La présente requête concerne, au regard de l’article 10 de la Convention, la condamnation pénale du requérant pour complicité d’apologie publique d’actes de terrorisme.
CINQUIÈME SECTION
AFFAIRE ROUILLAN c. FRANCE
(Requête no 28000/19)
ARRÊT
Art 10 • Liberté d’expression • Disproportion de la peine d’emprisonnement à un ancien terroriste pour son éloge des auteurs des attentats de Paris de 2015, diffusée à la radio et sur internet quelques mois après • Prévisibilité de la loi • Débat d’intérêt général • Appréciation des propos par les juridictions à la lumière de la tonalité générale de l’entretien, de la personnalité du requérant et du contexte • Incitation indirecte à l’usage de la violence terroriste lors d’attentats meurtriers récemment commis • Moyens de diffusion des propos susceptibles de toucher un large public • Motifs justifiant la sanction pertinents et suffisants • Réponse des autorités nécessaire aux propos, prononcés en toute connaissance de cause du contexte, susceptibles de faire peser des menaces sur la cohésion nationale et la sécurité publique du pays
STRASBOURG
23 juin 2022
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Rouillan c. France,
La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en une Chambre composée de :
Síofra O’Leary, présidente,
Mārtiņš Mits,
Ganna Yudkivska,
Stéphanie Mourou-Vikström,
Ivana Jelić,
Arnfinn Bårdsen,
Mattias Guyomar, juges,
et de Victor Soloveytchik, greffier de section,
Vu :
la requête (no 28000/19) dirigée contre la République française et dont un ressortissant de cet État, M. Jean-Marc Rouillan (« le requérant »), a saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 20 mai 2019,
la décision de porter la requête à la connaissance du gouvernement français (« le Gouvernement »),
les observations des parties,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 17 mai 2022,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
INTRODUCTION
1. La présente requête concerne, au regard de l’article 10 de la Convention, la condamnation pénale du requérant pour complicité d’apologie publique d’actes de terrorisme.
EN FAIT
2. Le requérant est né en 1952 et réside à Tourrenquets. Il est représenté par Me C. Etelin, avocat.
3. Le Gouvernement est représenté par son agent, M. F. Alabrune, directeur des affaires juridiques au ministère de l’Europe et des Affaires étrangères.
4. Le 23 février 2016, le requérant accorda un entretien à deux journalistes. Il fut diffusé le jour même dans l’émission politique « La grande tchatche » réalisée par le magazine « Le Ravi », mensuel paraissant dans la région Provence-Alpes-Côte d’Azur, en partenariat avec la radio locale « Grenouille ». L’entretien fut également mis en ligne sur le site internet du magazine « Le Ravi » le soir même.
5. Au début de l’entretien, les journalistes présentèrent le requérant comme un ancien membre d’Action directe, groupe terroriste d’extrême gauche actif en France dans les années 1980, qui fut condamné à la réclusion criminelle à perpétuité et passa vingt-cinq ans en prison jusqu’à sa libération conditionnelle en 2012. Ils indiquèrent également que le requérant était l’auteur de plusieurs ouvrages et qu’il venait de participer à un film dans lequel il jouait son propre rôle. Les journalistes annoncèrent que la première partie de l’émission porterait sur l’état d’urgence instauré en France après les attentats terroristes de Paris et de Seine-Saint-Denis de novembre 2015, les libertés publiques et la sécurité et que la seconde partie se concentrerait davantage sur les enjeux locaux, notamment la politique à Marseille, en particulier dans les quartiers Nord de la ville. Au cours de l’entretien, qui dura cinquante-huit minutes, les journalistes interrogèrent le requérant sur le phénomène de radicalisation islamiste en prison et ses échanges avec des détenus radicalisés lors de sa propre détention. En réponse au journaliste qui lui dit « On sent que vous ne voulez pas mettre même un seul bémol vis-à-vis des gens qui s’engagent dans le fondamentalisme religieux », le requérant déclara, se référant aux responsables des attentats terroristes commis à Paris et en Seine-Saint-Denis en 2015 :
« En même temps non, mais j’en ai marre des poncifs anti-terroristes qui développent, des lâches attentats qui se développent, non moi j’en ai marre. Moi je les ai trouvés très courageux, ils se sont battus courageusement ils se battent dans les rues de Paris, ils savent qu’il y a deux ou trois mille flics autour d’eux. Souvent ils préparent même pas leur sortie parce qu’ils pensent qu’ils vont être tués avant d’avoir fini l’opération. On voit que quand ils arrivent à finir une action ils restent les bras ballants en disant merde on a survécu à cela. Mais ou les frères Kouachi quand ils étaient dans l’imprimerie, ils se sont battus jusqu’à leur dernière balle. Bon bah voilà, on peut dire on est absolument contre leur idée réactionnaire, On peut aller parler de plein de choses contre eux et dire c’était idiot de faire ça de faire ci. Mais pas dire que c’est des gamins qui sont lâches. »
6. Le 7 mars 2016, une avocate en charge des intérêts des victimes des attentats terroristes de Paris signala ces propos au procureur de la République de Paris. Une enquête fut ouverte le même jour. Plusieurs quotidiens nationaux rapportèrent l’ouverture de l’enquête.
7. Le procureur de la République décida de poursuivre le requérant pour apologie publique d’un acte de terrorisme au moyen d’un service de communication accessible au public en ligne, sur le fondement de l’article 421-2-5 du code pénal. L’Association française des victimes de terrorisme ainsi que plusieurs victimes des attentats du 13 novembre 2015 se constituèrent parties civiles.
8. Par un jugement du 7 septembre 2016, le tribunal correctionnel de Paris déclara le requérant coupable des faits reprochés et le condamna à une peine de huit mois d’emprisonnement ferme, ainsi qu’au paiement de la somme d’un euro (EUR) à l’Association française des victimes de terrorisme et de 300 EUR à chacune des victimes des attentats constituées parties civiles.
9. Le tribunal précisa tout d’abord que l’apologie d’un acte de terrorisme ou d’un terroriste ne signifie pas que celui qui le commet soutient directement l’acte ou la personne dont il est question, mais doit être entendue comme constituée par tout propos visant à valoriser, justifier, excuser un fait terroriste et doit tenir compte du contexte dans lequel les propos ou gestes sont effectués et de la personnalité de l’auteur.
10. Le tribunal releva ensuite qu’à aucun moment de l’entretien, le requérant n’avait exprimé d’admiration ou de sympathie pour l’organisation État islamique.
11. Toutefois, il jugea qu’eu égard au contexte, notamment aux récents attentats perpétrés en France en 2015, et à la personnalité du requérant, les propos qu’il avait tenus justifiaient une forme de violence et portaient atteinte à la dignité des victimes.
12. Dans ses motifs, le tribunal correctionnel se référa en particulier au passé du requérant, ancien membre d’Action directe, groupe terroriste d’extrême gauche actif en France dans les années 1980, qui fut notamment condamné à deux reprises à la réclusion criminelle à perpétuité en 1989 et 1994, avec des peines de sûreté de dix-huit ans pour chaque condamnation, pour des faits d’assassinat à caractère terroriste, complicité d’assassinat à caractère terroriste, participation à une association de malfaiteurs, recel, détention et fabrication d’armes ou de munitions, destruction du bien d’autrui par un moyen dangereux et complicité de meurtre. Il releva également que le requérant bénéficiait, depuis le 15 mai 2012, d’une mesure de libération conditionnelle assortie de plusieurs obligations, notamment celle de s’abstenir de diffuser tout ouvrage ou œuvre audiovisuelle dont il serait l’auteur ou le co-auteur et qui porterait en tout ou partie sur l’infraction commise, et s’abstenir également de toute intervention publique relative à cette infraction.
