En vertu de l’article 46 § 4 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »), le Comité des Ministres a, le 2 février 2022, saisi la Cour de la question de savoir si la République de Türkiye avait manqué à l’obligation qui lui incombait au titre de l’article 46 § 1 de la Convention de se conformer à l’arrêt rendu par la Cour dans l’affaire Kavala c. Turquie (no 28749/18, 10 décembre 2019).
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GRANDE CHAMBRE
PROCÉDURE FONDÉE SUR L’ARTICLE 46 § 4 DANS L’AFFAIRE
KAVALA c. TÜRKİYE
(Requête no 28749/18)
ARRÊT
Art 46 § 4 • Procédure en manquement contre la Türkiye pour non-respect de l’arrêt définitif de la Cour, qui demandait explicitement la libération immédiate du requérant • Maintien en détention pour des motifs insuffisants concernant exactement le même contexte factuel • Constat de violation de l’art 5 § 1, pris isolément et combiné avec l’art 18, formulé dans l’arrêt définitif, ayant eu pour effet de vicier toute mesure résultant des accusations litigieuses • Simple requalification des mêmes faits, qui ne saurait modifier le fondement des conclusions de l’arrêt définitif en l’absence d’autres circonstances suffisantes et pertinentes
STRASBOURG
11 juillet 2022
Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.
Dans la procédure fondée sur l’article 46 § 4 de la Convention en l’affaire Kavala c. Türkiye,
La Cour européenne des droits de l’homme, siégeant en une Grande Chambre composée de :
Robert Spano, président,
Jon Fridrik Kjølbro,
Síofra O’Leary,
Georges Ravarani,
Marko Bošnjak,
Egidijus Kūris,
Yonko Grozev,
Carlo Ranzoni,
Stéphanie Mourou-Vikström,
Pauliine Koskelo,
Jolien Schukking,
Arnfinn Bårdsen,
Raffaele Sabato,
Saadet Yüksel,
Peeter Roosma,
Kateřina Šimáčková,
Davor Derenčinović, juges,
et de Abel Campos, greffier adjoint,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 8 avril, 4 mai et 9 juin 2022,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :
PROCÉDURE
1. En vertu de l’article 46 § 4 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »), le Comité des Ministres a, le 2 février 2022, saisi la Cour de la question de savoir si la République de Türkiye avait manqué à l’obligation qui lui incombait au titre de l’article 46 § 1 de la Convention de se conformer à l’arrêt rendu par la Cour dans l’affaire Kavala c. Turquie (no 28749/18, 10 décembre 2019).
2. Dans l’arrêt Kavala (précité), la Cour avait conclu à la violation des articles 5 § § 1 et 4 et 18 combiné avec l’article 5 § 1 de la Convention relativement aux accusations pénales qui avaient été portées contre M. Kavala en octobre 2017 et qui avaient été suivies de la mise et du maintien en détention provisoire de l’intéressé. L’arrêt étant devenu définitif le 11 mai 2020, il fut transmis au Comité des Ministres en vertu de l’article 46 § 2 de la Convention aux fins de la surveillance de son exécution. Le Comité des Ministres examina l’affaire à plusieurs reprises dans le cadre de ses réunions Droits de l’homme et ordinaires tenues de septembre 2020 à février 2022 (paragraphes 70-81 ci‑dessous). Lors de sa 1423e réunion (2 février 2022), exerçant ses pouvoirs découlant de l’article 46 § 4 de la Convention et de la règle no 11 des Règles pour la surveillance de l’exécution des arrêts et des termes des règlements amiables, le Comité des Ministres adopta une Résolution intérimaire par laquelle il décidait sur le fondement de l’article 46 § 4 de saisir la Cour de la question ci-dessus (CM/ResDH(2022)21 – voir annexe).
3. Le 21 février 2022, le Comité a adressé la demande de saisine de la Cour à la Greffière, comme le prévoyait l’article 100 du règlement de la Cour (« le règlement »). La demande a ensuite été attribuée à la Grande Chambre de la Cour, en vertu de l’article 101 du règlement.
4. La composition de la Grande Chambre a été arrêtée conformément aux articles 31 b) de la Convention et 24 du règlement.
5. Le Comité des Ministres, le gouvernement turc (« le Gouvernement ») et M. Kavala ont présenté des observations écrites (articles 102 et 103 § 1 du règlement).
6. La Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe (« la Commissaire aux droits de l’homme ») a présenté des observations écrites (article 99 in fine du règlement de la Cour, lu en combinaison avec son article 44).
7. Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 8 avril 2022, la Grande Chambre a décidé de ne pas tenir d’audience (article 103 § 2 du règlement). En réponse à la première série d’observations écrites, le Gouvernement et M. Kavala ont soumis des observations complémentaires.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
A. Mehmet Osman Kavala et les faits ayant conduit à sa détention provisoire
1. Aperçu général
8. Homme d’affaires, M. Kavala est un défenseur des droits de l’homme en Türkiye. Il a contribué à la création de nombreuses organisations non gouvernementales (« ONG ») et initiatives de la société civile actives dans les domaines des droits de l’homme, de la culture, des études sociales, de la réconciliation historique et de la protection de l’environnement (Kavala, précité, § 12).
9. M. Kavala a été privé de sa liberté sans interruption entre le 18 octobre 2017, date de son arrestation, et – au moins – le 2 février 2022, date à laquelle le Comité des Ministres décida de saisir la Cour sur le fondement de l’article 46 § 4 de la Convention. À cette dernière date, la privation de liberté de l’intéressé avait duré quatre ans, trois mois et quatorze jours. Au cours des enquêtes et procédures pénales dont il fit l’objet, l’intéressé fut par trois fois visé par une décision de mise en détention provisoire (les 1er octobre 2017, 19 février 2020 et 9 mars 2020) et par une décision de mise en liberté provisoire (les 11 octobre 2019, 18 février 2020 et 20 mars 2020).
10. Initialement, M. Kavala était soupçonné d’avoir commis deux infractions : tentative de renversement du gouvernement par la force et la violence (article 312 du Code pénal (« le CP »)) dans le cadre des événements de Gezi, et tentative de renversement de l’ordre constitutionnel dans le cadre de la tentative de coup d’État du 15 juillet 2016 (article 309 du CP).
Le premier chef d’inculpation, fondé sur l’article 312 du CP, était en lien avec les événements de Gezi. Ces événements s’étaient déroulés entre mai et septembre 2013 et avaient été marqués par une série de manifestations qui avaient été déclenchées en réaction à un projet d’urbanisation prévoyant la construction d’un centre commercial à la place du parc de Gezi. Au début, les mouvements de protestation avaient été menés par des écologistes et des riverains qui s’opposaient à la suppression de ce parc. Le 31 mai 2013, cependant, les forces de police étaient intervenues violemment afin de déloger les personnes qui occupaient les lieux. Il y avait eu des heurts entre les forces de l’ordre et les manifestants. Le mouvement de protestation avait pris de l’ampleur en juin et juillet, et s’était propagé à de nombreuses villes de Türkiye, prenant la forme de réunions et de manifestations qui avaient parfois été le théâtre d’affrontements violents. Des groupes violents s’étaient par ailleurs mêlés aux manifestants et avaient commis des violences. Quatre civils et deux policiers avaient perdu la vie, et des milliers de personnes avaient été blessées (pour de plus amples informations sur ces événements, voir Kavala, précité, §§ 15-22).
Le second chef d’inculpation, fondé sur l’article 309 du CP, était en lien avec la violente tentative de coup d’État du 15 juillet 2016, qui avait conduit à la déclaration de l’état d’urgence en Türkiye du 20 juillet 2016 au 18 juillet 2018 (pour de plus amples informations sur ces événements, voir Kavala, précité, §§ 24-28).
Le 18 février 2020, M. Kavala fut acquitté du chef d’accusation lié aux événements de Gezi. La décision de mise en liberté provisoire qui fut prononcée le même jour ne donna toutefois pas lieu à sa libération effective. En effet, M. Kavala fut placé en garde à vue le jour-même, puis, le lendemain, en détention provisoire pour tentative de coup d’État. Sa mise en liberté fut ordonnée le 20 mars 2020. Le 9 mars 2020, M. Kavala fut placé en détention provisoire pour espionnage militaire ou politique, une infraction visée à l’article 328 du CP. Au moment de la saisine par le Comité des Ministres, la détention provisoire de l’intéressé était fondée sur ce chef d’inculpation.
11. Le 4 mars 2022, postérieurement à la saisine de la Cour par le Comité des Ministres sur le fondement de l’article 46 § 4 de la Convention, le parquet présenta son réquisitoire à la 13e cour d’assises d’Istanbul, demandant que M. Kavala fût condamné pour tentative de renversement du gouvernement par la force et la violence (article 312 du CP), dans le cadre des événements de Gezi principalement. Le 25 avril 2022, la 13e cour d’assises d’Istanbul déclara M. Kavala coupable du chef d’accusation fondé sur l’article 312 du CP et le condamna à la réclusion à perpétuité aggravée en application de cette disposition, ordonnant en outre son maintien en détention provisoire de ce chef. En revanche, elle décida de l’acquitter du chef d’espionnage militaire ou politique (article 328 du CP), et elle ordonna sa remise en liberté pour ce chef d’accusation. La procédure pénale est toujours pendante devant les juridictions nationales.
Les faits pertinents de la cause peuvent se résumer comme suit.
2. L’arrestation et la mise en détention provisoire de M. Kavala jusqu’à sa première inculpation le 19 février 2019
12. Le 31 octobre 2017, à la suite de son arrestation le 18 octobre 2017 sur le fondement des articles 312 et 309 du CP, M. Kavala fut interrogé par la police d’Istanbul sur les événements de Gezi (Kavala, précité, § 29), sur ses relations avec des journalistes, des universitaires, de nombreux défenseurs des droits de l’homme et des membres ou dirigeants d’ONG, ainsi que sur ses contacts présumés avec le professeur H.J.B., universitaire américain et ancien directeur du Wilson Center aux États-Unis, qui était notamment soupçonné d’être l’un des instigateurs de la tentative de coup d’État du 15 juillet 2016 et était visé par une enquête pénale en lien avec cet événement.
13. Le 1er novembre 2017, le parquet demanda la mise en détention provisoire de M. Kavala du chef des infractions visées aux articles 309 et 312 du CP. Pour justifier les soupçons qui pesaient sur l’intéressé relativement aux événements de Gezi, il arguait que M. Kavala avait dirigé et organisé ces événements, qu’il qualifiait d’insurrection visant à renverser le gouvernement et à l’empêcher par la force et la violence d’exercer ses fonctions. Il précisait que de nombreuses organisations terroristes avaient participé activement à ces événements. Pour étayer les accusations qu’il portait contre M. Kavala relativement à la tentative de coup d’État, il s’appuyait sur des pièces du dossier qui, d’après lui, montraient que M. Kavala avait eu des contacts nombreux et inhabituels avec des ressortissants étrangers, et notamment avec H.J.B., qu’il soupçonnait d’avoir été l’un des instigateurs de la tentative de coup d’État et d’avoir séjourné dans un hôtel de Büyükada (Istanbul) le 15 juillet 2016. Sa thèse était fondée notamment sur des rapports de stations de transmission de base dont il ressortait que, le 18 juillet 2016, le téléphone portable de M. Kavala et celui de H.J.B. avaient émis des signaux provenant de la même station.
14. Le 1er novembre 2017, le juge de paix d’Istanbul ordonna la mise en détention provisoire de M. Kavala (Kavala, précité, § 38).
15. Le 13 novembre 2017, le 2e juge de paix d’Istanbul écarta l’opposition dont il avait été saisi au motif que la décision attaquée était conforme à la procédure et à la loi (ibidem, §§ 39-40).
16. Du 1er novembre 2017, date de la mise en détention initiale de M. Kavala, au 4 mars 2019, date de l’acceptation par la cour d’assises de l’acte d’accusation du 19 février 2019 fondé sur l’article 312 du CP (ibidem, §§ 41-46), les juges de paix se penchèrent à maintes reprises sur la question du maintien en détention provisoire de M. Kavala. Dans leurs décisions, ils faisaient référence non seulement aux éléments de preuve invoqués dans la décision du 1er novembre 2017, mais aussi à un rapport de la Commission d’enquête sur les infractions financières (« la MASAK »).
17. Les 21 novembre et 3 décembre 2018, avant, donc, le dépôt de l’acte d’accusation du 19 février 2019, le président de la République fit deux déclarations à propos des accusations qui étaient dirigées contre M. Kavala (ces déclarations sont reproduites dans l’arrêt Kavala, précité, § 61).
3. Les procédures pénales dirigées contre M. Kavala
a) La phase initiale de la procédure pénale devant la 30e cour d’assises d’Istanbul, jusqu’au prononcé de l’arrêt Kavala
18. Le 5 février 2019, le parquet d’Istanbul décida de disjoindre l’instruction pénale relative au chef d’accusation fondé sur l’article 309 du CP de celle relative au chef d’accusation fondé sur l’article 312 du CP (instruction no 2018/210299), et d’enquêter séparément sur l’infraction relative à l’article 309 du CP (instruction no 2017/196115).
19. Le 19 février 2019, le parquet d’Istanbul déposa un acte d’accusation contre M. Kavala et 15 autres suspects, dont des acteurs, des responsables d’ONG et des journalistes. Il accusait principalement les intéressés de tentative de renversement du gouvernement par la force et la violence, au sens de l’article 312 du CP, ainsi que de nombreuses atteintes à l’ordre public – atteintes à des biens publics, profanation de lieux de culte et de cimetières, possession illégale de substances dangereuses, pillage, etc. (pour plus d’informations sur la teneur de l’acte d’accusation, voir Kavala, précité, §§ 47-55). Ces chefs d’accusation étaient en rapport avec les événements de Gezi.
20. Le 4 mars 2019, la 30e cour d’assises accepta l’acte d’accusation et autorisa la mise en accusation de M. Kavala. Ainsi, le procès démarra.
21. Le 11 octobre 2019, le parquet d’Istanbul ordonna d’office la mise en liberté de M. Kavala dans le cadre de l’instruction pénale relative au chef d’accusation fondé sur l’article 309 du CP (no 2017/196115). Il considérait que M. Kavala avait été placé en détention provisoire dans le cadre de l’instruction relative aux événements de Gezi et que prolonger sa détention pour une infraction visée par l’article 309 serait disproportionné compte tenu de l’état des preuves. Cependant, cette décision ne produisit aucun effet en raison de la décision du 1er novembre 2017 portant mise en détention provisoire de M. Kavala du chef de l’infraction visée à l’article 312 du CP (paragraphe 14 ci-dessus).
22. Le 10 décembre 2019, la Cour prononça son arrêt dans l’affaire Kavala, concluant à la violation de l’article 5 §§ 1 et 4 de la Convention, ainsi que de son article 18 combiné avec l’article 5 § 1, et ordonnant la « libération immédiate » de l’intéressé (Kavala, précité, § 240).
23. Les 24 décembre 2019 et 28 janvier 2020, la 30e cour d’assises d’Istanbul ordonna, à la majorité, le maintien en détention provisoire de M. Kavala.
b) La phase subséquente de la procédure pénale, postérieure au prononcé de l’arrêt Kavala
i. Acquittement et mise en liberté provisoire
24. Par un arrêt en date du 18 février 2020, la 30e cour d’assises prononça l’acquittement de M. Kavala du chef de tentative de renversement du gouvernement (article 312 du CP) et ordonna sa mise en liberté provisoire. Dans ses attendus, elle observait d’une part que les transcriptions d’écoutes téléphoniques qui avaient été versées au dossier n’étaient pas des preuves juridiquement valables (« hukuka uygun delil »), et, d’autre part, qu’aucun élément de preuve ne permettait d’établir que M. Kavala ait financé les événements de Gezi et que les matériaux qu’il avait fournis aient été utilisés dans le cadre de violences. À cet égard, elle constatait premièrement que le témoin de l’accusation (Kavala, précité, §§ 36, 62, 147 et 148) n’avait cité aucun fait concret, deuxièmement qu’aucun des autres témoins entendus au cours de la procédure n’avait fait de déclaration incriminante, et troisièmement que le rapport de la MASAK (paragraphe 16 ci-dessus, ibidem, §§ 44 et 227) n’avait mis en lumière aucune activité de nature à étayer l’accusation selon laquelle l’accusé avait apporté un soutien financier aux manifestants. Elle considérait notamment qu’il n’existait pas de preuve légale, concrète et concluante de nature à montrer que M. Kavala avait commis l’infraction reprochée, au sens de l’article 312 du CP. Elle conclut qu’il n’y avait pas d’éléments de preuve suffisants pour établir la culpabilité de M. Kavala.
ii. Remise en détention provisoire
25. Le 18 février 2020, toujours, consécutivement à la décision de mise en liberté provisoire de M. Kavala, le procureur de la République d’Istanbul émit un mandat d’arrêt et demanda la remise en détention provisoire de l’intéressé dans le cadre de l’instruction no 2017/196115 (tentative de renversement de l’ordre constitutionnel, article 309 du CP), qui avait été disjointe de l’instruction initiale (paragraphe 18 ci-dessus). Il demanda donc au juge de paix d’Istanbul d’ordonner la mise en détention provisoire de M. Kavala.
À l’appui de sa demande, il arguait que H.J.B., qui était visé par une enquête pénale pour tentative de coup d’État et par un mandat d’arrêt, d’une part avait siégé aux États-Unis au conseil d’administration de la Fondation Rumi, dont le président honoraire était Fetullah Gülen, leader du FETÖ/PDY (organisation désignée par les autorités turques sous l’appellation « Organisation terroriste Fetullahiste/Structure d’État parallèle »), et d’autre part avait mené des activités de lobbying en faveur de ce même Fetullah Gülen. D’après le parquet, H.J.B. était arrivé à Istanbul le 15 juillet 2016 au matin et avait séjourné dans un hôtel de Büyükada. Le 18 juillet 2016, l’intéressé aurait rencontré M. Kavala dans un restaurant situé dans le quartier de Karaköy, à Istanbul, puis aurait quitté le pays le jour-même. L’analyse des communications aurait en outre montré que M. Kavala et H.J.B. s’étaient contactés très fréquemment avant et après le 15 juillet 2016, qu’ils s’étaient vus le 27 juin 2016 au bureau de M. Kavala à Şişli (Istanbul), et qu’ils avaient rencontré le 30 juin 2016, à Diyarbakır, des personnes qui avaient un lien avec le PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan, une organisation terroriste armée). Les éléments en question auraient justifié l’accusation de participation au processus décisionnel ayant conduit à la tentative de coup d’État qui était dirigée contre M. Kavala.
26. Le 18 février 2020, toujours, alors que sa mise en liberté provisoire venait d’être ordonnée par la 30ème cour d’assises d’Istanbul (paragraphe 24 ci-dessus), M. Kavala fut arrêté et placé en garde à vue dans les locaux de la police d’Istanbul.
27. Le 19 février 2020, le 8e juge de paix d’Istanbul entendit M. Kavala. Ce dernier soutint que la demande du procureur était fondée sur des accusations qui avaient déjà été examinées par la Cour, laquelle, dans son arrêt du 10 décembre 2019, avait conclu à l’absence de raison plausible de le soupçonner d’avoir commis les infractions qui lui étaient reprochées. Il argua en outre qu’il n’existait aucune preuve donnant à penser qu’il ait eu de nombreux contacts avec H.J.B. Enfin, il fit valoir que la durée maximale de détention provisoire au cours de la phrase d’enquête pénale, fixée à deux ans en vertu de l’article 102 § 4 du CPP tel que modifié le 17 octobre 2019, était déjà dépassée.
28. Le 19 février 2020, le 8e juge de paix d’Istanbul ordonna la remise en détention provisoire de M. Kavala sur le fondement de l’article 309 du CP, alors que le parquet avait déjà ordonné le 11 octobre 2019 la mise en liberté provisoire de l’intéressé (paragraphe 21 ci-dessus). S’appuyant sur les éléments de preuves cités par le procureur de la République dans sa demande de mise en détention provisoire (paragraphe 25 ci-dessus), il constata qu’il existait des preuves concrètes donnant à penser que M. Kavala avait commis l’infraction qui lui était reprochée. Il considéra également qu’il existait un risque de fuite compte tenu de la gravité des accusations et de ce que l’infraction reprochée était une infraction dite « cataloguée ». Il conclut qu’une mesure de contrôle juridictionnel serait insuffisante.
29. Le 19 février 2020, toujours, ainsi qu’il ressort des informations transmises par le Comité des Ministres, le Conseil des procureurs et des juges engagea un examen préliminaire afin de vérifier s’il y avait lieu d’ouvrir une enquête disciplinaire à l’égard des trois juges de la 30e cour d’assises d’Istanbul qui avaient rendu l’arrêt d’acquittement concernant le chef d’accusation fondé sur l’article 312 du CP. Le dossier ne contient pas d’information sur la suite qui a été donnée à cet examen.
30. Le 25 février 2020, l’opposition formée par M. Kavala fut rejetée.
31. Le 9 mars 2020, le parquet d’Istanbul demanda la mise en détention provisoire de M. Kavala du chef d’espionnage militaire ou politique (article 328 du CP). À l’appui de sa demande, il arguait que des recherches additionnelles menées à propos de H.J.B. avaient permis d’obtenir des éléments donnant à penser que celui-ci menait des activités d’espionnage pour le compte d’États étrangers. À cet égard, il faisait observer, comme dans la demande de mise en détention provisoire du 18 février 2019 (paragraphe 25 ci-dessus), que H.J.B d’une part avait siégé aux États-Unis au conseil d’administration de la Fondation Rumi, dont le président honoraire était Fetullah Gülen, et d’autre part avait mené des activités de lobbying en faveur de ce même Fetullah Gülen. D’après le parquet, H.J.B était arrivé à Istanbul le 15 juillet 2016 au matin et avait séjourné dans un hôtel de Büyükada, à Istanbul, prétextant, pour camoufler le but réel de sa visite, qu’il devait participer à une réunion internationale. Des participants à cette réunion, qui aurait porté sur les problèmes auxquels le Moyen-Orient se trouvait alors exposé, auraient indiqué que H.J.B. était présent et que la tentative de coup d’État avait démarré ce jour-là, pendant la réunion. Un des employés de l’hôtel, entendu en tant que témoin, aurait déclaré que H.J.B était anormalement anxieux et tendu. Les éléments invoqués auraient montré que la participation de H.J.B. à la réunion en question avait pour but de dissimuler les liens que l’intéressé entretenait avec les auteurs de la tentative de coup d’État. En outre, le témoin en question aurait déclaré que H.J.B. avait discuté avec lui et lui avait confié qu’à chaque fois qu’il venait en Türkiye, des événements extraordinaires se produisaient. Au cours de cette conversation, il aurait également interrogé l’intéressé à propos de la tentative de coup d’État, et celui-ci aurait cherché à cacher qu’il y avait participé en répondant « c’est un jeu, un faux coup, je ne pense pas qu’une telle chose se produise ». Par ailleurs, le rapport d’analyse des communications aurait révélé l’existence d’un lien entre H.J.B. et M. Kavala, et il aurait été établi que H.J.B et M. Kavala avaient utilisé des lignes téléphoniques enregistrées à leurs noms respectifs pour se contacter. Les téléphones portables de M. Kavala et H.J.B. auraient émis des signaux provenant de la même station de transmission de base le 29 novembre 2014 ainsi que les 1er, 3 et 5 juin 2015 et les 7 et 9 mars, 28 et 29 juin et 18 juillet 2016, ce qui aurait montré que les intéressés se rencontraient aussi pour discuter. Il serait ressorti des dépositions de M. Kavala que lui et H.J.B. s’étaient rencontrés dans un restaurant le 18 juillet 2016, c’est-à-dire après la tentative de coup d’État. En outre, les déclarations du témoin et les données provenant des rapports de communication auraient prouvé l’existence d’une relation entre H.J.B et M. Kavala. Le parquet précisait à ce sujet que des investigations sur cette relation étaient d’ailleurs toujours en cours. Il parvenait donc à la conclusion qu’il existait des éléments de nature à laisser penser que M. Kavala s’était rendu coupable d’espionnage militaire ou politique.
32. Le même jour, le juge de paix entendit M. Kavala. Celui-ci alléguait notamment que la station de transmission de base en question couvrait une large zone centrale dans laquelle se trouvaient de nombreux hôtels ainsi que son bureau, et qu’il était tout à fait normal que son téléphone portable et celui de H.J.B. aient émis depuis la même station. Il affirmait par ailleurs ne pas avoir participé à la réunion organisée le 15 juillet 2016, précisant qu’il s’agissait d’une réunion légale, à laquelle certains fonctionnaires avaient aussi participé. Il ajoutait qu’il trouvait anormal que deux ans après sa mise en détention provisoire du chef de renversement de l’ordre constitutionnel, on l’accusât d’espionnage sur la base des mêmes faits. Il arguait enfin qu’il n’existait aucun commencement de preuve contre lui relativement à l’infraction reprochée, et que le but de cette demande était de détourner l’arrêt de la Cour.
33. Le 9 mars 2020, toujours, le 10e juge de paix ordonna la remise en détention provisoire de M. Kavala du chef d’espionnage militaire ou politique. À l’appui de sa décision, il renvoya aux éléments cités dans la demande du parquet (paragraphe 31 ci-dessus). Il considéra qu’il existait des preuves concrètes de nature à justifier le soupçon pesant sur l’intéressé. Il estima également que la mesure de détention était proportionnée compte tenu de la gravité de l’infraction et de la peine encourue.
34. Le 20 mars 2020, le juge de paix ordonna la mise en liberté provisoire de M. Kavala dans le cadre de l’instruction no 2017/196115 (article 309 du CP) au motif que l’intéressé avait été maintenu en détention provisoire pendant plus de deux ans sans avoir été inculpé du chef de l’infraction qui lui était reprochée. Les parties pertinentes de la décision du juge d’instruction se lisent comme suit :
« Eu égard aux rapports existants, aux déclarations du suspect et des témoins, aux rapports pertinents ainsi qu’à l’ensemble du dossier de l’affaire, certains éléments prouvent l’existence à l’égard du suspect d’un fort soupçon de tentative de renversement de l’ordre constitutionnel. Cependant, le suspect est détenu depuis plus de deux ans pour ce motif. Or, pour ce type d’infraction, l’article 102 § 4 du CPP fixe à deux ans la durée maximale de la détention provisoire pendant la phase de l’instruction pénale. Compte tenu de ce que le suspect se trouve en détention pour un autre motif, de ce que les preuves ont été recueillies, de l’absence de risque d’altération des preuves par le suspect et du temps passé par l’intéressé en détention, il est considéré qu’une mesure de détention provisoire serait sévère. En conséquence, il est décidé d’accepter l’avis du parquet général d’Istanbul quant à la mise en liberté provisoire du suspect pour l’infraction de tentative de renversement de l’ordre constitutionnel, et d’ordonner la libération provisoire de l’intéressé avec effet immédiat, à moins que celui-ci ne soit détenu ou condamné pour une autre infraction (…). »
Toutefois, cette décision ne produisit aucun effet en raison de la décision du 9 mars 2020 portant mise en détention provisoire de M. Kavala du chef d’espionnage militaire ou politique (paragraphe 33 ci-dessus).
