elles ne peuvent donc être comparées. Il estime par conséquent que les critères de l’identité des demandes (parties, objet et cause) ne sont pas réunis en l’espèce. D’après le Gouvernement, la procédure judiciaire suivie en 2006 portait sur la légalité de la privatisation des biens immobiliers litigieux (certaines parties du magasin) tandis que l’autre procédure judiciaire, suivie en 2015, portait sur un autre objet et était dirigée contre d’autres défendeurs. Le principe de la sécurité juridique n’aurait donc pas été méconnu.
34. La requérante marque son désaccord avec les propos du Gouvernement. Elle allègue que les deux décisions en cause coïncident tant en ce qui concerne les parties en cause que l’objet du litige. Se référant aux arrêts Decheva et autres c. Bulgarie, (no 43071/06, § 42, 26 juin 2012) et Kehaya et autres c. Bulgarie, (nos 47797/99 et 68698/01, §§ 62‑63, 12 janvier 2006), elle soutient que le fait que différents organes de l’État participent à des procédures judiciaires distinctes ne change rien au constat selon lequel ils restent des émanations de l’État.
35. La requérante soutient qu’en l’espèce, les décisions des 11 juillet 2006 et 28 janvier 2015 concernaient le même objet, à savoir son droit de propriété sur la même parcelle de terrain. D’après elle, les deux procédures judiciaires ayant abouti aux décisions susmentionnées ont opposé les mêmes parties, à savoir, d’une part, les autorités publiques et, d’autre part, la requérante (paragraphes 7 et 13 ci-dessus). Dans les deux procédures, les juridictions nationales, saisies par différents organes de l’État, auraient examiné la même question, à savoir la légalité de l’acquisition de la parcelle et le pouvoir de l’administration locale de conclure un tel contrat de vente. Forte de ce raisonnement, la requérante estime qu’il y a eu violation du principe de la sécurité juridique.
2. Appréciation de la Cour
36. La Cour rappelle que le principe de la sécurité juridique n’est pas, en tant que tel, consacré par la Convention mais découle d’une interprétation jurisprudentielle (voir, Brumărescu c. Roumanie ([GC], no 28342/95, § 61, CEDH 1999‑VII, et Guðmundur Andri Ástráðsson c. Islande [GC], no 26374/18, § 238, 1er décembre 2020). Par ce dernier arrêt, la Cour rappelle que le principe de la sécurité juridique est implicite dans l’ensemble des articles de la Convention.
37. Dans le droit de la Convention, ce principe se manifeste sous des formes et dans des contextes différents. Dans le contexte très précis de l’article 6 § 1 de la Convention, interprétant cet article à la lumière du préambule de la Convention, la Cour a dit que la sécurité juridique interdit, notamment, de remettre en cause la solution donnée de manière définitive à un litige par les tribunaux (Brumărescu, précité, § 61).
38. La Cour a ensuite étendu le principe de la sécurité juridique consacré par l’arrêt Brumărescu aux situations dans lesquelles la décision revêtue de l’autorité de la chose jugée n’avait pas été formellement annulée mais une décision de justice contraire avait ensuite été rendue, empêchant le requérant de se prévaloir de la décision rendue en sa faveur. Dans ce cas de figure, elle a considéré que le principe de la sécurité juridique impliquait l’obligation de respecter l’autorité de la chose jugée, c’est‑à‑dire le caractère définitif des décisions de justice. La Cour a jugé que même en l’absence d’annulation d’un jugement, la remise en cause de la solution apportée à un litige par une décision de justice définitive dans le cadre d’une autre procédure judiciaire pouvait porter atteinte aux droits protégés par l’article 6 de la Convention en ce qu’elle pouvait rendre illusoire le droit à un tribunal et aller à l’encontre du principe de la sécurité juridique (Kehaya et autres, précité, §§ 62‑63, Decheva et autres, précité, § 39). Dans son arrêt récent Guðmundur Andri Ástráðsson (précité, § 238) la Cour a rappelé que le principe de la sécurité juridique présuppose, de manière générale, le respect du principe de l’autorité de la chose jugée qui, en ce sens qu’il préserve le caractère définitif des jugements et les droits des parties à la procédure, sert à garantir la stabilité du système juridictionnel et favorise la confiance du public dans la justice.
