AFFAIRE FUMAL c. BELGIQUE (Cour européenne des droits de l’homme) 76985/12

La présente affaire concerne différents recours introduits par le requérant devant la commission des frais de justice (ci-après, « la commission ») et par lesquels il contestait les frais et honoraires qui lui avaient été versés par la déléguée du ministre de la Justice, entre 2008 et 2010, pour son activité en tant qu’expert judiciaire.


TROISIÈME SECTION
AFFAIRE FUMAL c. BELGIQUE
(Requête no 76985/12)
ARRÊT
STRASBOURG
12 juillet 2022

Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Fumal c. Belgique,

La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en un comité composé de :

María Elósegui, présidente,
Andreas Zünd,
Frédéric Krenc, juges,
et de Olga Chernishova, greffière adjointe de section,

Vu :

la requête (no 76985/12) contre le Royaume de Belgique et dont un ressortissant de cet État, M. André Fumal (« le requérant »), né en 1948 et résidant à Cambrils (Espagne), représenté par Me Picard et Me Denis, avocats à Bruxelles, a saisi la Cour le 20 novembre 2012 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »),

la décision de porter la requête à la connaissance du gouvernement belge (« le Gouvernement »), représenté par son agente, Mme I. Niedlispacher, du service public fédéral de la Justice,

les observations des parties,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 21 juin 2022,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

OBJET DE L’AFFAIRE

1. La présente affaire concerne différents recours introduits par le requérant devant la commission des frais de justice (ci-après, « la commission ») et par lesquels il contestait les frais et honoraires qui lui avaient été versés par la déléguée du ministre de la Justice, entre 2008 et 2010, pour son activité en tant qu’expert judiciaire.

2. La commission rejeta les vingt-et-un recours introduits par le requérant dans autant de décisions rendues en 2011. Il fut ensuite débouté de ses recours en cassation administrative formés devant le Conseil d’État à l’encontre de ces décisions. Dix de ces recours furent déclarés irrecevables par le Conseil d’État. Sur les onze recours déclarés recevables, l’un fut rejeté au fond, neuf autres donnèrent lieu à un désistement du requérant, tandis qu’un seul conduisit à la cassation de la décision de la commission.

3. Dans l’un de ces arrêts, à savoir l’arrêt no 219.316 rendu le 10 mai 2012, le Conseil d’État, se fondant sur la jurisprudence de la Cour constitutionnelle (paragraphe 9 ci-dessous), jugea que les aspects de droit public du litige opposant l’expert judiciaire à l’État étaient clairement prédominants par rapport à ses aspects civils en sorte que l’article 6 § 1 de la Convention n’était pas applicable en l’espèce.

4. Par ailleurs, il résulte du dossier soumis à la Cour que le requérant ne s’est vu transmettre des procès-verbaux relatifs aux auditions de témoins auxquelles avait procédé la commission que dans le cadre de sept des vingt-et-une procédures intentées par lui.

DROIT INTERNE PERTINENT

5. L’article 144 de la Constitution prévoit que les contestations qui ont pour objet des droits civils sont exclusivement du ressort des tribunaux, tandis que l’article 145 de la Constitution belge dispose que les contestations qui ont pour objet des droits politiques sont du ressort des tribunaux, sauf les exceptions établies par la loi.

6. La commission des frais de justice fut instituée par la loi‑programme (II) du 27 décembre 2006. Elle était appelée à connaître des recours dirigés contre les décisions du ministre de la Justice ou de son délégué contestant le montant des frais et honoraires facturés par les prestataires de service requis pour collaborer au bon fonctionnement du service public de la Justice. Cette commission statuait en tant que juridiction administrative.

7. Elle était composée d’un magistrat du siège, effectif, émérite ou honoraire, d’un magistrat du ministère public, effectif, émérite ou honoraire et d’un prestataire de service désigné comme rapporteur, chaque membre ayant un ou plusieurs suppléants. Les membres magistrats de la commission et leurs suppléants étaient nommés pour deux ans par le ministre de la Justice. Ce dernier établissait une liste d’experts aptes à siéger dans la commission. Le mandat de membres de la commission était de deux ans et pouvait être renouvelé.

8. La procédure devant la commission était écrite. La loi précisait toutefois que la commission pouvait entendre les parties, d’office ou à leur demande. Ses délibérés étaient secrets. Toute décision était prise à la majorité absolue des voix. L’arrêté royal organique de la commission des frais de justice prévoyait qu’une copie certifiée conforme de la décision était transmise dans les trente jours par le secrétaire aux parties et que les décisions de la commission pourraient être publiées sur un site web tout en respectant la loi sur la protection de la vie privée.

9. Dans un arrêt no 188/2009 du 26 novembre 2009, la Cour constitutionnelle considéra que la commission agissait dans l’exercice d’une fonction se situant en dehors de la sphère des contestations portant sur des droits civils, au sens de l’article 144 de la Constitution. Pour la Cour constitutionnelle, le législateur avait dès lors pu qualifier un litige relatif au montant de frais de justice de contestation portant sur un droit politique, au sens de l’article 145 de la Constitution.