13. Les extraits pertinents du jugement sont les suivants :
« Dans le contexte actuel qui est celui d’un pays plusieurs fois victime d’attaques terroristes d’ampleur massive en 2015, ayant eu à déplorer de très nombreuses victimes, le fait de qualifier de courageux les individus ayant commis ces actes et de les présenter sous un jour favorable en insistant sur le fait qu’ils tiennent tête à des policiers – alors même que ces affrontements entre les terroristes et les policiers ont lieu après la commission des attentats contre des victimes désarmées – n’est pas tolérable. Ces propos ne sauraient être justifiés par la liberté d’expression car ils portent nécessairement atteinte à la dignité des victimes et justifient une forme de violence qui n’est pas acceptable dans une société démocratique. »
14. Le requérant, le ministère public et les parties civiles interjetèrent appel.
15. Par un arrêt du 16 mai 2017, la cour d’appel de Paris infirma le jugement du tribunal correctionnel en tant qu’il avait déclaré le requérant coupable d’apologie publique d’un acte de terrorisme et le déclara coupable de complicité de ce délit. Elle fixa par ailleurs la peine du requérant à dix-huit mois d’emprisonnement, dont dix mois de sursis probatoire. Elle confirma enfin la condamnation au versement d’un EUR à l’Association française des victimes de terrorisme et ordonna la réouverture des débats concernant les autres parties civiles afin que celles-ci apportent la démonstration de l’étendue de leur préjudice direct et personnel.
16. La cour d’appel adopta les motifs retenus par le tribunal correctionnel tout en apportant les précisions suivantes :
« l’apologie d’un acte de terrorisme résulte de la glorification du crime ou des actes commis par ce terroriste mais aussi dans la défense du terroriste lui-même ; (…) le courage ne peut être circonscrit au fait de risquer sa vie dans une action mais est regardé comme étant une des principales vertus de l’homme, vertu qui est indispensable à celui qui sera considéré comme un héros ; les propos retenus dans l’acte de poursuite s’inscrivent dans le contexte général de l’interview que Jean-Marc Rouillan a accordé[e] ; que celui-ci s’est appliqué tout au long de cet interview [à tenter] de justifier l’action des terroristes islamistes en la comparant à sa propre action (…) »
17. Elle considéra néanmoins qu’en application des dispositions des articles 42 et 43 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse modifiée, qui régissent la détermination des personnes responsables des crimes et délits commis par voie de presse, le requérant ne pouvait être poursuivi qu’en qualité de complice :
« La cour constate que l’article 421-2-5 du code pénal dispose, notamment « lorsque les faits sont commis par voie de presse écrite ou audiovisuelle ou de la communication au public en ligne, les dispositions particulières qui régissent ces matières sont applicables en ce qui concerne la détermination des personnes responsables » ; qu’en l’espèce doivent ainsi trouver application les dispositions des articles 42 et 43 de la loi du 29 juillet 1881 modifiée qui trouvent application tant pour les émissions qui passent à la radio en différé que pour la publication du lien de ladite émission sur internet. La cour considère, en conséquence de ces dispositions légales, que Jean-Marc Rouillan ne pouvait être poursuivi qu’en qualité de complice. Il importe peu, à cet égard, que les auteurs principaux n’aient pas fait l’objet de poursuites. »
18. Enfin, s’agissant de la peine, elle justifia son aggravation en se fondant sur les motifs suivants :
« La cour infirmera en répression dans le sens de l’aggravation ainsi que précisé au dispositif, pour mieux tenir compte des circonstances de la cause, considérant en effet que la nature des faits, leur gravité et les éléments de personnalité recueillis sur le prévenu rendent nécessaire le prononcé d’une peine d’emprisonnement ferme afin de sanctionner de façon appropriée le délit commis à l’exclusion de toute autre sanction qui serait manifestement inadéquate dès lors que les faits reprochés à Jean-Marc Rouillan sont d’une particulière gravité s’agissant d’apologie d’actes de terrorisme visant les attentats commis en France en janvier et novembre 2015 ; que celui-ci avait été particulièrement alerté de la prudence avec laquelle il devait ou pouvait répondre aux sollicitations de journalistes ; que les journalistes qui ont réalisé l’interview ont tenté à plusieurs reprises de lui faire rectifier ses propos ; qu’au regard de la notoriété dont jouit Jean-Marc Rouillan la portée des propos prononcés s’en trouve renforcée ; qu’à l’audience, il n’a pas évolué sur les positions défendues au cours de cette interview ; que la peine prononcée sera assortie, pour partie, d’un sursis avec mise à l’épreuve afin de s’assurer, au-delà de la période de la libération conditionnelle, du non-renouvellement des infractions reprochées ; de la parfait insertion de celui-ci dans la société et de l’indemnisation des victimes. »
19. Le requérant se pourvut en cassation contre cet arrêt. À cette occasion, il posa une question prioritaire de constitutionnalité (« QPC ») portant sur l’article 421-2-5 du code pénal qui réprime l’apologie publique d’actes de terrorisme, en invoquant la méconnaissance du principe de légalité des délits et des peines, de celui de nécessité et de proportionnalité des peines ainsi que de la liberté d’expression.
20. La question fut renvoyée au Conseil constitutionnel par la Cour de cassation. Par une décision du 18 mai 2018 (no 2018-706 QPC), le Conseil constitutionnel déclara les dispositions concernées de l’article 421-2-5 du code pénal conformes à la Constitution. S’agissant du principe de légalité des délits et des peines, il releva que les dispositions de l’article 421-2-5 du code pénal étaient suffisamment précises pour prévenir le risque d’arbitraire en retenant les motifs suivants :
« 7. Selon l’article 8 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, nul « ne peut être puni qu’en vertu d’une loi établie et promulguée antérieurement au délit, et légalement appliquée ». Aux termes de l’article 34 de la Constitution : « La loi fixe les règles concernant … la détermination des crimes et délits ainsi que les peines qui leur sont applicables ». Le législateur tient de l’article 34 de la Constitution, ainsi que du principe de légalité des délits et des peines qui résulte de l’article 8 de la Déclaration de 1789, l’obligation de fixer lui-même le champ d’application de la loi pénale et de définir les crimes et délits en termes suffisamment clairs et précis pour exclure l’arbitraire.
8. Les dispositions contestées de l’article 421-2-5 du code pénal répriment l’apologie publique d’actes de terrorisme. Ce délit est constitué dès lors que plusieurs éléments sont réunis.
9. D’une part, le comportement incriminé doit inciter à porter un jugement favorable sur une infraction expressément qualifiée par la loi d’« acte de terrorisme » ou sur son auteur. D’autre part, ce comportement doit se matérialiser par des propos, images ou actes présentant un caractère public, c’est-à-dire dans des circonstances traduisant la volonté de leur auteur de les rendre publics.
10. Dès lors, les dispositions contestées de l’article 421-2-5 du code pénal ne revêtent pas un caractère équivoque et sont suffisamment précises pour garantir contre le risque d’arbitraire. Le grief tiré de la méconnaissance du principe de légalité des délits et des peines doit donc être écarté. »
S’agissant du principe de nécessité et de proportionnalité des peines, le Conseil constitutionnel estima que les peines instituées par l’article 421-2-5 du code pénal n’étaient pas manifestement disproportionnées :
« 12. Les dispositions contestées de l’article 421-2-5 du code pénal punissent de cinq ans d’emprisonnement et de 75 000 euros d’amende l’apologie publique d’actes de terrorisme. En portant cette peine à sept ans d’emprisonnement et à 100 000 euros d’amende lorsque le délit a été commis en utilisant un service de communication au public en ligne, le législateur a pris en compte l’ampleur particulière de la diffusion des messages prohibés que permet ce mode de communication, ainsi que son influence dans le processus d’endoctrinement d’individus susceptibles de commettre des actes de terrorisme.
13. Les dispositions contestées de l’article 422-3 du code pénal instaurent des peines complémentaires susceptibles d’être prononcées à l’encontre des personnes physiques coupables de l’une des infractions prévues par le titre II du livre IV du même code, parmi lesquelles figure le délit d’apologie publique d’actes de terrorisme. Sont ainsi encourues, pour une durée maximum de dix ans, l’interdiction des droits civiques, civils et de famille, l’interdiction d’exercer une fonction publique ou d’exercer l’activité professionnelle ou sociale dans l’exercice ou à l’occasion de l’exercice de laquelle l’infraction a été commise et l’interdiction de séjour.
14. Au regard de la nature des comportements réprimés, les peines ainsi instituées, qui sont prononcées en fonction des circonstances de l’infraction et de la personnalité de son auteur, ne sont pas manifestement disproportionnées. Le grief tiré de la méconnaissance des principes de nécessité et de proportionnalité des peines par les dispositions contestées des articles 421-2-5 et 422-3 du code pénal doit donc être écarté. »
Enfin, le Conseil constitutionnel considéra que l’atteinte portée par le législateur à la liberté d’expression était nécessaire, adaptée et proportionnée à l’objectif de prévention des atteintes à l’ordre public et des infractions. À cet égard, il se fonda en particulier sur le fait que le juge se prononce en fonction de la personnalité de l’auteur de l’infraction, des circonstances de cette dernière, notamment l’ampleur du trouble causé à l’ordre public, et de la gravité des actes de terrorisme eux-mêmes.