35. Les juges de paix réexaminèrent la détention provisoire de M. Kavala, soit d’office, soit à la demande de l’intéressé, les 27 mars, 1er avril, 7 avril, 13 avril, 6 mai, 4 juin, 29 juillet et 17 août 2020, et ils ordonnèrent à chaque fois son maintien en détention. À chaque fois, ils évoquaient à l’appui de leur décision l’existence de preuves concrètes, la nature de l’infraction reprochée et l’état des preuves. Ils renvoyaient également à l’existence d’un risque de fuite, et formulaient le constat que des mesures de contrôle juridictionnelles seraient insuffisantes.
iii. La procédure pénale devant la 36e cour d’assises d’Istanbul
1) L’acte d’accusation du 28 septembre 2020
36. Le 28 septembre 2020, le parquet d’Istanbul déposa contre M. Kavala un acte d’accusation des chefs de renversement de l’ordre constitutionnel (article 309 du CP) et d’espionnage militaire ou politique (article 328 du CP).
Dans cet acte d’accusation, le parquet exposait les faits qui étaient reprochés à M. Kavala. Il arguait qu’à diverses dates, M. Kavala avait eu avec H.J.B. des conversations téléphoniques, dont la teneur était inconnue. Selon lui, le téléphone portable de M. Kavala et celui de H.J.B. avaient émis des signaux provenant de la même station de base. En outre, M. Kavala et H.J.B. auraient dîné dans un restaurant après la tentative de coup d’État du 18 juillet 2016. M. Kavala aurait par ailleurs effectué de nombreuses visites à l’étranger, à un rythme plus soutenu que les années précédentes. Il aurait fondé et soutenu des ONG sous une apparence de légalité mais à des fins illégales, dans le but de prendre le pouls de la société. Au cours des événements de Gezi, M. Kavala et H.J.B. auraient cherché à offrir aux organisations terroristes de gauche un environnement propice aux violences en mobilisant des cellules infiltrées dans les ONG. En Türkiye, M. Kavala aurait collaboré avec H.J.B., lequel aurait entretenu un lien organique avec les services de renseignement de pays étrangers.
À propos de l’infraction d’espionnage, le parquet soutenait également que les activités d’espionnage ne se limitaient pas à la collecte et à l’analyse d’informations confidentielles, et qu’elles consistaient également à instrumentaliser, avec l’aide des services secrets de nombreux États, les acteurs de la société civile dans le but d’exercer des pressions économiques, culturelles, idéologiques et militaires sur les États et de se livrer à des actes d’ingénierie sociale par l’intermédiaire d’activités menées par des ONG financées par des fonds provenant de l’étranger. Il arguait que dans de nombreux pays, des cadres retraités des services de renseignement participaient à des think tanks et réalisaient des analyses sociales, culturelles et politiques qui étaient par la suite soumises aux services secrets.
Concernant M. Kavala, le parquet avançait que l’intéressé était le représentant de l’Open Society Institute, un institut fondé par G.S., un homme d’affaire américain qui était aussi l’un des fondateurs de la Fondation pour une société ouverte en Türkiye. Il soutenait qu’en 2002, M. Kavala avait fondé Anadolu Kültür, une société anonyme à but non lucratif, dans le but de contrôler ses activités illégales en Türkiye. Il déduisait d’un rapport rédigé le 16 octobre 2018 par la direction générale des fondations que M. Kavala menait des projets grâce à des fonds provenant de la Fondation pour une société ouverte. Il arguait qu’outre l’analyse, à des fins d’espionnage, des caractéristiques sociales et culturelles de la société turque, les projets en question avaient pour but d’inciter les citoyens turcs à la haine et à l’hostilité sur la base d’une distinction fondée sur l’appartenance à une langue, une race, une religion, une secte ou une région. Il estimait que la Fondation pour une société ouverte avait pour objectif de renverser le gouvernement en incitant à la division au sein de la société. Il soutenait en outre que la société anonyme et les autres ONG dont M. Kavala était le fondateur ou le dirigeant avaient mené de nombreuses recherches sur les caractéristiques du peuple turc, et que le but de ces recherches était d’inciter à la division, d’orienter les gouvernements et de prendre contact avec les autorités d’États étrangers et des organisations internationales.
D’après le parquet, toujours, ces activités, sous le prétexte de la protection des libertés, avaient en fait pour but de renverser, sous le contrôle des services secrets, le gouvernement légitime. Dans ce contexte, M. Kavala aurait voulu créer des foyers de résistance dans la société en menant des activités dont le but affiché était la protection des droits des femmes, la protection des mineurs contre les abus, la lutte contre les violences faites aux femmes, l’assimilation des minorités, la lutte pour la liberté d’expression et la protection de l’environnement. Ce faisant, il aurait cherché à regrouper des entités indépendantes autour de ces projets dans le but de les inciter, le cas échéant, à manifester en masse contre le gouvernement.
Le parquet arguait que M. Kavala avait également financé par l’intermédiaire de sa société, Anadolu Kültür, de nombreux projets et films documentaires sur les origines des citoyens turcs dans le but, d’une part, de faire croire que l’État turc assassinait les citoyens d’origine kurde ou leur faisait subir de graves violations des droits de l’homme, et, d’autre part d’éveiller la sympathie à l’égard du PKK et de ses alliés. Il citait ainsi une série de reportages et documentaires sur la branche féminine du PKK, la situation des enfants dans le sud-est de la Türkiye, les incendies de villages et la migration forcée de populations, la commémoration des événements de 1915 qui avaient fortement touché la population arménienne, et les allégations de violations des droits de l’homme après la tentative de coup d’État, affirmant que les reportages et documentaires en question avaient été financés ou soutenus par M. Kavala ou qu’ils avaient été retrouvés dans son smartphone ou sur les supports numériques qui avaient été découverts dans son bureau.
Le parquet arguait également que M. Kavala avait au cours de ses visites en Allemagne rencontré C.D., un journaliste qui résidait dans ce pays et qui avait été condamné en Türkiye pour divulgation de documents classifiés (espionnage), et qu’il s’était entretenu à maintes reprises avec l’intéressé via WhatsApp.
Il soutenait en outre que M. Kavala avait activement participé à la phase de préparation de la tentative de coup d’État. À l’appui de cette allégation, il citait les éléments exposés ci-dessous et concluait que les activités de H.J.B. coïncidaient avec les préparatifs de la tentative de coup d’État dans une mesure qui n’était pas « en conformité avec le cours normal de la vie ». Il mentionnait diverses visites que H.J.B. avait faites en Türkiye ou dans différentes villes de Türkiye et que M. Kavala avait faites dans des pays étrangers avant la tentative de coup d’État. Il avançait également que H.J.B. avait séjourné à Istanbul du 7 au 9 mars 2016 et que, pendant cette période, son téléphone portable et celui de M. Kavala avaient à maintes reprises émis des signaux depuis la même station de transmission de base. Il affirmait que le 8 octobre 2016, H.J.B avait eu avec M. Kavala trois conversations téléphoniques, qui avaient duré 28 secondes, 36 secondes et 193 secondes respectivement. Selon lui, H.J.B. s’était rendu à deux reprises en Türkiye et pendant son séjour, les téléphones portables de H.J.B. et de M. Kavala avaient émis des signaux depuis la même station de transmission de base, dans deux arrondissements d’Istanbul – Şişli, où le bureau de M. Kavala est installé, et Fatih. En 2015 et 2016, les téléphones portables de H.J.B. et de M. Kavala auraient aussi à maintes reprises émis des signaux depuis la même station de transmission de base située à Şişli. M. Kavala et H.J.B se seraient vus le 18 juillet 2016 dans un restaurant. M. Kavala se serait en outre rendu en Allemagne du 11 au 14 novembre 2015. A.Ö., qui était accusé d’être l’un des instigateurs de la tentative de coup d’État et d’avoir agi sur instruction de Fetullah Gülen, se serait quant à lui rendu aux États-Unis le 14 novembre 2015.
Le parquet arguait en outre que M. Kavala avait utilisé un autre téléphone portable pendant deux mois et demi en 2015, c’est-à-dire l’année au cours de laquelle les élections avaient eu lieu et le PKK avait proclamé l’autonomie dans le sud-est de la Türkiye. Il précisait cependant que ce téléphone n’avait pas pu être retrouvé et que l’intéressé avait utilisé d’autres lignes téléphoniques en Allemagne.
Le parquet soutenait également que M. Kavala avait eu avec A.V. des échanges de courriels dont le contenu n’avait pas pu être retrouvé. Il affirmait qu’A.V., qui avait participé à la réunion du 15 juillet 2016 à Büyükada, était expert dans un think tank basé à Bruxelles qui avait été fondé, entre autres, par G.S et un ancien ambassadeur, et qu’il avait facilité l’obtention par Fetullah Gülen d’un permis de séjour aux États-Unis.
Le parquet déduisait de ces éléments que M. Kavala et H.J.B. avaient été informés en amont de cette tentative et avaient établi en Türkiye et à l’étranger une série de connexions dont le but était d’établir l’infrastructure de la tentative de coup d’État. Il estimait en outre que si seul un faible nombre d’échanges directs entre H.J.B et M. Kavala avaient pu être mis au jour, c’était parce que H.J.B. maîtrisait les tactiques et procédures utilisées par les services secrets.
Le parquet arguait par ailleurs que le 6 novembre 2015, G.S. était venu en Türkiye et avait rencontré M. Kavala, qui l’avait photographié avec I.A. Selon le parquet, I.A. était un homme d’affaires, proche de M. Kavala, qui était représentant de l’Open Society Foundation en Türkiye et cofondateur de la Fondation pour une société ouverte, et qui lui aussi avait facilité l’obtention par Fetullah Gülen de son permis de séjour.
S’appuyant sur les éléments exposés ci-dessus, le parquet concluait que M. Kavala et H.J.B. avaient commis les infractions réprimées par les articles 309 et 328 du CP.
37. Le 8 octobre 2020, la 36e cour d’assises accueillit l’acte d’accusation. Elle rejeta la demande de mise en liberté provisoire de M. Kavala et ordonna son maintien en détention.
2) Le maintien en détention provisoire de M. Kavala
38. Le 6 novembre 2020, la 36e cour d’assises rejeta la demande de mise en liberté provisoire de M. Kavala et ordonna son maintien en détention provisoire.
39. À l’audience du 18 décembre 2020, elle entendit M. Kavala en sa défense, ainsi que certains témoins. Elle ordonna le maintien en détention provisoire de l’intéressé au motif qu’il existait des preuves concrètes propres à justifier une telle mesure. Elle indiqua également que toutes les preuves n’avaient pas été recueillies et que d’autres témoins devaient être entendus. Enfin, elle dit qu’il existait un risque d’altération des preuves et de fuite, et que des mesures de contrôle juridictionnel seraient insuffisantes.
40. À maintes reprises, la 36e cour d’assises d’Istanbul ordonna le maintien en détention provisoire de M. Kavala en reprenant essentiellement les motifs qu’elle avait énoncés dans ses décisions précédentes.
iv. L’annulation de l’arrêt d’acquittement
41. Le 22 janvier 2021, le parquet ayant formé opposition contre l’arrêt d’acquittement rendu le 18 février 2020 relativement au chef d’accusation fondé sur l’article 312 du CP (paragraphe 24 ci-dessus), la 3e cour d’appel régionale annula l’arrêt en question et renvoya l’affaire devant la 30e cour d’assises d’Istanbul.
v. La poursuite de la procédure devant la 36e cour d’assises et la clôture de la procédure devant elle
42. Le 5 février 2021, la 36e cour d’assises d’Istanbul tint une audience à l’issue de laquelle elle ordonna le maintien en détention provisoire de M. Kavala. Par ailleurs, elle prit note de l’arrêt de la cour d’appel régionale qui infirmait l’arrêt d’acquittement de la cour d’assises, et elle décida de joindre la procédure pénale pendante devant elle à celle qui était pendante devant la 30e cour d’assises d’Istanbul et de renvoyer le dossier de l’affaire à cette juridiction. Ainsi, les poursuites pénales devant la 36e cour d’assises d’Istanbul furent clôturées.
vi. L’infirmation d’un arrêt d’acquittement relatif à la procédure Çarşı
43. Le 28 avril 2021, la Cour de cassation infirma un arrêt d’acquittement que la 13e cour d’assises d’Istanbul avait rendu le 29 décembre 2015 dans la procédure connue sous le nom de « procédure Çarşı » (« la procédure Çarşı »), en référence au groupe de supporters de l’équipe de football de Beşiktaş. Dans cette procédure, qui avait été ouverte le 11 septembre 2014, trente-cinq personnes (parmi lesquelles M. Kavala ne figurait pas) étaient accusées, entre autres, de tentative de renversement du gouvernement par la force et la violence dans le cadre des événements de Gezi (article 312 du CP). Toutes avaient été acquittées le 29 décembre 2015. Le 28 avril 2021, toujours, la Cour de cassation demanda la jonction de cette procédure à celle qui avait été ouverte devant la 30e cour d’assises.
vii. La poursuite de la procédure devant la 30e cour d’assises d’Istanbul et la clôture de la procédure devant elle
44. Le 5 mars 2021, la 30e cour d’assises d’Istanbul, reprenant les motifs qu’elle avait exposés dans ses décisions précédentes, ordonna, à la majorité, le maintien de M. Kavala en détention provisoire.
45. À l’audience du 29 avril 2021, elle ordonna à nouveau, à la majorité, le maintien en détention provisoire de M. Kavala.
46. Le 21 mai 2021, après l’annulation de son arrêt par la cour d’appel régionale, elle tint une audience à l’issue de laquelle elle ordonna, par deux voix contre une, le maintien en détention provisoire de M. Kavala du chef d’espionnage militaire ou politique. Pour parvenir à cette décision, elle commença par se livrer à un examen de l’arrêt que la Cour avait rendu dans l’affaire Kavala, observant que la violation constatée par la Cour découlait de la détention de M. Kavala pour les chefs d’accusation fondés sur les articles 309 et 312 du CP. Elle releva que la mesure en question avait pris fin respectivement les 18 février et 20 mars 2020. Elle nota également que M. Kavala se trouvait en détention provisoire pour un nouveau chef d’accusation, espionnage politique ou militaire au sens de l’article 328 du CP, qui n’avait pas fait l’objet d’un examen par la Cour. En outre, elle décida de se procurer le dossier de la procédure Çarşı (paragraphe 43 ci-dessus), qui était pendante devant la 13e cour d’assises d’Istanbul, afin de se pencher sur l’opportunité de joindre les deux procédures conformément à la demande de la Cour de cassation.
47. Le 2 août 2021, la 30e cour d’assises d’Istanbul tint une audience et décida, à la majorité, de joindre la procédure devant elle à celle qui était pendante devant la 13e cour d’assises d’Istanbul (procédure Çarşı). Ainsi, la procédure devant la 30e cour d’assises d’Istanbul fut clôturée.
48. Pendant la procédure pénale devant elle, la 30e cour d’assises d’Istanbul ordonna le maintien en détention provisoire de M. Kavala à maintes reprises en se fondant sur les motifs qu’elle avait énoncés dans ses décisions précédentes.
viii. La poursuite de la procédure pénale devant la 13e cour d’assises d’Istanbul
49. Le 8 octobre 2021, lors de la première audience qui suivit la jonction des procédures relatives aux accusations fondées sur les articles 309, 312 et 328 du CP, la 13e cour d’assises d’Istanbul ordonna, à la majorité, le maintien en détention provisoire de M. Kavala. L’opposition que M. Kavala avait formée contre cette décision fut rejetée le 26 octobre 2021.
50. Le 5 novembre 2021, la 13e cour d’assises d’Istanbul ordonna le maintien en détention provisoire de M. Kavala. Elle s’exprima comme suit :
« Eu égard à la nature de l’infraction reprochée à l’accusé, à l’état actuel du procès et de l’examen des enregistrements HTS (« Historical Traffic Search ») et des données de la station de base figurant dans le dossier, aux rapports établis à la suite de l’examen des matériaux numériques, à l’existence de preuves concrètes montrant l’existence de forts soupçons, au rapport de la MASAK, et à la peine maximale prescrite par la loi pour les infractions en question, il a été décidé que des mesures de contrôle judiciaire seraient insuffisantes. »
51. À maintes reprises pendant la procédure devant elle, la 13e cour d’assises d’Istanbul, reprenant les motifs qu’elle avait énoncés dans ses décisions antérieures, ordonna à la majorité le maintien en détention provisoire de M. Kavala.
52. Lors de l’audience qu’elle tint le 21 février 2022, la 13e cour d’assises d’Istanbul décida, cette fois, de disjoindre la procédure Çarşı de celle visant M. Kavala qui était pendante devant elle. Par ailleurs, le 4 mars 2022, le parquet présenta son réquisitoire, à l’issue duquel il requit la condamnation de M. Kavala pour tentative de renversement du gouvernement par la force et la violence (article 312 du CP), ainsi que sa mise en détention provisoire de ce chef. Dans son réquisitoire, le parquet relevait notamment que, considérés ensemble, les faits qu’il avait reprochés à M. Kavala dans les actes d’accusation qu’il avait présentés le 19 février 2019 relativement aux événements de Gezi (Kavala, précité, §§ 47-55) et le 28 septembre 2020 (paragraphe 36 ci-dessus) étaient des actes continus réprimés par l’article 312 du CP.
53. À l’audience du 21 mars 2022, la 13e cour d’assises d’Istanbul ordonna à la majorité le maintien en détention provisoire de M. Kavala.
54. Le 25 avril 2022, la 13e cour d’assises d’Istanbul acquitta M. Kavala du chef d’espionnage militaire ou politique au sens de l’article 328 du CP, mais elle le déclara coupable du chef d’accusation fondé sur l’article 312 du CP. Elle le condamna à la réclusion à perpétuité aggravée (paragraphe 11 ci‑dessus) et ordonna son maintien en détention provisoire pour ce dernier chef.
55. La procédure pénale est toujours pendante devant les juridictions nationales.
4. Autres éléments présentés par M. Kavala
56. M. Kavala a communiqué à la Cour de nombreuses déclarations, similaires à celles qui avaient été portées à la connaissance de la Cour dans le cadre de l’arrêt initial (Kavala, précité, § 61), que de hauts responsables du pays avaient faites au sujet de la procédure pénale engagée à son encontre et de la procédure devant le Comité des Ministres. Il a en particulier présenté un discours en date du 19 février 2020 dans lequel le président de la République critiquait le jugement d’acquittement.
B. La procédure devant la Cour constitutionnelle
1. Le premier recours individuel de M. Kavala
57. Le 29 décembre 2017, M. Kavala saisit la Cour constitutionnelle turque (« la CCT ») d’un recours individuel. Il se plaignait de sa détention provisoire pour les chefs d’accusation liés aux événements de Gezi et à la tentative de coup d’État du 15 juillet 2016.
58. Dans son arrêt du 28 juin 2019, la CCT conclut, par dix voix contre cinq, à l’absence de violation du droit à la liberté de M. Kavala (pour un résumé de cet arrêt, voir, Kavala, précité, §§ 59-60).
2. Le deuxième recours individuel de M. Kavala
59. Le 4 mai 2020, M. Kavala saisit la CCT d’un deuxième recours individuel pour se plaindre de sa détention, subséquente à l’arrêt Kavala, du chef d’espionnage militaire ou politique (article 328 du CP).
60. Le 29 décembre 2020, après s’être prononcée le 16 juillet 2020 sur certains des griefs dont M. Kavala l’avait saisie, la CCT adopta son arrêt, qui fut publié au Journal officiel le 23 mars 2021.
Dans son arrêt, la CCT concluait, par huit voix contre sept, qu’il n’y avait pas eu violation du droit à la liberté de M. Kavala relativement aux griefs tirés de la régularité et de la durée de sa privation de liberté pour l’infraction visée à l’article 328 du CP. Dans son raisonnement, elle renvoyait à la demande que le parquet d’Istanbul avait présentée le 9 mars 2020 (paragraphe 31 ci‑dessus), à la décision, rendue le même jour, par laquelle le 10e juge de paix avait ordonné la mise en détention provisoire de M. Kavala pour espionnage militaire ou politique (paragraphe 34 ci-dessus), ainsi qu’à l’acte d’accusation du 28 septembre 2020 (paragraphe 36 ci-dessus). Elle faisait observer que des recherches additionnelles que le parquet avait menées à propos de H.J.B. avaient permis de recueillir des éléments qui laissaient penser que celui-ci menait des activités d’espionnage pour le compte d’États étrangers. Concernant M. Kavala, elle exposait en particulier qu’il avait été fait mention des rapports d’analyse relatifs à l’interception de communications et de l’existence de liens entre H.J.B. et M. Kavala. À propos de l’acte d’accusation, elle constatait que le parquet avait invoqué les éléments suivants relativement à l’infraction visée à l’article 328 du CP : les relations alléguées entre M. Kavala et H.J.B., les activités menées par M. Kavala par le biais d’institutions et d’organisations dont il était propriétaire ou gérant, ainsi que le flash disk qui avait été saisi sur M. Kavala et les enregistrements qui avaient été retrouvés sur son téléphone portable. Elle notait également que selon les autorités chargées de l’enquête, H.J.B. s’était livré à des activités d’espionnage contre la Türkiye et avait siégé au conseil d’administration d’une fondation dont le chef du FETÖ/PDY était président d’honneur. Elle ajoutait que H.J.B. était venu en Türkiye le jour de la tentative de coup d’État du 15 juillet 2016 dans le but de fournir un soutien logistique à cette entreprise.
Après avoir résumé les éléments cités par le parquet dans l’acte d’accusation en question et sa jurisprudence en la matière, la CCT parvenait à la conclusion que la détention provisoire en question était imposée par l’article 328 du CP pour l’infraction concernée et qu’elle était justifiée au regard de l’article 19 de la Constitution. À cet égard, elle s’exprimait comme suit :
« 91. (…) les informations et documents relevant par essence de secrets d’État constituent l’objet de l’infraction [visée à l’article 328 § 1 du CP], et l’obtention de ces informations et documents à des fins d’espionnage politique ou militaire en est l’élément constitutif. Par conséquent, on peut dire que la confidentialité constitue l’une des principales caractéristiques de l’infraction en question.
92. Il convient de garder à l’esprit que compte tenu de la dimension de secret qui caractérise les affaires d’espionnage, les autorités d’enquête ont plus de mal que pour d’autres infractions à mettre au jour ce type d’affaires et à recueillir des preuves et établir les faits à leur égard. De surcroît, le fait que les actes constitutifs de telles infractions soient souvent commis en coopération avec les services de renseignement d’autres pays et que les auteurs de ces infractions soient plus habiles que d’autres suspects à dissimuler leurs actes pourrait nécessiter l’adoption de critères relativement différents concernant la nature et le niveau des preuves exigées, au moins au début de l’enquête ou au moment de l’adoption de mesures préventives comme le placement en détention provisoire. »
La CCT estima, à la majorité, que les éléments réunis par les autorités chargées de l’enquête et retenus par le juge de paix ayant ordonné la mise en détention de M. Kavala (voir les paragraphes 31-34 ci-dessus) étaient suffisants pour conclure à l’existence de forts soupçons quant à l’infraction visée à l’article 328 du CP.
61. Dans son opinion dissidente, le président de la CCT dit qu’il n’avait constaté l’existence d’aucun élément susceptible de justifier les soupçons qui pesaient sur M. Kavala, et que la détention provisoire de l’intéressé pour l’infraction d’espionnage était donc illégale selon lui. Il observa tout d’abord que les soupçons d’espionnage étaient fondés sur les liens existants entre M. Kavala et H.J.B. Or, estimait-il, les autorités chargées de l’enquête n’avaient pu fournir aucun élément concret de nature à infirmer les déclarations de M. Kavala quant à ses relations avec H.J.B. Il considérait notamment que dans l’ordonnance de détention et l’acte d’accusation, certaines allégations abstraites fondées sur des hypothèses avaient été présentées comme des faits établis. Il soutenait en outre que même à supposer que les conversations téléphoniques alléguées aient eu lieu, aucune information quant à leur teneur n’avait été divulguée. Il jugeait également que compte tenu des éléments constitutifs de l’infraction en question, il était problématique d’admettre comme preuves à charge les données relatives aux conversations téléphoniques de M. Kavala avec H.J.B., qui était né à Istanbul et avait effectué des études universitaires sur la Türkiye. À ses yeux, il n’existait aucun élément susceptible de justifier ni un fort soupçon, ni même un simple soupçon concernant les accusations en question.
Le président de la CCT précisait également que les éléments constitutifs de cette infraction n’avaient pas été démontrés dans les décisions relatives à la détention provisoire de M. Kavala. Il ajoutait que M. Kavala était accusé d’avoir obtenu des informations par l’intermédiaire des ONG qu’il avait créées et soutenues, et qu’il avait utilisé ces informations contre la Türkiye et en faveur d’États étrangers. Il soulignait à ce sujet que la mission essentielle des ONG était de mener des recherches et des analyses, de préparer des rapports et de produire des recommandations sur les questions socio‑économiques et politiques du pays. S’il admettait qu’une ONG pût effectivement être utilisée à des fins d’espionnage, il estimait que la thèse selon laquelle une ONG menait des activités pouvant être qualifiées d’espionnage devait être étayée par des informations, des documents et des éléments concrets, et non par des hypothèses abstraites et générales. Or, disait-il, pareils éléments faisaient défaut en l’espèce.
Dans son opinion dissidente, le président de la CCT abordait également la question de savoir si M. Kavala avait déjà été détenu sur la base des mêmes éléments de preuve et, dans l’affirmative, si la deuxième détention était liée aux accusations précédentes. Il répondait à cette question par l’affirmative. Dans son raisonnement, il exposait que le soupçon initial était fondé sur les liens que M. Kavala était accusé d’avoir entretenus avec H.J.B. en 2013 et 2016. Or, estimait-il, les autorités chargées de l’enquête avaient eu ces informations à leur disposition depuis le début de l’enquête. Il considérait donc que cela faisait déjà plus de trois ans que les informations admises comme éléments de preuve le 9 mars 2020 existaient en des termes généraux dans le dossier d’enquête. Il ajoutait qu’au cours de cette période, aucun fait nouveau propre à justifier une mise en détention provisoire du chef de l’infraction d’espionnage n’avait pu être obtenu à propos de la nature des liens présumés. Il faisait en outre observer que les autorités chargées de l’enquête n’avaient pas pu expliquer en quoi il avait été nécessaire d’ordonner la mise en détention provisoire de M. Kavala plus de trois ans après que l’existence d’un lien avec H.J.B. avait été établie. Il rappelait que depuis trois ans, sur le fondement des mêmes éléments de preuve essentiellement, les juridictions compétentes avaient ordonné le placement en détention de M. Kavala et sa mise en liberté provisoire à trois reprises, et l’avaient acquitté une fois. Il faisait valoir que l’existence de liens entre M. Kavala et H.J.B. était mentionnée dans toutes les ordonnances de détention, et ce dès l’origine, et que cet élément avait été accepté comme preuve dès la première ordonnance de détention dans laquelle était mentionnée l’existence d’un fort soupçon de tentative de coup d’État. Il relevait que le soupçon en question avait été levé, mais que M. Kavala avait tout de même été détenu une deuxième fois pour la même infraction après que son acquittement avait été prononcé et sa mise en liberté provisoire ordonnée dans le cadre de la procédure relative aux événements de Gezi. De même, il soutenait que l’argument consistant à dire qu’il existait des liens entre M. Kavala et H.J.B. avait également été retenu dans la deuxième ordonnance de détention pour justifier l’existence d’un fort soupçon concernant une autre infraction (visée par l’article 309 du CP). Il notait enfin que la troisième ordonnance de détention provisoire du chef de l’infraction visée à l’article 328 du CP, qui avait été prononcée peu de temps après la deuxième ordonnance de détention provisoire, était toujours justifiée par cet élément.
