AFFAIRE LOUIS c. BELGIQUE (Cour européenne des droits de l’homme) 77190/14

La présente requête concerne le droit à l’assistance d’un avocat dans la procédure pénale menée contre la requérante (article 6 §§ 1 et 3 c) de la Convention).


TROISIÈME SECTION
AFFAIRE LOUIS c. BELGIQUE
(Requête no 77190/14)
ARRÊT
STRASBOURG
7 juin 2022

Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Louis c. Belgique,

La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en un comité composé de :
María Elósegui, présidente,
Andreas Zünd,
Frédéric Krenc, juges,
et de Olga Chernishova, greffière adjointe de section,

Vu :

la requête (no 77190/14) contre le Royaume de Belgique et dont une ressortissante de cet État, Mme Véronique Louis (« la requérante »), née en 1983 et résidant à Bastogne, représentée par Me M. Neve, avocat à Liège, a saisi la Cour le 8 décembre 2014 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »),

la décision de porter la requête à la connaissance du gouvernement belge (« le Gouvernement »), représenté par son agente, Mme I. Niedlispacher, du service public fédéral de la Justice,

les observations des parties,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 17 mai 2022,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

OBJET DE L’AFFAIRE

1. La présente requête concerne le droit à l’assistance d’un avocat dans la procédure pénale menée contre la requérante (article 6 §§ 1 et 3 c) de la Convention).

2. Le 13 juin 2007, la requérante fut une première fois auditionnée par la police. Interpellée à propos d’infractions en matière de stupéfiants et de sa participation à une organisation criminelle dans laquelle son compagnon fut suspecté de jouer un rôle important, elle fut à nouveau entendue par la police judiciaire le 25 juin 2007. Elle fut interrogée, inculpée et placée sous mandat d’arrêt par le juge d’instruction le lendemain. Le 28 juin 2007, elle fut à nouveau entendue par la police judiciaire. Elle expliqua à cette dernière occasion les différentes activités « infractionnelles » auxquels elle avait participé avec ladite organisation. À l’issue de l’audition, elle fut libérée.

3. Les auditions et interrogatoires furent menés hors la présence d’un avocat (paragraphe 10 ci-dessous).

4. La requérante fut condamnée par un jugement du tribunal correctionnel de Liège du 5 décembre 2012, pour participation à une organisation criminelle, à une peine de privative de liberté de 15 mois, avec sursis pour la moitié.

5. La cour d’appel de Liège, par un arrêt du 13 février 2014, confirma cette condamnation du chef de participation à une organisation criminelle. Elle retint également l’accusation relative au trafic de stupéfiants, la condamnant à une peine de trente mois avec sursis pour la moitié.

6. La cour d’appel écarta les déclarations faites par la requérante sans la présence d’un avocat au cours des premières auditions couvertes par le délai légal de vingt-quatre heures de la garde à vue (chapitre 1er de la loi du 13 août 2011 modifiant le code d’instruction criminelle (« CIC ») et la loi du 20 juillet 1990 relative à la détention préventive, dite « loi Salduz »). Tenant compte de l’enseignement de l’arrêt de la Cour constitutionnelle du 14 février 2013 (paragraphe 12 ci‑dessous), et malgré la demande formulée par la requérante par voie de conclusions sur la base de l’arrêt Salduz c. Turquie ([GC], no 36391/02, CEDH 2008), la cour d’appel refusa d’en faire autant pour les déclarations faites lors de l’audition du 28 juin 2007 au motif que celle-ci était intervenue après le délai légal de vingt-quatre heures de garde à vue et que la requérante avait pu se concerter avec un avocat.

7. Dans son arrêt, la cour d’appel s’appuya sur les déclarations de la requérante à l’audience pour souligner qu’elles n’étaient pas cohérentes avec les déclarations circonstanciées du 28 juin 2007. Pour confirmer la condamnation du premier juge, outre les éléments matériels réunis par les enquêteurs, la cour d’appel s’appuya sur les éléments qu’il avait pris en considération (les observations relatives à sa gestion des téléphones et la prudence lors des communications, l’intensité de la communication avec son compagnon, le train de vie inexpliquée du couple, leurs liquidités, l’arme trouvée lors d’une perquisition à leur domicile, mais aussi l’aide financière qu’elle a reçue, après l’arrestation de son compagnon, d’un co-inculpé) combinés aux indications données par la requérante le 28 juin 2007. La cour d’appel considéra que la requérante devait savoir que son compagnon faisait partie d’une organisation criminelle et qu’en l’accompagnant, elle avait fait partie de cette organisation de manière éclairée et volontaire. De même, en ce qui concerne l’incrimination de trafic de stupéfiants, la cour d’appel fonda la condamnation de la requérante sur les indications qu’elle avait données le 28 juin 2007, combinées au contexte de vie commune et à l’implication de la requérante dans les activités de son compagnon.

8. La requérante se pourvut en cassation. Invoquant l’article 6 §§ 1 et 3 c) de la Convention, elle se plaignit que la cour d’appel avait refusé d’écarter les déclarations du 28 juin 2007 faites hors de la présence d’un avocat et que le juge du fond avait pris en compte, pour fonder sa condamnation, les déclarations auto-incriminantes faites à cette occasion.