21. Le 27 novembre 2018, la Cour de cassation rejeta le pourvoi du requérant. Elle releva, en premier lieu, que le Conseil constitutionnel avait déclaré les dispositions contestées de l’article 425-2-1 du code pénal conformes à la Constitution. Elle jugea, en deuxième lieu, que la cour d’appel avait fait une exacte appréciation du sens et de la portée des propos du requérant et avait ainsi justifié sa décision, tant au regard de l’article 421-2-5 du code pénal que de l’article 10 de la Convention :
« Attendu qu’en se déterminant ainsi, et dès lors, qu’accessibles par un service de communication en ligne dont l’arrêt a souverainement apprécié que le prévenu avait connaissance de cette circonstance, les propos incriminés tendent à inciter autrui à porter un jugement favorable sur une infraction qualifiée de terroriste ou sur son auteur, même s’ils sont prononcés dans le cadre d’un débat d’intérêt général et se revendiquent comme participant d’un discours de nature politique, la cour d’appel a, sans dénaturation, fait une exacte appréciation de leur sens et de leur portée, et a ainsi justifié sa décision tant au regard de l’ article 421-2-5 du code pénal, que de l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme dont le second paragraphe prévoit des restrictions à la liberté d’expression, qui, comme en l’espèce, constituent des mesures nécessaires à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale et à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime »
Elle considéra, en troisième lieu, que la cour d’appel avait motivé sa décision sur la sanction conformément à l’article 132-1 du code pénal et nécessairement apprécié la proportionnalité de celle-ci au regard des objectifs visés au paragraphe 2 de l’article 10 de la Convention :
« Attendu qu’en statuant ainsi, la cour d’appel, qui ne s’est pas contredite et qui a motivé sa décision conformément à l’article 132-1 du code pénal, a, par ces mêmes motifs, nécessairement apprécié la proportionnalité de la sanction au regard des objectifs visés au paragraphe 2 de l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme »
22. Le requérant exécuta la peine d’emprisonnement à son domicile entre le 9 juillet 2020 et le 12 janvier 2021.
LE CADRE JURIDIQUE PERTINENT
I. LE DROIT INTERNE
A. Le délit d’apologie publique
1. Genèse du délit d’apologie
a) L’article 24 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse
23. Dans sa version initiale, l’article 24 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse réprimait la provocation directe à commettre les crimes de meurtre, de pillage, d’incendie, ou des crimes contre la sûreté de l’État. La loi du 12 décembre 1893 portant modification des articles 24, paragraphe 1er, 25 et 49 de la loi du 29 juillet 1881 a complété l’article 24 en instaurant un délit d’apologie, défini dans les termes suivants :
« Seront punis de la même peine ceux qui, par l’un des moyens énoncés en l’article 23, auront fait l’apologie des crimes de meurtre, de pillage ou d’incendie, ou du vol, ou de l’un des crimes prévus par l’article 435 du code pénal. »
24. L’article 24 de la loi du 29 juillet 1881 a ultérieurement fait l’objet de plusieurs modifications. Dans sa version applicable avant l’entrée en vigueur de la loi no 2014-1353 du 13 novembre 2014 renforçant les dispositions relatives à la lutte contre le terrorisme, il réprimait le délit d’apologie dans les termes suivants :
« Seront punis de cinq ans d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende ceux qui, par l’un des moyens énoncés à l’article précédent, auront directement provoqué, dans le cas où cette provocation n’aurait pas été suivie d’effet, à commettre l’une des infractions suivantes :
1o Les atteintes volontaires à la vie, les atteintes volontaires à l’intégrité de la personne et les agressions sexuelles, définies par le livre II du code pénal ;
2o Les vols, les extorsions et les destructions, dégradations et détériorations volontaires dangereuses pour les personnes, définis par le livre III du code pénal.
Ceux qui, par les mêmes moyens, auront directement provoqué à l’un des crimes et délits portant atteinte aux intérêts fondamentaux de la nation prévus par le titre Ier du livre IV du code pénal, seront punis des mêmes peines.
Seront punis de la même peine ceux qui, par l’un des moyens énoncés en l’article 23, auront fait l’apologie des crimes visés au premier alinéa, des crimes de guerre, des crimes contre l’humanité ou des crimes et délits de collaboration avec l’ennemi.
Seront punis des peines prévues par l’alinéa 1er ceux qui, par les mêmes moyens, auront provoqué directement aux actes de terrorisme prévus par le titre II du livre IV du code pénal, ou qui en auront fait l’apologie.
(…) »
b) La jurisprudence de la Cour de cassation
25. Dès 1971, la Cour de cassation a jugé que le délit d’apologie de crimes supposait, pour sa réalisation, la glorification d’un ou plusieurs actes ou celle de leur auteur (Crim. 14 janv. 1971, no 70-90.558). Dans des arrêts ultérieurs, elle a interprété l’apologie comme l’incitation à porter un jugement de valeur morale favorable sur les crimes ou leurs auteurs (Crim. 19 juillet 1988, no 85‑90.767 et Crim. 19 juin 2013, no 12-81.505) ou la présentation comme digne d’éloge d’une personne condamnée pour intelligence avec l’ennemi (Crim. 8 novembre 1988, no 87-91.445 et Crim. 16 novembre 1993, no 90‑83.128).
2. Le délit d’apologie d’actes de terrorisme applicable au moment des faits
a) L’article 421-2-5 du code pénal
26. La loi no 2014-1353 du 13 novembre 2014 précitée a transféré le délit d’apologie d’actes de terrorisme de l’article 24 de la loi du 29 juillet 1881 au code pénal. L’article 421-2-5 du code pénal définit et réprime le délit d’apologie publique d’actes de terrorisme dans les termes suivants :
« Le fait de provoquer directement à des actes de terrorisme ou de faire publiquement l’apologie de ces actes est puni de cinq ans d’emprisonnement et de 75 000 € d’amende.
Les peines sont portées à sept ans d’emprisonnement et à 100 000 € d’amende lorsque les faits ont été commis en utilisant un service de communication au public en ligne.
Lorsque les faits sont commis par la voie de la presse écrite ou audiovisuelle ou de la communication au public en ligne, les dispositions particulières des lois qui régissent ces matières sont applicables en ce qui concerne la détermination des personnes responsables. »
27. Les motifs d’un tel transfert sont détaillés dans l’exposé des motifs du projet de loi ayant abouti à l’adoption de la loi du 13 novembre 2014 précitée :
« L’article 4 matérialise la volonté du Gouvernement de lutter contre le développement, sans cesse plus important, de la propagande terroriste qui provoque ou glorifie les actes de terrorisme. Afin d’améliorer l’efficacité de la répression en ce domaine et en considération du fait qu’il ne s’agit pas en l’espèce de réprimer des abus de la liberté d’expression mais de sanctionner des faits qui sont directement à l’origine des actes terroristes, il convient de soumettre ces actes aux règles de procédure de droit commun et à certaines règles prévues en matière de terrorisme.
A cet effet, il sort de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse les délits de provocation aux actes de terrorisme et apologie de ces actes et introduit ces délits dans le code pénal dans un nouvel article 421-2-5. La peine, actuellement fixée par la loi sur la presse à cinq ans d’emprisonnement, est maintenue mais est aggravée lorsque les faits seront commis sur internet (sept ans d’emprisonnement), afin de tenir compte de l’effet démultiplicateur de ce moyen de communication.