62. Dans son opinion dissidente, le vice-président de la CCT critiquait lui aussi l’absence d’informations sur la teneur des contacts allégués entre M. Kavala et H.J.B. Il soutenait en outre que les autres éléments cités par le parquet, c’est-à-dire les films documentaires retrouvés dans le flash disk et le téléphone portable de M. Kavala, étaient sans lien avec l’infraction d’espionnage puisqu’il n’avait pas été allégué qu’ils continssent une information classée confidentielle. Après avoir commenté les éléments constitutifs de l’infraction visée à l’article 328 du CP, il précisait que l’objet de l’infraction était un « secret d’État », c’est-à-dire une information classée confidentielle et non connue du public. Selon lui, des informations obtenues à partir de sources ouvertes et donc, par nature, connues du public, ne pouvaient être considérées comme un « secret d’État », et le parquet aurait donc dû préciser les éléments constitutifs de l’infraction en question, en répondant à la question suivante : « de quelle information secrète, détenue par quel organe de l’État, était-il question ? ». Or, estimait-il, le parquet ne se fondait que sur des évaluations abstraites, qui ne pouvaient être considérés comme des éléments constitutifs de l’infraction visée à l’article 328 du CP au sens du droit pénal. Il en concluait d’une part que dans les pièces versées au dossier relativement à la détention de M. Kavala, aucun élément ne permettait de justifier le soupçon en question, et, d’autre part, que la détention en question n’avait aucune base légale. Il critiquait également la proportionnalité de la mise en détention de M. Kavala trois ans après l’obtention des éléments cités dans les décisions pertinentes.
63. Le troisième juge dissident concluait quant à lui à l’absence de faits, informations ou preuves propres à démontrer que l’intéressé se fût livré à une activité délictuelle au sens de l’article 328 du CP. Reprenant essentiellement les arguments que les autres juges dissidents avaient déjà exposés, il exprimait aussi ses inquiétudes quant au déroulement de la détention provisoire de M. Kavala. Il considérait qu’accuser une personne d’espionnage en se fondant uniquement sur des éléments relatifs aux signaux émis par son téléphone et sur aucune preuve tangible pourrait conduire à des situations préoccupantes au regard des droits de l’homme. Renvoyant au paragraphe pertinent de l’arrêt Kavala (précité, § 154), il exposait que le parquet n’avait pu fournir aucun élément de nature à démontrer que M. Kavala ait particulièrement vu H.J.B. et que sa thèse ait créé à l’égard du suspect une présomption irréfragable. Concernant la déposition d’un des témoins, qui selon lui pouvait être considérée comme un élément nouveau postérieur à l’arrêt de la Cour, il faisait remarquer que les déclarations recueillies à cet égard ne concernaient pas M. Kavala. Concernant les autres activités que M. Kavala avait menées dans le cadre de ses ONG, il estimait qu’il s’agissait d’activités légales. Il considérait que l’approche du parquet risquait de conduire à une criminalisation d’activités menées légalement par des ONG. Enfin, il jugeait lui aussi que la mesure litigieuse était disproportionnée.
64. Dans leur opinion dissidente commune, les quatrième et cinquième juges dissidents commençaient par donner un aperçu de la jurisprudence pertinente de la CCT, exprimant d’emblée l’avis que la conclusion de la majorité n’était pas compatible avec elle. Ils considéraient qu’au regard des critères ainsi exposés, l’affaire présentait de graves problèmes. Ils estimaient en effet que les éléments constitutifs de l’infraction visée à l’article 328 du CP (informations ou documents appartenant à l’État et relevant par essence de « secrets d’État », et obtention ou divulgation de pareils documents ou informations) n’étaient pas énoncés dans les documents relatifs à la détention de M. Kavala. Ils critiquaient notamment le critère développé au paragraphe 92 de l’arrêt de la CCT (paragraphe 60 ci-dessus). Ils estimaient en effet que si cette approche était suivie, les mesures de détention applicables à certains types d’infractions ne bénéficieraient pas des garanties prévues par la Constitution. Ils soutenaient également que certains faits, qui manifestement n’étaient pas constitutifs d’une infraction, avaient été admis comme éléments de preuve relativement à l’infraction d’espionnage. Ils concluaient que le dossier ne contenait aucune preuve de l’infraction d’espionnage et que la remise en détention provisoire de M. Kavala, qui n’était par ailleurs fondée sur aucun motif pertinent et suffisant, était disproportionnée.
65. Les sixième et septième juges dissidents estimèrent eux aussi, pour des motifs similaires à ceux exposés par les autres juges dissidents, qu’il n’existait aucun élément de fait propre à justifier la remise en détention provisoire de M. Kavala.
C. L’arrêt Kavala
66. Dans l’arrêt Kavala, rendu le 10 décembre 2019 et devenu définitif le 11 mai 2020, la Cour conclut, à l’unanimité, à la violation des articles 5 §§ 1 et 4 de la Convention, et, par six voix contre une, à la violation de l’article 18, combiné avec l’article 5 § 1, relativement aux soupçons qui avaient été formulés à l’égard de M. Kavala en octobre 2017 en lien avec les événements de Gezi et la tentative de coup d’État du 15 juillet 2016, et à sa détention provisoire subséquente. Faute d’avoir reçu une demande en bonne et due forme, elle décida de n’octroyer à l’intéressé aucune indemnité au titre de l’article 41 de la Convention. Elle estima au titre de l’article 46 de la Convention que le Gouvernement devait prendre toutes les mesures nécessaires pour mettre un terme à la détention de M. Kavala et faire procéder à sa libération immédiate.
67. Dans son arrêt, la Cour considéra que la privation de liberté de M. Kavala avait eu lieu en l’absence de toute raison plausible de le soupçonner d’avoir commis une quelconque infraction et qu’en conséquence elle avait emporté violation de l’article 5 § 1 (Kavala, précité, §§ 156-157 et 159). Au regard de l’article 15 de la Convention, elle estima également que « les soupçons pesant sur l’intéressé n’[avaient] pas atteint le niveau minimum de plausibilité exigé. Bien qu’imposées sous le contrôle du système judiciaire, les mesures litigieuses reposaient donc sur un simple soupçon ». Elle dit par ailleurs que les mesures en question « ne sauraient être considérées comme ayant respecté la stricte mesure requise par la situation » (ibidem, §§ 157-158). Dans le paragraphe 157 de son arrêt, elle considéra notamment ce qui suit :
« En particulier, compte tenu de la nature des accusations portées contre le requérant, la Cour observe que les autorités ne sont pas en mesure de démontrer que la mise et le maintien en détention de l’intéressé étaient justifiés par des soupçons raisonnables fondés sur une évaluation objective des actes reprochés. Elle relève de surcroît que ces mesures étaient essentiellement fondées non seulement sur des faits ne pouvant raisonnablement être considérés comme des actes pénalement répréhensibles en droit interne, mais aussi sur des faits liés en grande partie à l’exercice de droits conventionnels. En effet, le fait que pareils actes soient considérés dans l’acte d’accusation comme des éléments constitutifs d’une infraction affaiblit en soi la plausibilité des soupçons en question. »
68. La Cour conclut également que, eu égard à la durée globale du contrôle de légalité du premier recours individuel par la CCT (à savoir un délai d’un an, cinq mois et vingt-neuf jours) et aux enjeux pour M. Kavala (Kavala, précité, §§ 192-193), la procédure dans le cadre de laquelle la CCT avait statué sur la régularité de sa détention provisoire ne pouvait passer pour compatible avec l’exigence de « célérité » prévue à l’article 5 § 4.
69. Rappelant la conclusion qu’elle avait formulée au regard de l’article 5 § 1 et qui consistait à dire que les accusations portées contre M. Kavala ne reposaient pas sur des raisons plausibles de le soupçonner, la Cour estima par ailleurs que le but réel des mesures litigieuses avait été de réduire M. Kavala au silence. En outre, compte tenu de la nature des accusations portées contre l’intéressé, elle considéra que les mesures en cause étaient susceptibles d’avoir un effet dissuasif sur le travail des défenseurs des droits de l’homme (ibidem, §§ 230-232). Elle conclut donc à la violation de l’article 18 combiné avec l’article 5 § 1 (ibidem, § 144). Enfin, elle précisa ce qui suit : « le Gouvernement doit prendre toutes les mesures nécessaires pour mettre un terme à la détention du requérant et faire procéder à sa libération immédiate » (ibidem, § 240).
D. La surveillance de l’exécution de l’arrêt Kavala par le Comité des Ministres
1. Les réunions ordinaires et Droits de l’homme du Comité des Ministres
70. Lorsqu’il devint définitif, le 11 mai 2020, l’arrêt Kavala fut transmis au Comité des Ministres afin que celui-ci en surveillât l’exécution conformément à l’article 46 § 2.
71. À sa 1377e réunion du 4 juin 2020, le Comité des Ministres classa l’affaire dans la catégorie « procédure soutenue », estimant qu’elle nécessitait des « mesures individuelles urgentes » et révélait un « problème complexe ». Il commença à examiner l’affaire Kavala lors de sa 1377bis réunion Droits de l’homme (1-3 septembre 2020). À sa 1398e réunion Droits de l’homme, en mars 2021, il décida d’examiner la situation de M. Kavala à chaque réunion ordinaire et Droits de l’homme, et ce jusqu’à sa libération. Jusqu’à la saisine de la Cour en vertu de l’article 46 § 4, le Comité des Ministres adopta dix décisions et trois résolutions intérimaires, soit lors de réunions ordinaires, soit lors de réunions Droits de l’homme.
72. À la 1377bis réunion Droits de l’homme, le Comité des Ministres examina l’affaire. Son secrétariat formula l’avis suivant :
« (…) les informations disponibles relatives à la détention actuelle du requérant, combinées aux conclusions détaillées de la Cour, font fortement présumer que sa situation actuelle n’est pas compatible avec les conclusions et l’esprit de l’arrêt de la Cour. Les quatre facteurs qui conduisent le Secrétariat à cette conclusion sont exposés ci-dessous.
En premier lieu, bien que la qualification juridique de l’infraction en vertu du Code pénal soit désormais l’obtention d’informations classifiées pour des raisons de sécurité nationale ou d’intérêts politiques étrangers dans l’intention d’espionner les affaires politiques et militaires, en violation de l’article 328, il ressort des informations dont dispose le Comité que les allégations à l’encontre du requérant n’ont pas changé de manière substantielle.
En second lieu, la Cour a considéré comme un élément crucial, aux fins de son appréciation sous l’angle de l’article 18 de la Convention, le fait que plusieurs années se soient écoulées entre les événements à l’origine de la détention du requérant et les décisions judiciaires ordonnant sa mise en détention. Le Gouvernement n’a avancé aucun argument plausible pour expliquer les raisons de ce laps de temps (§§ 225-228 de l’arrêt). De même, les accusations qui constituent le fondement de l’actuelle décision de mise en détention, rendue le 9 mars 2020, concernent des événements antérieurs à juillet 2016.
En troisième lieu, toujours en concluant, en vertu de l’article 18, que la procédure pénale engagée contre le requérant avait pour but inavoué de le réduire au silence et de dissuader d’autres militants de la société civile, la Cour a constaté une corrélation entre les actes des procureurs et le moment et le contenu de deux discours prononcés par le président de la République de Turquie dans lesquels il a accusé le requérant. Force est de constater que le jour où le requérant a été à nouveau arrêté, le Président a prononcé un autre discours similaire, dans lequel il a également critiqué l’acquittement du requérant, ce qui, comme l’a fait remarquer la Commissaire aux droits de l’homme, est une indication forte que la même dynamique était à l’œuvre.
Enfin, le fait que le procureur ait décidé de faire appel de l’acquittement et que le Conseil supérieur des juges et des procureurs ait initié un examen pour vérifier la nécessité d’ouvrir une enquête disciplinaire à l’encontre des trois juges qui ont rendu le jugement d’acquittement, indiquent que les autorités n’ont pas accepté les conclusions de la Cour européenne. À cet égard, il est rappelé que l’exécution des arrêts de la Cour doit impliquer la bonne foi de l’État défendeur et que l’importance de l’obligation de bonne foi est primordiale lorsque la Cour a constaté une violation de l’article 18 (…). »
Lors de cette réunion, après avoir examiné l’arrêt, les informations communiquées par le Gouvernement et l’avis de son secrétariat, le Comité des Ministres adopta la décision suivante :
« Les Délégués
(…)
En ce qui concerne les mesures individuelles
(…)
3. tout en prenant note de la communication des autorités selon laquelle depuis le 9 mars 2020 le requérant est détenu en vertu d’une nouvelle ordonnance de détention qui n’a pas été examinée par la Cour européenne, estiment que les informations dont dispose le Comité font fortement présumer que sa détention actuelle est une continuation des violations constatées par la Cour ;
4. se félicitent, par conséquent, des informations fournies lors de la réunion selon lesquelles la Cour constitutionnelle a commencé rapidement à examiner le recours du requérant et invitent instamment les autorités à prendre toutes les mesures pour qu’il soit examiné dans les plus brefs délais et en tenant pleinement compte des conclusions de la Cour européenne dans cette affaire ; par ailleurs, les invitent instamment, dans l’attente de la décision de la Cour constitutionnelle, à garantir la libération immédiate du requérant ;
En ce qui concerne les mesures générales
5. rappellent qu’ils ont examiné le cadre législatif de la garde à vue et de la détention provisoire dans le cadre du groupe d’affaires Demirel, notent avec intérêt les réformes d’octobre 2019 réduisant la durée de la détention provisoire pour certaines infractions ;
6. notant en outre que dans la mesure où le délai pour soumettre un plan d’action n’a pas encore expiré dans l’affaire Kavala, il est prématuré d’examiner les mesures générales requises en réponse à cet arrêt ; au vu des constats de la Cour en particulier au titre de l’article 18 combiné avec l’article 5, encouragent les autorités à fournir dans leur futur plan d’action des informations sur les mesures envisagées pour renforcer le pouvoir judiciaire turc contre toute ingérence et garantir sa pleine indépendance, en s’inspirant des normes pertinentes du Conseil de l’Europe ;
(…) »
73. Après avoir adopté cette première décision, le Comité des Ministres continua à appeler à la libération immédiate de M. Kavala, suivant de près l’évolution de la procédure pénale nationale qui se déroulait pendant le processus de surveillance. Lors de son deuxième examen de l’affaire, les 29 septembre et 1er octobre 2020 (1383e réunion), le Comité des Ministres, se déclarant profondément préoccupé par le fait que M. Kavala n’ait toujours pas été libéré malgré ses indications claires en ce sens, réitéra la demande qu’il avait formulée dans sa décision précédente (CM/Del/Dec(2020)1383/H46-22). À sa réunion suivante (1-3 décembre 2020), il adopta une résolution intérimaire (CM/ResDH(2020)361) et nota que « les informations dont [il] a[vait] eu connaissance depuis son dernier examen ne réfut[ai]ent pas » la présomption qu’il avait exprimée précédemment, et il demanda une fois encore « la libération immédiate du requérant ».
74. Après que la Cour constitutionnelle eut rendu son arrêt du 29 décembre 2020 par lequel elle concluait à l’absence de violation du droit à la liberté de M. Kavala (ledit arrêt ne fut cependant pas publié à cette date, voir les paragraphes 60-65 ci-dessus), le Comité des Ministres procéda à son quatrième examen (1398e réunion, 9-11 mars 2021), à l’issue duquel il releva ce qui suit : « le maintien du requérant en détention provisoire et les procédures pendantes concernant les accusations relatives à la fois aux événements du parc de Gezi et à la tentative de coup d’État, malgré la conclusion de la Cour selon laquelle les deux accusations n’étaient pas fondées sur un soupçon plausible au sens de l’article 5 § 1 c) de la Convention, renforcent la conclusion selon laquelle les autorités nationales, y compris les tribunaux, ne tiennent pas compte des conclusions de la Cour européenne et de l’obligation de restitutio in integrum prévue à l’article 46 de la Convention. » Il réitéra également son « appel à la libération immédiate du requérant », invitant « le Président du Comité des Ministres à écrire une lettre au ministre des Affaires étrangères de la Türkiye pour lui faire part de la profonde préoccupation du Comité quant à la détention continue du requérant » (CM/Del/Déc(2021)1398/H46-33). Il nota par ailleurs que « les constats de la Cour dans cette affaire (…) rév[élaient] des problèmes généralisés concernant l’indépendance et l’impartialité du système judiciaire turc », et il invita « les autorités à prendre des mesures législatives et autres suffisantes pour protéger le pouvoir judiciaire et veiller à ce qu’il soit suffisamment solide pour résister à toute influence indue, y compris de la part du pouvoir exécutif. » Il prit également note de l’adoption du nouveau Plan d’action sur les Droits de l’Homme.
75. Le 16 mars 2021, la lettre signée par le Président du Comité des Ministres « exprimant la profonde préoccupation du Comité au sujet du maintien en détention de M. Kavala et exprimant la ferme attente que la Turquie prenne toutes les mesures nécessaires pour assurer sa libération » fut envoyée au ministre turc des Affaires étrangères. Aux réunions ordinaires des 17 et 31 mars 2021, le Comité des Ministres se livra également à plusieurs examens. Entretemps, lors d’une conversation téléphonique en date du 18 mars 2021, le Secrétaire Général évoqua avec le ministre turc des Affaires étrangères les décisions que le Comité des Ministres avait prises peu avant relativement à l’affaire, insistant sur le caractère contraignant des arrêts de la Cour et la nécessité de trouver une solution qui respecterait pleinement les conclusions de la Cour.
76. Après la publication, le 23 mars 2021, de l’arrêt motivé de la CCT relatif au deuxième recours individuel de M. Kavala, le Comité des Ministres se livra lors de sa 1401e réunion ordinaire (14-15 avril 2021) à son septième examen de la situation. À l’issue de cet examen, les délégués notèrent que « l’arrêt motivé de la Cour constitutionnelle selon lequel la détention actuelle du requérant [était] légale, se fond[ait] sur les mêmes preuves que la Cour européenne a[vait] examinées ou auxquelles elle a[avait] fait référence et conclu[rent] que le raisonnement de la Cour constitutionnelle ne cont[enait] aucun élément de nature à réfuter la présomption susmentionnée d’une continuation de la violation », et il réitérèrent « leur plus vive inquiétude de ce que le maintien du requérant en détention provisoire et les procédures pendantes engagées contre lui renfor[çaient] la conclusion selon laquelle les autorités nationales, y compris les tribunaux, omett[aient] de tenir compte des constats de la Cour européenne et de l’obligation de restitutio in integrum prévue par l’article 46 de la Convention. » Ils exprimèrent en outre « la ferme attente que la Turquie prenne toutes les mesures nécessaires pour assurer la libération de M. Kavala » (CM/Del/Déc(2021)1401/H46-1).
77. Le Comité des Ministres réexamina l’affaire à ses 1402e et 1403e réunions ordinaires. Lors de son dixième examen, qu’il mena à l’occasion de sa 1404e réunion ordinaire (12 mai 2021), il réitéra ses préoccupations précédentes et demanda « instamment à nouveau aux autorités de prendre toutes les mesures en leur pouvoir pour assurer la libération immédiate du requérant » (CM/Del/Déc(2021)1404/H46-1).
78. Entre le 12 mai 2021 et le 12 janvier 2022, le Comité des Ministres réexamina la situation de M. Kavala à seize reprises, au cours des réunions ordinaires qu’il tenait à intervalles réguliers. À la réunion Droits de l’homme qu’il tint du 7 au 9 juin 2021, il fit à nouveau part des préoccupations qu’il avait exprimées précédemment, en invitant « instamment les autorités à garantir [l]a libération immédiate » de M. Kavala. Il souligna également que « le maintien arbitraire en détention du requérant sur la base de procédures qui constitu[aient] une utilisation abusive du système de justice pénale, dans le but de le réduire au silence, représent[ait] un manquement flagrant aux obligations de la Turquie découlant de l’article 46, paragraphe 1, de la Convention, de se conformer aux arrêts de la Cour et n’[était] pas acceptable dans un État de droit », et il affirma sa détermination, « si le requérant n’[était] pas libéré », « à assurer la mise en œuvre de cet arrêt par tous les moyens à la disposition de l’Organisation, y compris si nécessaire par un recours en manquement en vertu de l’article 46, paragraphe 4, de la Convention » (CM/Del/Déc(2021)1406/H46-31).
79. À sa 1411e réunion Droits de homme (14-16 septembre 2021), le Comité des Ministres rappela les constats et préoccupations qu’il avait formulés précédemment puis décida « qu’il [était] nécessaire, pour assurer l’exécution de l’arrêt, de faire usage de la procédure prévue à l’article 46 § 4 de la Convention », exprimant son intention d’adresser « à la Turquie une mise en demeure de [son] intention d’engager cette procédure conformément à l’article 46, paragraphe 4 de la Convention lors de la 1419e réunion (30 novembre – 2 décembre 2021) (DH), si le requérant n’était pas libéré d’ici-là. »
80. Lors de sa 1419e réunion Droits de l’homme (30 novembre – 2 décembre 2021), le Comité des Ministres, estima « qu’en n’ayant pas assuré à ce jour la libération immédiate [de M. Kavala], la Turquie refus[ait] de se conformer à l’arrêt définitif de la Cour en l’espèce ». Il signifia donc, « aux fins de mise en demeure, à la Turquie son intention de saisir la Cour, lors de sa 1423e réunion du 2 février 2022, conformément à l’article 46, paragraphe 4, de la Convention de la question du respect par la Turquie de son obligation au regard de l’article 46, paragraphe 1, de la Convention, au vu en particulier de l’indication de la Cour en vertu de l’article 46 et des mesures individuelles requises (…). »
81. Enfin, le Comité des Ministres adopta lors de sa 1423e réunion ordinaire (2 février 2022) sa troisième résolution intérimaire (CM/ResDH(2022)21) par laquelle il déclencha une procédure fondée sur l’article 46 § 4 (paragraphe 94 ci-dessous).
2. Les informations transmises au Comité des Ministres
82. De juin 2020 à février 2022, M. Kavala adressa au Comité des Ministres dix-neuf communications dans lesquelles il évoquait les mesures individuelles qui avaient été requises le concernant. Il se plaignait de son maintien en détention, déclarant d’une part qu’il n’avait été jamais été remis en liberté, et d’autre part, qu’il avait été maintenu en détention sur la base de faits qui avaient été requalifiés en infractions réprimées par d’autres dispositions du code pénal. Il soutenait que l’arrêt de la Cour n’avait pas été exécuté et que, lors de la phase qui avait suivi l’arrêt d’acquittement adopté le 18 février 2020, les juridictions nationales n’avaient pas tenu compte des conclusions de la Cour.
83. M. Kavala communiqua également au Comité des Ministres de nombreuses déclarations que le président de la République et les ministres de l’Intérieur et des Affaires étrangères avaient faites concernant son affaire (paragraphe 56 ci-dessus).
84. Le Gouvernement, quant à lui, communiqua au Comité des Ministres des informations sur la procédure qui avait fait suite à l’arrêt de la Cour, et il présenta les mesures qui avaient été adoptées aux fins de l’exécution de cet arrêt. Concernant les mesures individuelles, il arguait que la 30e cour d’assises d’Istanbul avait prononcé le 18 février 2020 l’acquittement de M. Kavala, ordonnant sa mise en liberté provisoire le même jour, et que l’arrêt du 10 décembre 2019 avait donc été exécuté. Il soutenait en effet que la mise en liberté provisoire de M. Kavala avait été ordonnée dans le cadre de la procédure qui avait été ouverte du chef de tentative de renversement du Gouvernement (article 312 du CP), et que la mise en détention provisoire qui avait été ordonnée dans le cadre de l’enquête sur les accusations de tentative de coup d’État (article 309 du CP) avait pris fin lorsque M. Kavala avait été libéré d’office le 20 mars 2020. Il affirmait que depuis lors, M. Kavala n’avait été détenu sur la base d’aucun des chefs d’accusation que la Cour avait été appelée à examiner. Il exposait également que depuis le 9 mars 2020, la détention de M. Kavala était fondée sur un chef d’accusation différent, c’est‑à-dire espionnage militaire ou politique au sens de l’article 328 du CP.
85. Le 19 janvier 2021, le Gouvernement prit dans le cadre du processus d’exécution sa première mesure procédurale, qui consistait à soumettre un plan d’action au Comité des Ministres (document DH-DD(2021)81).
86. Dans ce plan d’action, il faisait part au Comité des Ministres de l’état d’avancement de la procédure pénale interne. Concernant la détention de M. Kavala depuis le 9 mars 2020, il expliquait que l’intéressé avait été maintenu en détention provisoire parce que le parquet d’Istanbul, qui avait élargi et approfondi son enquête, avait trouvé de nouvelles preuves donnant à penser que M. Kavala s’était rendu coupable d’espionnage militaire ou politique, une infraction réprimée par l’article 328 du CP. Il ajoutait que depuis le 9 mars 2020, M. Kavala était détenu du chef de cette infraction. Il communiquait également des informations sur le contrôle de la détention provisoire de M. Kavala, indiquant que celui-ci était effectué soit d’office, soit sur demande de M. Kavala, par les juges de paix puis par les cours d’assises devant lesquelles les procédures pénales concernées étaient pendantes.
87. Dans sa communication du 30 mars 2021, le Gouvernement expliqua que le plan d’action qu’il avait présenté précédemment avait été complété, et il énuméra les nouvelles mesures qui avaient selon lui été prises dans le but notamment de renforcer l’indépendance du pouvoir judiciaire. Le 12 avril 2021, il communiqua la traduction de l’intégralité de l’arrêt que la CCT avait adopté le 29 décembre 2020. Dans ses communications ultérieures, il fit le point sur l’avancement des procédures internes et communiqua des informations à propos du plan d’action sur les droits de l’homme que le président de la République avait annoncé le 2 mars 2021, présentant les mesures qui avaient été prises dans ce cadre. Il expliqua en outre les mesures qui avaient été prises aux fins du respect de l’exigence voulant que la CCT procédât à « bref délai » au contrôle juridictionnel de la légalité des mesures privatives de liberté.
3. Les décisions et résolutions intérimaires du Comité des Ministres
88. Le Comité des Ministres examina l’affaire au cours des vingt-neuf réunions qu’il tint jusqu’au 2 février 2022 inclus. Dans ce cadre, il adopta trois résolutions intérimaires et dix décisions, dans lesquelles il faisait à chaque fois le constat que les informations à sa disposition « laiss[aient] fortement présumer que la détention actuelle du requérant [était] une continuation des violations constatées par la Cour » et demandait avec insistance la libération immédiate de M. Kavala. Les termes employés dans ces résolutions et décisions reflètent l’inquiétude grandissante avec laquelle le Comité accueillait la décision de maintenir M. Kavala en détention en dépit de ses appels répétés en faveur de la libération de l’intéressé.
89. Le Comité des Ministres exprima tout d’abord ses préoccupations aux autorités turques en général, avant de s’adresser directement aux plus hautes instances du pays. De même, il invita le Conseil de l’Europe dans son ensemble, ainsi que les États membres individuellement, à employer tous les moyens à leur disposition pour inciter la Türkiye à se conformer à ses obligations découlant de l’arrêt de la Cour.
90. Le Comité des Ministres indiqua également qu’il emploierait tous les moyens à la disposition de l’Organisation, y compris sur le fondement de l’article 46 § 4 de la Convention.