39. Cependant, les exigences découlant du principe de la sécurité juridique et de l’autorité de la chose jugée ne sont pas absolues ; des motifs substantiels et impérieux peuvent justifier une dérogation à ce principe, notamment lorsqu’il convient de rectifier un vice fondamental ou une erreur judiciaire (à ce titre, la Cour a jugé conforme au principe de la sécurité juridique l’infirmation d’un jugement affectant les droits et intérêts de tiers (Protsenko c. Russie, no 13151/04, §§ 29‑34, 31 juillet 2008, Tishkevitch c. Russie, no 2202/05, §§ 25‑27, 4 décembre 2008, et Tolstobrov c. Russie, no 11612/05, §§ 18‑20, 4 mars 2010)) ou de concilier des intérêts opposés, tel le droit à un tribunal d’une personne et le droit à la sécurité juridique d’une autre personne. Elle a précisé que ces notions ne se prêtaient toutefois pas à une définition précise : la Cour décide dans chaque cas dans quelle mesure il y a lieu de s’écarter du principe de la sécurité juridique (Guðmundur Andri Ástráðsson, précité, § 238).
40. La Cour rappelle ensuite qu’elle n’a pas pour tâche de se substituer aux juridictions internes. C’est au premier chef aux autorités nationales, notamment aux cours et tribunaux, qu’il incombe d’interpréter la législation interne. Son rôle se limite à vérifier la compatibilité avec la Convention des effets de pareille interprétation. Dès lors, sauf dans les cas d’un arbitraire évident, elle n’est pas compétente pour mettre en cause l’interprétation de la législation interne par ces juridictions. De même, sur ce point, il ne lui appartient pas, en principe, de comparer les diverses décisions rendues, même dans des litiges de prime abord voisins ou connexes, par des tribunaux dont l’indépendance s’impose à elle (Nejdet Şahin et Perihan Şahin c. Turquie [GC], no 13279/05, §§ 49-50, 20 octobre 2011).
41. La Cour a reconnu que l’éventualité de divergences de jurisprudence est naturellement inhérente à tout système judiciaire reposant sur un ensemble de juridictions du fond. Elle a dit que pour déterminer si ces divergences ne portent pas atteinte au droit garanti par l’article 6, elle doit rechercher si la législation interne prévoit des mécanismes permettant de supprimer ces incohérences, si ces mécanismes ont été appliqués et quels ont été, le cas échéant, les effets de leur application (Nejdet Şahin et Perihan Şahin, précité, §§ 51 et suiv.). Elle a souligné que les juridictions nationales sont les premières responsables de la cohérence de leur jurisprudence et que son intervention à cet égard doit demeurer exceptionnelle (ibidem, §§ 87, 88, 94).
42. En l’espèce, la requérante allègue que les juridictions internes ont méconnu l’autorité de la chose jugée que revêtait la décision de 2006. Elle soutient en effet que cette décision établissait la légalité de l’acquisition de la parcelle tandis que la seconde, rendue en 2015, établissait l’inverse.
43. Dans son examen du grief formulé par la requérante, la Cour doit donc comparer les deux décisions de justice et vérifier si les incohérences alléguées sont avérées et sont d’une gravité telle que le principe de la sécurité juridique en a souffert.
44. Dans les arrêts Decheva et autres et Kehaya et autres (précités), auxquels la requérante se réfère pour appuyer sa thèse, l’État, adversaire des requérants avait, après avoir succombé au premier litige, introduit une seconde demande identique et obtenu, cette fois, gain de cause. La Cour a conclu que l’État, quelles que soient ses émanations, avait ainsi obtenu une seconde chance pour faire examiner le même litige, et ce, au détriment des requérants. Elle a estimé que cette situation était contraire à l’esprit de l’article 6 § 1 de la Convention et avait créé une insécurité juridique (Decheva et autres, précité, § 43, et Kehaya et autres, précité, § 69).
45. La lecture de ces deux affaires permet de conclure qu’il ne suffit pas que les décisions de justice soient incohérentes dans leurs motifs pour que le principe de l’autorité de la chose jugée soit méconnu ; encore faut-il s’assurer que la justice se soit saisie de demandes identiques et ait donné des solutions différentes. En effet, il s’agissait dans les deux cas précités de demandes identiques, c’est-à-dire, se déroulant entre les mêmes parties et ayant le même objet (Decheva et autres, précité, §§ 42-44, et Kehaya et autres, précité, §§ 66‑67).
46. La Cour note à cet égard que droit processuel russe impose, lui aussi, le principe selon lequel une décision revêtue de l’autorité de la chose jugée empêche la saisine d’un tribunal concernant une demande identique (paragraphes 30 et 31 ci-dessus). Qui plus est, en cas de saisine erronée, les dispositions légales commandent que le tribunal ou la cour, quel que soit son degré de juridiction, mettent fin à l’instance à tout moment de la procédure s’ils constatent l’existence d’une décision portant sur le même objet et la même cause entre les mêmes parties. Force est, donc, de constater que le cadre juridique national offre des garanties contre les atteintes au principe de l’autorité de la chose jugée et prévoit des mécanismes permettant de les supprimer (paragraphe 41 ci‑dessus).
