Boutaffala c. Belgique (Cour européenne des droits de l’homme)

Note d’information sur la jurisprudence de la Cour 263
Juin 2022

Boutaffala c. Belgique – 20762/19

Arrêt 29.6.2022 [Section III]

Article 6
Procédure pénale
Article 6-1
Procès équitable

Condamnation du requérant pour rébellion fondée seulement sur les déclarations des policiers, y compris ceux lui ayant infligé un traitement dégradant reconnu par le Gouvernement: violation

Article 46
Article 46-2
Exécution de l’arrêt

Décision de radiation ne tombant pas sous l’empire de l’art 46 qui vise uniquement les arrêts définitifs de la Cour : irrecevable

En fait –

Le requérant a été arrêté par la police à la suite d’incidents sur la voie publique. Il a toujours soutenu que lors de son interpellation il avait fait l’objet de violences injustifiées par les policiers et que durant le trajet vers le commissariat, il a été injurié et frappé par eux. Le requérant a intenté une action contre la police sans succès et a porté plainte devant la Cour en vertu de l’article 3 de la Convention. Le Gouvernement a soumis une déclaration unilatérale reconnaissant des traitements dégradants lors de l’interpellation du requérant et octroyant une somme au titre du dommage moral subi de ce chef. Le requérant ayant marqué son accord, la Cour a pris acte du règlement amiable implicite entre les parties et a rayé la requête du rôle (Boutaffala c. Belgique (déc.), 48302/15, 27 juin 2017).

Des poursuites ont été engagées contre le requérant pour avoir agressé la police au cours de son arrestation. Il fût condamné du chef de rébellion. Les tribunaux nationaux se sont fortement appuyés sur les déclarations des policiers ayant procédé à son interpellation reconnue par le Gouvernement comme ayant été contraire à l’article 3.

Invoquant l’article 6 de la Convention, le requérant se plaint qu’il n’a pas bénéficié d’une procédure équitable. Invoquant l’article 46 de la Convention combiné au volet procédural de l’article 3, il se plaint que les autorités ont dénaturé la portée de la décision de radiation de juin 2017 par laquelle la Cour a constaté la reconnaissance par le Gouvernement d’une violation de l’article 3 non seulement en raison des injures mais également de l’usage illégitime de la force par les policiers. Il en résulte, selon lui, une violation de l’obligation d’exécution de bonne foi de cette décision de la Cour.

En droit – Article 46 combiné avec l’article 3 :

Il est très douteux que l’article 46 puisse être considéré comme conférant à un requérant un droit pouvant être revendiqué devant la Cour dans le cadre d’une requête individuelle. Certes, la Cour a déjà pu examiner, à plusieurs reprises, des requêtes portant sur des mesures prises par un État défendeur en exécution de l’un de ses arrêts lorsque ces requêtes soulevaient un problème nouveau non tranché par l’arrêt initial. Il reste qu’en dehors du cadre de la « procédure en manquement » prévue à l’article 46 §§ 4 et 5 de la Convention, la Cour n’est pas compétente pour vérifier si un État partie s’est conformé aux obligations dictées par l’un de ses arrêts.

En toute hypothèse, à supposer même que le requérant puisse invoquer la violation de l’article 46 en combinaison avec l’article 3, il suffit de constater en l’espèce que la décision de radiation de juin 2017 ne constitue pas un arrêt constatant une violation de la Convention. Dans cette décision, la Cour s’est bornée à prendre acte de la déclaration unilatérale du Gouvernement et de l’accord du requérant sur les termes de celle-ci pour rayer ensuite la requête du rôle. La Cour n’a pas examiné la recevabilité des griefs du requérant ni a fortiori leur bien-fondé. Par conséquent, la décision de radiation ne tombe pas sous l’empire de l’article 46, lequel ne vise que les seuls arrêts définitifs rendus par la Cour. Dans ces circonstances, le requérant ne pourrait dès lors alléguer la violation de cette disposition devant la Cour.

Par ailleurs, lorsqu’un règlement amiable est intervenu entre les parties et a entraîné la radiation de la requête par la Cour, la surveillance de l’exécution de ce règlement incombe non pas à la Cour mais au Comité des Ministres conformément à l’article 39 § 4 de la Convention. À cet égard, le Comité des Ministres a pris acte de l’exécution des termes du règlement amiable par le Gouvernement.

Néanmoins, il est important de souligner que, dans l’esprit d’une responsabilité partagée des États et de la Cour pour le respect des droits de la Convention, les requérants sont en droit d’attendre des autorités nationales, y compris des juridictions nationales, qu’elles tirent loyalement les conséquences d’une déclaration unilatérale du Gouvernement reconnaissant la violation de l’article 3 et ayant conduit à une décision de la Cour qui en a pris acte.

Cette attente était d’autant plus forte que les questions en jeu touchaient l’article 3, qui consacre l’une des valeurs fondamentales des sociétés démocratiques et qui garantit le droit à ne pas être soumis à la torture ou à un traitement inhumain ou dégradant.

En l’occurrence, la question des conséquences tirées par les juridictions internes de la déclaration unilatérale du Gouvernement et de la décision subséquente de radiation de la Cour sera examinée ci-après dans le cadre de l’examen du grief tiré de la violation de l’article 6.

Conclusion : irrecevable (incompatible ratione materiae).

Article 6 § 1 :

1. Sur la portée et l’étendue du contrôle de la Cour

Conformément à l’article 19 de la Convention, il appartient uniquement à la Cour de vérifier lorsqu’elle est saisie d’un grief pris de l’article 6 si la conduite de la procédure nationale dans son ensemble a garanti au requérant un procès équitable.