L’insertion de ces délits dans le code pénal permettra d’appliquer les règles de procédure et de poursuites de droit commun, exclues en matière de presse, comme la possibilité de saisies ou la possibilité de recourir à la procédure de comparution immédiate. »
b) La jurisprudence de la Cour de cassation antérieure aux propos litigieux
28. À la date des faits litigieux, la Cour de cassation s’était prononcée sur une demande de renvoi d’une question prioritaire de constitutionnalité, qu’elle avait rejetée au motif notamment que la question posée ne présentait pas un caractère sérieux dès lors que « les termes de l’article 421-2-5 du code pénal, qui laissent au juge le soin de qualifier des comportements que le législateur ne peut énumérer a priori de façon exhaustive, sont suffisamment clairs et précis pour que l’interprétation de ce texte, qui entre dans l’office du juge pénal, puisse se faire sans risque d’arbitraire » (Crim. 1er décembre 2015, no 15-90.017).
c) La jurisprudence postérieure de la Cour de cassation
29. Dans un arrêt du 11 décembre 2018 (Crim., 11 décembre 2018, no 18‑82.712), la Cour de cassation a jugé que le délit d’apologie d’actes de terrorisme consiste dans le fait d’inciter publiquement à porter sur ces infractions ou leurs auteurs un jugement favorable :
« le délit d’apologie d’actes de terrorisme, prévu et réprimé par l’article 421-2-5 du code pénal, consiste dans le fait d’inciter publiquement à porter sur ces infractions ou leurs auteurs un jugement favorable, sans qu’il y ait à établir que les propos en cause ont été proférés en relation avec une entreprise individuelle ou collective ayant pour but de troubler gravement l’ordre public par l’intimidation ou la terreur. »
B. La détermination des personnes pénalement responsables
30. La détermination des personnes responsables du délit d’apologie d’actes de terrorisme reste régie par les articles 42 et 43 de la loi du 29 juillet 1881 précitée, aux termes desquels :
Article 42
« Seront passibles, comme auteurs principaux des peines qui constituent la répression des crimes et délits commis par la voie de la presse, dans l’ordre ci-après, savoir :
1o Les directeurs de publications ou éditeurs, quelles que soient leurs professions ou leurs dénominations, et, dans les cas prévus au deuxième alinéa de l’article 6, les codirecteurs de la publication ;
2o A leur défaut, les auteurs ;
3o A défaut des auteurs, les imprimeurs ;
4o A défaut des imprimeurs, les vendeurs, les distributeurs et afficheurs. (…) »
Article 43
« Lorsque les directeurs ou codirecteurs de la publication ou les éditeurs seront en cause, les auteurs seront poursuivis comme complices. (…) »
31. La Cour de cassation précise, selon une jurisprudence constante, qu’aucune disposition de la loi sur la liberté de la presse ne subordonne, à la mise en cause de l’auteur des propos, la poursuite, à titre d’auteur principal, du directeur de la publication ou celle, à quelque titre que ce soit, d’autres personnes pénalement responsables en application des articles 42 et 43 de la loi du 29 juillet 1881 (voir, entre autres, Crim. 16 juillet 1992, no 91-86.156 et Civ. 1ère, 12 juillet 2006, no 04-19.700).
C. L’individualisation de la peine
32. Aux termes de l’article 132-1 du code pénal relatif à l’individualisation des peines :
« Lorsque la loi ou le règlement réprime une infraction, le régime des peines qui peuvent être prononcées obéit, sauf dispositions législatives contraires, aux règles du présent chapitre.
Toute peine prononcée par la juridiction doit être individualisée.
Dans les limites fixées par la loi, la juridiction détermine la nature, le quantum et le régime des peines prononcées en fonction des circonstances de l’infraction et de la personnalité de son auteur ainsi que de sa situation matérielle, familiale et sociale, conformément aux finalités et fonctions de la peine énoncées à l’article 130-1. »
D. Le retrait ou l’arrêt de la diffusion de propos apologétiques en ligne
33. L’article 6-1 de loi no 2004-575 du 21 juin 2004 pour la confiance dans l’économie numérique prévoit la possibilité pour l’autorité administrative de demander le retrait de propos en ligne qui contreviennent à l’article 421-2-5 du code pénal. Il dispose que :
« Lorsque les nécessités de la lutte contre la provocation à des actes terroristes ou l’apologie de tels actes relevant de l’article 421-2-5 du code pénal ou contre la diffusion des images ou des représentations de mineurs relevant de l’article 227-23 du même code le justifient, l’autorité administrative peut demander à toute personne mentionnée au III de l’article 6 de la présente loi ou aux personnes mentionnées au 2 du I du même article 6 de retirer les contenus qui contreviennent à ces mêmes articles 421-2-5 et 227-23. Elle en informe simultanément les personnes mentionnées au 1 du I de l’article 6 de la présente loi. (…) »
34. Enfin, l’article 706-23 du code de procédure pénale prévoit que le juge des référés peut ordonner l’arrêt d’un service de communication au public en ligne lorsque la diffusion d’un propos apologétique constitue un trouble manifestement illicite. Il dispose que :
« L’arrêt d’un service de communication au public en ligne peut être prononcé par le juge des référés pour les faits prévus à l’article 421-2-5 du code pénal lorsqu’ils constituent un trouble manifestement illicite, à la demande du ministère public ou de toute personne physique ou morale ayant intérêt à agir. »
II. LES INSTRUMENTS INTERNATIONAUX
A. Au sein du Conseil de l’Europe
35. La Convention du Conseil de l’Europe pour la prévention du terrorisme du 16 mai 2005 (STCE no 196) prévoit que les États parties s’engagent à incriminer la provocation publique à commettre une infraction terroriste dans les termes suivants :
« Article 5 – Provocation publique à commettre une infraction terroriste
1. Aux fins de la présente Convention, on entend par « provocation publique à commettre une infraction terroriste » la diffusion ou toute autre forme de mise à disposition du public d’un message, avec l’intention d’inciter à la commission d’une infraction terroriste, lorsqu’un tel comportement, qu’il préconise directement ou non la commission d’infractions terroristes, crée un danger qu’une ou plusieurs de ces infractions puissent être commises.
2. Chaque Partie adopte les mesures qui s’avèrent nécessaires pour ériger en infraction pénale, conformément à son droit interne, la provocation publique à commettre une infraction terroriste telle que définie au paragraphe 1, lorsqu’elle est commise illégalement et intentionnellement. »
36. Le rapport explicatif de cette convention précise les éléments suivants :
« 95. Lorsqu’il a rédigé cette disposition, le CODEXTER a tenu compte des avis de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe (Avis 255(2005), paragraphes 3.vii et ss.) et du Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe (document BcommDH (2005) 1, paragraphe 30 in fine), qui ont suggéré que cette disposition couvre « la dissémination de messages d’éloge de l’auteur d’un attentat, le dénigrement des victimes, l’appel à financer des organisations terroristes ou d’autres comportements similaires », qui pourraient constituer des actes d’incitation indirecte à la violence terroriste.
(…)
98. Les Parties disposent d’une certaine latitude en ce qui concerne la définition de l’infraction et sa mise en œuvre. Par exemple, la présentation d’une infraction terroriste comme nécessaire et justifiée pourrait être constitutive d’une infraction d’incitation indirecte.
99. Toutefois, cet article ne s’applique que si deux conditions sont réunies. En premier lieu, il doit y avoir une intention expresse d’inciter à la commission d’une infraction terroriste, critère auquel s’ajoutent ceux énoncés au paragraphe 2 (voir ci-dessous), à savoir que la provocation doit être commise illégalement et intentionnellement.