9. Par un arrêt du 11 juin 2014, la Cour de cassation rejeta le pourvoi au motif qu’il ne résultait pas de l’article 6 que le droit à un procès équitable était violé au seul motif que l’intéressé n’était pas assisté d’un avocat à une audition postérieure à celles réalisées en garde à vue.

DROIT INTERNE PERTINENT

10. L’instruction de la présente cause a eu lieu sous l’empire de la même législation que celle visée dans l’affaire Beuze c. Belgique [GC], no 71409/10, 9 novembre 2018, soit avant l’entrée en vigueur de la nouvelle loi du 13 août 2011 modifiant le CIC et la loi du 20 juillet 1990 relative à la détention préventive (« loi Salduz »). Néanmoins, la phase de jugement s’est déroulée après le 1er janvier 2012, date de l’entrée en vigueur de cette loi.

11. La loi Salduz introduisit un article 47bis, § 6 dans le CIC disposant qu’aucune condamnation ne pouvait être prononcée contre une personne sur le seul fondement de déclarations qu’elle avait faites en violation du droit à la concertation confidentielle préalable ou à l’assistance d’un avocat au cours de l’arrestation judiciaire.

12. La Cour constitutionnelle annula le mot « seul » dans un arrêt 7/2013 du 14 février 2013 au motif qu’en permettant que des déclarations auto‑incriminantes recueillies en violation du droit à l’assistance d’un avocat soient utilisées pour fonder une condamnation, fût-ce en combinaison avec d’autres éléments de preuve, cette disposition violait les articles 10 et 11 de la Constitution, combinés avec l’article 6 de la Convention. Le choix fait par le législateur d’exclure de l’assistance de l’avocat les auditions postérieures à la délivrance du mandat d’arrêt ne fut pas critiqué par la Cour constitutionnelle.

13. La loi du 21 novembre 2016 relative à certains droits des personnes soumises à un interrogatoire, entrée en vigueur le 27 novembre 2016 (« loi Salduz bis »), a étendu le droit à l’assistance d’un avocat pour tous les auditions et interrogatoires à finalité pénale (article 47bis du CIC et articles 2bis et 24bis de la loi relative à la détention préventive précitée).

APPRÉCIATION DE LA COUR

SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 §§ 1 ET 3 C) DE LA CONVENTION

14. Invoquant l’article 6 §§ 1 et 3 c) de la Convention, la requérante se plaint que sa condamnation repose de manière déterminante sur les déclarations qu’elle a faites hors la présence de son avocat le 28 juin 2007, alors qu’elle se trouvait dans une position vulnérable.

15. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour le déclare recevable.

16. Un résumé de l’évolution de la jurisprudence de la Cour relative au droit à l’assistance d’un avocat durant la phase préalable au procès pénal depuis l’arrêt Salduz précité, et des principes généraux applicables à ce jour, figure dans l’arrêt Beuze précité (§§ 119-150 ; voir également Bloise c. France, no 30828/13, § 48, 11 juillet 2019).

17. Ces principes généraux ont été appliqués dans l’arrêt Beuze aux restrictions au droit d’accès à un avocat, telles qu’elles étaient en vigueur en Belgique à l’époque des faits. Ces dernières étaient d’une ampleur particulière et, résultant du silence de la loi belge et de l’interprétation qui en avait été faite par les juridictions internes, elles avaient une portée générale et obligatoire (Beuze, précité, §§ 160-165).

18. Le Gouvernement n’a pas davantage que dans l’affaire Beuze établi l’existence de circonstances exceptionnelles qui auraient pu justifier les restrictions litigieuses dans la présente affaire. En l’absence de raison impérieuse, la Cour doit dès lors évaluer l’équité de la procédure en opérant un contrôle très strict. La charge de la preuve visant à démontrer de manière convaincante que, nonobstant ces restrictions, le requérant a bénéficié globalement d’un procès équitable pèse sur le Gouvernement (Beuze, précité, §§ 160‑165).

19. Examinant, dans la mesure où ils sont pertinents en l’espèce, les différents facteurs découlant de sa jurisprudence Beuze précitée (§ 150), la Cour note en premier lieu l’absence tant de vulnérabilité particulière de la requérante que de coercition exercée sur elle durant la garde à vue. La circonstance invoquée par la requérante qu’elle était en couple et sous l’emprise de l’un des membres principaux de l’organisation criminelle a certes été reconnue par les enquêteurs mais ne saurait être considérée comme un facteur de vulnérabilité particulière au regard de la jurisprudence de la Cour (idem, §§ 167‑169).

20. La Cour constate ensuite que la cour d’appel de Liège a tenu compte de l’importance du droit à l’assistance d’un avocat et qu’elle a, sur cette base, écarté les déclarations faites les 13 et 25 juin 2007. Elle a toutefois refusé d’en faire autant, malgré la demande formulée par la requérante, en ce qui concerne les déclarations faites lors de l’audition du 28 juin 2007 au motif que celle-ci était intervenue après le délai légal de vingt-quatre heures de garde à vue et que la requérante avait pu se concerter avec un avocat (paragraphe 6 ci-dessus).