47. S’agissant du cas d’espèce, la Cour estime d’ailleurs que le principe de la sécurité juridique n’a pas été méconnu car les deux affaires tranchées par les décisions des 11 juillet 2006 et du 28 janvier 2015 n’étaient pas en tous points identiques (comparer avec les décisions judiciaires contestées dans les affaires Decheva et autres et Kehaya et autres citées au paragraphe 45 ci‑dessus). En effet, les affaires se différenciaient quant aux parties (en 2006 le litige a opposé l’autorité chargée de la gestion du patrimoine public et l’administration de la ville de Volgograd, alors qu’en 2015, il s’agissait d’un litige qui opposait ladite autorité et la requérante) et quant à l’objet du litige (en 2006, l’objet du litige était de faire annuler l’arrêté no 1482 de l’administration de Volgograd alors qu’en 2015, l’objet était de faire reconnaître l’État titulaire d’un droit de propriété sur la parcelle). Par ailleurs, la cause du litige ayant eu lieu en 2006 était une allégation d’excès de pouvoir de la part de l’administration en question, alors qu’en 2015, la demande se fondait sur un article précis du code foncier consacrant le principe de l’unité du bâtiment et du terrain le supportant.
48. Par conséquent, le grief tiré du non-respect allégué de la sécurité juridique est manifestement mal fondé et doit être rejeté en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 1 du protocole no 1 À LA CONVENTION
49. La requérante se plaint de la décision du 7 mai 2015 par laquelle le tribunal l’a privée de la parcelle de terrain. Elle y voit une violation de son droit au respect de ses biens. Elle invoque à cet égard l’article 1 du Protocole no 1, qui est ainsi libellé :
« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.
Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les États de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes. »
A. Sur la recevabilité
1. Thèses des parties
50. Le Gouvernement conteste la thèse de la requérante. Il argue que l’objet du litige, c’est‑à‑dire le bâtiment abritant le magasin central universel, fait partie du patrimoine historique et culturel du pays et de la ville et qu’aucune autorité n’était compétente pour l’aliéner. Il soutient que le propriétaire, la Fédération de Russie, a été dépossédé de ce bien contre sa volonté et que l’acquéreur était de mauvaise foi.
51. Se référant ensuite aux articles 1, 35 et 99 du code foncier (paragraphes 21, 22 et 25 ci-dessus), le Gouvernement observe que la parcelle de terrain suit le sort du bâtiment qu’elle supporte. Il en déduit que la parcelle a été réintégrée dans le patrimoine public lorsque le bâtiment l’a été en exécution d’une décision de justice. Il soutient que la décision de justice critiquée par la requérante (décision du 7 mai 2015, confirmée par l’arrêt du 28 janvier 2015) est conforme à la loi.
52. La requérante combat la thèse du Gouvernement. Elle soutient d’emblée que le droit de propriété afférent au bien en cause a été inscrit au Registre national des biens immobiliers, et que la parcelle en question constituait donc un « bien » au sens de l’article 1 du Protocole no 1. Renvoyant aux arrêts Çataltepe c. Turquie (no 51292/07, §§ 56-58, 19 février 2019), Ahmet Nuri Tan et autres c. Turquie (no 18949/05, § 23, 31 mai 2011) et Gladysheva c. Russie, (no 7097/10, § 69, 6 décembre 2011), elle plaide que par le fait même de l’inscription de son droit au Registre national, les autorités ont reconnu à la requérante la qualité de titulaire de la parcelle.
53. La requérante estime que la mesure contestée n’a pas été opérée dans les conditions prévues par la loi. Elle considère que l’application des lois pertinentes par les juridictions russes était entachée d’arbitraire car l’action dirigée contre elle par son adversaire n’a pas été déclarée prescrite alors qu’elle aurait dû l’être.
54. Se référant à l’arrêt Bidzhiyeva c. Russie, (no 30106/10, § 61, 5 décembre 2017), la requérante soutient que l’annulation de son titre s’analyse en une privation de propriété au sens de la deuxième phrase du premier paragraphe de l’article 1 du Protocole no 1.
55. La requérante allègue que l’ingérence litigieuse ne poursuivait aucun intérêt public. Elle soutient à cet égard que si le bâtiment construit en 1937 représente une valeur culturelle et historique, il n’en est rien de la parcelle supportant le bâtiment.
56. Enfin, se référant à cet égard aux arrêts Gladysheva (précité, § 80) et Toşcuţă et autres c. Roumanie (no 36900/03, § 38, 25 novembre 2008), la requérante voit une rupture de proportionnalité entre le but déclaré et les moyens employés dans le fait d’avoir été privée, sans aucune indemnisation, d’un bien qu’elle avait acquis à titre onéreux.