100. Deuxièmement, l’acte considéré doit créer un risque de commission d’une infraction terroriste. Pour évaluer si un tel risque est engendré, il faut prendre en considération la nature de l’auteur et du destinataire du message, ainsi que le contexte dans lequel l’infraction est commise, dans le sens établi par la jurisprudence de la Cour Européenne des Droits de l’Homme. L’aspect significatif et la nature crédible du risque devraient être pris en considération lorsque cette disposition est appliquée, conformément aux conditions établies par le droit interne. »
B. Au sein des Nations Unies
37. La Rapporteuse spéciale du Conseil des Nations Unies sur la promotion et la protection des droits de l’homme et des libertés fondamentales dans la lutte antiterroriste a effectué une visite officielle en France du 14 au 23 mai 2018. Dans son rapport du 8 mai 2019 (A/HRC/40/52/Add.4), elle s’est notamment exprimée dans les termes suivants :
« 29. Les mesures administratives ne sont qu’une partie des moyens juridiques de lutte contre le terrorisme dont dispose la France. Le droit pénal ordinaire prévoit un éventail d’infractions usuelles et d’infractions plus récentes. La Rapporteuse spéciale souligne que l’incrimination du délit d’« apologie du terrorisme » est lourde de conséquences sur le droit à la liberté d’expression. En chiffres absolus, ce délit constitue l’infraction pénale la plus fréquemment réprimée en France dans le cadre du dispositif de lutte contre le terrorisme. L’assimilation du délit d’apologie à un « jugement moral favorable » est particulièrement préoccupante. La Rapporteuse spéciale constate que 85 % des infractions liées au terrorisme relèvent des dispositions réprimant l’« apologie du terrorisme ». Elle fait observer que l’« apologie du terrorisme » est passible d’une peine de cinq ans d’emprisonnement au maximum et d’une amende pouvant aller jusqu’à 75 000 euros, y compris pour des activités en ligne, ce qui semble disproportionné. La loi est rédigée en termes généraux, ce qui entraîne une grande insécurité juridique et un risque d’abus du pouvoir discrétionnaire, et porte atteinte à la protection de la liberté d’expression et à la liberté d’échanger des idées dans un système démocratique solide. La Rapporteuse spéciale admet qu’il existe véritablement des cas dans lesquels l’appel au terrorisme doit être réprimé. Cependant, la définition de ce délit vise un éventail d’opinions et d’acteurs qui est à ce point large et ouvert qu’elle est l’illustration d’une restriction injustifiée à la liberté d’expression, telle que celle-ci est protégée par le droit international des droits de l’homme. La Rapporteuse spéciale recommande aux autorités de s’inspirer des normes énoncées dans le Plan d’action de Rabat sur l’interdiction de l’appel à la haine nationale, raciale ou religieuse qui constitue une incitation à la discrimination, à l’hostilité ou à la violence (A/HRC/22/17/Add.4, annexe, appendice, par. 29), et en particulier de la grille d’évaluation en six points qui y figure. Elle constate avec une préoccupation particulière que la loi a été largement appliquée à des mineurs. »
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION
38. Le requérant soutient que sa condamnation pénale pour complicité d’apologie publique d’actes de terrorisme est contraire à l’article 10 de la Convention, aux termes duquel :
« 1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n’empêche pas les Etats de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d’autorisations.
2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »
A. Sur la recevabilité
39. Constatant que la requête n’est pas manifestement mal fondée ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour la déclare recevable.
B. Sur le fond
1. Arguments des parties
a) Le requérant
40. Le requérant estime tout d’abord que le délit d’apologie publique d’actes de terrorisme, prévu à l’article 421-2-5 du code pénal, n’est pas suffisamment défini. Il considère que cette imprécision génère un risque d’arbitraire lors de son interprétation par les juges nationaux. Il fait valoir que d’autres personnalités ont tenu des propos qu’il estime similaires aux siens et n’ont pas fait l’objet de poursuites pénales. Il souligne également que les journalistes ayant diffusé ses propos n’ont pas été poursuivis, alors qu’ils seraient les auteurs principaux du délit d’apologie, en application des règles sur la détermination des personnes responsables. Le requérant soutient que sa condamnation pénale repose, dès lors, essentiellement sur des considérations tenant à sa personnalité, et notamment au fait qu’il a été condamné par le passé pour des actes terroristes.
41. Le requérant estime ensuite que les juridictions nationales ont dénaturé ses propos. Il précise qu’il n’a jamais entendu glorifier les attentats perpétrés à Paris en janvier et novembre 2015 et qu’il condamne fermement l’idéologie islamiste. Il fait valoir que ses propos ne visaient que le comportement des auteurs des attentats de janvier 2015 dans leur confrontation avec les forces de l’ordre après la commission des attaques. Il soutient par ailleurs que ses propos ne comportaient pas d’incitation à la violence mais se situaient dans le cadre d’un débat d’idées de nature politique. Il estime qu’ils étaient dès lors protégés par l’article 10 de la Convention, même s’ils pouvaient paraître choquants.
42. Enfin, le requérant fait valoir que ses propos, qui sont toujours disponibles en ligne à ce jour, n’ont pas eu d’incidence sur l’ordre public. Il souligne à cet égard que les autorités nationales n’en ont pas sollicité le retrait, comme elles en avaient la possibilité en vertu de l’article 6-1 de la loi no 2004-575 précitée. Il relève également que le ministère public n’a pas saisi le juge des référés pour trouble manifestement illicite afin d’obtenir le retrait des propos incriminés.
b) Le Gouvernement
43. Le Gouvernement ne conteste pas que la condamnation du requérant constitue une ingérence dans son droit à la liberté d’expression. Toutefois, il considère que cette ingérence était « prévue par la loi », poursuivait un « but légitime » et était « nécessaire dans une société démocratique » au sens de l’article 10 § 2 de la Convention.
44. Il fait tout d’abord valoir que l’ingérence était prévue par l’article 421‑2-5 du code pénal, qui réprime le délit d’apologie publique d’actes de terrorisme. Il précise que ce délit a été défini par la Cour de cassation et le Conseil constitutionnel comme le fait d’inciter publiquement à porter, sur les infractions terroristes ou leurs auteurs, un jugement favorable. Il rappelle également que, dans sa décision no 2018-706 QPC du 18 mai 2018, le Conseil constitutionnel a estimé que les dispositions de l’article 421-2-5 du code pénal relatives à l’apologie d’un acte de terrorisme étaient suffisamment précises et claires pour prévenir le risque d’arbitraire.
45. Il soutient ensuite que l’ingérence avait pour but légitime la défense de l’ordre et la prévention des infractions pénales.
46. Enfin, il fait valoir que la condamnation pénale du requérant repose sur des motifs suffisants et pertinents et n’outrepasse pas la marge d’appréciation dont disposaient les autorités françaises en l’espèce. En premier lieu, le Gouvernement considère que le requérant ne bénéficie pas d’une protection renforcée au sens de l’article 10 de la Convention, n’étant ni élu, ni journaliste, ni avocat. En deuxième lieu, le Gouvernement soutient que les propos incriminés du requérant ne constituaient pas l’expression d’une opinion constructive venant alimenter un débat d’idées. Ces propos constituaient des jugements de valeur plutôt que des déclarations factuelles. Il estime que le fait de présenter les terroristes comme courageux parce qu’ils sont morts les armes à la main les valorise et justifie la violence de leurs actes. En troisième lieu, le Gouvernement fait valoir que les juridictions internes ont pris en compte la personnalité du requérant ainsi que le contexte de l’entretien. À cet égard, le Gouvernement souligne que les propos du requérant ont été tenus moins de quatre mois après les attentats terroristes perpétrés à Paris en novembre 2015. Il observe par ailleurs que le requérant n’a pas été provoqué par les journalistes à proférer les propos litigieux. En dernier lieu, le Gouvernement estime que la peine de dix-huit mois d’emprisonnement, dont dix mois avec sursis, est modérée dans la mesure où l’article 421-2-5 du code pénal prévoit une peine pouvant aller jusqu’à sept ans d’emprisonnement et jusqu’à 100 000 EUR d’amende.
2. Appréciation de la Cour
47. La Cour considère, à l’instar des parties qui s’accordent sur ce point, que la condamnation pénale du requérant a constitué une ingérence dans l’exercice de son droit à la liberté d’expression garanti par l’article 10 § 1 de la Convention. Pareille immixtion enfreint l’article 10, sauf si elle est « prévue par la loi », dirigée vers un ou des buts légitimes au regard du paragraphe 2 et « nécessaire » dans une société démocratique pour les atteindre.
a) Prévue par la loi
i. Principes généraux
48. La Cour renvoie aux principes relatifs à l’exigence de prévisibilité de la loi dans le cadre de l’article 10 résumés dans les arrêts Perinçek c. Suisse [GC], no 27510/08, §§ 131‑136, CEDH 2015 (extraits) et Selahattin Demirtaş c. Turquie (no 2) [GC], no 14305/17, §§ 249-254, 22 décembre 2020. Elle souligne en particulier les éléments suivants.
49. La Cour rappelle qu’on ne peut considérer comme une « loi » qu’une norme énoncée avec assez de précision pour permettre au justiciable de régler sa conduite. En s’entourant au besoin de conseils éclairés, celui-ci doit être à même de prévoir, à un degré raisonnable dans les circonstances de la cause, les conséquences susceptibles d’être attachées à un acte déterminé. La Cour a cependant précisé que ces conséquences n’avaient pas à être prévisibles avec un degré de certitude absolue, l’expérience révélant celle-ci hors d’atteinte. Même dans les cas où l’ingérence dans le droit des requérants à la liberté d’expression avait pris la forme d’une « sanction » pénale, la Cour a reconnu l’impossibilité d’atteindre une précision absolue dans la rédaction des lois, surtout dans des domaines où la situation varie selon les opinions prédominantes dans la société, et elle a admis que la nécessité d’éviter la rigidité et de s’adapter aux changements de situation implique que de nombreuses lois recourent à des formules plus ou moins vagues dont l’interprétation et l’application dépendent de la pratique (voir, parmi beaucoup d’autres, Müller et autres c. Suisse, 24 mai 1988, § 29, série A no 133, Tammer c. Estonie, no 41205/98, § 37, CEDH 2001-I, et Chauvy et autres c. France, no 64915/01, § 43, CEDH 2004-VI).
