Kavala c. Türkiye [GC] (Cour européenne des droits de l’homme)

Note d’information sur la jurisprudence de la Cour 264
Juillet 2022

Kavala c. Türkiye [GC] – 28749/18

Arrêt 11.7.2022 [GC]

Article 46
Article 46-4
Recours en manquement

Procédure en manquement contre la Türkiye pour non-respect de l’arrêt définitif de la Cour qui demandait explicitement la libération immédiate du requérant : violation

En fait – Dans un arrêt rendu en 2019 (« l’arrêt Kavala »), la Cour conclut à la violation des articles 5 §§ 1 et 4 et 18 combiné avec l’article 5 § 1 au motif que la détention provisoire du requérant, d’une part, était non pas justifiée par des « soupçons raisonnables » mais simplement fondée sur des faits liés en grande partie à l’exercice de droits conventionnel ou d’activités normales de militantisme de la part d’un défendeur des droits de l’homme, et, d’autre part, poursuivait le but inavoué de réduire l’intéressé au silence. Elle dit également, sous l’angle de l’article 46, que l’État défendeur devait prendre toutes les mesures nécessaires pour mettre un terme « à la détention de [M. Kavala] et faire procéder à sa libération immédiate ». L’intéressé n’ayant pas été libéré, le Comité des Ministres saisit la Cour en février 2022, en vertu de l’article 46 § 4, de la question de savoir si la République de Türkiye avait manqué à l’obligation de se conformer à l’arrêt susmentionné.

Le Gouvernement arguait que le requérant n’était plus détenu sur la base des accusations qui avaient été soumises à l’examen de la Cour, et que l’arrêt Kavala avait donc été pleinement exécuté. Il soutenait en particulier que la détention de l’intéressé pour tentative de renversement du Gouvernement par la force et la violence dans le cadre des manifestations de masse de 2013 (article 312 du code pénal) avait pris fin le 18 février 2020 consécutivement à son acquittement, et que sa détention pour tentative de renversement de l’ordre constitutionnel dans le cadre de la tentative de coup d’État de 2016 (article 309 du code pénal) avait duré jusqu’au 20 mars 2020, date à laquelle sa mise en liberté provisoire avait été ordonnée. Il exposait que si ces décisions n’avaient pas donné lieu à la libération effective de M. Kavala, c’était parce que l’intéressé se trouvait depuis le 9 mars 2020 en détention provisoire d’un nouveau chef d’accusation (espionnage militaire ou politique, sous l’angle de l’article 328 du code pénal), chef d’accusation qui, selon lui, n’avait pas été examiné par la Cour dans l’arrêt Kavala. Il ajoutait que depuis le 25 avril 2022, M. Kavala était détenu en tant que condamné puisque, la décision d’acquittement le concernant ayant été annulée, il avait été jugé coupable sous l’angle de l’article 312 et condamné à la réclusion à perpétuité aggravée. Il précisait que l’intéressé avait dans le même temps été déclaré non coupable des faits qui lui étaient reprochés sous l’angle de l’article 328.

En droit – Article 46 :

a) Question préliminaire – Le Gouvernement arguait que l’introduction par le Comité des Ministres d’un recours en manquement sous l’angle de l’article 46 § 4, d’une part, n’était justifiée par aucune circonstance exceptionnelle et, d’autre part, interférait dans la procédure pénale interne en cours et s’analysait donc en une violation du système de la Convention. La Cour observe que le recours en manquement ne devrait être utilisé que dans des « situations exceptionnelles », comme prévu par la règle no 11 et le rapport explicatif du Protocole no 14. Elle explique que ce critère vise à indiquer que le Comité des Ministres devrait appliquer un seuil élevé pour le déclenchement de cette procédure, qui doit donc être considérée comme une mesure de dernier ressort, lorsque le Comité des Ministres considère que les autres moyens de pression pour assurer l’exécution d’un arrêt se sont finalement révélés infructueux et ne sont plus adaptés à la situation. Elle considère par ailleurs que la procédure en manquement ne vise pas à rompre l’équilibre institutionnel fondamental entre la Cour et le Comité des Ministres. Le droit de saisir la Cour est une prérogative procédurale relevant de la responsabilité du Comité des Ministres. Par conséquent, lorsqu’une telle procédure a été dûment déclenchée, il n’appartient pas à la Cour d’apprécier l’opportunité de ce choix opéré par le Comité des Ministres.