2. Appréciation de la Cour
57. La Cour relève qu’il ne prête pas à controverse entre les parties que la parcelle de terrain litigieux constitue un « bien » au sens de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention et que l’annulation du droit de propriété de l’intéressée s’analyse en une ingérence dans l’exercice de son droit au respect de ses biens. Elle ne voit aucune raison de conclure autrement.
58. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour le déclare recevable.
B. Sur le fond
59. Les thèses des parties sont exposées aux paragraphes 50-55 ci‑dessus.
Appréciation de la Cour
60. La Cour rappelle sa jurisprudence constante selon laquelle l’annulation rétroactive d’un titre de propriété valide constitue une privation de propriété, au sens de la deuxième phrase du premier alinéa de l’article 1 du Protocole no 1 (Bidzhiyeva, précité, § 61, Gavrilova et autres c. Russie, no 2625/17, § 69, 16 mars 2021, et les références qui y sont citées). Elle ne voit aucune raison de conclure autrement en l’espèce. Ainsi, elle estime que la décision de justice portant radiation du droit de propriété de la requérante sur la parcelle de terrain s’analyse en une « privation de propriété ».
61. La Cour doit rechercher si l’ingérence se justifie sous l’angle de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention. Pour être compatible avec cette disposition, une ingérence doit remplir trois conditions : elle doit être effectuée « dans les conditions prévues par la loi », poursuivre un but d’utilité publique et être proportionnée à ce but, c’est-à-dire ménager un juste équilibre entre l’intérêt général et le droit de l’individu au respect de ses biens.
62. La Cour rappelle que l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention exige, avant tout et surtout, qu’une ingérence de l’autorité publique dans la jouissance du droit au respect des biens soit légale. Il faut, en plus, que cette base légale présente une certaine qualité, celle d’être compatible avec la prééminence du droit et d’offrir des garanties contre l’arbitraire (Vistiņš et Perepjolkins c. Lettonie [GC], no 71243/01, §§ 95-96, 25 octobre 2012). La Cour dispose d’une compétence limitée s’agissant de vérifier si le droit national a été correctement interprété et appliqué ; il ne lui appartient pas de se substituer aux tribunaux nationaux, son rôle consistant surtout à s’assurer que les décisions de ces derniers ne sont pas entachées d’arbitraire ou d’irrationalité manifeste (voir, parmi beaucoup d’autres, Tkachenko c. Russie, no 28046/05, § 52, 20 mars 2018).
63. La Cour note que les parties sont en désaccord sur la question de la légalité de l’ingérence. Le Gouvernement est d’avis que la mesure était conforme à la loi en vigueur, tandis que la requérante soutient que les conclusions des juridictions internes étaient entachées d’arbitraire. La requérante estime en effet que les juridictions internes auraient dû déclarer prescrite l’action de son adversaire (paragraphe 53 ci-dessus).
64. Concernant l’allégation de la prescription, la Cour ne peut suivre la requérante en effectuant une analyse aussi poussée du droit national. Constatant que l’ingérence est fondée sur l’article 302 du code civil et les articles 1 et 35 du code foncier, elle ne décèle aucun élément qui lui permette de conclure que la décision de justice litigieuse ordonnant l’annulation du titre de propriété de la requérante était entachée d’arbitraire ou manifestement déraisonnable. Elle considère donc que l’ingérence a été opérée « dans les conditions prévues par la loi » au sens de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.
65. Les parties sont en désaccord sur le point de savoir si la mesure poursuivait « un but d’utilité publique ». Le Gouvernement soutient que son objectif était la préservation de l’héritage culturel du pays (paragraphe 44 ci‑dessus). La requérante allègue qu’aucune valeur historique n’est attachée à la parcelle supportant le bâtiment, dont seul le sous-sol présente une telle valeur (paragraphe 55 ci-dessus).
66. La Cour est attentive à l’analyse opérée par la justice nationale qui a expliqué que le principe sous-tendant sa décision était celui de l’unité du bâtiment et du terrain le supportant. Le tribunal du district Centralny de Volgograd a précisé que ce principe visait à assurer aux propriétaires de biens immobiliers les meilleures conditions de jouissance de leur droit (paragraphe 17 ci-dessus). La Cour ne voit pas de raison de s’écarter de cette analyse et estime donc que la mesure litigieuse a été opérée « pour cause d’utilité publique ».