50. Naturellement, la notion de « loi » (« law ») employée à l’article 10 § 2 et dans d’autres articles de la Convention correspond à celle de « droit » (« law ») qui figure à l’article 7 (Grigoriades c. Grèce, 25 novembre 1997, § 50, Recueil des arrêts et décisions 1997-VII, Başkaya et Okçuoğlu c. Turquie [GC], nos 23536/94 et 24408/94, § 49, CEDH 1999-IV, et Erdoğdu et İnce c. Turquie [GC], nos 25067/94 et 25068/94, § 59, CEDH 1999-IV). Selon la jurisprudence constante de la Cour sur le terrain de l’article 7, la condition selon laquelle la loi doit définir clairement les infractions se trouve remplie lorsque le justiciable peut savoir, à partir de l’énoncé de la disposition en cause – au besoin à l’aide de l’interprétation qu’en donnent les tribunaux – quels actes et omissions engagent sa responsabilité pénale (voir parmi d’autres Kononov c. Lettonie [GC], no 36376/04, § 185, CEDH 2010, Del Río Prada c. Espagne [GC], no 42750/09, § 79, CEDH 2013, Rohlena c. République tchèque [GC], no 59552/08, § 50, CEDH 2015, et, dans une affaire qui concernait tant l’article 7 que l’article 10 de la Convention, Radio France et autres c. France, no 53984/00, § 20, CEDH 2004-II). L’article 7 ne prohibe pas la clarification graduelle des règles de la responsabilité pénale par l’interprétation judiciaire d’une affaire à l’autre, à condition que le résultat soit cohérent avec la substance de l’infraction et raisonnablement prévisible (Kononov, § 185, Del Río Prada, § 93, et Rohlena, § 50, précités).
51. La Cour rappelle par ailleurs qu’elle n’a pas pour tâche de se prononcer sur l’opportunité des techniques choisies par le législateur de l’État défendeur pour réglementer tel ou tel domaine (Selahattin Demirtaş, précité, § 251). En effet, le rôle de la Cour se limite à vérifier si les méthodes adoptées et les conséquences qu’elles entraînent sont conformes à la Convention (Magyar Helsinki Bizottság c. Hongrie [GC], no 18030/11, § 184, 8 novembre 2016).
52. La Cour rappelle enfin que, dans les affaires qui trouvent leur origine dans une requête individuelle introduite en vertu de l’article 34 de la Convention, sa tâche ne consiste pas à examiner le droit interne dans l’abstrait mais à rechercher si la manière dont il a été appliqué au requérant a emporté violation de la Convention (Magyar Kétfarkú Kutya Párt c. Hongrie [GC], no 201/17, § 96, 20 janvier 2020).
ii. Application au cas d’espèce
53. À titre liminaire, la Cour précise qu’il découle des principes rappelés ci-dessus que la question essentielle qui se pose à ce stade est celle de savoir si, lorsqu’il a tenu les propos pour lesquels il a été condamné, le requérant savait ou aurait dû savoir – en s’entourant au besoin de conseils éclairés – qu’ils étaient de nature à engager sa responsabilité pénale sur le fondement de l’article 421-2-5 du code pénal (Perinçek, précité, § 137).
54. Il est vrai que l’article 421-2-5 du code pénal ne définit pas la notion d’apologie et qu’à la date des propos litigieux tenus par le requérant, la jurisprudence de la Cour de cassation relative à l’application de cette disposition était encore relativement limitée, compte tenu de sa récente entrée en vigueur.
55. Toutefois, la Cour rappelle que l’article 421-2-5 du code pénal résulte d’un transfert du délit d’apologie d’actes de terrorisme de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse au code pénal (paragraphe 27 ci-dessus). Elle relève par ailleurs que la notion d’apologie figure dans le droit interne depuis 1893 et qu’elle est interprétée, en vertu d’une jurisprudence constante de la Cour de cassation, comme consistant en la « glorification d’un ou plusieurs actes ou celle de leur auteur » ou en « l’incitation à porter un jugement de valeur morale favorable » sur ces actes ou leurs auteurs (voir les paragraphes 23 à 25). Dans ces conditions, le requérant pouvait raisonnablement prévoir que les juridictions internes interprèteraient la notion d’apologie figurant à l’article 421-2-5 du code pénal en retenant les mêmes critères que ceux utilisés pour l’application de l’article 24 de la loi du 29 juillet 1881, ainsi que cela a été confirmé par les décisions internes rendues au sujet de ses propos (voir les paragraphes 9, 16, 20 et 21) et par la jurisprudence postérieure de la Cour de cassation (paragraphe 29 ci-dessus).
56. La Cour relève d’ailleurs que, dans sa décision du 18 mai 2018, précitée, postérieure aux propos litigieux, pour juger que les dispositions de l’article 421-2-5 du code pénal « ne revêt[ai]ent pas un caractère équivoque et [étaient] suffisamment précises pour garantir contre le risque d’arbitraire », le Conseil constitutionnel a confirmé cette interprétation en précisant, d’une part, que « le comportement incriminé doit inciter à porter un jugement favorable sur une infraction expressément qualifiée par la loi d’« acte de terrorisme » ou sur son auteur » et, d’autre part, que « ce comportement doit se matérialiser par des propos, images ou actes présentant un caractère public, c’est-à-dire dans des circonstances traduisant la volonté de leur auteur de les rendre publics ».
57. Pour sa part, la Cour considère qu’au regard de l’énoncé de l’article 421-2-5 du code pénal et de la jurisprudence constante des juridictions internes relative à la notion d’apologie, le requérant pouvait raisonnablement prévoir que ses propos laudatifs relatifs aux auteurs des attentats terroristes, tenus publiquement dans le cadre d’un entretien journalistique, étaient susceptibles d’engager sa responsabilité pénale. L’absence de poursuites contre des personnes qui auraient tenu des propos similaires à ceux du requérant ou contre les journalistes ayant diffusé ses propos résulte du principe de l’opportunité des poursuites et ne change rien à ce constat (voir, mutatis mutandis, Perinçek, précité, § 138).
58. La Cour précise enfin que la question de l’appréciation par les juridictions internes du caractère apologétique ou non des propos du requérant se rattache à la pertinence et à la suffisance des motifs retenus par les juridictions internes pour justifier l’ingérence litigieuse dans son droit à la liberté d’expression et sera en conséquence examinée dans le cadre de l’évaluation de la « nécessité » de celle-ci (Lindon, Otchakovsky‑Laurens et July c. France [GC], nos 21279/02 et 36448/02, § 42 in fine, CEDH 2007-IV et Perinçek, précité, § 139).
59. De l’ensemble des considérations qui précèdent, la Cour conclut que l’ingérence dans l’exercice par le requérant du droit à la liberté d’expression était suffisamment prévisible et, partant, « prévue par la loi » au sens de l’article 10 § 2 de la Convention.
b) But légitime
60. La Cour considère, à l’instar du Gouvernement, qu’eu égard au caractère sensible de la lutte contre le terrorisme ainsi qu’à la nécessité pour les autorités d’exercer leur vigilance face à des actes susceptibles d’accroître la violence, la condamnation du requérant pour complicité d’apologie d’actes de terrorisme avait pour but la défense de l’ordre et la prévention des infractions pénales (voir en ce sens, Leroy c. France, no 36109/03, § 36, 2 octobre 2008).
61. Reste donc à savoir si l’ingérence était « nécessaire dans une société démocratique ».
c) Nécessité dans une société démocratique
i. Principes généraux
62. La Cour renvoie aux principes généraux permettant d’apprécier la nécessité d’une ingérence donnée dans l’exercice de la liberté d’expression, maintes fois réaffirmés par la Cour depuis l’arrêt Handyside c. Royaume‑Uni (7 décembre 1976, série A no 24) et rappelés plus récemment dans les arrêts Morice c. France ([GC], no 29369/10, § 124, CEDH 2015), Delfi AS c. Estonie ([GC], no 64569/09, §§ 131-139, CEDH 2015), et Perinçek (précité, §§ 196-197 et les références jurisprudentielles y mentionnées).