91. En particulier, il adopta la décision suivante lors de sa 1401e réunion (14-15 avril 2021), qui était postérieure à la publication de l’arrêt de la Cour constitutionnelle :
« Les Délégués
1. rappellent leurs précédentes décisions et résolution intérimaire dans lesquelles ils ont estimé que les informations dont ils disposaient faisaient fortement présumer que la détention actuelle du requérant était une continuation des violations constatées par la Cour et invitaient instamment les autorités à assurer sa libération immédiate ;
2. notent que l’arrêt motivé de la Cour constitutionnelle selon lequel la détention actuelle du requérant est légale, se fonde sur les mêmes preuves que la Cour européenne a examinées ou auxquelles elle a fait référence et concluent que le raisonnement de la Cour constitutionnelle ne contient aucun élément de nature à réfuter la présomption susmentionnée d’une continuation de la violation ;
3. réitèrent leur plus vive inquiétude de ce que le maintien du requérant en détention provisoire et les procédures pendantes engagées contre lui renforcent la conclusion selon laquelle les autorités nationales, y compris les tribunaux, omettent de tenir compte des constats de la Cour européenne et de l’obligation de restitutio in integrum prévue par l’article 46 de la Convention ;
4. tout en notant qu’un plan d’action et des informations complémentaires ont été transmis par les autorités ainsi que la réponse apportée à la lettre de la Présidence du Comité des Ministres et exprimant la ferme attente que la Turquie prenne toutes les mesures nécessaires pour assurer la libération de M. Kavala, soulignent l’importance de maintenir le dialogue et affirment être prêts, si nécessaire, à assurer la mise en œuvre de l’arrêt en examinant activement l’utilisation de tous les moyens à la disposition de l’Organisation. »
92. De même, le Comité des Ministres adopta la décision suivante (CM/Notes/1406/H46-31) lors de sa 1406e réunion (7-9 juin 2021) :
« Les Délégués
(…)
En ce qui concerne les mesures individuelles
2. rappellent les cinq décisions précédentes et la résolution intérimaire du Comité dans lesquelles il a estimé que les informations dont il disposait faisaient fortement présumer que la détention actuelle du requérant était une continuation des violations constatées par la Cour et invitent instamment les autorités à garantir sa libération immédiate ;
3. expriment leur profond regret du fait que le requérant est maintenu en détention depuis le 18 octobre 2017 et que son maintien en détention résulte de l’omission des juridictions nationales de tenir compte des conclusions de la Cour européenne et de l’obligation de restitutio in integrum, en vertu de l’article 46 de la Convention, et qu’il est toujours poursuivi dans le cadre d’une procédure pénale pour des accusations qui ont été critiquées par la Cour européenne ou qui reposent sur des preuves jugées insuffisantes par cette Cour pour justifier sa détention ;
4. soulignent que le maintien arbitraire en détention du requérant sur la base de procédures qui constituent une utilisation abusive du système de justice pénale, dans le but de le réduire au silence, représente un manquement flagrant aux obligations de la Turquie découlant de l’article 46, paragraphe 1, de la Convention, de se conformer aux arrêts de la Cour et n’est pas acceptable dans un État de droit ;
5. si le requérant n’est pas libéré, affirment leur détermination à assurer la mise en œuvre de cet arrêt par tous les moyens à la disposition de l’Organisation, y compris si nécessaire par un recours en manquement en vertu de l’article 46, paragraphe 4, de la Convention ;
6. invitent les autorités turques à renforcer davantage le dialogue avec le Comité et le Secrétariat en vue de trouver des solutions conformes à la Convention en ce qui concerne les mesures individuelles requises dans cette affaire ;
En ce qui concerne les mesures générales
7. rappellent que les constats de la Cour dans cette affaire, en particulier le fait que la détention du requérant poursuivait un but inavoué en violation de l’article 18 de la Convention, ainsi que les événements ultérieurs qui donnent lieu à la présomption susmentionnée que cette violation se poursuit, témoignent d’un manquement de l’appareil judiciaire, à de nombreux niveaux, à agir en toute indépendance et conformément à la Convention ;
8. notent avec intérêt les objectifs envisagés dans le Plan d’action turc sur les droits de l’homme, visant à renforcer l’indépendance du judiciaire ; soulignent toutefois que si ces objectifs peuvent avoir un impact positif sur l’indépendance de la justice en général, ils ne paraissent pas répondre aux questions essentielles identifiées par la Cour en ce qui concerne la protection du pouvoir judiciaire contre l’influence indue du pouvoir exécutif ; invitent par conséquent les autorités à prendre des mesures concrètes, législatives et autres, visant en particulier l’indépendance structurelle du Conseil des juges et des procureurs, en s’inspirant des normes pertinentes du Conseil de l’Europe ;
9. invitent les autorités à envisager de fixer un délai indicatif pour les affaires concernant les plaintes liées aux réexamens judiciaires déposées auprès de la Cour constitutionnelle. »
93. La deuxième résolution intérimaire que le Comité des Ministres adopta lors de sa 1419e réunion Droits de l’homme (30 novembre-2 décembre 2021 – CM/ResDH(2021)432) se lit ainsi en ses parties pertinentes:
« Le Comité des Ministres, aux termes de l’article 46, paragraphe 2, de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales, qui prévoit que le Comité surveille l’exécution des arrêts définitifs de la Cour européenne des Droits de l’Homme (ci-après « la Convention » et « la Cour ») ;
Rappelant les conclusions de la Cour dans cette affaire (…) ;
Rappelant l’obligation de l’État défendeur, en vertu de l’article 46, paragraphe 1, de la Convention, (…) ;
Rappelant également l’indication de la Cour dans cette affaire, en vertu de l’article 46 de la Convention, selon laquelle la continuation de la détention provisoire du requérant entraînerait une prolongation de la violation de l’article 5, paragraphe 1, et de l’article 18 combiné avec l’article 5, paragraphe 1, ainsi qu’une violation des obligations des États défendeurs de se conformer aux arrêts de la Cour conformément à l’article 46, paragraphe 1, de la Convention, et qu’en conséquence, la Turquie devait prendre toutes les mesures nécessaires pour mettre fin à la détention du requérant et obtenir sa libération immédiate ;
Rappelant les huit décisions et la résolution intérimaire du Comité demandant instamment aux autorités, d’une part d’assurer la libération immédiate du requérant et, d’autre part, d’assurer la clôture sur la base des constats de la Cour et sans retard, des procédures pénales contre lui critiquées par la Cour européenne ou basées sur des éléments de preuve jugés insuffisants par cette Cour pour justifier sa détention ;
Estime qu’en n’ayant pas assuré à ce jour la libération immédiate du requérant, la Turquie refuse de se conformer à l’arrêt définitif de la Cour en l’espèce ;
En conséquence signifie, aux fins de mise en demeure, à la Turquie son intention de saisir la Cour, lors de sa 1423e réunion du 2 février 2022, conformément à l’article 46, paragraphe 4, de la Convention de la question du respect par la Turquie de son obligation au regard de l’article 46, paragraphe 1, de la Convention, au vu en particulier de l’indication de la Cour en vertu de l’article 46 et des mesures individuelles requises, et invite la Turquie à transmettre de manière concise son opinion sur cette question avant le 19 janvier 2022 au plus tard. »
94. Enfin, lors de sa 1423e réunion ordinaire (2 février 2022), le Comité des Ministres adopta sa troisième résolution intérimaire (CM/ResDH(2022)21), déclenchant une procédure fondée sur l’article 46 § 4. Cette résolution se lit ainsi en ses parties pertinentes :
« Rappelant à nouveau
a. que dans l’arrêt précité, la Cour a estimé que (…) ;
b. l’indication de la Cour, en vertu de l’article 46, faite au regard des circonstances particulières de l’affaire et des motifs sur lesquels elle a basé ses constats de violation, selon laquelle le gouvernement doit prendre toutes les mesures nécessaires pour mettre un terme à la détention du requérant et faire procéder à sa libération immédiate (§ 240 de l’arrêt) ;
c. l’obligation de l’État défendeur, en vertu de l’article 46, paragraphe 1, de la Convention, (…) ;
d. les décisions et la résolution intérimaire (CM/ResDH(2020)361) ultérieures du Comité demandant instamment aux autorités d’assurer la libération immédiate du requérant ;
e. que depuis le 11 mai 2020, date à laquelle l’arrêt de la Cour est devenu définitif, le requérant est toujours détenu sur la base de la procédure critiquée par la Cour européenne ou sur le fondement d’éléments de preuve qu’elle a estimé insuffisants pour justifier sa détention ;
Considère que, dans ces circonstances, en n’ayant pas assuré la libération immédiate du requérant, la Turquie refuse de se conformer à l’arrêt définitif de la Cour ;
Décide de saisir la Cour, conformément à l’article 46, paragraphe 4, de la Convention, de la question de savoir si la Turquie a manqué de se conformer à son obligation en vertu de l’article 46, paragraphe 1, de la Convention eu égard en particulier à l’indication de la Cour en vertu de l’article 46 et des mesures individuelles requises.
(…) ».
95. Conformément aux Règles du Comité des Ministres pour la surveillance de l’exécution des arrêts (Ilgar Mammadov (recours en manquement), précité, § 94), l’opinion de la Türkiye fut jointe en annexe à la résolution (voir l’annexe). Le Gouvernement y présentait les mesures qui avaient été adoptées aux fins de l’exécution de l’arrêt. Concernant les mesures individuelles, il réitérait les explications qu’il avait formulées précédemment à propos du maintien en détention de M. Kavala (paragraphe 86 ci-dessus) et soutenait que l’arrêt du 10 décembre 2019 avait été exécuté avec les décisions de mise en liberté provisoire qui avaient été prononcées en faveur de l’intéressé les 18 février et 20 mars 2020. Il soutenait que, depuis lors, M. Kavala n’était détenu sur la base d’aucune des accusations ayant fait l’objet d’un examen par la Cour. Il affirmait que la mesure privative de liberté en exécution de laquelle M. Kavala était détenu depuis le 9 mars 2020 était fondée sur une autre accusation, à savoir l’espionnage politique ou militaire au sens de l’article 328 du CP, et que cette accusation n’avait jamais été examinée par la Cour dans son arrêt.
96. De même, le Gouvernement soutenait que le Comité des Ministres ne pouvait saisir la Cour en vertu de l’article 46 § 4 que si deux conditions – refus de la Haute Partie contractante de se conformer à un jugement définitif et existence de circonstances exceptionnelles – se trouvaient réunies. Or, estimait-il, les conditions en question n’étaient pas réunies en l’espèce.
97. Au sujet des mesures générales, le Gouvernement évoquait le quatrième paquet judiciaire, qui avait été adopté le 8 juillet 2021 conformément au plan d’action adopté en vue du renforcement de la protection des droits de l’homme. Il soutenait que ce paquet judiciaire avait apporté des changements importants concernant les procédures d’opposition aux ordonnances de détention provisoire et de mise en liberté sous caution. Il ajoutait que des mesures immédiates visant à réduire la charge de travail de la CCT avaient été prises, et que le Conseil des juges et des procureurs avait également pris des mesures importantes pour renforcer l’indépendance de la justice et faire respecter l’exécution des arrêts de la Cour. Enfin, il arguait que l’Académie de justice, en dépit de difficultés causées par la pandémie de COVID 19, continuait à dispenser des formations intensives visant l’approfondissement des connaissances des magistrats. Il expliquait que la Türkiye était de tous les États membres celui qui comptait le plus grand nombre d’utilisateurs de la plate-forme d’apprentissage HELP.
98. Le Gouvernement parvenait donc à la conclusion qu’il avait pris les mesures nécessaires pour se conformer à l’arrêt de la Cour.
99. Le 11 mai 2022, soit postérieurement à la saisine de la Cour par le Comité des Ministres sur le fondement de l’article 46 § 4 de la Convention, le Gouvernement écrivit au Comité des Ministres pour l’informer de l’arrêt que la 13e cour d’assises d’Istanbul (paragraphe 11 ci-dessus) avait rendu le 25 avril 2022, et pour lui expliquer que M. Kavala était désormais détenu en tant que condamné et que cet arrêt non-définitif ferait ex officio l’objet d’un examen en appel devant la cour d’appel régionale. Dans sa lettre, il demandait également qu’à la lumière de ces développements, le Comité des Ministres retirât l’affaire portée devant la Cour en vertu de l’article 46 § 4. Le Comité des Ministres examina cette demande lors de sa 1436e réunion ordinaire des 8-10 juin 2022, et il conclut qu’aucun motif ne justifiait un tel retrait au vu des circonstances.
II. LE CADRE ET LA PRATIQUE JURIDIQUES PERTINENTS
A. Le droit interne pertinent
100. Les articles pertinents de la Constitution et du code de procédure pénale sont cités aux paragraphes 68 à 72 de l’arrêt Kavala (précité).
101. Les dispositions pertinentes du code pénal se lisent comme suit :
Article 309 § 1
« Quiconque tente par la force et la violence de renverser l’ordre constitutionnel prévu par la Constitution de la République de Türkiye ou de mettre en place un autre ordre en lieu et place de celui-ci ou d’empêcher partiellement ou totalement de facto la mise en place de cet ordre encourt la réclusion à perpétuité aggravée. »
Article 312 § 1
« Quiconque tente par la force et la violence de renverser le gouvernement de la République de Türkiye ou de l’empêcher partiellement ou totalement d’exercer ses fonctions encourt la réclusion à perpétuité aggravée. »
Article 328 § 1
« Quiconque obtient à des fins d’espionnage politique ou militaire des informations qui, du fait de leur nature, doivent rester confidentielles pour des raisons liées à la sécurité ou aux intérêts politiques intérieurs ou extérieurs de l’État encourt une peine de quinze à vingt ans d’emprisonnement. »
B. Le droit et la pratique internationaux pertinents
102. Les Articles de la Commission du droit international sur la responsabilité de l’État pour fait internationalement illicite sont cités aux paragraphes 81 à 88 de l’arrêt Ilgar Mammadov (recours en manquement), précité. Les Règles du Comité des Ministres pour la surveillance de l’exécution des arrêts de la Cour ainsi que la procédure et la pratique récente du Comité des Ministres en la matière sont décrites aux paragraphes 89 à 114 du même arrêt.
103. La règle no 11 décrit le recours en manquement prévu à l’article 46 § 4 de la Convention. Elle est ainsi libellée :
« Règle no 11 – Recours en manquement
1. Lorsque, conformément à l’article 46, paragraphe 4, de la Convention, le Comité des Ministres estime qu’une Haute Partie contractante refuse de se conformer à un arrêt définitif dans un litige auquel elle est partie, il peut, après avoir mis en demeure cette Partie et par décision prise par un vote à la majorité des deux tiers des représentants ayant le droit de siéger au Comité, saisir la Cour de la question du respect par cette Partie de son obligation.
2. Le recours en manquement ne devrait être utilisé que dans des situations exceptionnelles. Il n’est pas engagé sans que la Haute Partie contractante concernée ne reçoive une mise en demeure du Comité l’informant de son intention d’engager une telle procédure. Cette mise en demeure est décidée au plus tard six mois avant d’engager la procédure, sauf si le Comité en décide autrement, et prend la forme d’une résolution intérimaire. Cette résolution est prise par un vote à la majorité des deux tiers des représentants ayant le droit de siéger au Comité.
3. La décision de saisir la Cour prend la forme d’une résolution intérimaire. Elle est motivée et reflète de manière concise l’opinion de la Haute Partie contractante concernée.
4. Le Comité des Ministres est représenté devant la Cour par sa Présidence, sauf si le Comité décide d’une autre forme de représentation. Cette décision est prise à la majorité des deux tiers des voix exprimées et à la majorité des représentants ayant le droit de siéger au Comité. »
104. Le rapport explicatif du Protocole no 14 indique ce qui suit :
« Article 46 – Force obligatoire et exécution des arrêts
(…)
98. L’exécution rapide et complète des arrêts de la Cour est primordiale. Elle l’est encore plus lorsque ces arrêts concernent des affaires qui portent sur des lacunes structurelles afin d’éviter que la Cour ne soit engorgée par un grand nombre de requêtes répétitives. Il a donc été estimé indispensable, dans ce contexte, dès la Conférence ministérielle de Rome des 3-4 novembre 2000 (Résolution I), de renforcer les moyens mis à la disposition du Comité des Ministres. Il est de la responsabilité collective des Parties à la Convention de préserver l’autorité de la Cour – et donc la crédibilité et l’efficacité du système de la Convention – face à une Haute Partie contractante qui, selon le Comité des Ministres, refuserait de se conformer, expressément ou du fait de son comportement, à un arrêt définitif de la Cour dans un litige auquel il est partie.
99. Ainsi, les paragraphes 4 et 5 de l’article 46 habilitent le Comité des Ministres à saisir la Cour (qui siégera en Grande Chambre – voir le nouvel article 31, paragraphe b) d’un recours en manquement contre un tel État après l’avoir mis en demeure. La décision du Comité des Ministres à cet égard requiert une majorité qualifiée, celle des deux tiers des représentants ayant le droit de siéger au Comité. Cette procédure du recours en manquement n’a pas pour but de rouvrir devant la Cour la question de la violation déjà tranchée par le premier arrêt. Elle ne prévoit pas non plus que la Haute Partie contractante contre laquelle la Cour déclare qu’il y a eu violation de l’article 46, paragraphe 1, ait à verser une pénalité financière. Il est en effet considéré que la pression politique que constituerait un tel recours en manquement devant la Grande Chambre et l’arrêt de celle-ci devraient être suffisants pour que l’État concerné exécute l’arrêt initial de la Cour.
100. Cette procédure de recours en manquement ne devrait être utilisée par le Comité des Ministres que dans des situations exceptionnelles. Il est toutefois apparu nécessaire de doter le Comité des Ministres, qui reste l’organe compétent pour surveiller l’exécution des arrêts de la Cour, d’un plus large éventail de moyens de pression pour assurer l’exécution des arrêts. En effet, actuellement, la mesure ultime parmi celles à la disposition du Comité des Ministres est le recours à l’article 8 du Statut du Conseil de l’Europe (suspension du droit de vote au Comité des Ministres, voire expulsion de l’Organisation). C’est une mesure extrême dont l’application serait contre-productive dans la plupart des cas ; en effet, la Haute Partie contractante qui se trouve dans la situation envisagée au paragraphe 4 de l’article 46 doit, plus que toute autre, continuer à être soumise à la discipline du Conseil de l’Europe. Le nouvel article 46 ajoute donc de nouvelles possibilités de pression à celles qui existent déjà. La simple existence d’une telle procédure de recours en manquement et la menace d’y avoir recours devraient avoir un nouvel effet incitatif efficace quant à l’exécution des arrêts de la Cour. Il est prévu que le résultat de la procédure en manquement donne lieu à un arrêt de la Cour. »
EN DROIT
MANQUEMENT ALLÉGUÉ À L’OBLIGATION DÉCOULANT DE L’ARTICLE 46 § 1
105. Par une résolution intérimaire du 2 février 2022, le Comité des Ministres a saisi la Cour, en vertu de l’article 46 § 4 de la Convention, de la question de savoir si la Türkiye avait manqué à l’obligation, qui lui incombait au titre de l’article 46 § 1 de la Convention, de se conformer à l’arrêt rendu par la Cour le 10 décembre 2019 dans l’arrêt Kavala (no 28749/18, 10 décembre 2019).
L’article 46 de la Convention est ainsi libellé en ses parties pertinentes :
« 1. Les Hautes Parties contractantes s’engagent à se conformer aux arrêts définitifs de la Cour dans les litiges auxquels elles sont parties.
2. L’arrêt définitif de la Cour est transmis au Comité des Ministres qui en surveille l’exécution.
(…)
4. Lorsque le Comité des Ministres estime qu’une Haute Partie contractante refuse de se conformer à un arrêt définitif dans un litige auquel elle est partie, il peut, après avoir mis en demeure cette partie et par décision prise par un vote à la majorité des deux tiers des représentants ayant le droit de siéger au Comité, saisir la Cour de la question du respect par cette Partie de son obligation au regard du paragraphe 1.
5. Si la Cour constate une violation du paragraphe 1, elle renvoie l’affaire au Comité des Ministres afin qu’il examine les mesures à prendre. Si la Cour constate qu’il n’y a pas eu violation du paragraphe 1, elle renvoie l’affaire au Comité des Ministres, qui décide de clore son examen. »
A. Observations
1. Le Comité des Ministres
106. Dans ses observations, renvoyant à la jurisprudence de la Cour, le Comité des Ministres rappelle qu’un constat de violation formulé par la Cour est en principe déclaratoire. Il expose les principes généraux qui sous-tendent la procédure d’exécution, expliquant que lorsque la Cour conclut à une violation de la Convention ou de ses Protocoles il en résulte pour l’État défendeur une obligation juridique non seulement de verser aux intéressés les sommes allouées à titre de satisfaction équitable, mais aussi de choisir, sous le contrôle du Comité des Ministres, les mesures générales et/ou, le cas échéant, individuelles à adopter dans son ordre juridique interne afin de mettre un terme à la violation constatée par la Cour.
107. Le Comité des Ministres rappelle ensuite les circonstances liées à l’arrêt Kavala en résumant les développements factuels survenus au cours de la procédure de surveillance, ainsi que la teneur de ses décisions et résolutions intérimaires. Il expose que lors de son premier examen de l’affaire, au cours de sa 1377bis réunion Droits de l’homme (1-3 septembre 2020), il s’est fondé sur quatre facteurs qui avaient été identifiés par son secrétariat pour parvenir au constat que les informations communiquées par la Turquie « (…) laiss[aient] fortement présumer que la détention actuelle du requérant [était] une continuation des violations constatées par la Cour » (paragraphes 71-72 ci-dessus). Il ajoute que c’est pour cette raison qu’il a dès cet examen demandé aux autorités de « garantir la libération immédiate du requérant ». Il fait observer que dans le cadre des examens qu’il a menés à propos de l’affaire lors des vingt-neuf réunions qu’il a tenues jusqu’au 2 février 2022 inclus, il a réitéré le même constat et demandé « la libération immédiate » de M. Kavala.
108. Le Comité des Ministres rappelle également qu’il a procédé à son septième examen après que la CCT, dans l’arrêt qu’elle avait rendu le 29 décembre 2020 et qui avait été publié le 23 mars 2021, avait conclu à la non-violation du droit à la liberté de M. Kavala. Il expose qu’à l’issue de cet examen, les Délégués ont noté que « l’arrêt motivé de la Cour constitutionnelle selon lequel la détention actuelle du requérant [était] légale, se fond[ait] sur les mêmes preuves que la Cour européenne a[vait] examinées ou auxquelles elle a[avait] fait référence et [ont conclu] que le raisonnement de la Cour constitutionnelle ne [contenait] aucun élément de nature à réfuter la présomption susmentionnée d’une continuation de la violation », réitérant « leur plus vive inquiétude de ce que le maintien du requérant en détention provisoire et les procédures pendantes engagées contre lui renfor[çaient] la conclusion selon laquelle les autorités nationales, y compris les tribunaux, omett[aient] de tenir compte des constats de la Cour européenne et de l’obligation de restitutio in integrum prévue par l’article 46 de la Convention ».
109. Le Comité des Ministres rappelle aussi qu’à l’occasion de l’examen auquel il s’est livré lors de sa réunion des 7 au 9 juin 2021, il a constaté que « le maintien arbitraire en détention du requérant sur la base de procédures qui constitu[aient] une utilisation abusive du système de justice pénale, dans le but de le réduire au silence, représent[ait] un manquement flagrant aux obligations de la Turquie découlant de l’article 46, paragraphe 1, de la Convention, de se conformer aux arrêts de la Cour et n’[était] pas acceptable dans un État de droit » (paragraphe 78 ci-dessus). Il souligne en outre que lors de l’examen qu’il a mené du 30 novembre au 2 décembre 2021, après avoir rappelé « les huit décisions et la résolution intérimaire du Comité demandant instamment aux autorités, d’une part d’assurer la libération immédiate du requérant et, d’autre part, d’assurer la clôture sur la base des constats de la Cour et sans retard, des procédures pénales contre lui critiquées par la Cour européenne ou basées sur des éléments de preuve jugés insuffisants par cette Cour pour justifier sa détention », il a constaté que « la Turquie refus[ait] de se conformer à l’arrêt définitif de la Cour en l’espèce ».
110. Le Comité des Ministres soutient en guise de conclusion que depuis que l’arrêt est devenu définitif, les autorités nationales n’ont jamais montré de quelque manière que ce soit qu’elles avaient tiré les conséquences des violations constatées par la Cour, en particulier sur le terrain de l’article 18 combiné avec l’article 5 § 1, pas plus qu’elles n’ont manifesté une quelconque intention de prendre les mesures requises. Il considère que cette situation ne peut plus être qualifiée de retard d’exécution et doit être reconnue comme un refus d’exécution.
2. Le Gouvernement
111. Dans ses observations, le Gouvernement renvoie à l’opinion qu’il a jointe à la troisième résolution intérimaire du Comité des Ministres (voir l’annexe au présent arrêt et les paragraphes 95-98 ci-dessus).
112. En résumé, le Gouvernement réitère à propos des mesures individuelles que la Cour avait énoncées à l’égard de M. Kavala les explications qu’il a fournies précédemment concernant le maintien en détention de l’intéressé (paragraphe 84 ci-dessus), et il soutient que l’arrêt du 10 décembre 2019 a été exécuté consécutivement à la remise en liberté de M. Kavala les 18 février et 20 mars 2020. Il argue que, depuis lors, M. Kavala n’est détenu sur la base d’aucune des accusations ayant été soumises à l’examen de la Cour. Il affirme que la détention actuelle de M. Kavala, qui a débuté le 9 mars 2020, est fondée sur une autre accusation, espionnage politique ou militaire au sens de l’article 328 du CP, et que cette accusation n’a pas été examinée par la Cour dans son arrêt. Il estime par ailleurs que le point de départ de l’examen par la Cour d’un recours en manquement ne doit pas être le moment où elle est saisie d’une question sur le fondement de l’article 46 § 4 de la Convention, et que tout développement postérieur à la saisine doit aussi être pris en compte.
113. Le Gouvernement argue que M. Kavala aurait dû introduire une autre requête devant la Cour à la suite de l’arrêt rendu par la CCT. Précisant qu’aucune nouvelle requête ne lui a été communiquée, il dit avoir supposé que M. Kavala n’avait pas introduit de requête devant la Cour dans un délai de six mois, après avoir épuisé les voies de recours internes, pour se plaindre de sa détention ultérieure. Il ajoute qu’au lieu de cela, l’intéressé a choisi de soulever ses griefs dans le cadre de la surveillance de l’exécution de l’arrêt par le Comité des Ministres. Il estime que cette approche est contradictoire et incompatible avec le système de protection envisagé par la Convention.
114. De même, le Gouvernement fait valoir que le Comité des Ministres ne peut saisir la Cour en vertu de l’article 46 § 4 que si deux conditions – refus de la Haute Partie contractante de se conformer à un jugement définitif et existence de circonstances exceptionnelles – se trouvent réunies. Or, estime-t-il, il n’en est rien en l’espèce. Il argue en effet que la Türkiye s’est conformée à l’arrêt de la Cour et qu’aucune circonstance exceptionnelle ne justifie la saisine en question. À cet égard, il soutient que les décisions du Comité des Ministres étaient fondées sur l’affirmation selon laquelle « les informations dont dispos[ait] le Comité [faisaient] fortement présumer que sa détention actuelle [était] une continuation des violations constatées par la Cour », et que le Comité des Ministres s’est ainsi prononcé sur une procédure judiciaire qui ne pouvait être évaluée que par la Cour. Or, il considère qu’il ne relève ni de l’autorité ni du mandat du Comité des Ministres de procéder à une évaluation des éléments de preuve fournis dans le cadre d’une affaire pendante devant les tribunaux internes, et qu’en engageant la procédure prévue à l’article 46 § 4, le Comité des Ministres non seulement a interféré dans la procédure interne en cours, mais aussi a pris position sur une question qui pourrait être portée devant la Cour dans le cadre d’une requête séparée. Il déduit de ces arguments que dans les circonstances de l’espèce, l’ouverture d’une procédure au titre de l’article 46 § 4 s’analyse en une violation du système de la Convention, qui est fondé sur les principes de subsidiarité et de marge d’appréciation tels qu’affirmés par le Protocole no 15.
