Rouillan c. France (Cour européenne des droits de l’homme)

Note d’information sur la jurisprudence de la Cour 263
Juin 2022

Rouillan c. France – 28000/19

Arrêt 23.6.2022 [Section V]

Article 10
Article 10-1
Liberté d’expression

Disproportion de la peine d’emprisonnement à un ancien terroriste pour son éloge des auteurs des attentats de Paris de 2015, diffusée à la radio et sur internet quelques mois après: violation

En fait – Le requérant est un ancien membre d’Action directe, groupe terroriste d’extrême gauche actif en France dans les années 1980, qui fut condamné à la réclusion criminelle à perpétuité et passa vingt-cinq ans en prison jusqu’à sa libération conditionnelle en 2012.

En février 2016, il qualifia les auteurs des attentats terroristes perpétrés à Paris et en Seine-Saint-Denis en 2015 de « courageux » et affirma qu’ils s’étaient « battus courageusement » lors d’une émission de radio, dont l’enregistrement a ensuite été publié sur le site internet d’un journal.

En septembre 2016, le tribunal correctionnel déclara le requérant coupable d’apologie publique d’un acte de terrorisme au moyen d’un service de communication accessible au public en ligne, sur le fondement de l’article 421-2-5 du code pénal, et le condamna entre autres à une peine de huit mois d’emprisonnement ferme.

En mai 2017, la cour d’appel infirma ce jugement et déclara le requérant coupable de complicité du délit. Elle fixa par ailleurs sa peine à dix-huit mois d’emprisonnement, dont dix mois de sursis probatoire.

Lors du pourvoi en cassation du requérant, il posa une question prioritaire de constitutionnalité (« QPC ») portant sur l’article 421-2-5 du code pénal et le Conseil constitutionnel déclara ces dispositions conformes à la Constitution lors de sa décision de mai 2018.

En novembre 2018, la Cour de cassation rejeta le pourvoi du requérant.

Le requérant exécuta la peine d’emprisonnement à son domicile durant six mois et trois jours entre juillet 2020 et janvier 2021.

En droit – Article 10 :

La condamnation pénale du requérant a constitué une ingérence dans l’exercice de son droit à la liberté d’expression.

a) Prévue par la loi

Il est vrai que l’article 421-2-5 du code pénal ne définit pas la notion d’apologie et qu’à la date des propos litigieux du requérant, la jurisprudence de la Cour de cassation relative à l’application de cette disposition était encore relativement limitée, compte tenu de sa récente entrée en vigueur.

Toutefois, la notion d’apologie figure dans le droit interne depuis 1893 et elle est interprétée, en vertu d’une jurisprudence constante de la Cour de cassation, comme consistant en la « glorification d’un ou plusieurs actes ou celle de leur auteur » ou en « l’incitation à porter un jugement de valeur morale favorable » sur ces actes ou leurs auteurs.

Le Conseil constitutionnel a confirmé cette interprétation dans sa décision de mai 2018.

La Cour considère qu’au regard de l’énoncé de l’article 421-2-5 du code pénal et de la jurisprudence constante des juridictions internes relative à la notion d’apologie, le requérant pouvait raisonnablement prévoir que ses propos étaient susceptibles d’engager sa responsabilité pénale.

L’ingérence dans l’exercice par le requérant du droit à la liberté d’expression était suffisamment prévisible et « prévue par la loi ».

b) But légitime

Eu égard au caractère sensible de la lutte contre le terrorisme ainsi qu’à la nécessité pour les autorités d’exercer leur vigilance face à des actes susceptibles d’accroître la violence, la condamnation du requérant pour complicité d’apologie d’actes de terrorisme avait pour but la défense de l’ordre et la prévention des infractions pénales.

c) Nécessité dans une société démocratique

En premier lieu, le requérant a été condamné pour avoir qualifié les auteurs des attentats terroristes perpétrés à Paris et en Seine-Saint-Denis en 2015 de « courageux » et affirmé qu’ils s’étaient « battus courageusement » lors d’une émission de radio, dont l’enregistrement a ensuite été publié sur le site internet d’un journal. Le requérant a été invité à cette émission en tant qu’ancien membre d’une organisation terroriste active en France dans les années 1980, auteur de plusieurs livres ainsi qu’au titre de la promotion d’un film dans lequel il avait joué son propre rôle. Le requérant jouissait donc d’une certaine médiatisation. Lors de cette émission, il a été interrogé sur divers sujets annoncés par les journalistes dès le début de l’entretien, notamment sur l’état d’urgence instauré en France après les attentats terroristes de novembre 2015, les libertés publiques et la sécurité. Ces questions étaient, dans le contexte de l’époque, susceptibles d’intéresser le public, d’éveiller son attention ou de le préoccuper sensiblement et les propos du requérant ont ainsi été tenus dans le cadre d’un débat d’intérêt général.

En deuxième lieu, par des décisions concordantes, le tribunal correctionnel, la cour d’appel et la Cour de cassation ont estimé que les qualificatifs employés par le requérant constituaient une incitation à porter un jugement favorable sur les auteurs d’infractions terroristes. Le tribunal correctionnel, dont les motifs de la décision ont été repris par la cour d’appel et la Cour de cassation, a apprécié ces propos à la lumière de la tonalité générale de l’entretien, de la personnalité du requérant et du contexte prévalant en France à la période des faits, après les attentats terroristes perpétrés en janvier puis en novembre 2015.