63. À ce titre, elle rappelle que la liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique, l’une des conditions essentielles de son progrès et de l’épanouissement de chacun. Sous réserve du paragraphe 2 de l’article 10, elle vaut non seulement pour les « informations » ou « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent, inquiètent : ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’est pas de « société démocratique ».
64. L’adjectif « nécessaire », au sens du paragraphe 2 de l’article 10, implique un besoin social impérieux. De manière générale, la « nécessité » d’une ingérence dans l’exercice de la liberté d’expression doit se trouver établie de manière convaincante. Certes, il revient en premier lieu aux autorités nationales d’évaluer s’il existe un tel besoin susceptible de justifier cette ingérence et, à cette fin, elles jouissent d’une certaine marge d’appréciation. Toutefois, celle-ci se double du contrôle de la Cour portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent (Bladet Tromsø et Stensaas c. Norvège [GC], no 21980/93, § 58, CEDH 1999 III).
65. Dans l’exercice de son pouvoir de contrôle, la Cour doit examiner l’ingérence à la lumière de l’ensemble de l’affaire, y compris la teneur des propos litigieux et le contexte dans lequel ils furent diffusés. En particulier, il incombe à la Cour de déterminer si la mesure incriminée était « proportionnée aux buts légitimes poursuivis » et si les motifs invoqués par les autorités internes pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants » (Chauvy et autres, précité, § 70). Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés à l’article 10, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents.
ii. Application au cas d’espèce
66. Pour apprécier la nécessité de l’ingérence à la lumière des principes exposés ci-dessus, la Cour rappelle que l’article 10 § 2 de la Convention ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d’expression dans le domaine du discours politique ou de questions d’intérêt général (Wingrove c. Royaume-Uni, 25 novembre 1996, § 58, Recueil des arrêts et décisions 1996-V). En principe, la marge d’appréciation dont disposent les autorités pour juger de la « nécessité » d’une telle ingérence est particulièrement restreinte (Steel et Morris c. Royaume-Uni, no 68416/01, §§ 88-89, CEDH 2005-II et Mamère c. France, no 12697/03, § 20, CEDH 2006-XIII). Toutefois, là où les propos litigieux incitent à l’usage de la violence à l’égard d’un individu, d’un représentant de l’État ou d’une partie de la population, les autorités nationales jouissent d’une marge d’appréciation plus large dans leur examen de la nécessité d’une ingérence dans l’exercice de la liberté d’expression (Sürek c. Turquie (no 1) [GC], no 26682/95, § 61, CEDH 1999‑IV). La Cour considère qu’il en va de même s’agissant de propos faisant l’apologie de la violence qui incitent, ce faisant, indirectement à y recourir. Elle note par ailleurs que des propos incitant à l’usage de la violence peuvent même tomber sous l’empire de l’article 17 de la Convention (Roj TV A/S c. Danemark (déc.), no 24683/14, 24 mai 2018). La Cour rappelle qu’elle tient particulièrement compte des circonstances entourant les cas soumis à son examen et, à ce titre, tout spécialement des difficultés liées à la lutte contre le terrorisme (Sürek c. Turquie (no 4) [GC], no 24762/94, § 58, 8 juillet 1999, Z.B. c. France, no 46883/15, § 59, 2 septembre 2021), question d’intérêt public de première importance dans une société démocratique (Demirel c. Turquie (déc.), no 11584/03, 24 mai 2007). La Cour portera ainsi une attention particulière aux termes employés dans la déclaration litigieuse prise dans son ensemble, à la personnalité de l’auteur de ladite déclaration, au contexte de sa publication et aux destinataires potentiels du message (Dicle c. Turquie (no 3), no 53915/11, § 91, 8 février 2022).
67. En premier lieu, la Cour rappelle que le requérant a été condamné pour avoir qualifié les auteurs des attentats terroristes perpétrés à Paris et en Seine-Saint-Denis en 2015 de « courageux » et affirmé qu’ils s’étaient « battus courageusement » lors d’une émission de radio, dont l’enregistrement a ensuite été publié sur le site internet d’un journal. La Cour relève que le requérant a été invité à cette émission en tant qu’ancien membre d’une organisation terroriste active en France dans les années 1980, auteur de plusieurs livres ainsi qu’au titre de la promotion d’un film dans lequel il avait joué son propre rôle. Le requérant jouissait donc d’une certaine médiatisation. Lors de cette émission, il a été interrogé sur divers sujets annoncés par les journalistes dès le début de l’entretien, notamment sur l’état d’urgence instauré en France après les attentats terroristes de novembre 2015, les libertés publiques et la sécurité. La Cour considère que ces questions étaient, dans le contexte de l’époque, susceptibles d’intéresser le public, d’éveiller son attention ou de le préoccuper sensiblement et en conclut que les propos du requérant ont été tenus dans le cadre d’un débat d’intérêt général, ce qu’a d’ailleurs relevé la Cour de cassation (Satakunnan Markkinapörssi Oy et Satamedia Oy c. Finlande [GC], no 931/13, § 171, 27 juin 2017).
68. En deuxième lieu, la Cour relève que, par des décisions concordantes, le tribunal correctionnel, la cour d’appel et la Cour de cassation ont estimé que le fait de qualifier les auteurs des attentats terroristes de Paris de « courageux » et d’affirmer qu’ils « se sont battus courageusement » constituait une incitation à porter un jugement favorable sur les auteurs d’infractions terroristes. La Cour note en particulier que le tribunal correctionnel, dont les motifs de la décision ont été repris par la cour d’appel et la Cour de cassation, a apprécié ces propos à la lumière de la tonalité générale de l’entretien, de la personnalité du requérant et du contexte prévalant en France à la période des faits, après les attentats terroristes perpétrés en janvier puis en novembre 2015.
69. Le tribunal correctionnel a ainsi considéré que, même s’il n’a pas exprimé d’adhésion pour l’idéologie islamiste, le requérant a présenté le mode d’action terroriste, pour lequel il a lui-même été condamné à deux reprises à la réclusion à perpétuité, sous un jour romanesque en utilisant des images positives et glorieuses à l’égard des auteurs des attentats de Paris. Le tribunal correctionnel a également souligné que les propos du requérant avaient été tenus environ un an après les attentats commis à Paris en janvier 2015 et moins de quatre mois après ceux perpétrés à Paris et en Seine-Saint-Denis en novembre 2015. En outre, le tribunal a estimé qu’au regard de son engagement passé au sein d’une organisation terroriste, de ses condamnations et de sa médiatisation, le requérant ne pouvait ignorer que la façon dont il s’exprimerait au sujet des attentats terroristes serait analysée minutieusement. Enfin, le tribunal a souligné que le requérant avait lui-même reconnu que la radio diffusant son entretien était écoutée par beaucoup de jeunes de quartiers populaires de Marseille et que même si son intention était de provoquer des adhésions vers les cercles d’extrême gauche, il admettait que ces auditeurs constituaient un public fragile facilement séduit par le discours de partisans d’un islamisme radical pouvant dériver vers des actions terroristes.
70. La Cour reconnaît que même si les propos du requérant ne constituaient pas une incitation directe à la violence, ils véhiculaient une image positive des auteurs d’attentats terroristes et ont été prononcés alors que l’émoi provoqué par les attentats meurtriers de 2015 était encore présent dans la société française et que le niveau de la menace terroriste demeurait élevé, comme en témoignent plusieurs autres attaques terroristes survenues en France en juin et juillet 2016. En outre, la Cour note que la diffusion de ces propos par le biais de la radio et d’internet était susceptible de toucher un large public.
71. Dans ces conditions, la Cour, qui admet que les propos litigieux doivent être regardés, eu égard à leur caractère laudatif, comme une incitation indirecte à l’usage de la violence terroriste, n’aperçoit aucune raison sérieuse de s’écarter du sens et de la portée qu’en a retenus le tribunal correctionnel dans le cadre d’une décision dûment motivée, dont les motifs ont été repris par la cour d’appel et la Cour de cassation. Il s’ensuit que les autorités nationales bénéficiaient, au cas d’espèce, d’une large marge d’appréciation dans leur examen de la nécessité de l’ingérence litigieuse.