115. Au sujet des mesures générales, le Gouvernement réitère ses observations à propos des mesures qui ont selon lui été prises pour renforcer l’indépendance de la justice et accélérer la procédure devant la CCT (paragraphe 97 ci-dessus).
116. Il soutient en guise de conclusion qu’il s’est conformé à l’arrêt définitif de la Cour et que les conditions nécessaires au déclenchement de la procédure fondée sur l’article 46 § 4 ne sont pas réunies.
117. Dans ses observations complémentaires, le Gouvernement souligne que le statut juridique de M. Kavala a changé depuis sa condamnation le 25 avril 2022 par le tribunal de première instance (paragraphe 11 ci-dessus), l’intéressé étant désormais détenu en tant que condamné. À ses yeux, il n’est pas nécessaire que la Cour poursuive son examen sur le terrain de l’article 46 § 4 de la Convention. Pour ce qui est des déclarations des hauts responsables du pays, il fait valoir que de nombreux acteurs politiques ont fait des déclarations politiques en raison du caractère très médiatisée de l’affaire Kavala. À propos des demandes que M. Kavala a formulées au titre de l’article 41, il s’appuie sur les caractéristiques spécifiques des procédures en manquement, et notamment sur le rapport explicatif du Protocole no 14 (voir paragraphe 104 ci-dessus) pour arguer que cette disposition n’est pas applicable à la présente procédure. Il soutient également que M. Kavala avait la possibilité d’introduire devant les juridictions nationales une action en réparation au sujet de sa détention provisoire. Il estime par conséquent que toutes ces demandes devraient être rejetées.
3. M. Kavala
118. Renvoyant à l’indication que la Cour avait formulée dans l’arrêt le concernant – « le Gouvernement doit prendre toutes les mesures nécessaires pour mettre un terme à la détention du requérant et faire procéder à sa libération immédiate » (Kavala, précité, § 240) –, M. Kavala considère que seules sa libération immédiate et la clôture des procédures pénales dirigées contre lui reviendraient à exécuter adéquatement l’arrêt.
119. Or, estime-t-il, les autorités n’ont tenu compte ni de l’arrêt de la Cour du 10 décembre 2019, ni de l’arrêt d’acquittement et de la décision de remise en liberté – non exécutée – du 18 février 2020, et elles l’ont maintenu en détention provisoire sur la base des mêmes faits en changeant simplement les articles du code pénal sur lesquels les accusations dirigées contre lui étaient fondées. Il explique que dans la soirée du 18 février 2020, alors que son acquittement et sa mise en liberté provisoire venaient d’être prononcés, il a été conduit directement de la prison au quartier général de la police d’Istanbul, où il a été maintenu dans des conditions qu’il qualifie de difficiles et désagréables jusqu’à sa comparution devant le juge de paix le lendemain.
120. M. Kavala soutient que sa remise en détention provisoire le 19 février 2020 était complétement illégale puisque la durée maximale de détention sans inculpation prévue à l’article 102 du CPP est de deux ans. Il considère que cette situation d’illégalité a perduré après cette date. Il argue que le 9 mars 2020, le juge de paix d’Istanbul a ordonné sa remise en détention provisoire sur le fondement de l’article 328 du CP sans toutefois apporter la moindre preuve concrète de l’existence des éléments constitutifs de l’infraction reprochée. Il allègue en particulier que le juge a de nouveau fondé sa décision sur les événements de Gezi et ses relations présumées avec H.J.B. Il estime que les faits qui avaient été retenus contre lui relativement aux événements de Gezi ont été transformés sans aucune justification et en l’absence de preuve concrète en une affaire d’espionnage. Il y voit une violation flagrante du principe de la prééminence du droit, du droit interne et de la Convention. Il considère en outre que sa détention provisoire a été prolongée sur le fondement d’accusations d’espionnage alors qu’il se trouvait déjà en détention provisoire depuis plus de deux ans et quatre mois pour les mêmes faits, et que cette prolongation était donc illégale. Concernant ses relations présumées avec H.J.B., il renvoie aux paragraphes 154 et 155 et aux considérants de l’arrêt Kavala, rappelant le constat de violation des articles 5 § 1 et 18 de la Convention qui y a été formulé. Il soutient en outre qu’aucun fait en lien avec l’infraction d’espionnage n’a pu lui être reproché au cours de la procédure pénale, que ce soit dans l’acte d’accusation ou dans les décisions qui ont été rendues dans ce cadre.
121. Renvoyant aux déclarations faites par de hauts responsables du pays à propos des procédures pénales dirigées contre lui (paragraphe 56 ci-dessus), M. Kavala estime par ailleurs qu’il n’a pas bénéficié du principe de la présomption d’innocence et que cette situation a eu pour effet d’aggraver le constat initial de violation des articles 18 et 5 § 1 de la Convention.
122. M. Kavala argue également que sa libération immédiate était demandée de manière claire et explicite dans l’arrêt de la Cour le concernant et que pourtant, l’intégralité de la procédure, depuis son placement en détention provisoire, s’analyse en un déni de justice flagrant. Il estime que seule une libération inconditionnelle reviendrait à exécuter adéquatement l’arrêt et que d’autres types de remise en liberté ne cadreraient guère avec le constat formulé dans l’arrêt précité. Il considère en outre que la procédure pénale le concernant est fondamentalement viciée.
123. Dans ses observations complémentaires, M. Kavala estime que la condamnation qui a été prononcée contre lui le 25 avril 2022 (paragraphe 11 ci-dessus) atteste clairement d’un manquement manifeste à l’arrêt de la Cour du 10 décembre 2019. Il argue que la question de savoir s’il existait des raisons plausibles de soupçonner qu’il eût commis une infraction au regard des articles 312 et 309 du CP était au cœur de cet arrêt. Il soutient que la Cour a eu l’occasion d’examiner l’ensemble des éléments de preuve qui constituaient le fondement de ces deux chefs d’accusation, et qu’elle a clairement constaté l’absence de tout élément pouvant atteindre le seuil requis aux fins de l’article 5 § 1 de la Convention. Il allègue que la Cour a également constaté que l’exercice même par lui de ses droits garantis par la Convention constituait le fondement de ces accusations et que sa détention poursuivait l’objectif inavoué de le réduire au silence. Il voit dans la décision du 25 avril 2022 ordonnant sa remise en liberté et son acquittement la preuve que les accusations basées sur l’article 328 du CP étaient manifestement dénuées de fondement et ont été instrumentalisés dans le but d’assurer son maintien en détention jusqu’au prononcé d’une nouvelle ordonnance de détention provisoire et d’une nouvelle condamnation sous l’angle de l’article 312 du CP. Il estime qu’eu égard aux conclusions de l’arrêt de 2019, il s’agit d’une violation flagrante de l’article 46 § 1 de la Convention.
124. Enfin, M. Kavala demande à la Cour non seulement de conclure à la violation de l’article 46 § 1 de la Convention mais aussi de constater que, depuis le 10 décembre 2019, il y a une violation continue de l’article 5 § 1 de la Convention et de son article 18 combiné avec l’article 5 § 1, que les autorités nationales turques, y compris les tribunaux nationaux, n’ont pas tenu compte des conclusions de la Cour et de l’obligation de restitutio in integrum et que ces dernières, qui l’ont maintenu en détention, ont systématiquement omis de le protéger contre l’arrestation arbitraire sans qu’il pût bénéficier d’un véritable contrôle judiciaire. Par ailleurs, il invite la Cour à réitérer son indication initiale selon laquelle le Gouvernement doit prendre toutes les mesures nécessaires pour mettre un terme à sa détention et faire procéder à sa libération immédiate. De même, M. Kavala est d’avis que de nouvelles indications s’imposent en l’espèce afin qu’il puisse reprendre ses activités dans le domaine de la protection des droits de l’homme et que lui-même et les autres défenseurs des droits de l’homme n’aient plus à craindre un recours abusif au droit pénal en raison de leurs activités en la matière, compte tenu de l’effet dissuasif produit par sa détention arbitraire sur les autres défenseurs des droits de l’homme. Finalement, il exprime le souhait d’obtenir une réparation pécuniaire pour le dommage qu’il estime avoir subi du fait des violations de la Convention, ainsi que le remboursement de ses frais et dépens.
4. La Commissaire aux droits de l’homme
125. La Commissaire aux droits de l’homme déclare avoir suivi de près la situation de M. Kavala, qui selon elle est un exemple emblématique des graves défis auxquels les défenseurs des droits de l’homme se trouvent confrontés en Türkiye de manière générale. Elle précise qu’elle a déjà dit dans les observations qu’elle a présentées dans le cadre de la procédure de surveillance que les éléments de preuve qui avaient été utilisés pour étayer les accusations liées à l’espionnage ne pouvaient pas être considérés comme nouveaux. D’après elle, les autorités ont pris des mesures pour contourner le droit à la liberté de M. Kavala dans le but de le maintenir en détention, et elles n’ont donc pas agi de bonne foi et d’une manière compatible avec les « conclusions et l’esprit » de l’arrêt Kavala. À ses yeux, le maintien en détention provisoire de l’intéressé pour des motifs relatifs au même contexte factuel que celui déjà examiné par la Cour dans son arrêt précité impliquerait une prolongation de la violation de ses droits ainsi qu’un manquement à l’obligation qui incombe à l’État défendeur au titre de l’article 46 § 1 de la Convention de se conformer à l’arrêt de la Cour.
126. La Commissaire aux droits de l’homme argue notamment que les éléments constitutifs de l’infraction visée à l’article 328 du CP n’ont pas été démontrés dans les décisions relatives à la détention provisoire de M. Kavala. Se référant à la jurisprudence pertinente de la Cour relative à la notion de « soupçon raisonnable » et aux opinions dissidentes des juges de la CCT (paragraphes 61-65 ci-dessus), elle soutient que le parquet n’a pu fournir pendant la phase subséquente de la procédure pénale aucun élément susceptible de justifier ne serait-ce qu’un simple soupçon concernant l’accusation d’espionnage. Elle indique également que dans son réquisitoire du 4 mars 2022, le parquet a requis la condamnation de M. Kavala pour la seule infraction visée à l’article 312 du CP relativement aux événements de Gezi (paragraphe 11 ci-dessus), ce qui corrobore, selon elle, la conclusion selon laquelle l’accusation d’espionnage a été introduite uniquement dans le but de maintenir M. Kavala en détention. Elle fait de surcroît valoir que les poursuites pénales engagées contre M. Kavala et sa détention constituaient une illustration manifeste d’un large éventail de problèmes graves affectant le système judiciaire turc. Enfin, elle précise que cette mesure a encore intimidé des militants de la société civile et des défenseurs des droits de l’homme en Türkiye et a aggravé l’effet dissuasif observé par la Cour dans son arrêt de 2019.
B. Appréciation de la Cour
1. Question préliminaire
127. La Cour observe que, selon le Gouvernement, deux conditions devaient être réunies pour que le Comité des Ministres puisse saisir la Cour en vertu de l’article 46 § 4 : refus de la Haute Partie contractante de se conformer à un jugement définitif et existence de circonstances exceptionnelles. Or, le Gouvernement soutient que la Türkiye s’est conformée à l’arrêt de la Cour et qu’aucune circonstance exceptionnelle ne justifie la saisine en question. Il estime en effet qu’il ne relève ni de l’autorité ni du mandat du Comité des Ministres de procéder à un examen des éléments de preuve communiqués dans le cadre d’une affaire pendante devant les tribunaux internes, et qu’en engageant la procédure prévue à l’article 46 § 4, le Comité des Ministres non seulement a interféré dans la procédure interne en cours, mais aussi a pris position sur une question qui pourrait être portée devant la Cour dans le cadre d’une requête séparée. Il considère donc qu’au vu des circonstances de l’espèce, l’ouverture d’une procédure au titre de l’article 46 § 4 s’analyse en une violation du système de la Convention, qui est fondé sur les principes de subsidiarité et de marge d’appréciation tels qu’affirmés par le Protocole no 15.
128. La Cour rappelle que, selon sa jurisprudence constante, le choix ultime des mesures à prendre pour exécuter un arrêt appartient aux États, sous la surveillance du Comité des Ministres, pour autant que ces mesures soient compatibles avec les « conclusions et l’esprit » de l’arrêt de la Cour (Ilgar Mammadov c. Azerbaïdjan (recours en manquement) [GC], no 15172/13, § 182, 29 mai 2019, avec les références citées). Les Règles pour la surveillance de l’exécution des arrêts définissent également la procédure à suivre concernant le recours en manquement prévu à l’article 46 § 4 de la Convention (pour le texte de ces règles, voir, ibidem, §§ 90-96). Le mécanisme de surveillance qui a été instauré par l’article 46 de la Convention fournit donc un cadre complet pour l’exécution des arrêts de la Cour, renforcé par la pratique du Comité des Ministres (ibidem, § 163).
129. Pour ce qui est du recours en manquement plus précisément, les paragraphes 4 et 5 de l’article 46 habilitent le Comité des Ministres à déclencher une procédure en manquement lorsque celui-ci estime qu’une Haute Partie contractante refuse de se conformer à un arrêt définitif dans un litige auquel elle est partie. Cette procédure n’a pas pour but de rouvrir devant la Cour la question de la violation déjà tranchée par l’arrêt initial. Lors de l’introduction de cette procédure, il a été considéré que la pression politique que constituerait un tel recours devant la Grande Chambre et l’arrêt de celle‑ci devraient être suffisants pour que l’État concerné exécute l’arrêt initial de la Cour (voir le point no 99 du rapport explicatif au Protocole no 14, paragraphe 104 ci-dessus). En effet, le recours en manquement ne devrait être utilisé que dans des « situations exceptionnelles », comme prévu par la règle no 11 et le rapport explicatif du Protocole no 14 (paragraphes 103-104 ci-dessus). Ce critère vise à indiquer que le Comité des Ministres devrait appliquer un seuil élevé pour le déclenchement de cette procédure. Le recours en manquement devait donc être considéré comme une mesure de dernier ressort, lorsque le Comité des Ministres considère que les autres moyens de pression pour assurer l’exécution d’un arrêt se sont finalement révélés infructueux et n’étaient plus adaptés à la situation. Par ailleurs, la procédure en manquement ne vise pas à rompre l’équilibre institutionnel fondamental entre la Cour et le Comité des Ministres (ibidem, § 166). Le droit de saisir la Cour est une prérogative procédurale relevant de la responsabilité du Comité des Ministres (voir, mutatis mutandis, ibidem, § 144). Par conséquent, lorsqu’une telle procédure a été dûment déclenchée, il n’appartient pas à la Cour d’apprécier l’opportunité de ce choix opéré par le Comité des Ministres.
130. En l’espèce, la Cour considère qu’eu égard aux circonstances de l’espèce et à la « prérogative procédurale » du Comité des Ministres, ainsi qu’aux principes exposés ci-dessous (paragraphes 131-135), la thèse du Gouvernement est étroitement liée à la substance de la question posée par le Comité des Ministres, ce qui commande par conséquent un examen par la Cour de cette question. Pour le même motif et pour autant que l’argument du Gouvernement selon lequel M. Kavala n’avait pas introduit de requête devant la Cour dans le délai de six mois et après avoir épuisé les voies de recours internes peut être compris comme visant à soulever une exception d’irrecevabilité, (paragraphe 113 ci-dessus), la Cour rappelle que de telles exceptions ne sont pas pertinentes dans le cadre d’une procédure en manquement introduite par le Comité des Ministres devant la Cour en vertu de l’article 46 § 4 de la Convention.
Saisie d’une question sur le fondement de l’article 46 § 4 de la Convention, la Cour doit donc, en dernier ressort, dire si l’exécution d’un arrêt s’est faite de bonne foi et de manière compatible avec les « conclusions et l’esprit » de l’arrêt pour déterminer si l’État défendeur s’est conformé à ses obligations résultant de l’article 46 § 1. De même, elle considère qu’elle demeure saisie de cette question, nonobstant l’arrêt de condamnation intervenu après le 2 février 2022 (paragraphes 11 et 117 ci-dessus ; voir aussi, mutatis mutandis, ibidem, §§ 146 et 216).
Par conséquent, la Cour doit procéder à l’examen de la question posée par le Comité des Ministres.
2. Principes généraux
131. Avant tout, la Cour se réfère aux principes généraux énoncés dans l’arrêt Ilgar Mammadov (recours en manquement) (précité, §§ 147-171) concernant l’exécution de ses arrêts et découlant de l’article 46 §§ 1 et 2 de la Convention et à la nature de sa propre tâche en cas d’ouverture d’une telle procédure en vertu de l’article 46 § 4.
132. La procédure en manquement n’a pas pour but de rouvrir devant la Cour la question de la violation déjà tranchée par l’arrêt initial et elle ne prévoit pas non plus le versement d’une pénalité financière, mais elle vise à ajouter une pression destinée à assurer l’exécution de cet arrêt de la Cour (ibidem, § 159). Elle a été instaurée dans le but d’accroître l’efficacité de la procédure de surveillance – de l’améliorer et de l’accélérer (ibidem, § 160).
133. Le Comité des Ministres, étant responsable de la surveillance de l’exécution des arrêts de la Cour, accomplit une tâche particulière qui consiste à appliquer les règles de droit pertinentes. Les obligations d’une Partie contractante découlant de l’article 46 § 1 de la Convention reposent sur les principes de droit international relatifs à la cessation, à la non-répétition et à la réparation (ibidem, § 162). En effet, le mécanisme de surveillance instauré par l’article 46 de la Convention fournit un cadre complet pour l’exécution des arrêts de la Cour, renforcé par la pratique du Comité des Ministres (ibidem, §§ 162-163). Dans une procédure en manquement, la Cour est appelée à livrer une appréciation juridique définitive sur la question du respect de l’arrêt en question. Dans ce cadre, la Cour prendra en considération tous les aspects de la procédure devant le Comité des Ministres, notamment les mesures par lui indiquées.
134. La Cour a souligné la compétence du Comité des Ministres pour déterminer précisément les mesures qu’un État doit prendre pour réparer dans toute la mesure du possible les violations constatées. Elle a également jugé que, si elle n’est pas soulevée dans le cadre de la procédure en manquement prévue à l’article 46 §§ 4 et 5 de la Convention, la question du respect par les Hautes Parties contractantes de ses arrêts échappe à sa compétence (ibidem, § 167, avec les références citées).
135. Quant à la période qu’il lui faut prendre en compte pour déterminer si un État a manqué à son obligation de se conformer à un arrêt, la Cour observe que, comme indiqué dans l’arrêt Ilgar Mammadov (recours en manquement) précité (§§ 169-171), la date à laquelle le Comité des Ministres la saisit d’une question sur le fondement de l’article 46 § 4 correspond à la date à laquelle il a estimé que l’État concerné avait refusé de se conformer à un arrêt définitif, au sens de l’article 46 § 4 (ibidem, § 170). En conséquence, et compte tenu de la décision du Comité des Ministres, la Cour considère que le point de départ de son examen doit être la date à laquelle elle est saisie d’une question sur le fondement de l’article 46 § 4 de la Convention, en l’espèce, donc, le 2 février 2022 (ibidem, § 171).
3. Application en l’espèce des principes susmentionnés
136. Dans l’arrêt Kavala, la Cour a conclu à la violation de l’article 5 §§ 1 et 4, ainsi que de l’article 18 combiné avec l’article 5 § 1 de la Convention, relativement aux faits qui étaient reprochés à M. Kavala sur le terrain des articles 309 et 312 du CP en octobre 2017 et qui avaient donné lieu à la mise en détention provisoire de l’intéressé. Sur le terrain de l’article 18 combiné avec l’article 5 § 1, la Cour a considéré que les accusations formulées contre M. Kavala ne reposaient pas sur des raisons plausibles de le soupçonner et que le but réel des mesures litigieuses avait été de le réduire au silence et de dissuader d’autres défenseurs des droits de l’homme.
137. Dans sa résolution intérimaire du 2 février 2022, le Comité des Ministres, se fondant sur l’article 46 § 4, a saisi la Cour de la question de savoir si la République de Türkiye avait manqué à l’obligation qui lui incombait au titre de l’article 46 § 1 de la Convention de se conformer à cet arrêt (paragraphe 94 ci-dessus, et Annexe). Il a également rappelé les nombreuses décisions et résolutions intérimaires qu’il avait déjà adoptées dans le cadre de la procédure de surveillance et dans lesquelles il avait, d’une part, souligné les défaillances fondamentales de la procédure pénale, révélées dans les conclusions de la Cour sur le terrain de l’article 18 combiné avec l’article 5 § 1 de la Convention et, d’autre part, demandé la libération immédiate de M. Kavala. Dans cette résolution intérimaire, le Comité des Ministres a déclaré que, « n’ayant pas assuré la libération immédiate du requérant, la République de Turquie refuse de se conformer à l’arrêt définitif de la Cour » (paragraphe 94 ci-dessus).
138. De toute évidence, la Cour constate que le Comité des Ministres a considéré que la question fondamentale dans la présente procédure en manquement résidait dans le fait que la Türkiye n’avait pas adopté de mesures individuelles pour remédier à la violation de l’article 5 § 1, lu isolément et combiné avec l’article 18. Dès lors, elle estime que la question essentielle dans cette affaire consiste à déterminer si la Türkiye est, ou non, restée en défaut d’adopter les mesures individuelles qu’elle devait prendre pour se conformer à l’arrêt de la Cour et remédier à la violation de 5 § 1, lu isolément et combiné avec l’article 18.
139. Eu égard à la teneur de l’article 46 § 4, il est certain que les autres éléments que sont la violation tirée de l’article 5 § 4 de la Convention et la satisfaction équitable, ainsi que les mesures générales liées à l’exécution de l’arrêt Kavala, entrent dans le cadre de la procédure en manquement. En l’espèce, toutefois, ces éléments ne requièrent pas un examen détaillé. Tout d’abord, aucune question ne se pose relativement au paiement de la satisfaction équitable dans la mesure où la Cour a décidé de n’octroyer à M. Kavala aucune somme à ce titre faute de demande dûment présentée par l’intéressé (Kavala, précité, § 237). Quant aux mesures générales, qui concernent aussi la violation tirée de l’article 5 § 4, la Cour observe que le Comité des Ministres a indiqué que certaines mesures générales avaient été prises en l’espèce, en particulier sur le renforcement de l’indépendance du système judiciaire et sur le respect de l’exigence de « bref délai » du contrôle juridictionnel de la légalité des mesures privatives de liberté. Par ailleurs, il ne faut pas perdre de vue que, lorsqu’il est question de problèmes structurels, une exécution rapide et adéquate a bien évidemment une incidence sur l’afflux de nouvelles affaires. Cependant, en l’espèce, il ressort de la saisine par le Comité des Ministres que l’accent est clairement mis sur les mesures individuelles requises. Par conséquent, la Cour estime qu’il n’est pas nécessaire de s’attarder plus avant sur ces autres aspects de la procédure d’exécution.
a) La portée de l’arrêt Kavala
140. En ce qui concerne la violation constatée de l’article 5 § 1 de la Convention (Kavala, précité, § 159), la Cour rappelle qu’elle a examiné de manière détaillée la plausibilité des soupçons qui pesaient sur M. Kavala relativement aux infractions visées aux articles 312 (ibidem, §§ 139-153) et 309 du CP (ibidem, §§ 154-155). Se penchant sur la première accusation liée aux événements de Gezi (article 312 du CP), elle a considéré que « (…) en l’absence de faits, d’informations ou de preuves démontrant qu’il se livrait à une activité délictuelle, le requérant ne pouvait pas être raisonnablement soupçonné d’avoir commis une tentative de renversement du gouvernement, au sens de l’article 312 du CP » (ibidem, § 153).
À propos des faits qui étaient reprochés à M. Kavala relativement à la tentative de coup d’État (article 309 du CP), elle s’est exprimée comme suit au paragraphe 154 de l’arrêt précité :
« (…) pour la Cour, les éléments du dossier sont trop légers pour justifier le soupçon en question. En effet, le parquet s’est appuyé sur le fait que le requérant entretenait des relations avec des étrangers et que le téléphone portable du requérant et celui de H.J.B. avaient émis des signaux à partir de la même station de transmission de base. En outre, il ressort des éléments versés au dossier que le requérant et H.J.B. se sont rencontrés dans un restaurant le 18 juillet 2016, c’est-à-dire après la tentative de coup d’État, et qu’ils se sont brièvement salués. Aux yeux de la Cour, les éléments du dossier ne permettent pas d’établir que le requérant et la personne en question avaient des contacts intenses. De plus, à défaut d’autres circonstances suffisantes et pertinentes, le seul fait que le requérant ait eu des contacts avec une personne suspecte ou des personnes étrangères ne peut pas être considéré comme un élément suffisant pour qu’un observateur objectif soit persuadé qu’il pourrait avoir commis une tentative de renversement de l’ordre constitutionnel. »
141. Dans son analyse globale, la Cour a également conclu à l’absence de raison plausible de soupçonner l’intéressé d’avoir commis « une quelconque infraction pénale » (ibidem, § 156), en relevant notamment que « ces mesures étaient essentiellement fondées non seulement sur des faits ne pouvant raisonnablement être considérés comme des actes pénalement répréhensibles en droit interne, mais aussi sur des faits liés en grande partie à l’exercice de droits conventionnels » (ibidem, § 157).
142. Pour ce qui est de l’article 18 de la Convention, la Cour estime nécessaire de rappeler les raisons pour lesquelles elle a conclu dans l’arrêt Kavala à la violation de l’article 18 combiné avec l’article 5 § 1 :
« 221. La Cour observe que le but apparent des mesures prises contre le requérant était d’enquêter sur les événements de Gezi et sur la tentative de coup d’État, et d’établir si le requérant avait réellement commis les infractions qui lui étaient reprochées. (…).
222. Cependant, il semble que, dès le début, les autorités d’enquête ne se soient pas intéressées principalement à l’implication présumée du requérant dans les troubles publics survenus lors des événements de Gezi et de la tentative de coup d’état. En effet, lors de son interrogatoire, le requérant s’est vu poser de nombreuses questions n’ayant à première vue aucun lien avec ces événements. (…)
223. La Cour observe que l’acte d’accusation est loin de combler la lacune décrite ci-dessus. Long de 657 pages, ce document ne contient pas d’exposé succinct des faits. Il ne précise pas non plus clairement les faits ou agissements criminels sur lesquels se fonde la responsabilité pénale du requérant dans les événements de Gezi. Il s’agit essentiellement d’une compilation d’éléments de preuve – transcriptions de nombreuses conversations téléphoniques, informations sur les relations du requérant, listes d’actions non violentes – dont certains présentent un intérêt limité au regard de l’infraction en question. (…) le parquet reprochait au requérant de diriger une association criminelle et, dans ce cadre, d’instrumentaliser de nombreux acteurs de la société civile et de les coordonner en secret en vue de planifier et d’initier une insurrection contre le Gouvernement. Toutefois, rien dans le dossier n’indique que les autorités de poursuite pénale aient disposé d’informations objectives permettant de soupçonner de bonne foi le requérant au moment des événements de Gezi (…). En particulier, les documents de l’accusation font référence à de nombreux actes, accomplis en toute légalité, en lien avec l’exercice d’un droit conventionnel et en coopération avec les organes du Conseil de l’Europe ou les institutions internationales (échanges avec les organes du Conseil de l’Europe, participation à l’organisation d’une visite d’une délégation internationale). Ils font également référence à des activités ordinaires et légitimes de la part d’un défenseur des droits de l’homme et d’un responsable d’ONG (…).