Le Gouvernement argue par ailleurs que M. Kavala aurait dû introduire une nouvelle requête devant la Cour dans les six mois suivant l’épuisement des voies de recours internes. Toutefois, les exceptions d’irrecevabilité ne sont pas pertinentes dans le cadre d’un recours en manquement.

b) Appréciation de la Cour – La question essentielle dans cette affaire consiste à déterminer si la Türkiye est, ou non, restée en défaut d’adopter les mesures individuelles qu’elle devait prendre pour se conformer à l’arrêt de la Cour et remédier à la violation de 5 § 1, lu isolément et combiné avec l’article 18. Sur ce point, la Cour se réfère aux principes généraux énoncés dans l’arrêt Ilgar Mammadov c. Azerbaïdjan [GC] concernant l’exécution de ses arrêts et découlant de l’article 46 §§ 1 et 2 de la Convention, et à la nature de sa propre tâche en cas d’ouverture d’une telle procédure en vertu de l’article 46 § 4.

i) Sur la portée de l’arrêt Kavala – Il ressort clairement du raisonnement de la Cour que les constats opérés sur le terrain des articles 5 § 1 (absence de raisons plausibles de soupçonner l’intéressé) et 18 s’appliquent à l’ensemble des accusations portées contre M. Kavala relativement aux manifestations de masse de 2013 et à la tentative de coup d’État de 2016. Par conséquent, à défaut d’autres circonstances suffisantes et pertinentes, une simple requalification des mêmes faits ne saurait en principe modifier le fondement de ces conclusions, car pareille requalification ne constituerait qu’une appréciation différente des faits déjà examinés par la Cour. S’il en était autrement, les autorités judiciaires pourraient continuer à priver les personnes de leur liberté simplement en déclenchant de nouvelles enquêtes pénales pour les mêmes faits. Une telle situation équivaudrait à permettre un contournement du droit et risquerait de conduire à des résultats incompatibles avec l’objet et le but de la Convention.

Qui plus est, il est clair que la Cour n’a pas accepté « le but apparent » de la détention du requérant, qui était, premièrement, de mener des investigations et, deuxièmement, d’établir si M. Kavala avait effectivement commis les infractions litigieuses. Ce constat concernant le but inavoué de ces mesures est crucial, eu égard à l’objet et au but de l’article 18, qui sont d’interdire le détournement de pouvoir.

Il s’ensuit que le constat de violation de l’article 5 § 1, lu isolément et combiné avec l’article 18, a eu pour effet de vicier toute mesure résultant des accusations relatives aux manifestations de masse de 2013 et à la tentative de coup d’État. En outre, à défaut d’autres circonstances suffisantes et pertinentes propres à démontrer que M. Kavala se livrait à une activité délictuelle, toute mesure, privative de liberté notamment, prise pour des motifs liés au même contexte factuel, impliquerait une prolongation de la violation des droits de M. Kavala ainsi qu’un manquement à l’obligation qui incombe à l’État défendeur de se conformer à l’arrêt de la Cour conformément à l’article 46 § 1 de la Convention.

Par ailleurs, contrairement à l’arrêt Ilgar Mammadov c. Azerbaïdjan, l’arrêt Kavala renfermait dans son raisonnement et son dispositif une indication explicite de la Cour concernant la manière dont il convenait de l’exécuter, c’est-à-dire en procédant à la libération immédiate de M. Kavala. Ainsi, la nature même de la violation constatée pourrait ne pas laisser réellement de choix parmi différentes sortes de mesures susceptibles d’y remédier. C’est notamment le cas lorsqu’il s’agit d’une détention jugée par la Cour comme étant manifestement injustifiée au regard de l’article 5 § 1, dans la mesure où un besoin urgent de mettre fin à la violation s’impose, compte tenu de l’importance du droit fondamental à la liberté et à la sûreté. Cela vaut d’autant plus lorsqu’il s’agit, comme en l’espèce, d’une violation qui tire son origine d’une détention jugée également contraire à l’article 18 combiné avec l’article 5 § 1 de la Convention.