2. Sur la déclaration unilatérale du Gouvernement quant aux violences policières

La particularité de la présente affaire tient au fait que l’État belge a préalablement et expressément reconnu devant la Cour que l’interpellation du requérant s’était déroulée dans des conditions contraires à son droit à l’absence de traitement dégradant garanti par l’article 3.

La cour d’appel a limité la portée de cette déclaration unilatérale aux seules injures proférées par les policiers lors du transfert du requérant vers le commissariat, postérieurement à son arrestation. Elle a estimé que celle-ci n’était pas de nature à remettre en cause le non-lieu prononcé en faveur des policiers par la chambre des mises en accusation.

Toutefois, les termes de la déclaration unilatérale ne sont pas limités au seul transfert du requérant vers le commissariat après son arrestation. Le Gouvernement avait expressément reconnu la violation de l’article 3 s’agissant des conditions de l’interpellation du requérant et ce, dans le cadre d’une requête portée devant la Cour dénonçant tant une violence excessive de la part des policiers que des motivations fondées sur des préjugés racistes.

Certes, cette reconnaissance n’implique aucunement que le requérant n’a pu être coupable de rébellion. Néanmoins, il en découlait l’obligation pour les juridictions nationales d’examiner avec une extrême prudence les allégations de faits de rébellion et d’établir ces faits de manière certaine.

Une violation de l’article 3 constitue une atteinte aux valeurs les plus fondamentales de la Convention. Sa gravité ne pourrait être banalisée. En outre, les allégations de violences policières et celles de rébellion commise par le requérant s’inscrivaient dans le cadre de son interpellation.

3. Sur l’appréciation de l’équité de la procédure quant à l’accusation de rébellion

a) La phase préliminaire du procès pénal

Le requérant se plaint de n’avoir pas été interrogé par le magistrat instructeur lors des deux procédures. Il a été auditionné le soir de son arrestation par un collègue des policiers qui l’avaient interpellé et ensuite par les services de l’Inspection générale dans le cadre de sa plainte relative aux violences policières.

Aucun élément ne permet de mettre en doute la probité de ces interrogateurs ni leur indépendance. Les instructions relatives aux faits de rébellion et de violences policières se sont déroulées sous l’autorité d’un juge d’instruction dont l’indépendance et l’impartialité n’ont pas été remises en cause par le requérant. La seule absence d’audition d’un inculpé par le juge d’instruction n’est pas de nature à emporter une violation de l’article 6 § 1 lorsque l’intéressé s’est vu, comme en l’espèce, offrir la possibilité de défendre sa cause devant les juridictions de jugement et de contester, à cette occasion, l’ensemble des éléments à charge.

b) La phase de jugement

La cour d’appel a justifié son refus de mettre en doute les déclarations à charge faites par les policiers au motif qu’elles étaient confirmées par celles, convergentes et détaillées, d’autres policiers présents lors des faits mais étrangers à ceux-ci.

Or, ces policiers étaient eux-mêmes mis en cause dans la procédure pour violences policières initiée par le requérant et la reconnaissance de la violation de l’article 3 par le Gouvernement portait sur les « conditions » de son interpellation. En outre, il ne pouvait être exclu que lesdits policiers aient pu être réticents à témoigner contre des collègues directs, de même qu’ils pouvaient être considérés par le requérant insuffisamment indépendants à leur égard.

Par contraste, la cour d’appel a relativisé la valeur probante des déclarations des quatre témoins à décharge au motif que connaissant le requérant, ils ne présentaient pas des garanties suffisantes d’indépendance.

Et aucun autre témoignage ni aucun autre élément de preuve obtenu dans le cadre des procédures internes ne vient conforter la version de la rébellion présentée par les policiers. Ceci s’avère particulièrement problématique dans les circonstances spécifiques de l’espèce où l’interpellation du requérant a été reconnue contraire à l’article 3.

La cour d’appel a accordé un poids décisif dans la condamnation du requérant aux dépositions à charge des policiers ayant procédé à l’interpellation du requérant et aux témoignages des autres policiers présents sur les lieux de cette interpellation pourtant reconnue contraire à l’article 3.

La Cour ne peut suivre le Gouvernement lorsqu’il soutient que les éléments produits devant les juridictions internes n’ont pas permis d’établir « au-delà de tout doute raisonnable » l’absence de rébellion dans le chef du requérant. Ceci reviendrait à inverser la charge de la preuve en matière pénale. En effet, l’équité de la procédure prescrite par l’article 6 ne peut être dissociée du respect dû à la présomption d’innocence telle que celle-ci est garantie par l’article 6 § 2 de la Convention. Or, en vertu du principe « in dubio pro reo », la charge de la preuve incombe à l’accusation et une personne poursuivie ne pourrait être contrainte de prouver son innocence.

Compte tenu de ce qui précède, les juridictions internes n’ont pas assuré au requérant une procédure équitable compatible avec les exigences de l’article 6 § 1.

Conclusion : violation (unanimité).

Article 41 : 7 500 EUR pour préjudice moral.

(Voir aussi Sidabras et Džiautas c. Lituanie, 55480/00 et 59330/00, 27 juillet 2004, Résumé juridique ; Willems et Gorjon c. Belgique, 74209/16 et 3 al., 21 septembre 2021, Résumé juridique)

Dernière mise à jour le juin 28, 2022 par loisdumonde

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