72. En troisième lieu, la Cour relève que le requérant a été condamné en première instance à une peine d’emprisonnement de huit mois, qui a été aggravée en appel à dix-huit mois d’emprisonnement, dont dix mois de sursis avec mise à l’épreuve. En effet, la cour d’appel a estimé qu’une aggravation de la sanction était nécessaire afin de mieux tenir compte des circonstances de la cause, en particulier du fait « que les faits reprochés à Jean‑Marc Rouillan [étaient] d’une particulière gravité s’agissant d’apologie d’actes de terrorisme visant les attentats commis en France en janvier et novembre 2015 », « qu’au regard de la notoriété dont jouit Jean‑Marc Rouillan la portée des propos prononcés s’en trouve renforcée » et « qu’à l’audience, il n’a pas évolué sur les positions défendues au cours de cette interview » (paragraphe 18 ci‑dessus).
73. La Cour souligne que, dans sa décision du 18 mai 2018, précitée, le Conseil constitutionnel a estimé, après avoir rappelé qu’elles étaient « prononcées en fonction des circonstances de l’infraction et de la personnalité de son auteur », que les peines instituées par l’article 421-2-5 du code pénal n’étaient pas, « au regard de la nature des comportements réprimés », « manifestement disproportionnées ». Elle ne voit en l’espèce aucun motif sérieux de s’écarter de l’appréciation retenue par les juridictions internes s’agissant du principe de la sanction. Elle estime que les motifs qu’elles ont retenus pour justifier la sanction du requérant, reposant sur la lutte contre l’apologie du terrorisme et sur la prise en considération de la personnalité de l’intéressé, apparaissent, dans les circonstances spécifiques de la présente affaire, à la fois « pertinents » et « suffisants » pour fonder l’ingérence litigieuse qui doit ainsi être regardée comme répondant, dans son principe, à un besoin social impérieux.
74. Enfin la Cour souligne que la nature et la lourdeur des peines infligées sont des éléments à prendre en considération lorsqu’il s’agit de mesurer la proportionnalité de l’ingérence. À cet égard, elle rappelle avoir maintes fois eu l’occasion de souligner, dans le contexte des affaires relatives à l’article 10 de la Convention, que le prononcé d’une condamnation pénale constituait l’une des formes les plus graves d’ingérence dans le droit à la liberté d’expression (voir, entre autres, Reichman c. France, no 50147/11, § 73, 12 juillet 2016, Lacroix c. France, no 41519/12, § 50, 7 septembre 2017, et Tête c. France, no 59636/16, § 68, 26 mars 2020). Ainsi, une peine de prison infligée dans le cadre d’un débat politique ou d’intérêt général n’est compatible avec la liberté d’expression garantie par l’article 10 de la Convention que dans des circonstances exceptionnelles, notamment lorsque d’autres droits fondamentaux ont été gravement atteints, comme dans l’hypothèse, par exemple, de la diffusion d’un discours de haine ou d’incitation à la violence (voir, entre autres, Otegi Mondragon c. Espagne, no 2034/07, § 59, 15 mars 2011 ; Stern Taulats and Roura Capellera c. Espagne, no 51168/15, § 34, 13 mars 2018). La Cour réitère que les instances nationales doivent faire preuve de retenue dans l’usage de la voie pénale, tout spécialement s’agissant du prononcé d’une peine d’emprisonnement qui revêt un effet particulièrement dissuasif quant à l’exercice de la liberté d’expression.
75. La Cour note le soin avec lequel les juridictions internes se sont efforcées, d’une part, de motiver non seulement le principe de la sanction infligée mais aussi sa nature et son quantum et, d’autre part, d’en justifier son aggravation en appel. La Cour, qui rappelle qu’il convient de tenir compte de l’impact potentiel du discours en cause, est consciente que le contexte, marqué par des attentats terroristes récemment commis et particulièrement meurtriers, dans lequel le requérant a prononcé, en toute connaissance de cause, les propos litigieux justifiait une réponse, de la part des autorités nationales, à la hauteur des menaces qu’ils étaient susceptibles de faire peser tant sur la cohésion nationale que sur la sécurité publique du pays. Toutefois, elle relève que la sanction infligée au requérant est une peine privative de liberté. Alors même qu’il a été sursis à l’exécution de la peine de dix‑huit mois d’emprisonnement prononcée à son encontre, pour une durée de dix mois, le requérant a en effet été placé sous le régime de la surveillance électronique pendant six mois et trois jours. Dans les circonstances particulières de l’espèce, la Cour considère que les motifs retenus par les juridictions internes dans la mise en balance qu’il leur appartenait d’exercer ne suffisent pas à la mettre en mesure de considérer qu’une telle peine était, en dépit de sa nature ainsi que de sa lourdeur et de la gravité de ses effets, proportionnée au but légitime poursuivi.
76. Dans ces conditions, la Cour estime que l’ingérence dans la liberté d’expression du requérant que constitue la peine d’emprisonnement qui lui a été infligée n’était pas « nécessaire dans une société démocratique ».
77. Elle en conclut qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention en ce qui concerne la lourdeur de la sanction pénale infligée.
II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
78. Aux termes de l’article 41 de la Convention :
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
79. Le requérant demande 50 000 euros (EUR) au titre du dommage moral qu’il estime avoir subi en raison de sa condamnation et de sa détention à domicile. Il demande en outre une somme de 1 700 EUR qui correspond à la somme qu’il a déjà consignée en vue de son versement aux parties civiles au titre des dommages et intérêts à la suite de sa condamnation. Il joint à cet égard une attestation de consignation. Il sollicite également la somme de 16 000 EUR pour perte de revenus dans le cadre de la vente de ses livres causée par les poursuites et la condamnation dont il a fait l’objet. Il produit à ce titre une attestation de son éditeur. Enfin, le requérant réclame la somme de 4 000 EUR pour perte de revenus dans le cadre de l’exploitation du film dans lequel il a tourné. Il produit une attestation du réalisateur du film ainsi que son contrat avec la société de production.
80. Sur le préjudice moral, le Gouvernement estime, à titre principal, que le constat de violation constituerait une réparation suffisante dès lors qu’il permettrait au requérant d’obtenir une révision de sa condamnation pénale conformément aux dispositions de l’article 622-1 du code de procédure pénale. À titre subsidiaire, le Gouvernement considère que la somme allouée ne devrait pas excéder 3 000 EUR. Sur le préjudice matériel, le Gouvernement estime également, à titre principal, que le constat de violation constituerait une réparation suffisante. À titre subsidiaire, il fait valoir que le requérant n’établit pas de lien entre son préjudice matériel résultant de la perte de revenu du fait de la diminution de la vente de ses livres et de la diffusion limitée du film dans lequel il a tourné et sa condamnation.
81. La Cour relève qu’il n’existe pas de lien de causalité entre la violation constatée et les préjudices matériels allégués. Par ailleurs, eu égard aux circonstances de l’espèce, la Cour considère que le constat d’une violation représente en lui-même une satisfaction équitable suffisante pour tout dommage moral subi par le requérant. Elle note en outre que le requérant pourra, s’il s’y croit fondé, solliciter le réexamen de la décision interne définitive de condamnation en vertu de l’article 622-1 du code de procédure pénale.
B. Frais et dépens
82. Le requérant réclame 15 000 EUR au titre des frais et dépens qu’il a engagés dans le cadre des procédures menées devant les juridictions internes et devant la Cour.
83. Le Gouvernement s’en remet à la sagesse de la Cour.
84. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents en sa possession et des critères susmentionnés, la Cour juge raisonnable d’allouer au requérant la somme de 15 000 EUR tous frais confondus, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt.
C. Intérêts moratoires
85. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention, en ce qui concerne la lourdeur de la sanction pénale infligée ;
3. Dit que le constat de violation constitue en lui-même une satisfaction équitable suffisante pour tout dommage moral subi par le requérant ;
4. Dit
a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans un délai de trois mois à compter de la date à laquelle l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, la somme de 15 000 EUR (quinze mille euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme par le requérant à titre d’impôt, pour frais et dépens ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
5. Rejette le surplus de la demande de satisfaction équitable.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 23 juin 2022, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Victor Soloveytchik Síofra O’Leary
Greffier Présidente
Dernière mise à jour le juin 23, 2022 par loisdumonde
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