67. En ce qui concerne la proportionnalité de la mesure, la Cour rappelle qu’il doit exister un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé par une mesure privant une personne de sa propriété (Scordino c. Italie (no 1) [GC], no 36813/97, § 93, CEDH 2006‑V). Analysant la question de l’annulation de titres de propriété délivrés par les autorités ou de contrats de vente conclus avec celles-ci, la Cour a pris en compte, en tant que critères essentiels, la question de la responsabilité des parties dans l’irrégularité sanctionnée par l’annulation du titre. Elle a dit qu’aucune erreur commise par une autorité publique ne devait être réparée au détriment de la personne concernée (Çataltepe, précité, § 70, Gashi c. Croatie, no 32457/05, § 40, 13 décembre 2007, et Gladysheva, précité, § 80). Sans le versement d’une somme raisonnablement en rapport avec la valeur du bien, une privation de propriété constitue normalement une atteinte excessive qui ne saurait se justifier sur le terrain de l’article 1 (Gladysheva, précité, § 67).
68. En l’espèce, la Cour observe que les juridictions internes n’ont relevé aucune faute dans le chef de la requérante, ni n’ont imputé à celle-ci la responsabilité de la privatisation entachée d’irrégularité du bien litigieux.
69. En revanche, il ressort des décisions rendues par les juridictions russes que c’est à l’autorité publique qui a agi en outrepassant ses compétences qu’incombe la responsabilité de l’aliénation de la parcelle litigieuse (paragraphes 10, 13-15 ci-dessus). Cette erreur ne doit donc pas être réparée au détriment de la requérante. La Cour ne perd pas de vue que l’intéressée a acquitté le prix du terrain au profit du Trésor public, quelle qu’ait été sa branche (régionale ou fédérale) (voir, a contrario, Anna Popova c. Russie (no 59391/12, §§ 17 et 35, 4 octobre 2016, et Gladysheva, précité, §§ 24 et 72, dans lesquels les acquéreurs de bonne foi ont acquitté le prix des biens, aliénés à l’insu de leur propriétaire, une autorité publique, au profit de tiers non autorisés par le propriétaire). Dans cette situation, priver la requérante de la parcelle sans versement d’une somme raisonnablement en rapport avec la valeur du bien constitue une atteinte excessive qui ne saurait se justifier sur le terrain de l’article 1 du Protocole no 1 (Gladysheva, précité, § 67).
70. Ainsi, le « juste équilibre » entre les exigences de l’intérêt général de la communauté et celui de l’individu n’a pas été ménagé. Partant, il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.
III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
71. Aux termes de l’article 41 de la Convention :
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
72. La requérante demande 4 603 907 roubles russes, soit 61 824 euros (EUR) au titre du dommage matériel. Elle se fonde sur le rapport d’estimation de la valeur marchande du bien, établi par un cabinet d’expertise immobilière. Ce rapport se base sur une méthode d’estimation par comparaison avec des terrains vendus à proximité du terrain litigieux. La requérante demande en outre 10 000 EUR au titre du dommage moral qu’elle estime avoir subi.
73. Estimant que, étant classé de monument historique, le bien litigieux a été aliéné en méconnaissance des textes en vigueur et que la requérante ne bénéficiait donc pas d’un droit de propriété sur le bien litigieux, le Gouvernement considère que la somme réclamée à titre de dommage matériel est déraisonnable. Il observe en outre que la somme réclamée résulte d’une estimation réalisée par l’intéressée et qu’elle n’a pas été accordée par une instance judiciaire nationale. Il invite la Cour à rejeter la demande formulée à ce titre.
74. Le Gouvernement estime déraisonnable, excessive et déconnectée de la jurisprudence de la Cour la somme demandée à titre de dommage moral. Il considère par ailleurs que cette demande doit de toute manière être rejetée, les griefs de la requérante étant selon lui manifestement mal fondés.
75. La Cour rappelle qu’un arrêt constatant une violation entraîne pour l’État défendeur l’obligation juridique au regard de la Convention de mettre un terme à la violation et d’en effacer les conséquences de manière à rétablir autant que faire se peut la situation antérieure à celle-ci. Si la nature de la violation permet une restitutio in integrum, il incombe à l’État défendeur de la réaliser, la Cour n’ayant ni la compétence ni la possibilité pratique de l’accomplir elle-même. Si, en revanche, le droit national ne permet pas ou ne permet qu’imparfaitement d’effacer les conséquences de la violation, l’article 41 de la Convention habilite la Cour à accorder, s’il y a lieu, à la partie lésée la satisfaction qui lui semble appropriée (Tkachenko, précité, § 69).
76. La Cour observe que le rapport d’estimation est fondé sur la méthode d’estimation par comparaison. Or, cette méthode est peu pertinente en l’espèce, car la parcelle litigieuse est exclue d’une libre disposition compte tenu de sa portée historique et culturelle. Une comparaison avec d’autres parcelles qui ne bénéficient pas d’une telle qualité ne peut pas être retenue. Cette circonstance grèverait fortement la valeur du bien. La Cour tient compte du prix acquitté pour la parcelle par la requérante en 2005 (paragraphe 5 ci‑dessus) qui, si l’on applique le taux d’échange actuel au 4 octobre 2005, s’élevait à 36 400 EUR. Elle octroie donc cette somme à la requérante pour dommage matériel, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt.