Pour le tribunal correctionnel, même s’il n’a pas exprimé d’adhésion pour l’idéologie islamiste, le requérant a présenté le mode d’action terroriste, pour lequel il a lui-même été condamné à deux reprises à la réclusion à perpétuité, sous un jour romanesque en utilisant des images positives et glorieuses à l’égard des auteurs des attentats de Paris. Ses propos avaient été tenus environ un an après les attentats commis à Paris en janvier 2015 et moins de quatre mois après ceux perpétrés à Paris et en Seine-Saint-Denis en novembre 2015. En outre, le tribunal a estimé qu’au regard de son engagement passé au sein d’une organisation terroriste, de ses condamnations et de sa médiatisation, le requérant ne pouvait ignorer que la façon dont il s’exprimerait au sujet des attentats terroristes serait analysée minutieusement. Enfin, il avait lui-même reconnu que la radio diffusant son entretien était écoutée par beaucoup de jeunes de quartiers populaires de Marseille et que même si son intention était de provoquer des adhésions vers les cercles d’extrême gauche, il admettait que ces auditeurs constituaient un public fragile facilement séduit par le discours de partisans d’un islamisme radical pouvant dériver vers des actions terroristes.

La Cour reconnaît que même si les propos du requérant ne constituaient pas une incitation directe à la violence, ils véhiculaient une image positive des auteurs d’attentats terroristes et ont été prononcés alors que l’émoi provoqué par les attentats meurtriers de 2015 était encore présent dans la société française et que le niveau de la menace terroriste demeurait élevé, comme en témoignent plusieurs autres attaques terroristes survenues en France en juin et juillet 2016. En outre, la diffusion de ces propos par le biais de la radio et d’internet était susceptible de toucher un large public.

Dans ces conditions, la Cour, qui admet que les propos litigieux doivent être regardés, eu égard à leur caractère laudatif, comme une incitation indirecte à l’usage de la violence terroriste, n’aperçoit aucune raison sérieuse de s’écarter du sens et de la portée qu’en a retenus le tribunal correctionnel dans le cadre d’une décision dûment motivée, dont les motifs ont été repris par la cour d’appel et la Cour de cassation. Il s’ensuit que les autorités nationales bénéficiaient, au cas d’espèce, d’une large marge d’appréciation dans leur examen de la nécessité de l’ingérence litigieuse.

En troisième lieu, le requérant a été condamné en première instance à une peine d’emprisonnement de huit mois, qui a été aggravée en appel à dix-huit mois d’emprisonnement, dont dix mois de sursis avec mise à l’épreuve afin de mieux tenir compte des circonstances de la cause.

Dans sa décision de mai 2018, le Conseil constitutionnel a estimé, après avoir rappelé qu’elles étaient « prononcées en fonction des circonstances de l’infraction et de la personnalité de son auteur », que les peines instituées par l’article 421-2-5 du code pénal n’étaient pas, « au regard de la nature des comportements réprimés », « manifestement disproportionnées ». La Cour ne voit en l’espèce aucun motif sérieux de s’écarter de l’appréciation retenue par les juridictions internes s’agissant du principe de la sanction. Les motifs qu’elles ont retenus pour justifier la sanction du requérant, reposant sur la lutte contre l’apologie du terrorisme et sur la prise en considération de la personnalité de l’intéressé, apparaissent, dans les circonstances spécifiques de la présente affaire, à la fois « pertinents » et « suffisants » pour fonder l’ingérence litigieuse qui doit ainsi être regardée comme répondant, dans son principe, à un besoin social impérieux.

Les juridictions internes se sont efforcées avec soin, d’une part, de motiver non seulement le principe de la sanction infligée mais aussi sa nature et son quantum et, d’autre part, d’en justifier son aggravation en appel. Le contexte, marqué par des attentats terroristes récemment commis et particulièrement meurtriers, dans lequel le requérant a prononcé, en toute connaissance de cause, les propos litigieux justifiait une réponse, de la part des autorités nationales, à la hauteur des menaces qu’ils étaient susceptibles de faire peser tant sur la cohésion nationale que sur la sécurité publique du pays. Toutefois, la sanction infligée au requérant est une peine privative de liberté. Alors même qu’il a été sursis à l’exécution de la peine de dix‑huit mois d’emprisonnement prononcée à son encontre, pour une durée de dix mois, le requérant a en effet été placé sous le régime de la surveillance électronique pendant six mois et trois jours. Dans les circonstances particulières de l’espèce, les motifs retenus par les juridictions internes dans la mise en balance qu’il leur appartenait d’exercer ne suffisent pas à la mettre en mesure de considérer qu’une telle peine était, en dépit de sa nature ainsi que de sa lourdeur et de la gravité de ses effets, proportionnée au but légitime poursuivi.

Dans ces conditions, l’ingérence dans la liberté d’expression du requérant que constitue la peine d’emprisonnement qui lui a été infligée n’était pas « nécessaire dans une société démocratique ».

Conclusion : violation (unanimité).

Article 41 : constat de violation suffisant pour le préjudice moral. Demande de dommage matériel rejetée.

Dernière mise à jour le juin 23, 2022 par loisdumonde

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