(…)
228. En résumé, et à la lumière de tout ce qui précède, la Cour considère comme un élément crucial, aux fins de son appréciation sous l’angle de l’article 18 de la Convention, le fait que plusieurs années se soient écoulées entre les événements à l’origine de la détention du requérant et les décisions judiciaires ordonnant sa mise en détention. Le Gouvernement n’a avancé aucun argument plausible pour expliquer les raisons de ce laps de temps. En outre, et c’est important, l’essentiel des éléments de preuve invoqués par le procureur de la République à l’appui de sa demande de mise en détention provisoire du requérant, introduite le 1er novembre 2017, avaient déjà été recueillis bien avant cette date et le Gouvernement n’a fourni aucune explication convaincante pour justifier cette chronologie des événements. En outre, en dépit du délai de plus de quatre ans qui s’est écoulé entre les événements de Gezi et la détention du requérant, le Gouvernement n’a pas été en mesure de fournir de preuves crédibles propre à permettre à un observateur objectif de conclure de manière plausible qu’il existait un soupçon raisonnable à l’appui des accusations portées contre le requérant (…).
229. Il importe également de noter que cette inculpation intervint postérieurement aux discours prononcés par le président de la République le 21 novembre et le 3 décembre 2018. (…)
230. Pour la Cour, les éléments examinés ci-dessus, combinés avec les discours, cités ci-dessus, du plus haut responsable du pays, pourraient corroborer l’argument du requérant selon lequel sa mise et son maintien en détention poursuivaient un but inavoué, à savoir le réduire au silence en tant que défenseur des droits de l’homme. Par ailleurs, le fait que, dans l’acte d’accusation, le parquet ait fait référence aux activités des ONG et à leur financement par des moyens légaux sans pour autant indiquer en quoi cela était pertinent au regard des accusations qu’il portait est aussi de nature à étayer cet argument. (…).
231. En effet, au cœur du grief de violation de l’article 18 présenté par le requérant se trouve la persécution dont il se dit victime non pas en tant que simple particulier mais en tant que défenseur des droits de l’homme et activiste d’ONG. Ainsi, la restriction en cause ne l’aurait pas touché à titre uniquement individuel, et elle n’aurait pas non plus touché seulement les défenseurs des droits de l’homme et activistes d’ONG : elle aurait touché l’essence même de la démocratie (…). La Cour considère que le but inavoué ainsi défini atteindrait une gravité significative, compte tenu notamment du rôle particulier des défenseurs de l’homme (…) et des organisations non-gouvernementales dans une démocratie pluraliste (…).
232. À la lumière des éléments ci-dessus, considérés dans leur ensemble, la Cour juge qu’il est établi au-delà de tout doute raisonnable que les mesures dénoncées en l’espèce poursuivaient un but inavoué, contraire à l’article 18 de la Convention, à savoir réduire le requérant au silence. En outre, compte tenu de la nature des charges portées contre l’intéressé, elle considère que les mesures en cause étaient susceptibles d’avoir un effet dissuasif sur le travail des défenseurs des droits de l’homme. Par conséquent, elle conclut que la restriction de la liberté du requérant a été imposée à des fins autres que celle de le traduire devant une autorité judiciaire compétente en raison d’un soupçon raisonnable qu’il ait commis une infraction, conformément à l’article 5 § 1 c) de la Convention.
Au vu de ce qui précède, la Cour conclut qu’il y a eu violation de l’article 18 combiné avec l’article 5 § 1 de la Convention. »
143. Le raisonnement de la Cour montre clairement que ses conclusions valaient pour l’ensemble des faits qui étaient reprochés à M. Kavala relativement aux événements de Gezi et à la tentative de coup d’État, même si, dans son analyse, la qualification des faits par les autorités nationales au regard des dispositions du code pénal a inévitablement constitué un élément pertinent. Par conséquent, à défaut d’autres circonstances suffisantes et pertinentes, une simple requalification des mêmes faits ne saurait pas en principe modifier le fondement de ces conclusions, car pareille requalification ne constituerait qu’une appréciation différente des faits déjà examinés par la Cour. S’il en était autrement, les autorités judiciaires pourraient continuer à priver les personnes de leur liberté simplement en déclenchant de nouvelles enquêtes pénales pour les mêmes faits. Une telle situation équivaudrait à permettre un contournement du droit et risquerait de conduire à des résultats incompatibles avec l’objet et le but de la Convention (voir, parmi plusieurs autres, Korban c. Ukraine, no 26744/16, § 150, 4 juillet 2019, Atilla Taş c. Turquie, no 72/17, § 77, 19 janvier 2021).
144. Point plus important encore, il ressort du raisonnement de la Cour que celle-ci n’a pas admis « le but apparent des mesures prises contre le requérant », qui était d’une part d’enquêter sur les événements de Gezi et la tentative de coup d’État, et d’autre part d’établir si M. Kavala avait réellement commis les infractions qui lui étaient reprochées (Kavala, précité, § 221) ; la Cour a par ailleurs identifié le but inavoué de ces mesures, qui était de réduire au silence M. Kavala en tant que défenseur des droits de l’homme et activiste d’ONG (ibidem, § 231). Cette conclusion est cruciale, eu égard à l’objet et au but de l’article 18, qui sont d’interdire le détournement de pouvoir (voir, dans le même sens, Ilgar Mammadov (recours en manquement), précité, § 189, avec les références citées).
145. Il s’ensuit que le constat de violation de l’article 5 § 1, lu isolément et combiné avec l’article 18, que la Cour a formulé dans l’arrêt Kavala a eu pour effet de vicier toute mesure résultant des accusations relatives aux événements de Gezi et à la tentative de coup d’État. Par ailleurs, à défaut d’autres circonstances suffisantes et pertinentes propres à démontrer que M. Kavala se livrait à une activité délictuelle, toute mesure, privative de liberté notamment, prise pour des motifs liés au même contexte factuel impliquerait une prolongation de la violation des droits de M. Kavala ainsi qu’un manquement à l’obligation qui incombe à l’État défendeur de se conformer à l’arrêt de la Cour conformément à l’article 46 § 1 de la Convention.
146. Par ailleurs, contrairement à l’arrêt Ilgar Mammadov c. Azerbaïdjan (no 15172/13, 22 mai 2014), qui avait ensuite fait l’objet de la première procédure en manquement, l’arrêt Kavala renfermait dans son raisonnement et son dispositif une indication explicite de la Cour concernant la manière dont il convenait de l’exécuter. La Cour y précisait en effet ce qui suit : « le Gouvernement doit prendre toutes les mesures nécessaires pour mettre un terme à la détention du requérant et faire procéder à sa libération immédiate » (Kavala, précité, § 240).
147. Il convient donc d’admettre que la nature même de la violation constatée pourrait ne pas laisser réellement de choix parmi différentes sortes de mesures susceptibles d’y remédier. C’est notamment le cas lorsqu’il s’agit d’une détention jugée par la Cour comme étant manifestement injustifiée au regard de l’article 5 § 1, dans la mesure où un besoin urgent de mettre fin à la violation s’impose, compte tenu de l’importance du droit fondamental à la liberté et à la sûreté (voir, mutatis mutandis, Assanidzé c. Géorgie [GC], no 71503/01, §§ 202-203, CEDH 2004‑II, et Medvedyev et autres c. France [GC], no 3394/03, § 76, CEDH 2010). Cela vaut d’autant plus lorsqu’il s’agit, comme en l’espèce, d’une violation qui tire son origine d’une détention jugée également contraire à l’article 18 combiné avec l’article 5 § 1 de la Convention.
148. Par conséquent, le fait de donner des indications en vertu de l’article 46, comme en l’espèce, permet tout d’abord à la Cour de s’assurer, dès le prononcé de son arrêt, de l’efficacité de la protection prévue par la Convention et d’empêcher une prolongation de la violation des droits en cause, puis d’assister le Comité des Ministres dans le cadre de la surveillance de l’exécution de l’arrêt final. En outre, ces indications permettent et enjoignent à l’État concerné de mettre fin, le plus vite possible, à la violation de la Convention constatée par la Cour.
b) Sur la question de savoir si la Türkiye a manqué à l’obligation qui lui incombait au titre de l’article 46 § 1 de se conformer à un arrêt définitif
149. La Cour a analysé (paragraphes 140-148 ci-dessus) la portée du constat de violation de l’article 5 § 1 lu isolément et combiné avec l’article 18 qui avait été formulé dans l’arrêt Kavala, et elle a établi que l’obligation correspondante de réaliser la restitutio in integrum qui découlait pour la Türkiye de l’article 46 § 1 exigeait de cet État qu’il libérât immédiatement M. Kavala et qu’il effaçât les conséquences négatives des accusations pénales estimées injustifiées par la Cour. Se référant, entre autres, à l’indication de la Cour, le Comité des Ministres a notamment estimé que la mesure de redressement appropriée était la libération immédiate de M. Kavala.
150. Le Gouvernement indique que la détention de M. Kavala qui avait été ordonnée sur le fondement de l’article 309 du CP (tentative de coup d’État) a pris fin le 11 octobre 2019 puis a repris le 18 février 2020 et a duré sans interruption jusqu’au 20 mars 2020. De même, la détention qui avait été ordonnée sur le fondement des accusations relatives aux événements de Gezi (article 312 du CP) a pris fin le 18 février 2019, lorsque la juridiction de première instance a prononcé l’acquittement de l’intéressé et ordonné sa mise en liberté (paragraphe 24 ci-dessus). Pour la Cour, quels que soient les motifs avancés par le Gouvernement pour justifier sa détention ultérieure, M. Kavala a été privé de sa liberté sans interruption entre le 18 octobre 2017 et – au moins – le 2 février 2022, date de la saisine de la Cour.
151. La Cour rappelle qu’elle a déjà conclu que le constat de violation de l’article 5 § 1, lu isolément et combiné avec l’article 18, qu’elle avait formulé dans l’arrêt Kavala avait eu pour effet de vicier toute mesure ayant résulté des accusations qui avaient été portées relativement aux événements de Gezi et à la tentative de coup d’État. En outre, l’indication explicite de la Cour exigeait que M. Kavala fût libéré immédiatement après le prononcé de son arrêt. Par ailleurs, à défaut d’autres circonstances suffisantes et pertinentes propres à démontrer que M. Kavala se livrait à une activité délictuelle, toute mesure, privative de liberté notamment, pour des motifs relatifs au même contexte factuel exactement, risquerait de constituer une prolongation de la violation de ses droits ainsi qu’un manquement à l’obligation qui incombe à l’État défendeur de se conformer à l’arrêt de la Cour conformément à l’article 46, paragraphe 1, de la Convention (paragraphes 143-145 ci-dessus). Dès lors, la Cour doit se pencher sur la question de savoir si, comme l’allègue le Gouvernement, les charges dirigées contre M. Kavala ont changé de manière substantielle.
i. Sur la question de savoir si les charges dirigées contre M. Kavala ont changé de manière substantielle.
152. Le Comité des Ministres constate que M. Kavala a certes été placé en détention provisoire le 9 mars 2020 pour espionnage militaire ou politique (article 328 du CP), mais que les charges dirigées contre lui n’ont pas changé de manière substantielle. De son côté, le Gouvernement soutient que le maintien en détention de M. Kavala sur le fondement d’un nouveau chef d’accusation est constitutif d’un fait nouveau soulevant un problème nouveau, non tranché par la Cour. À ses yeux, M. Kavala aurait dû introduire une nouvelle requête devant la Cour à la suite de l’arrêt rendu par la CCT. Il en déduit que la détention de M. Kavala sur la base de ces nouvelles accusations ne saurait constituer une violation de son obligation d’exécuter l’arrêt en question conformément à l’article 46 § 1 de la Convention.
La Cour examinera d’abord l’argument du Gouvernement tiré de la non‑introduction d’une nouvelle requête ; puis, elle se penchera sur les mesures prises par la Türkiye postérieurement à l’arrêt Kavala.
1) Sur la question de savoir si M. Kavala aurait dû introduire une nouvelle requête
153. La Cour prend note du fait que M. Kavala a introduit devant la CCT un deuxième recours pour se plaindre de la prolongation de sa détention postérieurement à l’arrêt de la Cour (paragraphe 59 ci-dessus). Elle note en outre l’argument du Gouvernement selon lequel rien n’empêchait théoriquement M. Kavala, à la suite de l’arrêt de la CCT, de saisir la Cour d’une nouvelle requête pour se plaindre de son maintien en détention provisoire et qu’il ne l’a pas fait. Elle considère cependant que, pour les motifs énoncés ci-après, le fait que M. Kavala n’ait pas saisi la Cour du même grief que celui qu’il avait introduit devant la CCT n’a pas d’incidence fondamentale aux fins de son examen de la question du respect par la Türkiye de l’obligation lui incombant au regard du paragraphe 1 de l’article 46.
154. D’emblée, la Cour renvoie aux principes exposés ci-dessus (paragraphes 131-135), qui définissent son rôle et les compétences du Comité des Ministres pendant la phase de l’exécution d’un arrêt et dont il ressort que c’est au Comité des Ministres qu’il appartient de vérifier, à partir des informations fournies par l’État défendeur et en tenant dûment compte de l’évolution de la situation du requérant, qu’auront été adoptées en temps utile les mesures réalisables, adéquates et suffisantes pour réparer dans toute la mesure possible les violations constatées par la Cour. Si elle n’est pas soulevée dans le cadre de la « procédure en manquement » prévue à l’article 46 §§ 4 et 5 de la Convention, la question du respect par les Hautes Parties contractantes de ses arrêts échappe à la compétence de la Cour.
155. Il convient ensuite d’observer que, si la Cour considère que l’article 46 de la Convention ne fait pas obstacle à son examen, elle peut se déclarer compétente pour connaître de griefs formulés dans le cadre d’une nouvelle requête faisant suite à des arrêts rendus par elle, par exemple lorsque les autorités internes ont procédé à un réexamen du dossier dans le cadre de l’exécution de l’un de ses arrêts, que ce soit par la réouverture de l’instance (Emre c. Suisse (no 2), no 5056/10, 11 octobre 2011, et Hertel c. Suisse (déc.), no 53440/99, CEDH 2002‑I) ou par la conduite d’un tout nouveau procès (Organisation macédonienne unie Ilinden – PIRIN et autres c. Bulgarie (no 2), nos 41561/07 et 20972/08, 18 octobre 2011, et Liou c Russie (no 2), no 29157/09, 26 juillet 2011). Il en va de même lorsque le « problème nouveau » est né de la persistance de la violation constatée dans l’arrêt initial de la Cour (voir, par exemple, Ivanţoc et autres c. Moldova et Russie, no 23687/05, § 95, 15 novembre 2011). Par conséquent, la Cour et le Comité des Ministres, dans le cadre de leurs mandats différents, peuvent être appelés à examiner, même simultanément, les mêmes procédures internes sans rompre l’équilibre institutionnel fondamental entre eux.
156. En l’espèce, il est important de relever que le Comité des Ministres n’a pas mis fin à sa surveillance de l’exécution de l’arrêt Kavala (voir, a contrario, Verein gegen Tierfabriken Schweiz (VgT) c. Suisse (no 2) [GC], no 32772/02, § 67, CEDH 2009), et qu’il a décidé de saisir la Cour d’une procédure en manquement, au motif que « depuis le 11 mai 2020, date à laquelle l’arrêt de la Cour [était] devenu définitif, le requérant [était] toujours détenu sur la base de la procédure critiquée par la Cour (…) ou sur le fondement d’éléments de preuve qu’elle a[vait] estimé insuffisants pour justifier sa détention » (paragraphe 94 ci-dessus). Saisie de cette demande, la Cour est donc appelée à livrer une appréciation juridique définitive sur la question du respect de l’arrêt en question.
2) Sur les mesures prises par la Türkiye postérieurement à l’arrêt Kavala
157. La Cour constate que, postérieurement à l’arrêt le concernant, les juridictions internes ont ordonné la mise en liberté provisoire de M. Kavala le 18 février 2020 mais l’intéressé a été arrêté le même jour sur ordre du procureur pour tentative de coup d’État (article 309 du CP), puis placé en détention provisoire le lendemain. Elle relève en outre que l’intéressé a aussi été placé en détention provisoire du chef d’espionnage (article 328 du CP) le 9 mars 2020.
158. La Cour observe d’emblée que la privation de liberté qui a été ordonnée contre M. Kavala le 18 février 2020 – jour du prononcé de la décision de mise en liberté provisoire relativement aux accusations liées aux événements de Gezi – était fondée sur les charges relatives à la tentative de coup d’État (paragraphes 25 et 27 ci-dessus). Dans l’arrêt Kavala (précité), la Cour a examiné de manière détaillée les faits à l’origine de ces accusations, et elle a notamment constaté que les accusations en question « reposaient principalement sur l’existence de « contacts intenses » entre le requérant et H.J.B., qui, d’après le Gouvernement, était visé par une instruction pénale pour participation à l’organisation » de la tentative de coup d’État du 15 juillet 2016 (Kavala, précité, § 154).
159. Or, dans l’arrêt Kavala, toujours, la Cour a constaté à propos de ces accusations que « les éléments du dossier [étaient] très légers pour justifier le soupçon en question » (ibidem, § 154). Certes, ces éléments, qui figuraient déjà dans le dossier d’enquête depuis le 18 octobre 2017, date de la mise en détention provisoire initiale de M. Kavala, ont été complétés par le parquet dans sa demande du 18 février 2020 (paragraphe 25 ci-dessus). Toutefois, les informations obtenues ultérieurement (le témoignage d’un employé de l’hôtel, des informations sur les activités menées par H.J.B. dans le cadre d’une fondation basée aux États-Unis, ou encore des données supplémentaires concernant les signaux téléphoniques, voir, notamment, le paragraphe 25 ci-dessus ; voir également les paragraphes 31 et 36 ci-dessus) ne contenaient à l’évidence aucun nouveau fait relatif aux éléments constitutifs de l’infraction reprochée, comme des éléments qui auraient pu permettre de préciser la nature de la relation présumée ou de rattacher les actes de M. Kavala à un but criminel. Elles venaient principalement compléter les informations relatives non pas à M. Kavala mais aux activités de H.J.B. – qui, dès le début de l’enquête, était soupçonné d’être l’un des instigateurs de la tentative de coup d’État –, et préciser la fréquence des contacts présumés entre M. Kavala et H.J.B.
160. Il est vrai que, comme le Gouvernement l’a indiqué, la levée de la mesure de détention provisoire de M. Kavala pour ce chef d’accusation avait été ordonnée le 20 mars 2020 (paragraphe 34 ci-dessus). Dans sa décision, cependant, le juge de paix avait ordonné la mise en liberté provisoire de M. Kavala au motif que la durée légale de sa détention était dépassée, en constatant dans le même temps que de forts soupçons pesaient sur M. Kavala quant à l’infraction qui lui était reprochée. Il convient à cet égard de souligner que le juge de paix, pour confirmer l’existence de raisons plausibles de soupçonner M. Kavala, s’est fondé exclusivement sur les contacts présumés de l’intéressé avec H.J.B. sans chercher à déterminer s’il existait « d’autres circonstances suffisantes et pertinentes ». Ce point a d’ailleurs été relevé dans l’arrêt Kavala (§ 154). Toutefois, la Cour estime qu’il n’est pas nécessaire de s’attarder plus avant sur cette détention qui, de toute manière, a pris fin avant que l’arrêt Kavala ne soit devenu définitif le 11 mai 2020.
161. S’agissant ensuite de la question de savoir si les charges retenues contre M. Kavala ont substantiellement changé, la Cour observe que, comme le Gouvernement l’a indiqué, l’accusation d’espionnage militaire ou politique sur laquelle la détention provisoire de M. Kavala était fondée depuis le 9 mars 2020 et jusqu’à la date de la saisine constitue, techniquement parlant, une nouvelle charge n’ayant pas été examinée par elle dans l’arrêt initial. Elle précise qu’elle doit toutefois aussi s’assurer que cette accusation n’était pas justifiée en substance par les mêmes faits que ceux dont elle a eu à connaître dans son arrêt initial.
162. À cet égard, la Cour souligne que dans le cadre d’une procédure en manquement faisant suite à un constat de violation de l’article 5 § 1, lu isolément et combiné avec l’article 18, elle ne saurait écarter les conclusions et les indications destinées à l’État défendeur qu’elle a formulées dans son arrêt initial au seul motif qu’une nouvelle charge a été retenue contre l’intéressé en vertu du droit interne. En effet, une simple requalification des mêmes faits ne saurait pas, en principe, modifier le fondement des conclusions de l’arrêt initial, car pareille requalification ne constituerait qu’une appréciation différente de faits ayant déjà examinés par la Cour (paragraphe 143 ci-dessus). Dans son analyse, la Cour doit donc aller au-delà des apparences et rechercher la réalité de la situation litigieuse. S’il n’en allait pas ainsi, l’obligation de se conformer à l’arrêt rendu par la Cour se trouverait vidée de sa substance en pratique. L’examen de la Cour présente manifestement une importance capitale lorsque, comme en l’espèce, la libération immédiate d’une personne détenue a été ordonnée par la Cour à la suite d’une violation de l’article 5 § 1, lu isolément et combiné avec l’article 18.
163. Pour ce qui est de cette nouvelle accusation d’espionnage militaire ou politique, il ressort de l’ordonnance de remise en détention provisoire du 9 mars 2020 et de l’acte d’accusation du 28 septembre 2020 que le soupçon d’espionnage était fondé sur deux faits : premièrement, les relations présumées entre M. Kavala et H.J.B., et, deuxièmement, les activités menées par M. Kavala dans le cadre de ses ONG (paragraphes 31, 33 et 36 ci-dessus). La Cour constate des similitudes frappantes, voire identité totale, entre ces faits et ceux qu’elle a déjà examinés dans l’arrêt Kavala.
164. Concernant le premier de ces deux éléments, à savoir les relations présumées entre M. Kavala et H.J.B., il convient, d’une part, de rappeler que c’est le seul fait qui était reproché à M. Kavala dans le cadre de l’accusation liée à la tentative de coup d’État (paragraphe 158 ci-dessus) et, d’autre part, de souligner que le constat qui a été formulé plus haut (paragraphe 159) vaut aussi pour le chef d’espionnage militaire ou politique. Il s’agit donc à l’évidence d’un fait que la Cour a déjà examiné dans le cadre de son arrêt initial et qui a pourtant été invoqué à nouveau dans le cadre de la nouvelle détention de M. Kavala sous une nouvelle qualification pénale sans qu’aucun fait distinctif en lien avec le chef d’espionnage n’ait été fourni par les autorités d’enquête.
165. La Cour observe en outre qu’il ressort de l’acte d’accusation du 28 septembre 2020 que le soupçon d’espionnage était aussi fondé sur les activités menées par M. Kavala dans le cadre de ses ONG. Or, elle rappelle que dans l’arrêt Kavala (précité), elle a examiné ces activités de manière détaillée (Kavala, précité, §§ 147, 150, 222, 223, 224, 227, 230, 231) et a conclu à la violation de l’article 5 § 1, lu isolément et combiné avec l’article 18. En d’autres termes, bien que M. Kavala ait été formellement inculpé d’un nouveau chef d’accusation, différent de ceux ayant servi de base à sa détention antérieure, les faits énumérés dans l’acte d’accusation étaient essentiellement identiques à ceux que la Cour avait déjà examinés dans son arrêt précité. Cela étant, la Cour ne peut que réitérer les considérations qu’elle a formulées dans son arrêt initial, à savoir que le fait de mentionner « des activités ordinaires et légitimes de la part d’un défenseur des droits de l’homme et d’un responsable d’ONG » a nui à la crédibilité de l’accusation (ibidem, §§ 223-224), et qu’à l’évidence, il ne peut pas y avoir de soupçons raisonnables si les actes ou faits retenus contre un détenu ne constituaient pas un crime au moment où ils se sont produits (ibidem, § 128).
166. La Cour conclut dès lors que ni les décisions relatives à la détention de M. Kavala, ni l’acte d’accusation, ne contiennent un quelconque fait substantiellement nouveau, en lien avec les éléments constitutifs de l’infraction visée à l’article 328 du CP (informations ou documents appartenant à l’État et relevant par essence de « secrets d’État », et obtention ou divulgation de pareils documents ou informations), de nature à justifier ce nouveau soupçon. Comme elles l’avaient fait dans le cadre de la détention initiale de l’intéressé que la Cour a été appelée à examiner dans l’arrêt Kavala (précité), les autorités d’enquête ont une fois encore fait référence à de nombreux actes accomplis en toute légalité pour justifier le maintien en détention provisoire de M. Kavala (Kavala, précité, §§ 145-146 et 223), nonobstant les garanties prévues par la Constitution contre la détention arbitraire. Telle a d’ailleurs été également la conclusion des juges dissidents de la CCT (voir paragraphes 61‑65 ci-dessus).
ii. Sur les autres facteurs pertinents
167. Parmi les autres facteurs pertinents, le secrétariat du Comité des Ministres a cité certains faits que le Gouvernement n’a pas contestés. Pour commencer, il ne fait pas controverse qu’au moment où la nouvelle accusation a été portée contre M. Kavala, le 9 mars 2020, un laps de temps considérable s’était écoulé depuis les faits, tous antérieurs à juillet 2016, à l’origine de cette nouvelle accusation. Le Comité des Ministres a souligné que la Cour avait considéré comme un élément crucial aux fins de son appréciation sous l’angle de l’article 18 de la Convention le fait que plusieurs années se fussent écoulées entre les événements à l’origine de la détention de M. Kavala et les décisions judiciaires ordonnant sa mise en détention (Kavala, précité, § 228). Par ailleurs, il ressort des informations communiquées par M. Kavala que des hauts responsables du pays ont prononcé de nombreux discours sur les procédures pénales dirigées contre l’intéressé (paragraphe 56 ci-dessus).
168. Les éléments cités ci-dessus, combinés avec le fait que le Conseil supérieur des juges et des procureurs ait initié un examen pour vérifier la nécessité d’ouvrir une enquête disciplinaire à l’encontre des trois juges ayant rendu l’arrêt d’acquittement, constituent à l’évidence des éléments pertinents aux fins de l’appréciation de la question de savoir si les autorités nationales se sont acquittées de leur obligation d’agir de bonne foi en vue d’exécuter un arrêt définitif et contraignant, compte tenu notamment des conséquences du constat de violation de l’article 18 combiné avec l’article 5 § 1.
c) Conclusion finale
169. Toute la structure de la Convention repose sur le postulat général que les autorités publiques des États membres agissent de bonne foi. Cette structure englobe la procédure de surveillance, et l’exécution d’un arrêt doit se faire de bonne foi et de manière compatible avec les « conclusions et l’esprit » de l’arrêt. De plus, l’obligation relative à la bonne foi revêt une importance cruciale lorsque la Cour a conclu, comme en l’espèce, à la violation de l’article 18, dont l’objet et le but sont d’interdire le détournement de pouvoir.
