AFFAIRE VANDENBUSSCHE c. BELGIQUE (Cour européenne des droits de l’homme) 21402/16

La présente requête concerne le droit à l’assistance d’un avocat dans la procédure pénale menée contre le requérant (article 6 §§ 1 et 3 c).


TROISIÈME SECTION
AFFAIRE VANDENBUSSCHE c. BELGIQUE
(Requête no 21402/16)
ARRÊT
STRASBOURG
7 juin 2022

Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Vandenbussche c. Belgique,

La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en un comité composé de :
María Elósegui, présidente,
Andreas Zünd,
Frédéric Krenc, juges,
et de Olga Chernishova, greffière adjointe de section,

Vu :

la requête (no 21402/16) contre le Royaume de Belgique et dont un ressortissant de cet État, M. Filip Geert Vandenbussche (« le requérant »), né en 1972 et résidant à Knokke-Heist, représenté par Me K. Clonen, avocat à Berchem, a saisi la Cour le 13 avril 2016 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »),

la décision de porter la requête à la connaissance du gouvernement belge (« le Gouvernement »), représenté par son agente, Mme I. Niedlispacher, du service public fédéral de la Justice,

les observations des parties,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 17 mai 2022,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

OBJET DE L’AFFAIRE

1. La présente requête concerne le droit à l’assistance d’un avocat dans la procédure pénale menée contre le requérant (article 6 §§ 1 et 3 c).

2. Le requérant, un fonctionnaire de police, fut appelé à se rendre au commissariat le 13 octobre 2009 où furent menées trois auditions consécutives. Il était suspecté de faux en écriture, d’usage de faux, d’abus de confiance et de fraudes domiciliaires. Il fut auditionné par des membres du service enquête du Comité permanent de supervision des services de police (Comité P). Le requérant avoua avoir établi de faux documents et que ni lui ni les membres de sa famille n’avaient jamais vécu à l’adresse déclarée à titre de domicile. Au début de chaque audition, le requérant fut informé qu’il avait le droit de ne pas répondre aux questions. À deux reprises, les auditions furent interrompues pour permettre au requérant de contacter son avocat par téléphone. Les auditions furent suivies de perquisitions à son domicile.

3. Le 29 juin 2011, le requérant, qui avait, entretemps, rencontré son avocat pour la préparation de sa défense, fut à nouveau auditionné par la police et fit des déclarations contredisant celles qu’il avait faites le 13 octobre 2009.

4. Par un jugement du 4 février 2014, le tribunal correctionnel de Courtrai condamna le requérant à sept mois d’emprisonnement avec sursis et à des amendes pénales. Il s’appuya sur les déclarations faites par le requérant ainsi que sur plusieurs éléments de fait, dont les constats de l’enquête sur le domicile réel du requérant qui se déroula entre le 11 et le 14 mai 2009 à l’intervention d’un fonctionnaire de police. Malgré la demande du requérant, le tribunal considéra qu’il n’y avait pas de raison d’écarter les procès-verbaux des auditions du 13 octobre 2009. Le requérant ne s’était en effet pas trouvé dans une situation vulnérable du fait qu’il n’avait pas été privé de liberté et n’avait pas fait l’objet de pression de la part des interrogateurs.

5. Devant la cour d’appel de Gand, le requérant se plaignit d’une violation de ses droits de la défense du fait de ne pas avoir été assisté par un avocat durant les auditions du 13 octobre 2009. Dans un arrêt du 16 avril 2015, la cour d’appel souligna que le droit à un procès équitable impliquait seulement que la personne arrêtée devait bénéficier de l’assistance d’un avocat lors de son audition par la police dans les vingt-quatre premières heures de sa privation de liberté. Tel n’était pas le cas du requérant, la convocation par son chef de corps ne pouvant être assimilée à une privation de liberté.

6. La cour d’appel confirma la condamnation du requérant du chef de fraude domiciliaire et réduisit sa peine d’emprisonnement à trois mois. Se référant au jugement de première instance, la cour d’appel répéta qu’elle fondait la condamnation notamment sur la déclaration du requérant faite le 13 octobre 2009, dans laquelle il avait avoué avoir établi de faux documents et que ni lui ni les membres de sa famille n’avaient jamais vécu à l’adresse déclarée. Elle s’appuya aussi sur des déclarations de changement de domicile par ces personnes et l’attestation dressée par l’agent ayant mené l’enquête sur le domicile réel, et signée par le requérant, selon laquelle il avait pris note de la présence du requérant dans ces lieux.