10. Postérieurement aux faits de l’espèce, la commission des frais de justice fut supprimée et une nouvelle procédure de contestation fut instaurée.

APPRÉCIATION DE LA COUR

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION

11. Le requérant allègue que la commission ne pouvait être considérée comme un tribunal indépendant et impartial. Il se plaint d’une violation du principe de l’égalité des armes et du principe du contradictoire, ainsi que de l’absence de publicité des audiences et du prononcé des décisions de ladite commission.

A. Sur la recevabilité

1. Respect du délai de six mois

12. La Cour relève que dans quatre des vingt-et-une procédures initiées par le requérant, les ordonnances du Conseil d’état furent rendues le 2 février 2012 alors que la présente requête a été introduite devant la Cour le 20 novembre 2012. Le délai de six mois après la décision interne définitive n’a dès lors pas été respecté.

13. En ce qu’elle concerne ces quatre procédures, la requête doit donc être déclarée irrecevable en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.

2. Épuisement des voies de recours internes

14. En ce qui concerne les autres procédures, la Cour relève que le requérant ne démontre pas avoir sollicité une audience devant la commission alors que la loi ne s’opposait pas à ce qu’une éventuelle audience soit publique (paragraphe 8 ci-dessus). Il s’ensuit que les voies de recours internes n’ont pas été épuisées en ce qui concerne le grief tiré de l’absence de publicité des audiences devant la commission. Ce grief doit donc être rejeté en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.

3. Applicabilité de l’article 6 § 1

15. La Cour observe que les litiges soumis à la commission des frais de justice sont considérés en droit belge comme portant sur un droit politique (paragraphe 9 ci-dessus). Cette qualification en droit interne n’est toutefois pas déterminante dans la mesure où la notion de « droits et obligations de caractère civil » revêt une signification autonome (König c. Allemagne, 28 juin 1978, §§ 88-89, série A no 27).

16. Il n’est pas contesté que les litiges relatifs au requérant présentaient une nature patrimoniale. En outre, l’activité d’expert-comptable pratiquée par le requérant participe habituellement d’une activité indépendante.

17. à supposer qu’en raison des prestations qu’il était amené à accomplir en tant qu’expert judiciaire, le requérant dût être assimilé à un fonctionnaire au sens de la jurisprudence Vilho Eskelinen et autres c. Finlande ([GC], no 63235/00, § 62, CEDH 2007‑II), il convient de conclure à l’applicabilité de l’article 6 § 1 de la Convention. En effet, le droit belge n’avait pas expressément exclu l’accès à un tribunal puisqu’au contraire, la loi prévoyait un recours devant une juridiction administrative pour connaître des contestations concernant le paiement des honoraires des experts judiciaires. Au surplus, la Cour n’aperçoit pas en quoi l’objet des litiges concernant le requérant était lié à l’exercice de l’autorité étatique ou remettait en cause le lien spécial de confiance et de loyauté entre l’intéressé et l’état.

18. L’article 6 § 1 est donc applicable sous son volet « civil ».

4. Quant à la recevabilité du grief tiré du manque allégué d’indépendance et d’impartialité de la commission

19. La Cour relève que la commission était composée de deux magistrats professionnels (voir mutatis mutandis, Le Compte, Van Leuven et De Meyere c. Belgique, 23 juin 1981, § 57, série A no 43). Elle note aussi que le prestataire de service qui œuvrait en qualité d’expert au sein de la commission ne se trouvait pas dans un rapport de subordination avec une autorité extérieure. De plus, les membres de la commission étaient susceptibles de récusation. La Cour observe encore que si la durée de leur mandat était limitée à deux ans, les membres de la commission étaient inamovibles. Elle rappelle avoir considéré que l’inamovibilité en cours de mandat est un corollaire de l’indépendance du « tribunal » (voir notamment, Guðmundur Andri Ástráðsson c. Islande [GC], no 26374/18, § 239, 1 décembre 2020). La Cour note encore que la commission était régie par le secret du délibéré, ce qui est de nature à exclure toute possibilité de détermination du sens du vote de chacun des membres (paragraphes 6-8 ci-dessus).

20. Dans ces conditions, la Cour estime que les appréhensions du requérant quant au manque d’indépendance et d’impartialité de la commission ne sont pas objectivement justifiées en sorte que le grief tiré de l’article 6 § 1 de la Convention est manifestement mal fondé. Ce grief doit donc être rejeté en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.

5. Conclusion

21. Constatant que, pour le surplus, la requête n’est pas irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour la déclare recevable.

B. Sur le fond

22. La Cour relève que le droit interne prévoyait en l’espèce la possibilité d’introduire un recours en cassation administrative devant le Conseil d’État contre les décisions de la commission. Il ressort toutefois de l’article 14 § 2 des lois coordonnées sur le Conseil d’état que lorsqu’il statue en cassation administrative, ce dernier ne connaît pas du fond des affaires. Un tel recours ne peut dès lors être considéré comme étant de pleine juridiction au sens de l’article 6 § 1 de la Convention (Albert et Le Compte c. Belgique, 10 février 1983, § 36, série A no 58, et Gubler c France, no 69742/01, § 26, 27 juillet 2006 ; a contrario, s’agissant du contentieux d’annulation devant le Conseil d’état, SA Patronale hypothécaire c. Belgique, no 14139/09, 17 juillet 2018, §§ 44-51).

