Patrício Monteiro Telo de Abreu c. Portugal (Cour européenne des droits de l’homme)

Note d’information sur la jurisprudence de la Cour 263
Juin 2022

Patrício Monteiro Telo de Abreu c. Portugal – 42713/15

Arrêt 7.6.2022 [Section IV]

Article 10
Article 10-1
Liberté d’expression

Amende pénale pour diffamation d’une élue, imposée à un opposant pour avoir diffusé sur son blog des caricatures politiques visant l’ensemble des élus locaux: violation

En fait – Le requérant a été condamné pénalement à une peine d’amende du chef de diffamation aggravée pour avoir porté atteinte à l’honneur et à la réputation de Mme E.G., le bras droit du maire d’une commune, en raison de la diffusion, sur le blog qu’il administrait, de trois caricatures signées par le peintre A.C.

En droit – Article 10 :

Les juridictions internes ont reconnu que le requérant était un opposant politique de Mme E.G. et que les caricatures litigieuses relevaient de la satire politique. Néanmoins, les limites de la critique admissible avaient été dépassées car Mme E.G. y étant représentée sous l’apparence d’une truie dotée d’attributs sensuels. L’auteur des caricatures avait voulu insinuer qu’elle était une femme débauchée et qu’elle entretenait une liaison avec le maire de la commune, lequel était représenté sous les traits d’un âne et était toujours à ses côtés sur ces dessins. Le requérant avait conscience de l’image péjorative de Mme E.G. véhiculée par ces caricatures mais il les avait malgré tout publiées sur son blog, contribuant ainsi à porter atteinte à l’honneur et à la réputation de l’intéressée.

La Cour ne saurait souscrire à cette analyse. En effet, si les juridictions internes ont bien saisi que l’affaire appelait à une mise en balance de deux droits concurrents, à savoir, d’une part, la liberté d’expression du requérant et, d’autre part, le droit de Mme E.G. au respect de sa vie privée, elles ont omis de prendre en considération le contexte dans lequel s’inscrivaient ces caricatures.

En premier lieu, les trois caricatures litigieuses provenaient d’une série de caricatures déjà publiées du peintre A.C. qui proposait une satire de la vie politique locale de la commune.

En deuxième lieu, l’auteur des caricatures n’avait pas voulu insinuer l’existence d’une relation intime entre Mme E.G. et le maire de la commune en les représentant côte à côte car dans aucun de ces dessins, ils ne s’embrassent, ne se touchent ou ne communiquent l’un avec l’autre.

Il est vrai que les caricatures reproduisent certains stéréotypes regrettables visant les femmes de pouvoir. Toutefois, les commentaires du requérant qui les accompagnaient montrent que sa véritable intention, en diffusant ces dessins, était de mettre à l’honneur la satire politique qui s’exprime au travers de la caricature et, indirectement, de critiquer l’équipe dirigeante de la commune, en sa qualité d’adversaire politique et membre de l’assemblée municipale. Il ne ressortait de ces commentaires aucune référence particulière à Mme E.G., à son action politique ou à sa vie privée, et encore moins à sa vie sexuelle. Ceux-ci ne contenaient en outre aucun propos insultant ou infamant à l’égard de cette dernière.

En concentrant de manière excessive leur examen sur l’atteinte au droit à la réputation de Mme E.G., les juridictions internes ont fini par décontextualiser les caricatures et par en faire une interprétation qui ne tient pas suffisamment compte du débat politique qui était en cours. En outre, elles n’ont pas accordé suffisamment d’importance au fait que tout élu s’expose nécessairement à ce type de satire et de caricature et qu’il doit par conséquent montrer une plus grande tolérance à cet égard, d’autant que, en l’occurrence, en dépit des stéréotypes utilisés, les caricatures restaient dans les limites de l’exagération et de la provocation, propres à la satire. Mme E.G. n’était d’ailleurs pas la seule à y être représentée dénudée, puisque tous les cochons l’étaient également ; le maire de la commune était représenté sous les traits d’un âne, une image clairement péjorative. C’est donc l’ensemble des élus locaux qui étaient ciblés par les caricatures. En bref, les juridictions internes n’ont pas suffisamment tenu compte du contexte dans lequel le requérant avait diffusé ces caricatures sur son blog. Elles n’ont donc pas procédé à une mise en balance circonstanciée des droits qui étaient en jeu. En outre, elles n’ont ni tenu compte des éléments de la satire politique qui se dégagent de la jurisprudence de la Cour, ni fait aucune référence à la jurisprudence de la Cour en matière de liberté d’expression.

Par ailleurs, elles ont considéré que, en utilisant Internet pour diffuser ces caricatures, le requérant les avait fait connaître à un public plus large. Toutefois, elles n’ont analysé de manière plus approfondie ni l’ampleur ni l’accessibilité des trois caricatures, ni même le point de savoir si le requérant était un blogueur connu ou un utilisateur populaire des médias sociaux, ce qui aurait pu attirer l’attention du public et accroître l’impact éventuel des caricatures litigieuses. Au demeurant, lorsqu’il a appris que Mme E.G. avait porté plainte contre lui à ce sujet, le requérant a immédiatement retiré les caricatures litigieuses de son blog, ce qui tend à indiquer qu’il était de bonne foi.

La condamnation du requérant à une peine d’amende de 1 800 EUR, assortie du paiement conjoint de dommages et intérêts au bénéfice de Mme E.G., était manifestement disproportionnée, d’autant que le droit portugais prévoit un remède spécifique pour la protection de l’honneur et de la réputation.

Eu égard à ce qui précède, nonobstant la marge d’appréciation dont bénéficiaient les autorités nationales, la condamnation du requérant n’a pas ménagé un juste équilibre entre la protection de son droit à la liberté d’expression et le droit de Mme E.G. à la protection de sa réputation. Les motifs fournis par les juridictions nationales pour justifier la condamnation du requérant ne pouvaient passer pour pertinents et suffisants. Sanctionner pénalement des comportements comme celui qu’a eu le requérant en l’espèce est susceptible d’avoir un effet dissuasif sur les modes d’expression satiriques concernant des questions politiques. La condamnation du requérant n’était donc pas nécessaire dans une société démocratique.

Conclusion : violation (unanimité).

Article 41 : 3 466 EUR pour le dommage matériel ; constat de violation suffisant pour le préjudice moral.

(Voir aussi Grebneva et Alisimchik c. Russie, 8918/05, 22 novembre 2016, Résumé juridique ; Gheorghe-Florin Popescu c. Roumanie, 79671/13, 12 janvier 2021, Résumé juridique)

Dernière mise à jour le juin 7, 2022 par loisdumonde

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