21. La Cour note que la distinction ainsi opérée par la cour d’appel repose sur l’interprétation de la jurisprudence de la Cour qui prévalait en Belgique à l’époque (paragraphe 12 ci-dessus) et selon laquelle le droit à l’assistance de l’avocat lors des auditions et interrogatoires était limité à la privation de liberté durant la garde à vue. Or, cette distinction ne résiste pas à la jurisprudence de la Cour dont il ressort qu’un « accusé » au sens de l’article 6 de la Convention doit bénéficier de la présence physique de son avocat durant les auditions initiales menées par la police et durant les interrogatoires ultérieurs menés au cours de la procédure antérieure à la phase de jugement (Bloise, précité, § 48).

22. Certes, la législation belge a, depuis lors, été modifiée par la loi Salduz bis entrée en vigueur le 27 novembre 2016 en généralisant le droit à l’assistance d’un avocat pour tous les auditions et interrogatoires conduits durant la phase préliminaire du procès pénal (paragraphe 13 ci-dessus). Force est toutefois de constater que la requérante n’a pas pu bénéficier de ces dispositions.

23. La requérante a fait des déclarations circonstanciées lors de son audition du 28 juin 2007 qui ont pu être biaisées par la perspective d’être libérée, cette libération étant d’ailleurs intervenue à l’issue de cette audition. La requérante a ensuite tenté de les rectifier plus tard dans la procédure, notamment devant la cour d’appel qui jugea toutefois non crédibles ces tentatives. Pour confirmer la condamnation du premier juge pour participation à une organisation criminelle, outre les éléments matériels réunis par les enquêteurs, la cour d’appel s’appuya sur une série d’éléments résultant de l’enquête combinés aux indications données par la requérante le 28 juin 2007. De même, en ce qui concerne l’incrimination de trafic de stupéfiants, la condamnation par la cour d’appel est déduite de ces indications combinées au contexte de vie commune et à l’implication de la requérante dans les activités de son compagnon (paragraphe 7 ci-dessus).

24. Certes, ainsi que le Gouvernement le fait justement valoir, la condamnation de la requérante ne reposait pas exclusivement sur les déclarations litigieuses du 28 juin 2007. Toutefois, il ressort de la motivation de l’arrêt de la cour d’appel que ces déclarations ont joué un rôle déterminant dans la condamnation de la requérante (voir a contrario Bloise précité, § 58).

25. Ces éléments suffisent à la Cour pour conclure que la procédure pénale menée à l’égard de la requérante, considérée dans son ensemble, n’a pas été équitable.

26. Partant, il y a eu violation de l’article 6 §§ 1 et 3 c) de la Convention.

APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

27. La requérante demande 10 000 euros (« EUR ») au titre du dommage moral qu’elle estime avoir subi. Elle réclame également 11 400 EUR au titre des frais et dépens qu’elle s’est engagée à payer pour sa défense dans le cadre de la procédure menée devant les juridictions internes et devant la Cour.

28. Le Gouvernement estime qu’une évaluation ex aequo et bono du dommage subi devrait se limiter à 4 000 EUR et que les frais et dépens devraient se limiter à 3 000 EUR étant donné que l’argument tiré de la violation de l’article 6 de la Convention n’était qu’un élément parmi d’autres.

29. Ainsi que la Cour l’a fait valoir à maintes reprises, le constat d’une violation de l’article 6 §§ 1 et 3 c) de la Convention à l’égard de la requérante ne permet pas de conclure que celle-ci a été condamnée à tort. Il est dès lors impossible de spéculer sur ce qui aurait pu se produire si cette violation n’avait pas existé (Beuze, précité, § 199). Dans les circonstances de l’espèce, la Cour estime qu’une constatation de violation suffit et elle rejette dès lors la demande de la requérante.

30. La Cour rappelle en outre que la possibilité de réouverture de la procédure existe en droit belge, et que la mise en œuvre de cette possibilité sera examinée, s’il y a lieu, par la Cour de cassation au regard du droit interne et des circonstances particulières de l’affaire (idem, § 200).

31. Compte tenu des documents en sa possession et de sa jurisprudence, la Cour juge raisonnable d’allouer à la requérante la somme de 1 800 EUR tous frais confondus, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable ;

2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 §§ 1 et 3 c) de la Convention ;

3. Dit que le constat de violation fournit en soi une satisfaction équitable suffisante pour tout dommage moral subi par la requérante ;

4. Dit,

a) que l’État défendeur doit verser à la requérante, dans un délai de trois mois 1 800 EUR (mille huit cent euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme par la requérante à titre d’impôt, pour frais et dépens ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

5. Rejette le surplus de la demande de satisfaction équitable.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 7 juin 2022, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Olga Chernishova                    María Elósegui
Greffière adjointe                        Présidente

Dernière mise à jour le juin 7, 2022 par loisdumonde

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