23. Il convient dès lors de vérifier si la procédure devant la commission a pleinement satisfait aux exigences de l’article 6 § 1 de la Convention.

1. Quant à la violation alléguée du principe de l’égalité des armes et du principe du contradictoire

24. La portée du droit à une procédure contradictoire a été rappelée récemment dans Manzano Diaz c. Belgique (no 26402/17, § 41, 18 mai 2021).

25. En l’espèce, il n’est pas contesté que le requérant n’a pas bénéficié systématiquement d’un accès au dossier et en particulier aux rapports établis par les rapporteurs. La Cour relève à cet égard qu’il résulte du dossier qu’en pratique, le rôle du rapporteur devant la commission ne s’est pas limité à établir un projet de décision mais que son rôle a pu s’étendre à l’instruction du dossier.

26. Par ailleurs, la Cour observe que le requérant ne se vit transmettre des procès-verbaux relatifs aux auditions de témoins auxquelles avait procédé la commission que dans le cadre de sept des vingt-et-une procédures intentées par lui (paragraphe 4 ci-dessus). Á cet égard, il ne pouvait être attendu du requérant qu’il s’informât périodiquement sur la question de savoir si de nouveaux éléments avaient été versés au dossier (voir mutatis mutandis Göç c. Turquie [GC], no 36590/97, § 57, CEDH 2002‑V). La Cour constate que le requérant n’a pas reçu systématiquement la possibilité effective de faire valoir ses observations au sujet des procès-verbaux d’audition des témoins.

27. Ces éléments suffisent à la Cour pour conclure que la procédure devant la commission n’a pas respecté le principe du contradictoire et qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention de ce chef.

2. Quant à l’absence de publicité du prononcé des décisions de la commission des frais de justice

28. La Cour note que la législation interne prévoyait la possibilité d’une publication des décisions de ladite commission sur Internet (paragraphe 8 ci‑dessus), mais que le Gouvernement ne démontre pas avoir mis en œuvre cette faculté. L’obligation de notification à laquelle le Gouvernement fait référence ne concerne que les seules parties à la cause.

29. Dès lors que le Gouvernement ne démontre pas qu’une forme de publicité fût donnée à ces décisions (voir Pretto et autres c. Italie, 8 décembre 1983, § 26, série A no 71 ; comparer Kaplan c. Autriche (déc.), no 45983/99, 14 février 2006, et Vasil Vasilev c. Bulgarie, no 7610/15, §§ 115-116, 16 novembre 2021), la Cour conclut à une violation de l’article 6 § 1 de la Convention du chef de l’absence de publicité du prononcé des décisions de la commission.

II. APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

30. Le requérant demande 249 420 euros (EUR) au titre du dommage matériel. Il demande en sus 100 000 EUR au titre du dommage moral. Il réclame 69 779 EUR au titre des frais et dépens qu’il a engagés devant les autorités internes et devant la Cour.

31. Le Gouvernement n’a pas formulé d’observations.

32. La Cour juge qu’il est impossible de spéculer sur ce qui aurait pu se produire si la violation de l’article 6 § 1 n’avait pas existé. Par conséquent, la Cour ne distingue aucun lien de causalité entre la violation constatée et le dommage matériel allégué et rejette la demande formulée à ce titre. La Cour admet en revanche que le requérant a souffert d’un dommage moral du fait de la violation constatée. Statuant en équité, elle lui octroie 10 000 EUR, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt.

33. Compte tenu des documents en sa possession et de sa jurisprudence, la Cour alloue au requérant la somme de 10 000 EUR pour les frais et dépens engagés dans le cadre de la procédure interne et pour la procédure menée devant elle, plus tout montant pouvant être dû par le requérant sur cette somme à titre d’impôt.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare recevables les griefs tirés du non-respect du principe de l’égalité des armes et du contradictoire et de l’absence de publicité du prononcé des décisions de la commission des frais de justice, dans le cadre des dix‑sept procédures dans lesquelles le délai de six mois a été respecté, et le surplus de la requête irrecevable ;

2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention en raison de la violation du principe du contradictoire devant la commission des frais de justice ;

3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention en raison de l’absence de publicité du prononcé des décisions de la commission des frais de justice ;

4. Dit,

a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans un délai de trois mois les sommes suivantes :

i. 10 000 EUR (dix-mille euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt, pour dommage moral ;

ii. 10 000 EUR (dix-mille euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme par le requérant à titre d’impôt, pour frais et dépens ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

5. Rejette le surplus de la demande de satisfaction équitable.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 12 juillet 2022, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Olga Chernishova                   María Elósegui
Greffière adjointe                     Présidente

Dernière mise à jour le juillet 12, 2022 par loisdumonde

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