Par conséquent, le fait de donner des indications en vertu de l’article 46, comme en l’espèce, permet tout d’abord à la Cour de s’assurer, dès le prononcé de son arrêt, de l’efficacité de la protection prévue par la Convention et d’empêcher une prolongation de la violation des droits en cause, puis d’assister le Comité des Ministres dans le cadre de la surveillance de l’exécution de l’arrêt final. En outre, ces indications permettent et enjoignent à l’État concerné de mettre fin, le plus vite possible, à la violation de la Convention constatée par la Cour.

ii) Sur le point de savoir si la Türkiye a manqué à son obligation de se conformer à un arrêt définitif en vertu de l’article 46 § 1 -Quels que soient les motifs avancés par le Gouvernement pour justifier sa détention ultérieure, M. Kavala a été privé de sa liberté sans interruption entre le 18 octobre 2017 et – au moins – le 2 février 2022, date de la saisine de la Cour. L’obligation correspondante de réaliser la restitutio in integrum qui découlait pour la Türkiye de l’article 46 § 1 exigeait de cet État qu’il libérât immédiatement M. Kavala et qu’il effaçât les conséquences négatives des accusations pénales estimées injustifiées par la Cour. Dès lors, la Cour doit se pencher sur la question de savoir si, comme l’allègue le Gouvernement, les charges dirigées contre M. Kavala ont changé de manière substantielle. Sur cette question, la Cour adopte le raisonnement suivant.

Le fait que M. Kavala n’ait pas saisi la Cour d’une nouvelle requête pour se plaindre de son maintien en détention après le prononcé de l’arrêt Kavala n’a pas d’incidence fondamentale aux fins de son examen de la question du respect par la Türkiye de l’obligation lui incombant au regard du paragraphe 1 de l’article 46. C’est au Comité des Ministres qu’il appartient de déterminer précisément les mesures qu’un État doit prendre pour réparer dans toute la mesure du possible les violations constatées. Si elle n’est pas soulevée dans le cadre de la « procédure en manquement » prévue à l’article 46 §§ 4 et 5 de la Convention, la question du respect par les Hautes Parties contractantes de ses arrêts échappe à la compétence de la Cour.

Si la Cour considère que l’article 46 de la Convention ne fait pas obstacle à son examen, elle peut se déclarer compétente pour connaître de griefs formulés dans le cadre d’une nouvelle requête faisant suite à des arrêts rendus par elle (par exemple lorsque les autorités internes ont procédé à un réexamen du dossier dans le cadre de l’exécution de l’un de ses arrêts), ou lorsque le « problème nouveau » est né de la persistance de la violation constatée dans l’arrêt initial de la Cour. Par conséquent, la Cour et le Comité des Ministres, dans le cadre de leurs mandats différents, peuvent être appelés à examiner, même simultanément, les mêmes procédures internes sans rompre l’équilibre institutionnel fondamental entre eux.

En l’espèce, le Comité des Ministres n’a pas mis fin à sa surveillance de l’exécution de l’arrêt Kavala et il a décidé de saisir la Cour d’une procédure en manquement au motif que depuis que l’arrêt de la Cour est devenu définitif, le requérant était toujours détenu sur la base de la procédure critiquée par la Cour ou sur le fondement d’éléments de preuve qu’elle avait estimé insuffisants pour justifier sa détention. La Cour est donc appelée à livrer une appréciation juridique définitive sur la question du respect de l’arrêt en question.

Dans le cadre d’une procédure en manquement faisant suite à un constat de violation de l’article 5 § 1, lu isolément et combiné avec l’article 18, la Cour ne saurait écarter les conclusions et les indications destinées à l’État défendeur qu’elle a formulées dans son arrêt initial au seul motif qu’une nouvelle charge a été retenue contre l’intéressé en vertu du droit interne. Dans son analyse, la Cour doit aller au-delà des apparences et rechercher la réalité de la situation litigieuse, d’autant plus lorsqu’elle a ordonné la libération immédiate d’une personne détenue. Même si l’accusation d’espionnage militaire ou politique (article 328) était techniquement nouvelle, il existe des similitudes frappantes, voire identité totale, entre les faits invoqués à l’appui des soupçons qui pesaient contre M. Kavala et ceux que la Cour a déjà été examinés en détail dans l’arrêt Kavala. Ni les décisions relatives à la détention de M. Kavala, ni l’acte d’accusation, ne contiennent un quelconque fait substantiellement nouveau, en lien avec les éléments constitutifs de l’infraction visée à l’article 328, de nature à justifier ce nouveau soupçon. Comme elles l’avaient fait dans le cadre de la détention initiale de l’intéressé que la Cour a été appelée à examiner dans l’arrêt Kavala, les autorités d’enquête ont une fois encore utilisé de nombreux actes accomplis en toute légalité pour justifier le maintien en détention provisoire de l’intéressé.