77. Prenant en considération les désagréments que la situation litigieuse a pu provoquer chez la requérante, la Cour décide de lui allouer 2 000 EUR à titre de dommage moral.
B. Frais et dépens
78. La requérante réclame 6 854 EUR au titre des frais et dépens qu’elle a engagés dans le cadre de la procédure menée devant les juridictions internes, dont 6 600 EUR au titre de ceux qu’elle a engagés aux fins de la procédure menée devant la Cour. À l’appui de sa demande, elle soumet deux décomptes horaires qui comprennent les honoraires des avocats (19 heures consacrées à la préparation de la requête communiquée à la Cour et 14 heures à la préparation des observations en réponse à celles du Gouvernement. En appliquant un taux horaire de 200 EUR, les sommes demandées s’élèvent respectivement à 3 800 EUR et 2 800 EUR).
79. Le Gouvernement fait valoir pour sa part qu’en vertu de la jurisprudence de la Cour, le remboursement des frais et dépens doit se limiter aux frais dont se trouvent établis la réalité, la nécessité et le caractère raisonnable du montant. Il est d’avis que les dépenses engagées par la requérante aux fins de sa représentation n’étaient pas nécessaires. Il soutient que la requérante n’a pas soumis de documents confirmant qu’elle avait effectivement engagés ces frais. Il observe en outre que le dossier ne comportait pas de conventions de représentation de la requérante tant au niveau national qu’au moment de l’introduction de la requête devant la Cour. Enfin, il estime que la demande de remboursement des frais de représentation juridique doit en toute hypothèse être rejetée car, selon lui, les droits de la requérante n’ont pas été méconnus.
80. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux.
81. En l’espèce, compte tenu des documents en sa possession et des critères susmentionnés, la Cour juge raisonnable d’allouer à la requérante la somme de 2 800 EUR au titre de la procédure menée devant elle, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt.
C. Intérêts moratoires
82. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare le grief relatif à l’article 1 du Protocole no 1 recevable et le surplus de la requête irrecevable ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 ;
3. Dit
a) que l’État défendeur doit verser à la requérante, dans un délai de trois mois à compter de la date à laquelle l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement :
i. 36 400 EUR (trente-six mille quatre cents euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt, pour dommage matériel ;
ii. 2 000 EUR (deux mille euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt, pour dommage moral ;
iii. 2 800 EUR (deux mille huit cents euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme par la requérante à titre d’impôt, pour frais et dépens ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
4. Rejette le surplus de la demande de satisfaction équitable.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 12 juillet 2022, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Milan Blaško Georges Ravarani
Greffier Président
_____________
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée des juges Seibert-Fohr et Krenc.
G.R.
M.B.
OPINION CONCORDANTE DU JUGE KRENC À LAQUELLE SE RALLIE LA JUGE SEIBERT-FOHR
1. Si j’ai souscrit au dispositif du présent arrêt, le raisonnement développé par mes estimés collègues pour rejeter le grief de la requérante relatif à l’article 6 § 1 de la Convention suscite quelques réserves dans mon chef.
2. En premier lieu, je doute de la pertinence du renvoi opéré à plusieurs reprises par le présent arrêt (paragraphes 40, 41 et 46 ; voir aussi paragraphe 43) à la jurisprudence Nejdet Şahin et Perihan Şahin (Nejdet Şahin et Perihan Şahin c. Turquie [GC], no 13279/05, § 49, 20 octobre 2011).
Cette jurisprudence concerne une hypothèse distincte du cas d’espèce, à savoir une divergence de jurisprudences (au sein d’une même juridiction ou entre plusieurs juridictions) observable dans l’ordre interne sur une même question de droit à l’occasion du jugement de plusieurs affaires (voir également Société Anonyme Ahmet Nihat Özsan c. Turquie, no 62318/09, §§ 60-74, 9 février 2021 ; Sine Tsaggarakis A.E.E. c. Grèce, no 17257/13, §§ 48-60, 23 mai 2019). Ainsi, l’affaire Nejdet Şahin et Perihan Şahin ne portait pas sur la méconnaissance de l’autorité de la chose jugée d’une décision de justice.
En revanche, la présente affaire Krivtsova porte, quant à elle, sur la question de savoir si une décision de justice définitive a été privée d’effet par une décision subséquente (voir également Kehaya et autres c. Bulgarie, nos 47797/99 et 68698/01, § 62, 12 janvier 2006).