170. La Cour rappelle sa jurisprudence constante selon laquelle la non‑exécution d’une décision judiciaire définitive et obligatoire risquerait de créer des situations incompatibles avec le principe de la prééminence du droit que les États contractants se sont engagés à respecter en ratifiant la Convention.
171. Suivant la démarche exposée aux paragraphes 131-135 ci-dessus, la Cour a examiné le texte de l’arrêt Kavala et les obligations correspondantes qui incombaient à l’État (paragraphes 140-148 ci-dessus). Puis elle s’est penchée sur les mesures qui avaient été prises par la Türkiye et sur l’appréciation de ces mesures par le Comité des Ministres dans le cadre de la procédure d’exécution, ainsi que sur la position du Gouvernement et les observations de M. Kavala. Elle observe que la Türkiye a pris quelques mesures aux fins de l’exécution de l’arrêt précité et a également présenté plusieurs plans d’action (paragraphes 85-87 ci-dessus). Elle relève cependant qu’à la date de sa saisine par le Comité des Ministres, en dépit de trois décisions de mise en liberté provisoire et d’un acquittement, M. Kavala se trouvait en détention provisoire depuis plus de quatre ans, trois mois et quatorze jours, sur la base de faits qu’elle avait dans son arrêt initial jugés insuffisants pour justifier qu’on le soupçonnât d’avoir commis « une quelconque infraction pénale » et qui étaient liés « en grande partie à l’exercice des droits conventionnels » (ibidem, § 157).
172. Ces considérations sont cruciales en l’espèce, d’autant plus que le 25 avril 2022, M. Kavala a été acquitté du chef d’espionnage militaire ou politique au sens de l’article 328 du CP, mais déclaré coupable du chef lié à l’article 312 du CP. M. Kavala a aussi été condamné à la peine la plus lourde en droit pénal turc, à savoir la réclusion à perpétuité aggravée. Il ressort du verdict prononcé le 25 avril 2022 que cette condamnation était fondée sur des faits principalement en lien avec les événements de Gezi, faits que, dans son arrêt initial, la Cour avait examinés de manière particulièrement attentive en raison d’un défaut manifeste de plausibilité. Certes, le verdict de la cour d’assises, qui est postérieur à la saisine de la Cour et qui n’est pas définitif, est sans incidence sur les conclusions auxquelles la Cour est parvenue ci‑dessus (voir, mutatis mutandis, Ilgar Mammadov (recours en manquement), précité, § 212). Néanmoins, la Cour tient à rappeler que le constat de violation de l’article 18 combiné avec l’article 5 qu’elle a formulé dans l’arrêt Kavala a eu pour effet de vicier toute mesure résultant des accusations relatives aux événements de Gezi et à la tentative de coup d’État (paragraphe 145 ci-dessus). Or il est manifeste que la procédure nationale postérieure à cet arrêt, qui s’est d’abord soldée par un acquittement puis par une condamnation, n’a pas permis de remédier aux problèmes relevés dans l’arrêt Kavala.
173. Compte tenu des conclusions qu’elle a formulées ci‑dessus, la Cour estime que les mesures indiquées par la Türkiye ne lui permettent pas de conclure que l’État partie concerné a agi « de bonne foi », de manière compatible avec les « conclusions et l’esprit » de l’arrêt Kavala, ou de façon à rendre concrète et effective la protection des droits reconnus par la Convention et dont la Cour a constaté la violation dans ledit arrêt.
174. En réponse à la question dont le Comité des Ministres l’a saisie, la Cour conclut que la Türkiye a manqué à l’obligation qui lui incombait au titre de l’article 46 § 1 de se conformer à l’arrêt Kavala c. Turquie du 10 décembre 2019.
4. Sur les autres questions
175. La Cour observe en outre que M. Kavala a présenté certaines demandes en sus d’un constat de violation de l’article 46 de la Convention (paragraphe 124 ci-dessus). Cependant, comme indiqué dans le rapport explicatif du Protocole no 14 (paragraphe 104 ci-dessus), la procédure en manquement n’a pas pour but de rouvrir devant la Cour la question de la violation déjà tranchée par le premier arrêt. Elle ne prévoit pas non plus que la Haute Partie contractante contre laquelle la Cour déclare qu’il y a eu violation de l’article 46 § 1 ait à verser une pénalité financière. Par conséquent, la Cour n’est pas compétente pour constater une nouvelle violation des articles 5 et 18 de la Convention. En réalité, le constat de violation de l’article 46 § 1 signifie que l’obligation première, résultant de l’arrêt initial, qu’est la restitutio in integrum, avec toutes les conséquences qui en découlent, continue d’exister, et qu’il incombe au Comité des Ministres de continuer à surveiller l’exécution de l’arrêt initial de la Cour.
176. Pour ce qui est des demandes de M. Kavala au titre de l’article 41 de la Convention (paragraphe 124 ci-dessus), la Cour estime qu’eu égard à la nature de la procédure en manquement, expliquée ci-dessus (paragraphe 175), elle n’est pas compétente pour octroyer une somme au titre du dommage (moral ou matériel) éventuellement subi par la personne concernée. En revanche, compte tenu de l’issue de la présente procédure en manquement, elle relève que, dans l’intérêt d’une bonne administration de la justice, les frais et dépens afférents à la procédure suivie devant la Cour doivent être remboursés à M. Kavala par le Gouvernement, dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux, conformément à la jurisprudence constante de la Cour. En effet, lors de la présente procédure, M. Kavala – en tant que personne concernée par la présente procédure – a été invité par la Cour à présenter des observations écrites. La production de ces observations par ses représentants a entraîné des frais dont M. Kavala a demandé le remboursement. Compte tenu des considérations qui précèdent, des éléments du dossier et des observations du Gouvernement et de M. Kavala, ainsi que des critères susmentionnés, la Cour juge raisonnable d’accorder à M. Kavala 7 500 EUR au titre des frais et dépens afférents à la procédure suivie devant elle. À cet égard, elle rappelle que le Comité des Ministres est compétent en vertu de l’article 46 § 5 pour prendre les mesures qu’il juge nécessaires au respect des obligations découlant du constat par la Cour d’une violation de l’article 46 § 1. Elle juge aussi approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR,
1. Dit, par seize voix contre une, qu’il y a eu violation de l’article 46 § 1 de la Convention ;
2. Dit, par seize voix contre une, que le Gouvernement de la République de Türkiye doit verser à M. Kavala, dans les trois mois, la somme de 7 500 EUR (sept mille cinq cent euros), plus tout montant pouvant être dû par M. Kavala à titre d’impôt, pour frais et dépens et qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
3. Rejette, à l’unanimité, les demandes de M. Kavala pour le surplus.
Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des droits de l’homme, à Strasbourg, le 11 juillet 2022, en application des articles 77 §§ 2 et 3, et 104 du règlement.
Abel Campos Robert Spano
Greffier adjoint Président
_____________
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé des opinions séparées suivantes :
(a) Opinion concordante commune aux Juges Bošnjak et Derenčinović;
(b) Opinion en partie dissidente de la Juge Yüksel.
R.S.
A.C.
OPINION CONCORDANTE COMMUNE AUX JUGES BOŠNJAK ET DERENČINOVIĆ
(Traduction)
1. Comme les autres membres de la majorité de la Grande Chambre, nous estimons que la Türkiye a manqué à l’obligation qui lui incombait au titre de l’article 46 § 1 de la Convention de se conformer à l’arrêt rendu par la Cour dans l’affaire Kavala c. Turquie (no 28749/18, 10 décembre 2019). Nous pouvons en outre souscrire aux principaux points du raisonnement ayant conduit à cette conclusion. Néanmoins, nous pensons qu’il serait utile, d’une part, pour renforcer davantage la position de la Cour en l’espèce, et, d’autre part, en vue de l’examen des affaires dont la Cour pourrait avoir à connaître à l’avenir soit sur le terrain de l’article 5, soit dans le cadre du recours en manquement prévu par l’article 46 § 4 de la Convention, de dégager certains principes que la Grande Chambre a choisi de ne pas développer dans le présent arrêt.
2. C’est la deuxième fois que la Cour est saisie par le Comité des Ministres d’une question relative au respect par une Haute Partie contractante de ses obligations découlant en vertu de l’article 46 § 1 d’un arrêt rendu précédemment par la Cour. Dans le premier recours en manquement (Ilgar Mammadov c. Azerbaïdjan (recours en manquement) no 15172/13, 29 mai 2019) comme dans le deuxième, a) la Cour avait conclu dans la procédure initiale à la violation des articles 5 § 1 c) et 18 de la Convention et b) l’État défendeur a par la suite manqué à son obligation d’assurer la libération du requérant[1]. Ce manquement continu a conduit le Comité des Ministres à saisir la Cour d’un recours en manquement.
3. Il n’est pas surprenant que lorsque la Cour formule un constat de violation des articles susmentionnés, l’exécution de l’arrêt en question représente un défi de taille pour le gouvernement défendeur. Cela dit, compte tenu des droits et violations qui sont en jeu dans de telles affaires, il n’est pas improbable qu’un manquement continu à l’obligation d’exécuter l’arrêt initial conduise le Comité des Ministres à envisager la possibilité prévue par l’article 46 § 4 de la Convention. La Cour pourrait donc à l’avenir se trouver de nouveau saisie d’un recours en manquement qui soulèverait des questions de fait et de droit identiques ou analogues à celles du cas d’espèce. Les principes et conclusions du présent arrêt sont donc d’autant plus importants qu’ils pourraient être appliqués à nouveau à l’avenir.
4. Dans son arrêt initial du 10 décembre 2019, la Cour a dit, entre autres, que l’État défendeur devait prendre toutes les mesures nécessaires pour mettre un terme à la détention de M. Kavala et faire procéder à sa libération immédiate. En février 2020, la juridiction interne a ordonné la libération de M. Kavala consécutivement à son acquittement de l’un des chefs d’accusation que la Cour avait été appelée à examiner dans le cadre de la procédure initiale. Pourtant, M. Kavala n’a pas été libéré. Il a été remis en détention, tout d’abord du deuxième chef d’accusation dont la Cour avait eu à connaître dans la procédure initiale, c’est-à-dire pour tentative de renversement de l’ordre constitutionnel, une infraction réprimée par l’article 309 du code pénal, puis, à partir du 9 mars 2020, pour espionnage militaire ou politique, une infraction réprimée par l’article 328 du code pénal.
5. En substance, le gouvernement turc soutient dans le cadre du présent recours en manquement que M. Kavala est détenu d’un nouveau chef d’accusation depuis mars 2020 et qu’il n’a donc pas manqué à son obligation d’exécuter l’arrêt de la Cour. La question cruciale qui se pose en l’espèce est donc celle de savoir si cette nouvelle accusation peut justifier le fait que la libération de M. Kavala n’ait pas été assurée. Dès lors, étant donné que des situations analogues pourraient se reproduire dans des affaires de ce type à l’avenir, nous estimons qu’il est nécessaire d’établir un ensemble complet de principes généraux propres à guider la réflexion sur cette question.
6. Dans tout système de justice pénale, il arrive fréquemment qu’un accusé dont la libération a été ordonnée soit maintenu en détention. Si, à première vue, pareille situation peut apparaître comme un manquement flagrant au principe de la prééminence du droit, elle peut parfois se trouver justifiée par des motifs solides en droit et en fait.
7. Le présent arrêt offre une référence générale qui pourrait utilement aider les futures formations de la Cour ou les juridictions nationales lorsque celles-ci seront appelées à se prononcer sur une situation identique ou analogue. Au paragraphe 143 du présent arrêt, la Grande Chambre dit qu’« (…) à défaut d’autres circonstances suffisantes et pertinentes, une simple requalification des mêmes faits ne saurait pas en principe modifier le fondement de ces conclusions (…) » (c’est-à-dire les conclusions auxquelles la Cour est parvenue dans son arrêt initial, à savoir qu’il n’existait pas de raisons plausibles de soupçonner M. Kavala d’avoir commis une infraction propre à justifier sa détention et que sa détention poursuivait au contraire un but inavoué). Dans d’autres parties de l’arrêt (en particulier aux paragraphes 161 à 166), elle dit que les accusations étaient fondées sur les mêmes faits et que, dans son arrêt initial, la Cour a conclu que les faits et preuves ayant motivé la détention de M. Kavala ne pouvaient être considérés comme constitutifs d’une quelconque infraction. Sans surprise, elle parvient à la conclusion que le maintien en détention de M. Kavala était injustifié et qu’il y a donc eu violation de l’article 46 § 1 de la Convention.
8. Avec tout le respect que nous devons à nos collègues, nous estimons que la déclaration générale que renferme le paragraphe 143 du présent arrêt et qui est reprise ci-dessus n’est ni claire ni suffisante. Premièrement, cette déclaration renvoie à « d’autres circonstances pertinentes et suffisantes » qui seraient de nature à justifier qu’un maintien en détention soit fondé sur une simple requalification des même faits. Or, l’arrêt ne précise pas ce que ces « autres circonstances pertinentes et suffisantes » pourraient être, et sa formulation laisse le lecteur largement dans le flou. Deuxièmement, si l’on suit la formulation du paragraphe 143 de l’arrêt, une simple requalification des mêmes faits ne peut pas « en principe » justifier un refus de libérer un détenu en l’absence de pareilles « autres circonstances pertinentes et suffisantes » : se pose donc immédiatement la question des « exceptions » au « principe ». Outre ces deux lacunes, la déclaration générale qui figure au paragraphe 143 du présent arrêt ne fournit aucune indication quant aux cas où des faits nouveaux sont présentés par l’accusation. Un lecteur inattentif pourrait être tenté de croire qu’à l’inverse, un chef d’accusation fondé sur des faits différents pourrait justifier un maintien en détention. Nous pensons qu’une telle conclusion reviendrait à simplifier le problème à l’excès.
9. Nous préconisons plutôt une approche générale plus globale, dont nous proposons d’exposer les grandes lignes ci-dessous. À cet égard, nous relevons d’emblée que le fait d’ordonner un maintien en détention ou une nouvelle détention sur le fondement de raisons plausibles de soupçonner qu’une autre infraction pénale a été commise ne serait pas en lui-même contraire aux principes ordinaires du droit pénal, ni aux droits constitutionnels et/ou conventionnels de l’accusé dans une affaire pénale. Rien dans la Convention ou dans la jurisprudence de la Cour n’empêcherait une autorité de maintenir un individu en détention ou de prononcer une nouvelle décision de placement en détention dès lors qu’il y aurait des raisons plausibles de soupçonner l’intéressé d’avoir commis une nouvelle infraction pénale dont les autorités n’avaient pas connaissance au moment de la mise en détention initiale de l’intéressé.
10. Toutefois, les motifs raisonnables de soupçonner l’accusé en cause d’avoir commis une nouvelle infraction pénale doivent être fondés sur des faits nouveaux qui doivent être étayés par des preuves suffisantes. Une simple requalification des accusations antérieures ne suffira pas. Si les nouveaux chefs d’accusation sont simplement une version « remaniée » des anciens chefs d’accusation, la nouvelle décision de placement en détention sera contraire au critère du « soupçon raisonnable » et, partant, aux droits de l’accusé tels que garantis par l’article 5 § 1 c) de la Convention. Par conséquent, procéder à une requalification juridique des chefs d’accusation retenus contre un accusé sans introduire de nouveaux éléments factuels étayés par des preuves crédibles serait contraire aux garanties fondamentales qui sont inscrites dans l’ordre juridique européen. En d’autres termes, s’appuyer sur des faits et preuves qui sont identiques à ceux ayant été invoqués pour justifier une décision initiale de privation de liberté ou, à tout le moins, qui n’en diffèrent pas en substance, dans le but de restreindre davantage le droit à la liberté individuelle garanti par la Convention, doit être considéré comme une violation de la règle qui veut qu’ordonner un maintien en détention ou une nouvelle détention dans le cadre d’une procédure pénale dirigé contre un même accusé ne doit pas être contraire à ses droits. Cela est d’autant plus vrai dans les cas où, comme en l’espèce, il a été préalablement établi que la détention initiale avait été ordonnée en violation de l’article 5 § 1 c) de la Convention, et où la Cour a de surcroît conclu à la violation de l’article 18 de la Convention.
11. Dans le cadre de son examen de la question de savoir si les nouvelles accusations portées contre M. Kavala étaient différentes en substance, la Cour aurait pu s’appuyer sur sa jurisprudence bien établie relative à la notion de « idem » sous l’angle de l’article 4 du Protocole no 7. Certes, le principe du « ne bis in idem » n’est pas en jeu en tant que tel en l’espèce. Néanmoins, faute de principes spécifiques applicables dans le cadre d’un recours en manquement concernant la question d’accusations nouvelles, une solution valable serait de s’appuyer sur les principes généraux relatifs à la notion de « idem » que la Grande Chambre a développée dans son arrêt de principe Sergueï Zolotoukhine c. Russie ([GC], no 14939/03, 10 février 2009). Le principe le plus important qui est développé dans cet arrêt et qui, à notre avis, s’applique aussi bien dans les affaires relevant de l’article 4 du Protocole no 7 que dans le présent recours en manquement, est qu’une « approche qui privilégie la qualification juridique des deux infractions est trop restrictive des droits de la personne » (Sergueï Zolotoukhine, précité, § 81).
12. Les normes établies dans l’arrêt Sergueï Zolotoukhine concernaient l’interdiction de poursuivre ou de juger une personne pour une seconde « infraction » pour autant que celle-ci a pour origine « des faits identiques ou des faits qui sont en substance les mêmes » (ibidem, § 82). La Cour « doit donc faire porter son examen sur ces faits qui constituent un ensemble de circonstances factuelles concrètes impliquant le même contrevenant et indissociablement liées entre elles dans le temps et l’espace, l’existence de ces circonstances devant être démontrée pour qu’une condamnation puisse être prononcée ou que des poursuites pénales puissent être engagées » (ibidem, § 84).
13. Faisant suite aux principes qu’elle avait établis dans l’arrêt Sergueï Zolotoukhine, la Cour a récemment réaffirmé qu’il était « évident que le point de savoir si les infractions en question étaient les mêmes (idem) dépendait d’une analyse axée sur les faits (…) plutôt que par exemple d’un examen formel consistant à comparer les « éléments essentiels » des infractions. » (Bajčić c. Croatie, no 67334/13, 8 octobre 2020, § 29).
14. À cet égard, nous tenons à souligner que des faits nouveaux ne suffisent pas nécessairement en eux-mêmes pour qu’une nouvelle détention soit jugée conforme à la Convention. En effet, la nouvelle détention doit répondre à toutes les exigences de la Convention en matière de privation de liberté. En particulier, outre les faits nouveaux, le parquet doit produire de nouvelles preuves pour qu’il soit satisfait au critère du soupçon raisonnable. Faute de preuves suffisantes propres à étayer les faits nouveaux invoqués de sorte que le critère du soupçon raisonnable se trouve rempli, ne pas libérer l’accusé équivaudrait à un refus arbitraire d’exécuter la décision de mise en liberté.
15. En outre, comme nous l’avons exposé au paragraphe 9 ci-dessus, les faits et éléments de preuve nouveaux qui sont avancés à l’appui d’une nouvelle détention doivent ne pas avoir été connus au cours de la détention initiale de l’intéressé. Toute autre approche offrirait aux autorités de poursuite la possibilité d’agir de mauvaise foi et d’invoquer les nouvelles accusations au moment précis où, commodément, la libération de l’accusé pourrait se trouver ainsi empêchée. Il est d’autant plus important de prévenir pareil abus des instruments de droit pénal dans des affaires telles le cas d’espèce, où la Cour, dans la procédure initiale, a conclu à la violation de l’article 18 de la Convention en considérant que l’existence d’un but inavoué ressortait, entre autres, de la circonstance que plusieurs années s’étaient écoulées entre les événements à l’origine de la détention du requérant et les décisions judiciaires ayant ordonné sa mise en détention, et que le Gouvernement n’avait avancé aucun argument plausible pour expliquer les raisons de ce laps de temps (Kavala c. Turquie, précité, § 228).
16. Ces principes généraux montrent bien l’importance que revêt une analyse minutieuse de la question des faits et éléments de preuves nouveaux. En l’espèce, une telle analyse serait fondamentale en ce qu’elle permettrait de répondre à l’argument central du Gouvernement, qui consiste à dire que le maintien en détention de M. Kavala était fondé sur la nouvelle enquête et sur de nouvelles accusations, basées sur des faits nouveaux.
17. Il ressort d’un examen des nouvelles accusations portées contre M. Kavala – espionnage militaire ou politique (voir l’ordonnance de placement en détention provisoire du 9 mars 2020, les décisions ultérieures de maintien en détention et l’acte d’accusation du 28 septembre 2020) – que celles-ci se fondaient sur deux ensembles de faits : les relations présumées de M. Kavala avec H.J.B., d’une part, et les activités menées par l’intéressé dans le cadre de ses ONG, d’autre part. La majorité de la Grande Chambre parvient à la conclusion que les faits invoqués (dans l’ordonnance de remise en détention provisoire en date du 9 mars 2020 et le nouvel acte d’accusation en date du 28 septembre 2020) pour justifier le maintien en détention de M. Kavala sur le fondement de nouvelles accusations présentent des « similitudes frappantes, voire [une] identité totale, [avec] ceux qu’elle a déjà examinés dans l’arrêt Kavala » (paragraphe 163 de l’arrêt).
18. En ce qui concerne la première série de faits, c’est-à-dire les relations présumées entre M. Kavala et H.J.B., la majorité conclut qu’il s’agit de faits que « la Cour a déjà examiné[s] dans le cadre de son arrêt initial et qui [ont] pourtant été invoqué[s] à nouveau dans le cadre de la nouvelle détention de M. Kavala sous une nouvelle qualification pénale sans qu’aucun fait distinctif en lien avec le chef d’espionnage n’ait été fourni par les autorités d’enquête » (paragraphe 164 du présent arrêt).
19. Sur la deuxième série de faits, c’est-à-dire les activités menées par M. Kavala dans le cadre de ses ONG, la majorité souligne que « bien que M. Kavala ait été formellement inculpé d’un nouveau chef d’accusation, différent de ceux ayant servi de base à sa détention antérieure, les faits énumérés dans l’acte d’accusation étaient essentiellement identiques à ceux que la Cour avait déjà examinés » (paragraphe 165 du présent arrêt).
20. Il découle des trois derniers paragraphes ci-dessus que la majorité s’est bornée à examiner la question de la requalification juridique opérée par le parquet sans procéder à une analyse minutieuse au fond de l’ensemble pertinent de faits et éléments de preuve mentionnés dans la demande introduite par le parquet le 9 mars 2020, dans les décisions ultérieures relative à la détention de M. Kavala et dans l’acte d’accusation du 28 septembre 2020, et sans opérer une comparaison entre ces éléments et les faits qui avaient été invoqués à l’appui des accusations précédentes et que la Cour avait examinés dans l’arrêt Kavala initial. À notre avis, la Grande Chambre aurait dû se livrer à cet exercice de manière appropriée, afin de déterminer si, effectivement, les nouvelles accusations ayant servi de fondement au maintien en détention de M. Kavala étaient en substance des accusations nouvelles fondées sur des faits nouveaux, ou s’il s’agissait d’accusations anciennes ayant simplement été remaniées. En d’autres termes, l’élément qui manque malheureusement dans le présent arrêt est une appréciation correcte de la question de savoir si les faits en question étaient « des faits identiques ou des faits qui sont en substance les mêmes ».
21. Notre intention n’est pas de remplacer l’analyse méticuleuse qui devrait ressortir clairement d’un arrêt adopté par la Grande Chambre. Nous chercherons plutôt ici à expliquer brièvement pourquoi, selon nous, a) les éléments nouvellement invoqués ne pouvaient étayer l’argument selon lequel il existait des raisons plausibles de soupçonner que M. Kavala avait commis une infraction pénale différente de celles dont la Cour avait eu à connaître dans l’arrêt initial et donc b) il y a bien eu violation de l’article 46 § 1 de la Convention.
22. Une partie des nouvelles décisions relatives à la détention de M. Kavala et des pièces communiquées à l’appui de ces décisions renvoient aux relations présumées entre M. Kavala et H.J.B. Si l’existence de ces relations avait déjà été alléguée lors de la détention initiale de M. Kavala, il apparaît que les autorités turques se fondent sur d’autres éléments qui, semble-t-il, n’étaient pas connus au moment de la procédure devant la Cour ayant abouti à l’arrêt initial. Ainsi, les pièces communiquées à l’appui des accusations renvoient aux activités d’espionnage que H.J.B. aurait menées pour le compte d’États étrangers (H.J.B. aurait entretenu un lien organique avec des services de renseignement étrangers) ainsi qu’aux activités de lobbying qu’il aurait exercées en faveur de Fetullah Gülen. Pourtant, aucun des documents communiqués, qu’il s’agisse des demandes de placement et de maintien en détention, de l’acte d’accusation ou de l’arrêt de la Cour constitutionnelle, a) ne renvoie à des éléments de preuve spécifiques et concrets[2] propres à démontrer que H.J.B. a effectivement pu commettre tout ou partie des actes susmentionnés ou b) n’établit un quelconque lien entre les activités d’espionnage et de lobbying dont H.J.B. était accusé et M. Kavala. S’il est vrai que certains des documents mentionnés ci-dessus font état de rencontres présumées entre H.J.B. et M. Kavala avant et après la tentative de coup d’État de l’été 2016 (alors que, dans la procédure initiale, les documents pertinents faisaient état de contacts uniquement, et non de rencontres) et de rencontres présumées entre les deux intéressés et des personnes accusées d’avoir un lien avec le PKK, un observateur raisonnable et neutre ne pouvait guère trouver de raisons de penser que M. Kavala lui-même se livrait à des faits d’espionnage. En outre, nous observons qu’il est impossible d’établir avec certitude quels éléments de preuve étaient supposés étayer les affirmations évoquées ci-dessus concernant les rencontres et activités conjointes présumés de H.J.B. et M. Kavala, et qu’il est également impossible de déterminer comment, alors qu’elle avait soutenu précédemment que H.J.B. et M. Kavala s’étaient brièvement salués dans un restaurant après la tentative de coup d’État, l’accusation a pu affirmer que les intéressés avaient dîné ensemble dans le restaurant en question. Si, en toute hypothèse, le simple fait de saluer quelqu’un ou de dîner avec lui ne peut constituer un motif raisonnable de soupçonner un individu d’avoir commis une infraction, une telle amplification, inexpliquée, des contacts présumés entre les intéressés montre que les circonstances factuelles, dépourvues de toute base probante claire ou de lien rationnel avec l’infraction pénale en question, ont été exagérées afin de donner l’impression qu’il était justifié de maintenir M. Kavala en détention et de ne pas le libérer.
23. Par ailleurs, les pièces communiquées à l’appui des allégations formulées contre M. Kavala renvoient aux activités menées par l’intéressé dans le cadre de ses ONG. M. Kavala était accusé d’avoir par ce biais recueilli et analysé des informations confidentielles, ce qui aurait été constitutif de faits d’espionnage. Pourtant, on ne trouve nulle part de preuves concrètes et précises, ou d’explication plausible, d’un lien entre les activités que M. Kavala menait dans le cadre de ses ONG et les faits d’espionnage allégués. Si ces activités semblent pour certaines d’entre elles être nouvelles et différentes de celles qui ont été examinées dans l’arrêt Kavala initial, elles sont en substance similaires à celles qui ont été examinées précédemment et pour lesquelles la Cour a dit qu’elles ne pouvaient révéler l’existence d’une infraction pénale. Nous ne voyons aucune raison de nous écarter de cette conclusion à propos des activités nouvellement mises en lumière dans le cadre du recours en manquement.