Enfin, la Cour tient compte d’autres facteurs pertinents. Premièrement, elle relève qu’un laps de temps considérable s’est écoulé depuis les faits, tous antérieurs à juillet 2016, à l’origine de cette nouvelle accusation. Dans l’arrêt Kavala, la chambre avait jugé cet élément crucial aux fins de son appréciation sous l’angle de l’article 18. Deuxièmement, les hauts responsables du pays ont prononcé de nombreux discours sur les procédures pénales dirigées contre M. Kavala. Troisièmement, le Conseil supérieur des juges et des procureurs a initié un examen pour vérifier la nécessité d’ouvrir une enquête disciplinaire à l’encontre des trois juges ayant rendu l’arrêt d’acquittement en 2020.

En conclusion, la Cour observe que la Türkiye a pris quelques mesures aux fins de l’exécution de l’arrêt mais qu’à la date de sa saisine par le Comité des Ministres, en dépit de trois décisions de mise en liberté provisoire et d’un acquittement, M. Kavala se trouvait en détention provisoire depuis plus de quatre ans, trois mois et quatorze jours, sur la base de faits qu’elle avait dans son arrêt initial jugés insuffisants pour justifier qu’on le soupçonnât d’avoir commis « une quelconque infraction pénale » et qui étaient liés « en grande partie à l’exercice des droits conventionnels ». Ces considérations sont cruciales en l’espèce, d’autant plus que le 25 avril 2022, M. Kavala a été acquitté du chef d’espionnage militaire ou politique au sens de l’article 328, mais déclaré coupable du chef lié à l’article 312 et condamné à la peine la plus lourde en droit pénal turc ; cette condamnation était fondée sur des faits principalement en lien avec les événements de Gezi, faits que, dans son arrêt initial, la Cour avait examinés de manière particulièrement attentive en raison d’un défaut manifeste de plausibilité ; par ailleurs, cette condamnation se trouve viciée par le constat de violation de l’article 18.

Partant, la Cour n’est pas en mesure de conclure que l’État partie concerné a agi « de bonne foi », de manière compatible avec les « conclusions et l’esprit » de l’arrêt Kavala, ou de façon à rendre concrète et effective la protection des droits reconnus par la Convention et dont la Cour a constaté la violation dans ledit arrêt. Elle conclut donc que la Türkiye a manqué à l’obligation qui lui incombait au titre de l’article 46 § 1 de se conformer à l’arrêt Kavala c. Turquie du 10 décembre 2019.

Conclusion : violation (seize voix contre une)

Concernant les demandes supplémentaires introduites par M. Kavala, la Cour relève que comme indiqué dans le rapport explicatif du Protocole no 14, la procédure en manquement n’a pas pour but de rouvrir devant la Cour la question de la violation déjà tranchée par le premier arrêt, et qu’elle ne prévoit pas non plus que la Haute Partie contractante contre laquelle la Cour déclare qu’il y a eu violation de l’article 46 § 1 ait à verser une pénalité financière. Elle en conclut qu’elle n’est pas compétente pour constater une nouvelle violation des articles 5 et 18 de la Convention. Elle ajoute que le constat de violation de l’article 46 § 1 signifie que l’obligation première, résultant de l’arrêt initial, qu’est la restitutio in integrum, avec toutes les conséquences qui en découlent, continue d’exister, et qu’il incombe au Comité des Ministres de continuer à surveiller l’exécution de l’arrêt initial de la Cour.

(Voir aussi Ilgar Mammadov c. Azerbaïdjan (recours en manquement) [GC], 15172/13, 29 mai 2019, Résumé juridique ; Kavala c. Turquie, 28749/18, 10 décembre 2019, Résumé juridique)

Dernière mise à jour le juillet 12, 2022 par loisdumonde

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