7. Devant la Cour de cassation, le moyen que le requérant tirait de l’article 6 §§ 1 et 3 c) de la Convention fut rejeté par un arrêt du 20 octobre 2015 au motif que le droit à un procès équitable exigeait uniquement qu’un suspect bénéficie de l’assistance d’un avocat lors d’une audition lorsqu’il se trouve dans une situation vulnérable, notamment quand il est privé de liberté. Selon la Cour de cassation, les juges d’appel avaient légalement justifié leur décision en examinant si le requérant avait été dans une telle situation lors des auditions litigieuses.

8. L’instruction de la présente cause a eu lieu sous l’empire de la même législation que celle visée dans l’affaire Beuze c. Belgique ([GC] no 71409/10, §§ 49-71, 9 novembre 2018), soit avant l’entrée en vigueur de la nouvelle loi du 13 août 2011 modifiant le CIC et la loi du 20 juillet 1990 relative à la détention préventive (« loi Salduz »). Les auditions litigieuses furent donc menées à l’égard du requérant sans la présence possible d’un avocat. La phase de jugement s’est, quant à elle, déroulée après le 1er janvier 2012, date de l’entrée en vigueur de cette loi.

APPRÉCIATION DE LA COUR

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 §§ 1 ET 3 C) DE LA CONVENTION

9. Le requérant se plaint d’avoir été condamné sur la base des aveux faits lors d’auditions menées sans la présence physique d’un avocat et sans avoir été informé au préalable de son droit de garder le silence. Il allègue une violation de son droit à un procès équitable garanti par l’article 6 §§ 1 et 3 c) de la Convention.

10. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour le déclare recevable.

11. Un résumé de l’évolution de la jurisprudence de la Cour relative au droit à l’assistance d’un avocat durant la phase préalable au procès pénal depuis l’arrêt Salduz c. Turquie ([GC], no 36391/02, CEDH 2008) et des principes généraux applicables à ce jour, figure dans l’arrêt Beuze précité (§§ 119-150).

12. La Cour rappelle en particulier que la désignation d’un conseil doit impérativement s’accompagner des deux exigences minimales suivantes: d’une part, le suspect doit pouvoir entrer en contact avec son avocat dès sa privation de liberté, ce qui implique qu’il puisse consulter son avocat préalablement à un interrogatoire, voire en l’absence d’un interrogatoire et que l’avocat puisse s’entretenir avec lui en privé et en recevoir des instructions confidentielles; d’autre part, le suspect doit également bénéficier de la présence physique de son avocat durant les auditions initiales menées par la police et durant les interrogatoires ultérieurs menés au cours de la procédure antérieure à la phase de jugement (Beuze, précité, §§ 133-134, voir également et parmi d’autres, Bloise c. France, no 30828/13, § 48, 11 juillet 2019).

13. Il s’ensuit que l’interprétation de la jurisprudence de la Cour qui prévalait en Belgique à l’époque de la phase de jugement en l’espèce (paragraphes 5 et 7 ci-dessus) et selon laquelle le droit à l’assistance de l’avocat lors des auditions et interrogatoires était limité à une privation de liberté, ne peut être retenue.

14. Comme la Cour l’a relevé dans l’arrêt Beuze, les restrictions au droit d’accès à un avocat en vigueur en Belgique à l’époque des faits étaient d’une ampleur particulière et, résultant du silence de la loi belge et de l’interprétation qui en avait été faite par les juridictions internes, elles avaient une portée générale et obligatoire (Beuze, précité, §§ 160-165). La Cour n’aperçoit pas en quoi la circonstance, invoquée par le Gouvernement, que le requérant a été convoqué par sa hiérarchie à se présenter au commissariat sans autre information le mettait dans une situation fondamentalement différente de celle des personnes interpellées par la police. En effet, le requérant n’était pas en mesure de consulter utilement un avocat ni de préparer adéquatement sa défense préalablement à son audition.