24. Enfin, nous observons que certains des documents qui ont été communiqués renvoient à des éléments de preuve pour lesquels il n’est pas possible d’établir s’ils sont nouveaux ni quels faits pourraient en être tirés. À titre d’exemple, la décision de maintien en détention qui a été rendue le 5 novembre 2021 renvoie, entre autres, à l’examen des enregistrements et rapports HTS qui avaient été établis à la suite de l’examen des pièces numériques. Or, aucun de ces éléments ne laisse apparaître l’existence de preuves précises et concrètes propres à établir un lien entre les activités de M. Kavala et les nouvelles accusations portées contre lui.
25. Pris ensemble, les éléments qui précèdent nous dispensent de rechercher si l’un quelconque des éléments présentés à l’appui du nouveau chef d’accusation et du maintien en détention de M. Kavala était déjà connu au moment de la mise en détention provisoire initiale de l’intéressé, puisqu’il apparaît qu’aucun de ces éléments n’a, à quelque moment que ce soit, suffit à justifier une privation de liberté. Partant, nous partageons le constat de la majorité de la Grande Chambre selon lequel il y a eu en l’espèce violation de l’article 46 § 1 de la Convention.
OPINION EN PARTIE DISSIDENTE DE LA JUGE YÜKSEL
(Traduction)
Avec tout le respect que je dois à mes collègues, je me dissocie de la conclusion de la majorité puisque je reste en désaccord avec le constat de violation de l’article 18 de la Convention auquel la chambre était parvenue dans son arrêt. De toute évidence, l’article 18 se trouve au cœur de la question qui a été examinée dans le cadre du présent recours en manquement, et le présent arrêt repose dans une mesure déterminante sur l’analyse et les conclusions de la chambre relativement à cette disposition (voir les paragraphes 142-147 du présent arrêt).
En outre, j`ai de sérieuses préoccupations quant à la manière dont le Comité des Ministres a renvoyé la présente affaire devant la Cour sous l’angle de l’article 46 § 4 de la Convention, étant donné, en particulier, que M. Kavala a introduit un recours devant la Cour constitutionnelle, laquelle a rejeté ce recours, et qu’il a ensuite choisi de ne pas introduire devant la Cour une nouvelle requête sous l’angle de l’article 5 de la Convention (paragraphes 59‑60 et 153 du présent arrêt). J’estime qu’il est problématique de souscrire à pareille approche, laquelle a contraint la Cour à examiner tous les arguments dont les juridictions internes avaient eu à connaître, et à procéder à une analyse au fond de questions relevant de l’article 5 dans le cadre du recours en manquement.
ANNEXE
Résolution intérimaire CM/ResDH(2022)21
Exécution de l’arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme
Kavala contre Turquie
(adoptée par le Comité des Ministres le 2 février 2022, lors de la 1423e réunion des Délégués des Ministres)
Le Comité des Ministres, en vertu de l’article 46, paragraphe 2, de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, qui prévoit que le Comité surveille l’exécution des arrêts définitifs de la Cour européenne des droits de l’homme (ci-après nommées « la Convention » et « la Cour »),
Rappelant sa Résolution intérimaire CM/ResDH(2021)432 signifiant, aux fins de mise en demeure, à la Turquie son intention de saisir la Cour, lors de sa 1423e réunion le 2 février 2022, conformément à l’article 46, paragraphe 4, de la Convention, de la question de savoir si la Turquie a manqué à son obligation, au regard de l’article 46, paragraphe 1, de se conformer à l’arrêt de la Cour du 10 décembre 2019 dans l’affaire Kavala, et invitant la Turquie à transmettre de manière concise son opinion sur cette question avant le 19 janvier 2022 au plus tard ;
Rappelant à nouveau
a. que dans l’arrêt précité, la Cour a estimé que l’arrestation du requérant et sa mise en détention provisoire avaient eu lieu en l’absence d’éléments de preuve permettant de penser qu’il existait des raisons plausibles de le soupçonner d’avoir commis une infraction (violation de l’article 5, paragraphe 1, de la Convention) et qu’elles poursuivaient un but inavoué, à savoir le réduire au silence et dissuader d’autres défenseurs des droits de l’homme (violation de l’article 18 combiné avec l’article 5, paragraphe 1) ; et que le délai d’examen, d’un an et presque cinq mois, par la Cour constitutionnelle de la plainte du requérant ne saurait être considéré comme suffisamment « bref » étant donné que sa liberté personnelle était en jeu (violation de l’article 5, paragraphe 4) ;
b. l’indication de la Cour, en vertu de l’article 46, faite au regard des circonstances particulières de l’affaire et des motifs sur lesquels elle a basé ses constats de violation, selon laquelle le gouvernement doit prendre toutes les mesures nécessaires pour mettre un terme à la détention du requérant et faire procéder à sa libération immédiate (§ 240 de l’arrêt) ;
c. l’obligation de l’État défendeur, en vertu de l’article 46, paragraphe 1, de la Convention, de se conformer à tous les arrêts définitifs dans les litiges auxquels il est partie et que cette obligation implique, outre le paiement de la satisfaction équitable octroyée par la Cour, l’adoption par les autorités de l’État défendeur, si nécessaire, de mesures individuelles pour mettre fin aux violations constatées et en effacer les conséquences, dans la mesure du possible par restitutio in integrum ;
d. les décisions et la résolution intérimaire (CM/ResDH(2020)361) ultérieures du Comité demandant instamment aux autorités d’assurer la libération immédiate du requérant ;
e. que depuis le 11 mai 2020, date à laquelle l’arrêt de la Cour est devenu définitif, le requérant est toujours détenu sur la base de la procédure critiquée par la Cour européenne ou sur le fondement d’éléments de preuve qu’elle a estimé insuffisants pour justifier sa détention ;
Considère que, dans ces circonstances, en n’ayant pas assuré la libération immédiate du requérant, la Turquie refuse de se conformer à l’arrêt définitif de la Cour ;
Décide de saisir la Cour, conformément à l’article 46, paragraphe 4, de la Convention, de la question de savoir si la Turquie a manqué de se conformer à son obligation en vertu de l’article 46, paragraphe 1, de la Convention eu égard en particulier à l’indication de la Cour en vertu de l’article 46 et des mesures individuelles requises.
L’opinion concise de la Turquie sur la question soulevée devant la Cour est jointe en annexe (en anglais uniquement).
Annexe : Opinion de la République de Turquie
(en anglais uniquement)
VIEWS OF THE GOVERNMENT OF THE REPUBLIC OF TÜRKİYE
ON THE EXECUTION OF THE JUDGMENT OF
Kavala v. Türkiye (Appl. No. 28749/18)
Judgment of 10 December 2019, Final on 11 May 2020
1. The Committee of Ministers, at its 1419th meeting on 2 December 2021 adopted Interim Resolution CM/ResDH(2021)432, in which the Committee served formal notice on Türkiye of its intention, at its 1423rd meeting (DH) on 2 February 2022, to refer to the Court, in accordance with Article 46 § 4 of the Convention, the question whether Türkiye has failed to fulfil its obligation under Article 46 § 1 of the Convention with particular regard to the Court’s indication under Article 46 and the individual measures required.
2. The Committee also invited the Government of Türkiye to submit in concise form its view on this question by 19 January 2022 at the latest.
3. The Government of Türkiye would like to submit here-below the views on the question as requested by the Committee of Ministers:
I. FACTS
The Scope of the Judgment
4. The European Court, with a judgment that became final on 11 May 2020, held that there has been a violation of Article 5 § 1 (right to liberty and security), a violation of Article 5 § 4 and a violation of Article 18 of the Convention taken in conjunction with Article 5 § 1.
5. The European Court found that the applicant could not reasonably be suspected of having committed the offences charged with (Article 5 § 1). As to the violation of Article 5 § 4, the Court highlighted the lack of a speedy judicial review by the Constitutional Court. Lastly there has been a violation of Article 18 of the Convention taken in conjunction with Article 5 § 1 on account of the fact that the restriction of the applicant’s liberty was applied for purposes other than bringing him before a competent legal authority on reasonable suspicion of having committed an offence.
6. The Court, under Article 46 of the Convention, considered that “any continuation of the applicant’s pre-trial detention in the present case [emphasis added] will entail a prolongation of the violation” and further considered “that the government must take every measure to put end to the applicant’s detention and secure his immediate release”.
7. The Court’s judgment relates mainly to the pre-trial detention of the applicant based on charges under Article 312 (attempting to overthrow the Government- Gezi events – “first accusation”) and Article 309 (attempting to overthrow the constitutional order- coup attempt of July 15 events – “second accusation”) of the Turkish Criminal Code (TCC).
Criminal Proceedings
8. Detailed information on the ongoing judicial proceedings has been provided by the government in their previous submissions to the Committee of Ministers.
9. The applicant was arrested on 18 October 2017 within the scope of a criminal investigation instituted against the applicant involving two accusations regarding Gezi events and coup attempt of 15 July. On 5 February 2019, the Istanbul Chief Public Prosecutor’s Office decided to disjoin the investigations with a view to conduct the investigation in a more effective way.
10. As regards the investigation concerning the Gezi Events, the Istanbul Chief Public Prosecutor’s Office filed an indictment with the Istanbul Assize Court, charging the applicant with attempting to overthrow the government under Article 312 of the Criminal Code. The Istanbul 30th Assize Court conducted the trial in respect of the applicant, ruled on the acquittal and release of the applicant on 18/02/2020. Accordingly, the applicant was released from detention based on the charge of attempting to overthrow the government (Art. 312 of the TCC) on 18 February 2020.
11. As regards the other investigation concerning coup attempt of July 15 conducted with respect to the offence of attempting to overthrow the constitutional order (Art. 309 of the TCC), the applicant detention has also come to an end when he was released ex officio by the Istanbul Assize Court on 20 March 2020. Since then, the applicant has not been detained from any charge examined by the ECtHR.
12. The applicant’s current detention has started on 9 March 2020 on account of a different charge that has never been examined by the European Court, notably the offence of Political or Military Espionage (Art. 328 of the TCC).
13. The proceedings concerning all accusations against the applicant are still pending before the Istanbul 13th Assize Court.
The Constitutional Court’s Judgment
14. Subsequent to the ECtHR judgment, on 4 May 2020 the applicant’s lawyer lodged an individual application with the Constitutional Court on the ground that his detention on account of the charge of the Political or Military Espionage is unlawful. The Constitutional Court has promptly started to examine the applicant’s individual application in question.
15. On 29 December 2020, the Constitutional Court -as Grand Chamber- delivered its judgment with respect to this application. The Constitutional Court held by the majority vote (8-7) that:
• Regarding the allegation that the applicant’s detention is unlawful, the right to liberty and security of the applicant guaranteed under the third paragraph of Article 19 of the Constitution is not violated,
• Regarding the allegation that the detention period of the applicant exceeded the reasonable time, the right to liberty and security of the applicant within the context of the seventh paragraph of Article 19 of the Constitution was not violated.
16. The government has not received any communication from the Strasbourg Court whether the applicant file any complaint as regards the unlawfulness of his current detention so far.
The Applicant’s Current Detention
17. As mentioned above, the government would like to note that the European Court found violation of Article 5 on account of the charges stemming from the offences envisaged under Article 312 (attempting to overthrow the government) and Article 309 (attempting to overthrow the constitutional order) of the Criminal Code.
18. The applicant is currently being detained for another offence, namely “Obtaining Classified Information for Purposes of Political or Military Espionage (Article 328 of the Turkish Criminal Code)” since 9 March 2020. It has to be emphasised that this current detention has not been brought before the European Court and has not been examined by the same Court.
19. The authorities would like to note that the criminal proceedings, concerning the charges of “Obtaining Classified Information for Purposes of Political or Military Espionage (Article 328 of the Turkish Criminal Code)”, “Attempting to Overthrow the Government (Article 312 of the Turkish Criminal Code)” and “Attempting to Overthrow the Constitutional Order (Article 309 of the Turkish Criminal Code), are pending before the İstanbul 13th Assize Court.
20. The Assize Court held the last hearing on 17 January 2022, deciding by a majority (2-1) that his detention be continued. It has been decided that the applicant’s detention will be examined on the case file on 10 February 2022 and, the next hearing will be held on 21 February 2022.
21. In its decision, the Assize Court stressed that; “Having regard to the fact that, in the present case, by taking into consideration the quality and nature of the offence imputed to the accused Mehmet Osman KAVALA, the current stage of the trial, the examination on HTS records and the base station data in the file, the reports drawn up as a result of the examination on digital materials, the existence of the concrete evidence demonstrating strong suspicion for the imputed offences in view of the MASAK report, the upper limit of the sentence prescribed for the imputed offences by the law, it has been understood that the judicial supervision measures will remain insufficient (…)”
II. THE APPLICABILITY OF ARTICLE 46 § 4 PROCEEDINGS
A) Legal Framework
22. At the outset, the Turkish authorities would like to recall the legal framework outlining the conditions as to the applicability of Article 46§4 proceedings.
23. Article 46 § 4 of the Convention reads as follows:
“If the Committee of Ministers considers that a High Contracting Party refuses to abide by a final judgment in a case to which it is a party, it may, after serving formal notice on that Party and by decision adopted by a majority vote of two-thirds of the representatives entitled to sit on the committee, refer to the Court the question whether that Party has failed to fulfil its obligation under paragraph.”
24. Explanatory Report to Protocol No. 14 to the Convention for the Protection of Human Rights and Fundamental Freedoms, amending the control system of the Convention:
Article 16 of the amending protocol
Article 46 – Binding force and execution of judgments
“…
“100. The Committee of Ministers should bring infringement proceedings only in exceptional circumstances.”
25. Rule 11 § 2 of the “Rules of the Committee of Ministers for the Supervision of the Execution of Judgments and of The Terms of Friendly Settlements” reads as follows: “Infringement proceedings should be brought only in exceptional circumstances…”
B) Conditions for Article 46 § 4 Proceedings
26. The authorities would like to recall that the Article 46§4 procedure was introduced by amendments brought on with Protocol No. 14 to the Convention which entered into force in 2010. Since then, the procedure has only been used once.
27. The above provisions suggest that there are two conditions required for initiating Article 46 § 4 proceedings. These are:
1) Refusal by the High Contracting Party to abide by a final judgment
2) Existence of exceptional circumstances
28. The authorities are of the opinion that neither of these two conditions has been met.
1. Türkiye abides by the Kavala judgment
29. Türkiye has never refused to implement any judgment of the European Court of Human Rights and certainly does not refuse to abide by the Kavala judgment. Türkiye continues to fulfill its treaty-based obligations in good faith. In this scope, Türkiye has engaged in a constructive dialogue with the Committee of Ministers and provided the Committee with detailed, up-to-date information on developments in the process of executing judgments. (Rule 6 of the Committee of Ministers’ Rules for the supervision of the execution of judgments and of the terms of friendly settlements). In the action plans and communications submitted to the Committee detailed information was provided on measures taken to execute the judgment at hand.
(i) Individual Measures
30. The applicant is currently detained for the offence of spying on political or military affairs under TCC 328. This detention started on 9 March 2020.
31. This is a judicial process based on a different charge that has not been brought before the European Court. It is currently being examined by the İstanbul Assize Court since 8 October 2020 when the indictment was admitted.
32. At the hearing of 21 May 2021, the Istanbul 30th Assize Court evaluated the European Court’s judgment and stressed that the European Court’s violation stemmed from the applicant’s detention for the offense of Article 309 and 312 of the TCC and these detentions were ended (on 18 February 2020 and 20 March 2020 respectively, as mentioned above). The Court also emphasised that the present detention stemmed from the offence of spying on political and military affairs under TCC 328 and there is no European Court’s judgment about this issue.
33. The Committee’s decisions in this regard read that “the information available to it raises a strong presumption that the applicant’s current detention is a continuation of the violations found by the Court”. Basing its assessment upon a strong “presumption”, the Committee passed judgment upon a judicial process that could only be assessed by the Strasbourg Court.
34. Accordingly, it is beyond the Committee’s authority and mandate to make an assessment of evidence that is examined within the context of a pending case before the domestic courts.
35. The authorities would like to state that the Kavala judgment was translated into Turkish, published and circulated together with an explanatory note on the European Court’s findings to the relevant courts. In addition to this, all the decisions of the Committee of Ministers regarding the Kavala judgment were translated and communicated to the relevant judicial authorities in due time.
36. The authorities kept the Committee informed immediately on every development. Information on the legal grounds for the applicant’s current detention was presented in a timely manner.
(ii) General Measures
37. The authorities would like to reiterate that detailed explanations on general measures have been made in their previous submissions to the Committee of Ministers, however the Committee of Ministers’ considerations on these measures have so far not revealed any conclusion.
38. Hereby, the Turkish authorities would like to underline that general measures taken following the judgment at hand reveals that Türkiye does not refuse to abide by the Kavala judgment.
39. In this respect, the authorities would like to indicate that significant legislative measures have been taken to prevent similar violations stemming from pre-trial detention. In particular, in line with the Human Rights Action Plan, which was introduced on 2 March 2021, the Fourth Judicial Package adopted on 8 July 2021. These amendments introduced additional safeguards for detention, including a similar requirement for more serious offences listed under Article 100 of the CCP, also referred to as “catalogue crimes”. Concrete evidence justifying a strong suspicion will be required to place any individual charged with one of these offences in detention.
40. Furthermore, the 4th Judicial Package had also included significant change with regard to objection procedure to the decisions of detention and conditional bail rendered by Magistrates Judgeships. Previously, a Magistrate Judgeship’s decision of detention (or conditional bail) was objected to the next Magistrate’s Judgeship or other Magistrate’s Judgeship. However, due to the amendment in legislation by the 4th Judicial Package, Criminal Court of First Instance was determined as objection authority for the decisions of Magistrate’s Judgeships. With this amendment a vertical objection procedure was introduced. Thus, a more effective appeal mechanism was put in effect.
41. Regarding the violation of Article 5 § 4, the Turkish authorities took immediate actions to reduce the workload of the Constitutional Court. As a result of these measures, there has been a constant decrease in the number of applications to the Constitutional Court since 2017. Moreover, the increase in the number of applications it concludes every year despite its growing workload indicates that the Constitutional Court works diligently and devotedly.
42. On 29 December 2020, the Constitutional Court delivered its judgment with respect to the applicant’s concerned individual application dated 4 May 2020. When it is considered that the period before the Constitutional Court lasted less than 8 months, it can be concluded that measures taken with respect to violation at hand are capable of providing an effective redress.
43. According to the statistics published by the Constitutional Court, the number of applications submitted since 2015 and the number of applications concluded are shown in the table below:
2015 | 2016 | 2017 | 2018 | 2019 | 2020 | 2021 | |
Applications
Submitted |
20,376 | 80,756 | 40,530 | 38,186 | 42,971 | 40,402 | 66.121 |
Applications
Decided |
15,368 | 16,089 | 89,651 | 35,356 | 39,385 | 45,414 | 45.321 |
44. Lastly, in response to the Committee’s findings concerning the violation of Article 18 in conjunction with Article 5 § 1 the authorities would like to underline that the Court highlighted certain case-specific facts with respect to this application. The European Court, in its judgment, did not point to the existence of a systemic problem.
45. The authorities would further like to highlight that the Council of Judges and Prosecutors took significant steps to achieve a more Convention compliant judicial practice. On 15 January 2020 an amendment to Article 6 entitled “Principles of Promotion” of the “Principle Decision on the Grade Promotion of Judges and Prosecutors” was promulgated in the Official Gazette. According to this amendment, in the promotion of judges and prosecutors, on the basis of the principles of independence of the judiciary and security of tenure of judges, account will be taken of whether the persons concerned caused a finding of violation by the European Court of Human Rights or the Constitutional Court, as well as the nature and gravity of the violation, and the efforts of the persons concerned to safeguard the rights enshrined in the European Convention on Human Rights and the Constitution.
46. Moreover, the Justice Academy of Türkiye maintained its intensified pre-service and in- service training activities addressing the judges and public prosecutors, in spite of the Covid- 19 pandemic. Türkiye is in the first place among other member States in respect of the number of users in the HELP learning platform.
47. The proceedings against the applicant are carried out by independent and impartial courts and the applicant’s detention is reviewed at regular intervals.
(iii) Türkiye does not refuse to execute individual and general measures
48. As a conclusion, Türkiye has not refused to abide by the Court’s judgment at hand. The government have fully co-operated with the Committee of Ministers and the Secretariat of the Council of Europe to enable the execution of the judgment.
49. The Committee’s findings were transmitted to the concerned judicial authorities in a timely manner. The domestic courts found that the applicant’s current detention did not fall within the scope of European Court’s judgment. In particular, the Assize Court in İstanbul on several occasions examined the Strasbourg Court’s judgment and held that the facts of the current case are different from the ones examined by the ECtHR. On this basis, the Assize Court found that the applicant’s detention is a new one based on different facts and charges that have been examined by the Court.
50. In the same vein, the Constitutional Court has also found that there was no violation of applicant’s right to liberty.
51. At this junction, the government would like to highlight a controversial issue concerning the Committee’s mandate of supervision.
52. A number of judges in Ilgar Mammadov judgment stressed “the necessity of putting in place adequate safeguards ensuring that the supervisory powers of the Committee of Ministers within the execution process do not interfere with pending proceedings before the domestic courts as well as before the European Court of Human Rights”[3]. In the same line, it is further asserted that, “the instant case shows that execution proceedings before the Committee of Ministers may interfere with cases pending before the domestic courts” and that “[t]here are insufficient guarantees protecting the independence of the domestic courts in such situations”.[4]
53. This is a very specific point relevant to the Kavala judgment. Indeed, the Court, in its Kavala judgment, considered that any continuation of the applicant’s detention in the present case will entail a prolongation of the violation.
54. The government have informed the Committee that the national court has already released the applicant from the charges subject to the Strasbourg Court’s judgment and that he is currently detained on account of a different charge that is currently being examined by the court in İstanbul and may yet be examined by the Strasbourg Court.
55. Hence, by initiating the procedure under Article 46/4 for the Kavala case, the Committee does not only interfere with ongoing domestic proceedings, but also takes a position on a matter that could be brought before the Strasbourg Court in a separate application.
56. The Committee, with the guidance of the Secretariat, decided that “the information available to it raises a strong presumption that the applicant’s current detention is a continuation of the violations found by the Court”. Relying upon a presumption, the Committee passed judgment upon a judicial process that could only be assessed by the Strasbourg Court.
57. Accordingly, it is beyond the Committee’s authority and mandate to make an assessment of evidence that is examined within the context of a pending case before the domestic courts.
58. On the other hand, it is obvious that a holistic analysis should be made as far as the refusal to abide by a final judgment is concerned. On this ground, the authorities would like to note that no conclusion has been asserted by the Committee of Ministers with regard to the general measures already taken during the supervision process. As it has been submitted above, many legislative measures have been introduced to improve the legislative framework concerning the issue of unlawful detention. The Constitutional Court has taken significant measures to prevent similar violations of Article 5§4. Likewise, the Council of Judges and Prosecutors amended its practice to reinforce the independence and impartiality of the judiciary. Under these circumstances, it cannot be concluded that Türkiye has refused to abide by the Kavala judgment.
59. All in all, the government would like to reiterate that, under the current circumstances, initiating Article 46§4 proceedings would amount to a contravention of the Convention system, which is based on the principles of subsidiarity and margin of appreciation, as affirmed by the Protocol No. 15.
60. The authorities underline that such an exceptional measure cannot be initiated on the basis of presumptions. In the absence of any consideration by the Committee whether general measures are executed or not, it is also not possible to conclude that the execution of the judgment is refused in its entirety.
2. Exceptional circumstances do not exist
61. The exceptional nature of the procedure adopted under Article 46§4 was explicitly indicated in Explanatory Report to Protocol No. 14 as well as in the Rules of the Committee. The fact that there has only been a single instance throughout its existence of more than a decade reaffirms the exceptional nature of the procedure.
62. As explained by the former Director General of Human Rights and the Rule of Law (DG- I), Philippe Boillat, “it is considered to be an ultima ratio: it is only when you consider [that] all the means at your disposal have been ineffective…”[5]
63. The authorities would like to mention that all available tools to the Committee of Ministers under the supervision process should have been exhausted in an effective manner before initiating Article 46§4 proceedings.
64. As a part of these efforts, the German Minister of Foreign Affairs, Heiko Mass, the then Chair of the Committee of Ministers addressed a letter to his Turkish counterpart, Minister Mevlüt Çavuşoğlu on 16 March 2021. Only two days later, on 18 March 2021 and before any reply could possibly be given to the said letter by the Turkish authorities, the Secretary General Marija Pejčinović Burić engaged in a telephone conversation with Minister Çavuşoğlu, raising the very same issue.
65. It should also be taken into consideration that no more than 26 days elapsed between the two DH meetings held in September 2020 where the Kavala case was consecutively discussed at both meetings, without leaving an appropriate period of time to national authorities.
66. The Kavala judgment was finalised on 11 May 2020. It has been only a year and half since the judgment became final. It can hardly be argued that an adequate period of time has been provided to Türkiye to react to the means used by the Committee of Ministers during the supervision process as outlined above. Hence, exceptional circumstances in the instant supervision process have not materialized.
III. CONCLUSION
67. In light of the foregoing, it should be considered that Türkiye is taking all necessary measures, including individual measures within the scope of its duties. The authorities would like to reiterate that there is a different offense and different proceedings against the applicant and there is no judgment of the European Court regarding the applicant’s current detention.
68. Moreover, the domestic courts examined this issue and have ruled along similar lines that there were two accusations against the applicant which the European Court considered and both of the detentions were ended. The current detention of the applicant is based on a different offense under a new judicial proceeding that has been initiated against him. His current detention has been neither the subject of an application before the European Court of Human Rights, nor has it been examined by the same.
69. Therefore, it cannot be considered that Türkiye is refusing to abide by the Kavala judgment. It is also not possible to consider the existence of exceptional circumstances. Hence, it cannot be accepted that conditions for initiating Article 46 § 4 proceedings have been satisfied.
___________
[1] Contrairement à ce qu’elle a fait dans l’arrêt initial qu’elle a rendu dans l’affaire Kavala, la Cour n’a pas dit dans le dispositif de l’arrêt initial qu’elle a rendu dans l’affaire Ilgar Mammadov que l’État défendeur devait assurer la libération immédiate du requérant.
[2] En ce qui concerne les activités précitées que H.J.B. était accusé d’avoir menées, on peut par exemple trouver des références générales et abstraites à des déclarations de témoins, sans que soient cependant précisées l’identité des témoins en question et la teneur de leurs déclarations. De même, il est allégué que de nouvelles investigations concernant H.J.B. ont permis de mettre en lumière des preuves que l’intéressé s’était livré à des activités d’espionnage pour le compte d’États étrangers, sans que soient précisées la nature des investigations, des pièces examinées, des preuves ainsi recueillies ou des actes dont H.J.B. était accusé.
[3] Grand Chamber Judgment of 29 May 2019, Proceedings under Article 46/4 in the Case of Ilgar Mammadov v. Azerbaijan, Application No. 15172/13, Joint Concurring-Separate Opinion of Judges Yudkivska, Pinto De Albuquerque, Wojtyczek, Dedov, Motoc, Poláčková and Hüseynov, page 59, para 22.
[4] ibid, Concurring Separate Opinion of Judge Woityczek, page 64, para 11.
[5] DD(2016)1321.
Dernière mise à jour le juillet 12, 2022 par loisdumonde
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