Le présent arrêt me paraît dès lors entretenir une certaine confusion entre ces deux problématiques qui sont traditionnellement appréhendées distinctement dans la jurisprudence de la Cour (voir, pour un exemple récent de ce second cas de figure, Gražulevičiūtė c. Lituanie, no 53176/17, §§ 72-83, 14 décembre 2021 ; voir également Chengelyan et autres c. Bulgarie, no 47405/07, §§ 31-38, 21 avril 2016).
Ainsi, si la Cour a pu indiquer que « son intervention doit (…) demeurer exceptionnelle » (paragraphe 41 du présent arrêt), cette retenue est exprimée à l’égard des seules divergences de jurisprudence, lorsque la Cour est amenée à en apprécier la compatibilité avec l’article 6 § 1 de la Convention. Cette réticence ne s’étend pas au cas où une chose définitivement jugée est remise en cause.
En effet, si des divergences de jurisprudence sont, dans une certaine mesure, inévitables au sein d’un ordre juridique, la jurisprudence n’étant pas unique et constante, le respect des décisions de justice définitives constitue, en revanche, une composante majeure de l’État de droit. Ainsi est-il solidement ancré dans la jurisprudence de la Cour que le principe de la sécurité juridique, inhérent à l’article 6 § 1 de la Convention, commande que la solution donnée de manière définitive à un litige par les tribunaux ne soit plus remise en cause (Brumărescu c. Roumanie ([GC], no 28342/95, § 61, CEDH 1999‑VII ; Kehaya et autres c. Bulgarie, précité, §§ 61, 63 et 68). Autrement dit, le principe de la sécurité juridique implique le respect dû à l’autorité de la chose jugée (Guðmundur Andri Ástráðsson c. Islande [GC], no 26374/18, § 238, 1er décembre 2020 ; voir également, parmi d’autres, Kooperativ Neptun Servis c. Russie, no 40444/17, §§ 61-72, 23 novembre 2021 ; Chengelyan et autres c. Bulgarie, no 47405/07, §§ 32-33, 21 avril 2016).
3. Ma deuxième réserve tient aux conditions auxquelles une dérogation auxdits principes peut être admise au regard de l’article 6 § 1 de la Convention.
L’arrêt Guðmundur Andri Ástráðsson c. Islande a rappelé, en formation de Grande Chambre, la ligne jurisprudentielle de la Cour :
« Selon la jurisprudence constante de la Cour, si les exigences qui découlent du principe de la sécurité juridique et de l’autorité de la chose jugée ne sont pas absolues (voir, pour un exemple tiré du domaine du droit pénal, Moreira Ferreira c. Portugal (no 2) [GC], no 19867/12, § 62, 11 juillet 2017), il ne peut être dérogé à ce principe que lorsque des motifs substantiels et impérieux l’imposent, par exemple la rectification d’un vice fondamental ou d’une erreur judiciaire (voir, par exemple, Riabykh c. Russie, no 52854/99, § 52, CEDH 2003‑IX, et OOO Link Oil SPB c. Russie (déc.), no 42600/05, 25 juin 2009) » (Guðmundur Andri Ástráðsson c. Islande, précité, § 238).
Le présent arrêt vient ajouter qu’il peut également être dérogé au principe susvisé « lorsqu’il convient […] de concilier des intérêts opposés, tel le droit à un tribunal d’une personne et le droit à la sécurité juridique d’une autre personne » (paragraphe 39 du présent arrêt).
Cet ajout me paraît mystérieux quant à sa portée. Il pourrait, du reste, conduire à un affaiblissement des standards posés par la Cour. Seuls des « motifs substantiels et impérieux » peuvent, en effet, justifier une remise en cause de ce qui est définitivement jugé[1]. Dès lors qu’une décision est définitive, le droit à un tribunal d’une personne ne pourrait être mis sur un même pied que le principe de la sécurité juridique, corollaire de la prééminence du droit. Le droit à un tribunal (Golder c. Royaume-Uni, 21 février 1975, §§ 34-36, série A no18) reste, en revanche, intact pour tout litige non définitivement jugé.
4. Troisièmement, le contrôle, par la Cour, du respect de l’autorité de la chose jugée au titre du principe de la sécurité juridique suscite, à son tour, quelques interrogations. Le paragraphe 47 du présent arrêt se réfère aux notions de « parties », d’« objet » et de « cause ».