15. Le Gouvernement n’a pas davantage que dans l’affaire Beuze établi l’existence de circonstances exceptionnelles qui auraient pu justifier les restrictions litigieuses dans la présente affaire. En l’absence de raison impérieuse, la Cour doit dès lors évaluer l’équité de la procédure en opérant un contrôle très strict. La charge de la preuve visant à démontrer de manière convaincante que le requérant a néanmoins bénéficié globalement d’un procès pénal équitable pèse sur le Gouvernement (Beuze, précité, §§ 160‑165).

16. Examinant, dans la mesure où ils sont pertinents en l’espèce, les différents facteurs découlant de sa jurisprudence (Beuze, précité, § 150), la Cour note en premier lieu que le requérant n’a pas été privé de liberté. En outre, à aucun moment, il n’a invoqué de pression indue de la part des interrogateurs. Eu égard à sa fonction, il ne pouvait pas davantage ignorer que ses déclarations pouvaient être utilisées en justice. Le requérant ne se trouvait donc pas, contrairement à ce qu’il allègue, dans une situation particulièrement vulnérable (comparer Beuze, précité, §§ 167‑169).

17. Cela étant, le requérant a fait, lors des auditions du 13 octobre 2009, des aveux sur la réalité de son domicile qui n’ont pas été écartés par la cour d’appel de Gand et qui ont permis à celle-ci d’établir l’élément intentionnel à l’origine de la prévention de fraude domiciliaire pour laquelle il a été condamné. Certes, le Gouvernement fait valoir que la cour d’appel s’est également fondée pour condamner le requérant sur des éléments de fait ainsi que sur l’enquête de domicile (paragraphe 6 ci-dessus). Toutefois, il n’apparaît pas que ces autres éléments étaient de nature à établir l’existence d’une intention frauduleuse dans le chef du requérant. Il s’ensuit que, contrairement à ce que soutient le Gouvernement, les déclarations litigieuses ont joué un rôle déterminant dans sa condamnation.

18. Ces éléments suffisent à la Cour pour conclure que la procédure pénale menée à l’égard du requérant, considérée dans son ensemble, n’a pas été équitable.

19. Partant, il y a eu violation de l’article 6 §§ 1 et 3 c) de la Convention

II. APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

20. Le requérant demande 21 500 euros (« EUR ») au titre du dommage matériel du fait de la perte de salaire après son licenciement et 2 500 EUR au titre du dommage moral qu’il estime avoir subi. Il réclame également 4 680 EUR au titre des frais et dépens qu’il dit avoir engagés dans le cadre de la procédure menée devant les juridictions internes et devant la Cour.

21. Le Gouvernement estime qu’une évaluation ex aequo et bono du dommage subi devrait se limiter à 5 000 et 2 500 EUR respectivement.

22. La Cour n’aperçoit pas de lien de causalité entre le dommage matériel allégué et la violation constatée. Elle rejette donc les prétentions du requérant à cet égard.

23. Ainsi que la Cour l’a fait valoir à maintes reprises, le constat d’une violation de l’article 6 §§ 1 et 3 c) de la Convention à l’égard du requérant ne permet pas de conclure que celui-ci a été condamné à tort. Il est dès lors impossible de spéculer sur ce qui aurait pu se produire si cette violation n’avait pas existé (Beuze, précité, § 199). Dans les circonstances de l’espèce, la Cour estime qu’une constatation de violation suffit et elle rejette dès lors la demande du requérant.

24. La Cour rappelle en outre que la possibilité de réouverture de la procédure existe en droit belge et que la mise en œuvre de cette possibilité sera examinée, s’il y a lieu, par la Cour de cassation au regard du droit interne et des circonstances particulières de l’affaire (idem, § 200).

25. En ce qui concerne les frais et dépens, la Cour constate que le requérant n’a fourni aucun document attestant la réalité des frais exposés. Il n’y a donc pas lieu d’octroyer de somme à ce titre.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable ;

2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 §§ 1 et 3 c) de la Convention ;

3. Dit que le constat de violation fournit en soi une satisfaction équitable suffisante pour tout dommage moral subi par le requérant ;

4. Rejette le surplus de la demande de satisfaction équitable.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 7 juin 2022, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Olga Chernishova                     María Elósegui
Greffière adjointe                         Présidente

Dernière mise à jour le juin 7, 2022 par loisdumonde

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