Ce faisant, la Cour se fonde-t-elle sur les conditions relatives à l’autorité de la chose jugée telles qu’elles sont fixées par le droit interne du système considéré (appropriation des exigences nationales) ou procède-t-elle à la consécration de critères propres à l’article 6 § 1 de la Convention et détachés des droits internes (autonomisation des exigences conventionnelles) ? Ou encore, la Cour essaie-t-elle de dégager un dénominateur commun aux différents systèmes nationaux (harmonisation des exigences nationales)[2] ? Ceci – je dois l’avouer – ne me paraît pas particulièrement limpide et l’examen de la jurisprudence de la Cour ne permet pas de répondre clairement à cette question.
À vrai dire, les critères utilisés par la Cour pour s’assurer du respect du principe de la sécurité juridique en raison de l’autorité afférente à une décision de justice définitive ne sont pas aisément identifiables à l’examen de sa jurisprudence. Ainsi, et par exemple, je note que dans l’affaire Siegle c. Roumanie, l’absence d’identité tant de parties que d’objet n’a pas empêché la Cour de conclure à une méconnaissance du principe de la sécurité juridique au regard de l’article 6 § 1 de la Convention (Siegle c. Roumanie, no 23456/04, §§ 36-39, 16 avril 2013). Dans l’affaire Esertas c. Lituanie, la Cour est parvenue à une même conclusion de violation, bien qu’elle ait préalablement observé que les deux procédures n’étaient pas identiques en ce qu’elles portaient sur des périodes litigieuses différentes (Esertas c. Lituanie, no 50208/06, §§ 23-32, 31 mai 2012).
En définitive, quelle est l’« autorité de la chose jugée » dont la Cour assure le respect sous l’angle de l’article 6 § 1 de la Convention ?
5. Au surplus, le présent arrêt se risque à examiner la « cause » des procédures litigieuses (paragraphe 47 du présent arrêt), sans que l’on sache très bien ce qu’il convient d’entendre par celle-ci[3]. On sait que cette notion de « cause » alimente d’âpres controverses au sein de certains États parties. Il semble ressortir du paragraphe 47 que le présent arrêt appréhende la « cause » au regard du fondement juridique invoqué à l’appui de la demande. Il n’est toutefois pas certain que cette acception rejoigne celle retenue dans plusieurs États parties[4] et qui repose sur une conception factuelle de la cause[5].
6. À mes yeux, il eût suffi de constater, pour rejeter le grief de la requérante, que la première procédure close en 2006 tendait à contester la compétence de l’administration de la ville de Volgograd pour vendre la parcelle litigieuse (paragraphe 9 du présent arrêt), tandis que la procédure initiée en 2014 visait à faire reconnaître le droit de propriété de la Fédération de Russie sur ladite parcelle (paragraphe 12 du présent arrêt). Ainsi comprises, ces deux procédures avaient deux objets distincts et ne pouvaient, pour ce motif, être assimilées l’une à l’autre.
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[1] Une dérogation au principe de la sécurité juridique sera notamment admissible lorsque le « définitivement jugé » a emporté une violation de la Convention constatée par la Cour (voir notamment Beuze c. Belgique [GC], n° 71409/10, § 200, 9 novembre 2018 ; voir également Bochan c. Ukraine (no 2) [GC], n° 22251/08, 5 février 2015).
[2] Voir Sivova et Koleva c. Bulgarie, n°30383/03, § 71, 15 novembre 2011, qui constate que « dans tous les systèmes juridiques l’autorité de la chose jugée par une décision de justice définitive comporte des limitations ad personam et ad rem ».
[3] La cause peut s’entendre :
– soit du fondement juridique invoqué à l’appui de la demande,
– soit du complexe de faits allégués à l’appui de la demande, indépendamment du fondement juridique invoqué,
– soit des faits juridiquement qualifiés.
[4] Voir C. Chainais, « L’autorité de la chose jugée en procédure civile : perspectives de droit comparé », Revue de l’arbitrage, 2016, pp. 3-49.
[5] Tel est notamment le cas dans les droits belge et français. Pour ce qui concerne le droit belge, voir l’article 23 du Code judiciaire. S’agissant du droit français, voir l’arrêt Cesareo rendu le 7 juillet 2006 par l’Assemblée plénière de la Cour de cassation, dont la Cour a pu prendre note (Legrand c. France, n° 23228/08, 26 mai 2011, § 21 ; Barras c. France (déc.), n° 12686/10, 17 mars 2015, § 19). Sur la conception factuelle de la cause en droit français, voir aussi S. Guinchard (dir.), Droit et pratique de la procédure civile – Droit interne et européen, Dalloz, Paris, 9ème éd., 2016, p. 1380 : « La cause de la demande est donc l’ensemble des faits existants lors de la formation de la demande. Si ces faits demeurent identiques, l’autorité de la chose jugée s’oppose à toute autre demande, même fondée sur un autre moyen de droit ».
Dernière mise à jour le juillet 12, 2022 par loisdumonde
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